REVISTA N° 31 | AÑO 2024 / 2
RESEÑA DE LIBRO
André Sirota, Retour à Jitomir
Paris, Éditions Le Manuscrit, 2023
Note de lecture par Anne Loncan[1]
Dès sa parution, j’ai souhaité lire ce livre et en rendre compte. Je ne l’ai pas découvert au hasard d’une visite chez un libraire, connaissant l’auteur de longue date. André Sirota est membre du comité scientifique de lecture de notre revue, Le Divan familial, vice-président et ancien président de la Conférence des Publications de psychologie en langue française (CPPLF). Nous avons des contacts à la fois impersonnels (pour la transmission des articles à évaluer pour Le Divan familial) et amicaux dans le cadre de la CPPLF.
L’auteur aborde un sujet à la fois très intime et inatteignable, personnel et extrêmement vaste. Ce grand écart se reflète dans la construction même de l’ouvrage et peut susciter le trouble chez le lecteur. Des éléments biographiques alternent avec des réflexions approfondies sur la nature de l’antisémitisme et sur la question de l’identité juive.
Nous pensons aborder une biographie familiale, mais très vite la centration se fait sur la branche paternelle et plus particulièrement sur David Sirota, père de l’auteur, décédé depuis plusieurs années en Israël. Il avait rejoint ce pays en 1963 au terme d’une vie mouvementée, faite d’étapes de durées variables en de multiples lieux dont l’exactitude est parfois difficile à établir. Le doute plane sur sa date de naissance, qui est double. La plus ancienne semble avoir été créée pour le vieillir à un moment opportun. Tant de paramètres restés hasardeux placent cette reconstruction sous le signe de l’incertitude.
Tout semble commencer le 26 mars 1919 lorsque David, qui n’a pas encore 8 ans, rentre de l’école et découvre ses parents (ou seulement son père) assassinés dans le cour de l’immeuble où ils habitent. Avant le pogrom et dans la crainte de sa réalisation, il avait été provisoirement mis à l’abri à la campagne. Une fois le danger passé, les éducateurs ont laissé David rentrer seul chez lui. Le pogrom a bien eu lieu en son absence, mais le danger n’est pas vraiment écarté. Il doit fuir. Durant de longues années, il poursuivra un périple semé d’embûches et de périls souvent proches et menaçants.
David dira longtemps n’avoir aucun souvenir antérieur à la date de son arrivée dans la cour ensanglantée. Ce qu’il vit alors habitera son quotidien: «À chaque repas, il en parlait. Ou je m’attendais à ce qu’il en parle. Peut-être avais-je besoin qu’il en parle.» Et le travail d’André Sirota consistera à aller littéralement “à la recherche du temps perdu”. Des citations inhabituellement nombreuses et sensibles sont placées en exergue. Parmi elles, cette phrase empruntée à Aaron Appelfeld situe pour moi le point nodal du livre: «Les gens apprirent à vivre sans souvenirs, à la façon dont on apprend à vivre quand on est amputé.» Elle décrit exactement ce qu’a vécu David Sirota, et permet d’imaginer la force de persuasion, alliée à la persévérance, qu’il a fallu à André Sirota pour tenter d’extraire des brumes les éléments du récit paternel. Il nous dit avoir enregistré des conversations, eu recours aux bribes recueillies par sa fratrie. Nous savons à peu près comment les faits et événements dissimulés à un enfant se frayent un chemin dans sa psyché. Ici, la mémoire vide a dû faire l’objet d’une fouille active, qui fut probablement la recherche de toute une vie. Et c’est une dizaine d’années avant la publication de son livre que l’auteur se lance dans sa rédaction et dans les recherches complémentaires qui vont l’alimenter. André Sirota, par son Retour à Jitomir où il ne s’était jamais rendu, met ses pas dans les pas de son père (proposition indiquée dès la 4e de couverture). À rebours, à la recherche de nouvelles traces qu’il trouverait à Jitomir, mais pas seulement. Dès les premières pages, lorsque l’auteur nous a indiqué la lente élaboration de son livre au fil des années, on l’imagine écrire et jeter les feuillets jusqu’à ce que les pages couvrent au mieux la réalité de ce qu’il veut dire. Comme son père le faisait pour les lettres commerciales ou autres qu’il dictait à son épouse et secrétaire, en les modifiant sans cesse jusqu’à la lettre parfaite, « une victoire de plus dans la maîtrise de la langue française ». Peut-on manquer de faire le rapprochement avec la démarche d’André Sirota, membre fondateur et ancien président de la CPPLF? Le voyage du jeune David pour arriver à Paris a pris des années, via des étapes dont celles qui suivent son départ de Jitomir sont floues, tandis que d’autres deviennent plus certaines au fil du temps, comme les années passées en Palestine jusqu’à l’adolescence. Mais les traces en sont faibles jusqu’à ce qu’il entre dans la Légion étrangère en se faisant passer pour plus âgé qu’il n’était. La suite sera plus tranquille tout en restant animée: la vie familiale à Paris est entrecoupée de séjours plus ou moins prolongés au Maroc, au Sénégal, avant le retour à Paris et le dernier départ pour Israël.
Le «retour» que fait André Sirota à Jitomir en 2013 est décisif, non seulement parce que les archives, longuement explorées, ont livré des indications, mais aussi parce qu’il a rencontré des personnes gardiennes de mémoire qui vont compléter sa représentation de la ville telle qu’elle était lorsque son père l’a quittée, environ un siècle plus tôt. Jitomir ou Jytomyr est une ville située dans l’actuelle Ukraine occidentale, autrefois partie de l’empire russe. En 1919, la ville est disputée par les troupes de l’Armée rouge, puis incluse dans le nouvel empire, celui des Soviets. Le livre utilise les deux orthographes, donnant là encore un reflet du flou qui régnait sur les lieux, les dates, les personnes et les événements. Un exemple presque drôle de méconnaissance des faits et des dates se trouve dans le dossier de naturalisation que son père a instruit: «Il déclare avoir vécu chez son frère, à Jérusalem, en Palestine, d’avril 1922 à juillet 1925, alors qu’il s’est engagé dans la Légion étrangère en mai 1924. Cette incohérence ne semble pas avoir attiré l’attention. »Mais face à certaines réponses, le fonctionnaire a écrit en marge: «On ne le croit pas.»
Retour à Jitomir constitue un traité sur la mémoire familiale, les conditions de sa construction, de son effacement et sur les aléas de sa reconstitution. Dans des circonstances traumatiques telles que nous en avons ici l’exemple, la mémoire est surtout faite d’un vide qui appelle les descendants à le combler. Plus elle est difficile d’accès, plus les recherches à entreprendre doivent être actives; et les résultats demeurent toujours insatisfaisants. Aucune photo, aucun document ne pourra suffire. Les papiers officiels semblent pouvoir offrir des repères fiables. Hélas, pour protéger leurs porteurs, ils ont souvent été falsifiés et ce sont parfois d’authentiques faux. De même que les souvenirs paternels se dédoublent en certains points, les documents témoignent d’un trouble qui perturbe la temporalité, les lieux et l’identité même. Pour accorder foi aux uns et aux autres, il faut recourir à des hypothèses dont le choix repose sur des préférences personnelles.
La lecture de ce livre est éprouvante, l’horreur qui a obligé l’enfant à fuir ne s’efface pas, ne quitte pas non plus le lecteur, chez qui elle suscite de multiples échos. On comprend que le contenu de cet ouvrage vaut toutes les considérations savantes sur le psychotraumatisme et sa transmission générationnelle.
En écho, la fréquentation psychanalytique de familles douloureusement affectées par toutes sortes de traumatismes nous montre la part d’autodéfense qu’il est nécessaire de construire dans le contre-transfert pour pouvoir être en mesure d’assurer une thérapie. À nu, ce ne serait pas possible.
Quantité d’approches élargies complémentaires sont proposées tout au long de l’ouvrage, où l’auteur insiste d’emblée sur «l’efficacité symbolique» de la culture qui agit de l’extérieur comme de l’intérieur et «permet au sujet de s’intégrer au groupe culturel dont il est partie constitutive et qui le constitue». Les éclairages historiques et les développements qui les accompagnent portent la marque du psychanalyste de groupe, lorsque son regard s’attache aux faits et à leurs contextes allant du siècle dernier à celui que nous vivons.
Quel que soit le chapitre abordé, qu’il présente son vécu personnel ou ses réflexions à plus vaste échelle, André Sirota développe sous nos yeux la complexité inhérente à la recherche des traces familiales, particulièrement lorsqu’elles sont ténues. Et elles peuvent l’être en raison de leur nature corrosive, dans le contexte d’un psychotraumatisme, mais aussi parce qu’elles ont été détruites indépendamment de tout intervention de leurs dépositaires. Et ces effets peuvent se cumuler. Conscient du fait que tout le monde n’a pas à sa disposition les connaissances et l’énergie pulsionnelle nécessaires pour entreprendre les fouilles du passé familial, André Sirota note que «chacun se débrouille plus ou moins mal avec ses traces». Pour autant, l’ensemble du livre pourrait être placé sous les auspices de l’historien Marc Bloch lorsqu’il affirme: «L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé.» Une formulation synthétique à laquelle nous ne pouvons que souscrire.
[1] pédopsychiatre, psychanalyste de couple et de famille.
Originellement, cette note est parue dans la revue Empan 2024/1 (n° 133), page 145. Elle est publiée ici avec l’accord de l’auteur et celui du directeur de la revue, Rémy Puyuelo. Nous les en remercions.