REVIEW N° 30 | YEAR 2024 / 1
Summary
Infanticide: Clinical aspects of melancholic parenthood
This article is derived from a series of reflections and proposals based on clinical practice with incarcerated women. It aims to examine the clinical aspects of infanticide in relation to the construction of family bonds. The article considers child murder (by their mother) as a desperate attempt to organize an agonistic experience. Infanticide appears as a means to escape a state of profond distress existence, self-generated in a deadly fusion with the child. Acting out seems to be the only way to externalize what links the primitive fusion to traumatic disillusionment. The benefits of acting out allow the representation of the dead, sacrificed child to serve as a counter-investment to an alienating pain. The author relies on two clinical cases (Mrs. A. and Sarah) to discuss, on the one hand, the elements that seem likely to initiate the acting out, on the other hand, the uniqueness of therapeutic follow-up in an institutional setting.
Keywords: Infanticide, agony, dead mother, clinical follow-up in an institution, prison.
Résumé
L’infanticide: clinique d’une parentalité mélancolique
Cet article est le fruit d’un certain nombre de réflexions et de propositions issues d’une pratique clinique auprès de femmes incarcérées. Il s’agit d’interroger la clinique de l’infanticide en regard de la construction des liens familiaux. L’article considère le meurtre d’enfant (par leur mère) comme une tentative désespérée d’organiser l’expérience agonistique. L’infanticide apparaîtrait comme un moyen d’échapper au vécu de profonde détresse, auto-engendrée dans une fusion mortifère avec l’enfant. Le passage à l’acte serait le seul moyen de faire figurer sur la scène externe ce qui de la fusion primitive renvoie à une désillusion traumatique. Les bénéfices du passage à l’acte permettraient que la représentation de l’enfant mort, sacrifié, serve de contre-investissement à une douleur aliénante. L’auteur s’appuie sur deux présentations cliniques (Madame A. et Sarah) pour aborder, d’une part, les éléments apparaissant comme susceptibles d’initier le passage à l’acte et, d’autre part, la singularité du suivi thérapeutique en institution.
Mots-clés: Infanticide, agonie, mère morte, suivi clinique en institution, prison.
Resumen
Infanticidio: Clínica de una parentalidad melancólica
Este artículo proviene de una serie de reflexiones y propuestas basadas en la práctica clínica con mujeres encarceladas. Se trata de examinar la clínica del infanticidio en relación con la construcción de los lazos familiares. El artículo considera el asesinato de un niño (por su madre) como un intento desesperado de organizar la experiencia agónica. El infanticidio aparecería como un medio de escapar a una vivencia de profunda angustia, autoengendrada en una fusión mortífera con el niño. El paso al acto aparecería como el único medio de hacer figurar en la escena externa lo que de la fusión primitiva remite a una desilusión traumática. Los beneficios del paso al acto permitirían que la representación del niño muerto, sacrificado, sirva de contrainversión a un dolor alienante. El autor se apoya en dos presentaciones clínicas (la Sra. A. y Sarah) para abordar, por una parte, los elementos que parecen susceptibles de iniciar el paso y el acto y, por otra parte, la singularidad del seguimiento terapéutico en una institución.
Palabras clave: Infanticidio, agonía, madre muerta, seguimiento clínico en institución, prisión.
ARTICLE
Le travail clinique en milieu carcéral auprès de femmes détenues nous confronte immanquablement à la dynamique des liens familiaux et aux enjeux d’une parentalité en souffrance. Violences exercées au sein du couple, dans la famille ou dans les liens précoces, la rencontre clinique avec ces femmes plonge le clinicien dans un lien transférentiel mobilisant fortement les confins du pensable, à l’orée des affects. L’ensemble de la population féminine carcérale est avant tout caractérisé par une fragilité sociale et psychologique. Les femmes détenues proviennent en général de milieux très défavorisés et sont en partie désocialisées lors de l’incarcération. Beaucoup d’entre elles ont subi des violences, durant l’enfance et/ou dans leur vie conjugale. Par ailleurs, ces femmes sont marquées par des bouleversements dans leur milieu d’origine: placements, situation de violences et/ou d’alcoolisme, décès, séparation, divorce. Une partie d’entre elles a été suivie pour des troubles psychologiques avant leur incarcération. Ce qui veut dire que si les femmes ne sont pas nombreuses à exercer la violence (seulement 3,8 % de la population pénale française concerne les femmes incarcérées), elles l’ont en général subie. Les femmes incarcérées sont majoritairement des mères de famille. Les passages à l’acte dans lesquels elles sont impliquées ont très souvent une dimension affective et sont souvent commis dans la sphère familiale, même si, depuis quelques années, on assiste à une évolution de la délinquance féminine.
L’incarcération (qui implique une dépendance totale, une immobilisation du corps, une prohibition de l’espace d’intimité) va très fortement réactualiser des situations de violences subies, mobilisant le corps en lien avec des expériences de rupture de la continuité et de rupture identitaire. La période d’incarcération va ainsi potentialiser une profonde régression engageant un retour à un état de dépendance particulièrement pénible dans la mesure où le présent retourne dans un passé douloureux. C’est donc bien souvent dans le contexte de l’incarcération actuelle que ces femmes vont parler, et vouloir faire partager, leur histoire infantile et familiale marquée par la violence, par la disqualification affective et/ou narcissique impliquant des vécus de dévalorisation qui sont réactualisés (de manière agie ou subie, par la répétition) dans leurs parcours de femmes et de mères.
La rencontre clinique avec ces mères incarcérées pour infanticide est particulièrement déroutante dans la mesure où la complexité du meurtre de l’enfant paraît indissociable d’une intense souffrance innommable préexistant avant l’acte criminel. Les modalités relationnelles qu’elles évoquent autour de leur expérience de mère contiennent un corps-à-corps avec l’enfant marqué de solitude, de peur, de danger, de désespoir. Généralement, ces femmes demandent un soutien en prison, parfois plus pour faire exister l’enfant dont la perte est irrémédiable que pour appréhender leur passage à l’acte qui demeure informulable. Comme je l’ai déjà souligné (Ravit, 2011), l’enfant mort est omniprésent dans le cadre de la consultation, figeant la mère dans une souffrance muette. L’enfant ne cesse de trépasser sous les yeux d’une mère sidérée, d’une mère qui ne semble que vouloir fusionner avec l’enfant (dans) la mort dans l’âme.
Quelques repères cliniques
La problématique de l’infanticide occupe une place importante dans le discours public, et dans la presse en particulier, place qui semble autant à la mesure du “mythe” actuel de l’enfant que d’un besoin de sensations extrêmes inhérent au nouage fascinant amour/crime. Lieu des fantasmes les plus tragiques, la mythologie offre différentes traductions du corps-à-corps mère/enfant se déployant dans une relation archaïque meurtrière. A. Depaulis (2003) revisite la source mythologique du drame de Médée. Sa lecture psychanalytique le conduit à proposer une “structure médéique” au cœur de l’infanticide maternel. Le soubassement de l’enfant sacrifié dans la dramaturgie d’Euripide exprime, selon l’auteur, la problématique de la castration qui hante le sujet et la souffrance qui en découle. A. Depaulis interroge la problématique de la perte insupportable de la jouissance chez Médée qui tue ses enfants, faute de pouvoir assumer sa propre sexuation. Sous cet angle, l’enfant est pensé par la mère,de manière positive, comme un comblement narcissique obturant la castration.
Or la dynamique psychique des mères que nous avons rencontrées en milieu carcéral ne se présente pas sous le seul angle d’une tragédie freudienne. Le meurtre de l’enfant contient toutes les modalités d’un corps-à-corps archaïque marqué de solitude, de danger et de désespoir…
Si le terme d’infanticide a disparu du discours pénal (le nouveau Code pénal du 1er mars 1994 a requalifié l’infanticide en assassinat ou meurtre sur mineurs de moins de 15 ans), la difficulté à nommer le meurtre d’un enfant par sa mère reflète très précisément combien la représentation de la mauvaise mère, de la mère dénaturée, est insupportable, même (et peut-être surtout?) lorsque les racines invoquent la folie maternelle. Communément, on fait une différence entre l’infanticide (le meurtre d’un nourrisson de moins de trois jours) et le libéricide (le meurtre d’enfants d’un à onze ans). D’un point de vue statistique, l’infanticide concernerait majoritairement des jeunes femmes, nullipares, sans compagnon fixe, souvent sans antécédents psychiatriques, accouchant en général seules suite à un déni de grossesse et tuant leur bébé ou l’abandonnant tel un détritus… Le libéricide concernerait des femmes plus âgées, qui ont déjà élevé leurs enfants et qui, dans la plupart des cas, vont passer à l’acte dans un contexte pathologique de dépression très sévère (Besnier, 2004). Ces typologies ne semblent cependant guère éclairantes face aux lourds enjeux transféro-contretransférentiels liés à cette clinique.
En effet, le suivi de ces mères qui tuent leur enfant (quels que soient l’âge de l’enfant et les différents contextes liés au passage à l’acte) convoque inévitablement le clinicien en lieu et place d’un objet “inutilisable”, la rencontre ne pouvant que réveiller les attentes ensevelies et profondément déçues d’un objet, qui, jadis, mettait en échec le sujet dans ses capacités subjectivantes et identitaires.
Peu d’écrits abordent la spécificité de la prise en charge clinique de ces femmes. A. Henry (2009), psychiatre praticienne en milieu carcéral, rend compte de toute la complexité de l’accompagnement clinique en détention et du lourd tribut qui pèse sur ces femmes. Elle indique combien ces cliniques aiguisent des projections massives qui ne sont pas tant liées au contact de ces mères infanticides, mais aux représentations que l’on s’en fait. Elle souligne, à juste titre, combien humilité et prudence s’imposent face à l’émergence de ce qui peut paraître une vérité ou une évidence. Le positionnement interne du clinicien, et en particulier la suspension du jugement, est parfois difficile à tenir en raison des importants mouvements identificatoires suscités. C’est avant tout la mise à mort qui se livre dans toutes leurs dérives, dans un point de bascule difficilement pensable oscillant entre excitation, traumatisme et fascination.
A.Dufourmantelle (2001) interroge le sens de l’infanticide en tant qu’acte sacrificiel, trouvant dans ce meurtre un autre coupable, un trauma enfoui et banni du reste de l’espace historique familial. Si le meurtre de l’enfant est, pour ainsi dire, une nouvelle version de la chronique d’une mort annoncée, l’infanticide, d’une certaine manière, est le meurtre d’un enfant qui déjà n’existait pas dans le regard du parent. L’infanticide, souligne A. Dufourmantelle, serait cette ultime révolte pour exister, véritable “double inversé de l’abandon”.
Quels seraient les points de rupture représentatifs qui ont amené le passage à l’acte? L’acte commis surgit très fréquemment au moment où il est question de séparation ou d’un profond sentiment d’impuissance en lien avec ce qui a particulièrement marqué la trajectoire de ces mères en termes de carences affectives et éducatives, ainsi que leur histoire infantile émaillée de ruptures et de traumatismes. La problématique des mères infanticides met donc à l’épreuve ce qui dans la relation précoce entre le sujet et l’objet est resté en état d’excitation pure, c’est-à-dire ce qui a été voué à l’échec dans la liaison entre l’expérience du corps et l’éprouvé subjectif.
Ce qui s’est inscrit jadis dans la subjectivité maternelle comme une expérience d’effroi, d’agonie primitive (liée au retrait d’amour maternel, quelle qu’en soit l’origine) serait à nouveau mobilisé dans la relation symbiotique ultérieure avec l’enfant. Cette fusion serait alors prise dans cette “zone traumatique originaire” dans la mesure où elle renverrait la mère à un vécu d’effondrement ancien (éprouvé mais impensable, au sens où l’entend D.W. Winnicott, 1974). Cet effondrement de la subjectivité, marqueur de l’échec radical de la rencontre avec l’objet primaire, reste impensable et demeure intériorisé sous forme enkystée. L’infanticide relancerait, sur fond d’agonie, le contexte du traumatisme ayant affecté la construction première du lien à l’objet et du «contrat narcissique d’attachement» (Roussillon, 2002, p. 91) qui organise les premières formes du lien. Aussi, au désespoir jadis d’un objet qui se refuse, l’infanticide s’instituerait comme une tentative de récupération narcissique d’un objet auto-engendré et possédé jusque dans la mort. Dans ce sens, le meurtre de l’enfant n’est pas sans évoquer une tentative de suture de la symbiose originelle crééeretrouvée sous l’exercice d’un narcissisme mortifère exécutant sur fond de déni l’échec de la rencontre avec l’objet et l’histoire d’une subjectivité mortellement blessée.
Nous proposons de venir éclairer nos propos à partir de deux présentations cliniques singulières. Pour autant, je souhaite évoquer à partir du second cas, celui de Sarah, la singularité de la prise en charge d’une clinique mobilisant des identifications à l’objet mort, ce qui implique chez les soignants des mouvements de désidentification radicale prenant la forme du retrait-rejet du patient.
Rencontre avec Madame A[1].
Madame A. est une jeune femme d’une trentaine d’années qui a tué sa fille (et unique enfant) âgée de 4 ans en l’égorgeant après lui avoir fait ingérer des somnifères pour l’endormir. Madame A. est d’abord hospitalisée pour avoir tenté de se suicider. En détention, durant les premiers mois, elle essaie à deux reprises de mettre un terme à sa souffrance en avalant des médicaments qu’elle a préalablement stockés. Ce n’est qu’après plusieurs mois qu’elle arrive à formuler à la psychologue une demande “paradoxale”: un mot qu’elle lui adresse, immédiatement suivi le lendemain par un autre mot dans lequel elle mentionne “qu’elle s’est trompée et n’a finalement plus besoin de voir quiconque”. La psychologue la rencontre donc, sur cet entendu d’un malentendu qui devient le ciment de leurs rencontres durant des mois. Elle lui signifie rapidement son refus catégorique d’aborder son acte; injonction qui a valeur d’interdit de penser et qui désoriente la thérapeute. Cet interdit donne à l’espace thérapeutique une dimension hors temps/hors loi, dans une temporalité qui échappe toujours et dans laquelle l’acte devenu impensable n’a finalement pas eu lieu. Ce flou des limites temporo-spatiales fait naître chez le clinicien un grand malaise associé à l’enfant mort auquel il se sent muettement enchaîné, avec une impossible inscription de l’histoire de l’enfant dans sa filiation. De manière clivée et paradoxale, plus le clinicien a l’impression de s’approcher de Madame A. et plus il perd le “contact”, se vivant à la fois comme un objet “suffisamment mauvais”, un objet peu porteur de plaisir mais porteur de mort et comme vampirisé. P. Wilgowicz (2000) indique que les identifications endocryptiques (qu’il emprunte à N. Abraham et M. Torok) prises dans le processus vampirique impliquent un déni de la naissance et de la mort et met en perspective le mortifère et l’histoire du sujet qui demeure sous l’influence d’une identification corps-à-corps avec l’objet primaire. Aussi, la tendance à l’indistinction vie/mort, sujet/objet dans cette première phase très particulière de la prise en charge met en scène un autre meurtre plus silencieux, celui des premiers échanges psychiques sujet-objet, celui du surgissement de la sensorialité que P. Aulagnier (1985) revisite comme temps organisateur de la violence de l’originaire et de l’affect s’y déployant. Madame A. est l’aînée d’une fratrie composée de trois filles. Sa première sœur est née alors que Madame A. avait 12 ou 18 mois, la dernière des filles étant née dix ans plus tard. Madame A. n’évoque que rarement le cadre de ses relations infantiles avec sa mère, ce qu’elle retranscrit essentiellement dans des saynètes stéréotypées où fille et mère étendent le linge ou font la cuisine ensemble. Madame A. semble dépeindre une mère qu’elle voit plus qu’elle ne ressent. Les quelques éléments qu’elle livre de sa mère sont ceux d’une femme très occupée par son travail, peu disponible pour sa fille, et qui n’était pas souvent là le soir au moment du coucher. Madame A. est assez sensible à la présence actuelle de sa mère qui vient très régulièrement la voir aux parloirs durant le temps de son incarcération. Mais ce n’est qu’à travers ce qu’elle entrevoit, du dehors, de la relation entre sa plus jeune sœur et sa mère, que Madame A. tente de se représenter l’intérieur de la psyché maternelle. C’est ainsi qu’elle revient fréquemment sur une scène très chargée d’éléments perceptifs: Madame A. (qui doit alors avoir une dizaine d’années) rentre de l’école et voit derrière la vitre du salon sa mère qui l’attend en tenant “ce bébé” dans les bras. Dans un premier mouvement, Madame A. décrit avec une grande admiration “ce tableau” qui lui semble idyllique, car éveillant toute la force d’une relation fusionnelle très idéalisée. Cette “imageécran” semble exprimer son besoin de collage et de grande proximité physique et psychique avec sa mère, marqué par un corps-à-corps sensuel, voire incestuel. Cette “image-écran” est immédiatement convoquée par la patiente dans le contexte de son incarcération, contexte où elle a l’impression qu’elle ne peut atteindre sa mère (comme derrière une glace sans tain ne pouvant lui renvoyer son état interne, subjectif).
Derrière ce lien fusionnel magnifié se camoufle un climat de grande excitation, de rage et de colère intarissables, évocateur d’une relation œdipienne (son désir d’être femme et d’être mère) qui sert visiblement à se défendre contre des attaques beaucoup plus violentes et plus profondes concernant sa mère; attaques qui vont apparaître bien plus tard dans le cadre des rencontres avec la psychologue. Madame A. fait alors une description désenchantée de sa mère qu’elle conçoit comme une femme malade, alcoolique et nocive pour ses enfants, une mère qui “tue ses enfants à petit feu”, une mère détruite par le déferlement pulsionnel dont elle est porteuse. Madame A. retrace le contexte historique de l’alcoolisme de sa mère qui aurait commencé à boire lors de sa dernière grossesse, qui a fait suite au décès de sa mère (grand-mère maternelle de la patiente). Ce qui fait dire à Madame A.: “J’ai dû m’occuper de ma plus jeune sœur, comme si elle était ma fille, il n’y avait pas d’autres solutions. J’étais aux anges.” Scène qui convoque et condense à nouveau des désirs matricides et infanticides, Madame A. en voulant “à mort” à sa mère et prenant sa place, ceci dans un fort climat de plaisir homosexuel et de danger.
Une autre partie des souvenirs d’enfance de Madame A. est liée à sa relation exclusive à son père qu’elle décrit comme un homme doux et généreux, la faisant rire et l’emmenant à la pêche. Cet homme travaille sur des chantiers, des immeubles en construction où il emmène sa fille (alors âgée de 5 ou 6 ans). Madame A. dit combien elle était fière de se retrouver seule avec son père, et qu’elle pouvait rester durant des journées entières à le regarder travailler. Dans cet univers que Madame A. retrace pourtant avec chaleur, le clinicien est saisi par le froid, imaginant un monde où la jeune enfant évolue dans de grands espaces inhabités et glacés, sans porte ni fenêtre, avec la possibilité de tomber à chaque instant dans le vide. Dans cet univers hostile et vertigineux où la psychologue accueille Madame A., le danger n’est jamais bien loin. Dans ce contexte où tout peut basculer de façon catastrophique, Madame A. énumère deux scènes extrêmement mortifères: celle où, âgée de 8 ans, elle assiste, médusée, à l’accident de sa sœur qui est renversée par une voiture à la sortie de son école, alors que sa mère devait venir les chercher. Madame A. pensa sa sœur morte. Elle reprendra plusieurs fois ce souvenir qui, par déplacement, l’implique, elle, alors comme arrimée à sa sœur faisant office de double narcissique. Ce souvenir condense des représentations multiples, celle d’une mère fautive et absente, celle de l’image de l’enfant mort et celle d’une passivité extrême et imposée où elle est à la merci de l’événement (et in fine de sa mère) dans une impossibilité de maîtriser ce qui est susceptible d’entraîner la mort. Dans la seconde scène, il ne s’agit plus tant de “subir” passivement la mort, mais de tenter de l’apprivoiser en se maintenant au plus près de l’excitation traumatique. Madame A. raconte comment, en tant que bénévole, elle prenait soin de personnes hospitalisées. Dans ce cadre, elle s’était beaucoup occupée d’un jeune homme qui était dans le coma. Elle lui parlait, lui lisait le journal, lui faisait des massages… Le corps de cet homme, ni mort ni vivant, semblait lui appartenir. Madame A. pensait qu’elle pourrait le ramener à la vie. Ce souvenir qui est dominé par un sexuel morbide met en perspective la mort qui est ressentie par le corps et qui est figurée à travers un “gisant exquis” avec lequel Madame A. semble faire corps dans un fantasme d’incorporation récupérateur de l’unité duelle.
C’est à la suite de cette image crue que Madame A. retrace rapidement sa relation avec son mari dont elle était “follement éprise”, parce que “l’amour c’est ça; c’est à la vie à la mort”.
C’est en ces termes qu’elle se décrit avec sa fille, Emma, qu’elle “ne quittait pas des yeux”. Elle relate sa grossesse comme une période idyllique. À la naissance d’Emma, les choses se précipitent. Les conflits conjugaux s’amplifient. À nouveau, comme durant son adolescence, elle a recours à des conduites anorexiques. À la suite de sa séparation d’avec son mari, elle est effondrée et hospitalisée à plusieurs reprises pour de forts épisodes dépressifs. Elle ressent cette séparation comme “quelque chose qu’on vous arrache et qui donne envie de mourir”. Comme anéantie, elle ne veut plus souffrir et pense qu’Emma, à laquelle elle s’identifie totalement au moment du passage à l’acte, ne pourra survivre à la violence de la perte de son père.
Dans le cas de Madame A., on peut faire l’hypothèse d’une dépression maternelle ayant provoqué un investissement particulièrement intense et prématuré du père qui est décrit comme un sauveur, celui-ci permettant un rétablissement objectal qui sert tout au plus à réduire l’impossible accès à la psyché maternelle. A. Green (1980) indique que l’une des facettes du désinvestissement maternel est l’identification sur un mode primaire à l’objet: l’identification inconsciente à la “mère morte” permet en même temps de renoncer à l’objet et de le posséder, d’où son caractère aliénant. Dans les relations ultérieures avec l’enfant, il y aurait là une “réticence” à aimer l’objet, à l’investir, puisque celui-ci mettra en œuvre le réinvestissement des traces du trauma dans la construction de l’unité duelle. Madame A. parle de l’intensité, de la force de son amour pour son enfant qu’elle décrit dans un tableau très idéalisé, un “éloge à la vie”, comme si l’enfant ne pouvait prendre vie et/ou n’en finissait pas de mourir. Pour ces mères, l’investissement de l’enfant est recherché dans sa capacité à déclencher une sensation plaisante isolée d’une zone érogène et s’inscrit comme une autoréparation pour surmonter le désarroi de la perte. Mais cette expérience de l’unité, de la fusion, de la symbiose (qui reste très idéalisée) recouvre la crainte d’une désillusion blessante et sans signe avant-coureur. Dès que cette unité se voit compromise (la séparation du couple pour Madame A.), le sujet est en proie à une réviviscence du traumatisme qui éveille le sentiment d’une infirmité libidinale incommensurable. Ce traumatisme est anticipé et actualisé dans le passage à l’acte par le meurtre de l’objet libidinal, par le meurtre de l’enfant, prenant là la mesure de la distance infranchissable qui les sépare.
A.Green (ibid.) indique également qu’une autre conséquence de la perte soudaine de l’amour maternel est une perte de sens, l’enfant ne disposant d’aucune explication. Cette déception inopinée sera interprétée comme la conséquence de ses pulsions envers l’objet. Autrement dit, la destructivité qui est libérée secondairement, suite à l’affaiblissement de l’investissement libidinal érotique, s’imprimera au cœur du psychisme comme le meurtre primitif de l’objet en produisant une violente culpabilité
(non œdipienne). Dans le rapproché ultérieur entre la mère et l’enfant, la mère renouera avec cet objet mort, mais jamais enseveli, ce qui reviendra paradoxalement à maintenir l’amour ancien pour l’objet libidinal. Luttant toujours contre toute expérience de séparation vécue comme un retrait traumatique, ce sont sans nul doute les premiers signes d’individuation de l’enfant qui seront interprétés comme un retrait d’amour impensable et catastrophique car relié à cette première expérience traumatique. Tuer l’enfant reviendrait alors à se rendre coupable d’un crime (d’amour) plutôt que d’avoir à éprouver une profonde impuissance dans une relation sans cesse menacée par la chute. Le passage à l’acte témoignerait aussi de cette incapacité à réparer l’objet maternel impénétrable entraînant un renforcement drastique de l’omnipotence. Crime d’amour, c’est en tout cas ce que ces mères disent en parlant de leur geste, et sans doute est-ce dans ce sens que l’on peut comprendre ce qui est souvent énoncé par “infanticide altruiste”.
La rencontre avec Sarah[2]
Sarah a 35 ans lorsqu’elle est hospitalisée en détention (dans une Unité hospitalière spécialement aménagée) à la suite du meurtre de sa fille Cristelle. Son regard est vide d’adresse et plein de larmes. Elle répète interminablement le prénom de sa fille, Cristelle, 4 ans… Quand est-ce qu’elle pourra la voir, quand est-ce que Cristelle viendra, où est-elle, pourquoi n’est-elle pas là, pourquoi ne peut-elle la voir, comment va-t-elle, qu’est-ce qu’elle fait à l’école? Il faut lui dire que maman va bientôt revenir, Cristelle a encore besoin de sa maman, il ne faut pas que sa grand-mère oublie son goûter… Sarah est hospitalisée en détention depuis plus d’un an. Les équipes ont l’impression que rien n’avance. Certains soignants n’en peuvent plus, n’acceptent plus de prendre en charge cet être hybride mi-vivant mi-mort, cette mère accrochée à sa fille disparue, cette petite fille qui envahit tous les espaces psychiques de la mère et des soignants. En réponse à ses demandes insupportables, certains membres de l’équipe soignante laisseront échapper durement: “Cristelle est là où vous l’avez mise”, “Cristelle est morte, on vous dit”, “Cristelle, vous ne la verrez plus jamais”. Œuvrant là au service de la réalité (comme le préconise une certaine logique “thérapeutique”) pour ne pas sombrer dans le délire de la mère, c’est donc cette petite enfant sadique et vengeresse que les soignants invitent (et incarnent) en pensant réanimer la réalité plus que cette mère qui semble perdue…
Trouvant la scène cruelle, je décide d’aller à la rencontre de Sarah et de marcher avec elle. Je m’approche d’elle. Son regard semble perdu, Sarah est ailleurs. Je lui touche ses mains jaunies par la nicotine, pose son avant-bras droit sur mon bras gauche. Je la tiens serrée près de moi. Tout contre. Côte à côte, c’est dans le silence et le froid qu’elle marche à côté de moi, que nous marchons ensemble. Sarah me regarde de temps en temps, elle a oublié mon prénom, mais elle me dit qu’elle aime bien marcher, que ça lui fait du bien. Nous marchons en rythme… Elle me demande où est Cristelle… Je lui montre un bouton de rose et déclame bien maladroitement les quelques vers qui me viennent de Ronsard: «Mignonne, allons voir si la rose / Qui ce matin avait déclose / … / Cueillez, cueillez votre jeunesse », tentant désespérément et grossièrement de troquer ma nostalgie du temps qui passe contre sa terrible mélancolie; le temps qui passe et file contre le temps figé et indépassable.
Quand est-ce qu’elle va revenir, Cristelle? Elle est où, Cristelle?…
C’est ce rythme lancinant qui ne la quitte plus… Sarah se plante alors devant moi, me regarde droit dans les yeux, presque accusatrice, elle me demande: “Comment va Cristelle?” Je lui réponds: “Elle va bien”… Un long silence s’installe… Nous reprenons notre marche calmement… Sarah a le souffle plus long. Elle tourne parfois son visage vers le mien, je lui réponds par un sourire. Sarah s’arrête à nouveau de marcher, elle se plante à nouveau devant moi et me demande: “Comment elle va, Cristelle? Quand est-ce qu’elle va venir me voir? Je veux la voir Cristelle, qu’est-ce qui se passe?”
C’est une grande douleur que de voir cette mère au visage tordu par une souffrance lancinante. Je lui réponds: “Cristelle va bien… Cristelle se fait du souci pour sa mère. Elle aimerait que sa mère aille bien. Elle pense à sa mère. Elle est heureuse quand sa mère va bien…”. Silence… Sarah me regarde longuement… Elle reprend mon bras et nous marchons encore sans rien (avoir à) dire, paisiblement.
Cela fait plus de quarante minutes que nous sommes dehors, que nous marchons ensemble. Une aide-soignante passe nous dire qu’il est bientôt l’heure des repas et qu’il va falloir regagner la chambre cellulaire… Il va falloir se quitter… Le regard de Sarah s’assombrit. Elle se tourne vers moi, les yeux remplis de larmes: “Vous croyez qu’elle me pardonne, Cristelle?”… Son silence lourd et anxieux me fait penser qu’il lui faut une réponse… Je lui dis: “Oui, elle vous pardonne, elle vous pardonne parce qu’elle sait que sa mère allait très mal quand tout cela s’est passé.”
Sarah est en larmes. Elle me regarde comme s’il s’agissait pour elle de préserver éternellement cet accordage. Elle s’accroche à mon bras et nous regagnons ensemble sa chambre où un repas vient d’être déposé sur une petite table en face de son lit. Elle me remercie. Elle me dit qu’elle souhaite me retrouver après le repas pour que nous marchions encore ensemble.
La rencontre avec Sarah témoigne dans quelle mesure le lien est sans cesse menacé par les expressions de la destructivité qui sont à nouveau convoquées dans le soin. La rencontre est à inventer, parfois au bord du gouffre.
Le processus d’illusion, nous dit D.W. Winnicott (1951), est la racine naturelle des activités et des expériences qui se situent entre “le subjectif et ce qui est objectivement perçu”. D.W. Winnicott précise en d’autres termes que l’objet est créé et sans cesse recréé à partir du moment où l’objet réel est rencontré juste là où l’enfant est prêt à le créer, au bon moment. Par conséquent, l’aire d’illusion permet un jeu possible entre “ce qui est objectivement perçu et ce qui est subjectivement conçu”, le sujet n’ayant pas à faire le deuil de l’objet alors dépositaire de l’expérience émotionnelle et révélateur de sa capacité à (se) créer une expérience vitale relationnelle intrapsychique et intersubjective. C’est ce jeu entre l’espace interne et l’espace externe qui est possible à partir de l’illusion créatrice. Cette aire intermédiaire correspond à la création de l’habitat interne porté par la réflexivité. Il y a là une différence considérable chez des sujets pour lesquels l’objet investi empiète et fait intrusion dans le Moi. Ce sera donc dans une confrontation radicale au non-Moi, prenant comme figure la mort, que le sujet s’éprouve de manière traumatique dans un miroir fascinant où s’abouchent les restes d’une catastrophe subjective avec la réalité extérieure. De la transitionnalité inopérante, c’est donc toujours en termes de passage et de transformation que l’expérience se joue sur fond d’agonie. Il ne s’agit plus là d’un jeu mais d’une permutation entre réalités matérielles et subjectives. Dans ce sens, la scène criminelle tenterait d’aboucher, sur le marbre glacé de l’expérience traumatique, une perception externe offerte avec des traces mnésiques perceptives d’expériences traumatiques anciennes non subjectivées. Autrement dit, il s’agirait là de suturer l’expérience subjective par une expérience révélatrice de la mortification de la subjectivité.
En perspectives…
Les situations de maltraitance, les altérations du lien précoce et/ou infantile, les situations marquées par la violence familiale vont surdéterminer le vécu de discontinuité et vont invalider le sentiment identitaire de base. Dans les cas les plus extrêmes, les situations de violences subies vont entraîner des expériences de sidération et une “contrainte à subir” provoquant détresse et impuissance. Cela a une conséquence importante dans l’expression de la violence et la trajectoire délictuelle ou criminelle, qu’elle soit masculine ou féminine. Dans un cas comme dans l’autre (chez les hommes et chez les femmes), ces situations vont être répétées (par compulsion de répétition) pour tenter de se départir du sentiment d’impuissance vécu. Si les femmes sont moins enclines à commettre des actes violents, elles ne sont pas moins susceptibles de reproduire les violences subies (principalement sur un mode affectif et psychologique). C’est aussi souvent dans les relations affectives, amoureuses, maternelles, qu’elles vont chercher à cicatriser et/ou soigner et/ou transformer les expériences relationnelles originairement vécues les ayant conduites dans une grande souffrance ou dans une impasse.
Magali Ravit
https://doi.org/10.69093/AIPCF.2024.30.04
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[1] Ce cas a fait l’objet d’une publication centrée sur la passation des outils projectifs (Ravit et Roman, 2009).
[2] Ce cas clinique a été en partie publié (Ravit 2023). Le lecteur pourra s’y reporter s’il souhaite davantage prendre en compte la clinique de l’infanticide.