REVISTA N° 16 | AÑO 2017 / 1
Resumen
Salida prohibida. Clínica de una familia sobre la tiranía de su propia familia
Una forma particular de crisis familiar se presenta en el campo clínico como malêtre, ligada estrechamente al modelo de sobres psíquicos, describiendo una forma central de sufrimiento en la patología contemporánea, la frontera. Una ilustración clínica para describir una familia donde la tiranía es una organización defensiva hacia el terror inconsciente y las ansiedades depresivas. Una forma particular en la organización familiar, el claustrum, como una figuración del objeto interno, que el Yo invierte a través de la identificación intrusiva, para escapar de las ansiedades depresivas y las experiencias del terror. Y la psicoterapia familiar que permite un nuevo depositario, con el objetivo de crear un contenedor y un encuadre, funcionando como una mediación que permita un enlace y abra la comunicación verbal y el intercambio simbólico.
Palabras clave: malêtre, tiranía, psicoterapia familiar, crisis, mediación.
Résumé
Sortie interdite. Clinique d’une famille sous la tyrannie de sa propre famille
Une forme particulière de la crise familiale, très actuelle, apparaît dans la clinique, dans le champ du malêtre, étroitement lié au modèle des enveloppes psychiques, décrivant une souffrance devenue centrale dans la pathologie contemporaine, celle de la question des limites. Une vignette clinique à illustrer une famille en crise dont la tyrannie est une organisation défensive contre la terreur inconsciente et les angoisses dépressives. Une forme particulière dans l’organisation familiale, le claustrum, comme une figuration de l’objet interne que le moi investisse par identification intrusive, pour échapper aux angoisses dépressives et aux expériences de terreur. Et la thérapie familiale constituant un nouveau dépositaire qui a pour objectif de créer un contenant et un cadre capable d’accueillir, fonctionnant comme une médiation qui rétablit un lien, une figuration et qui ouvre la voie à la parole et vers l’échange symbolique.
Mots-clés: malêtre, tyrannie, thérapie familiale, crise, médiation.
Summary
Forbidden exit. Clinic of a family under the tyranny of her own family
A particular form of family crisis occurs in the clinical field as malêtre, tied closely to the psychic envelopes model, describing a central form of suffering in contemporary pathology, the border one. A clinical illustration to describe a family where the tyranny is a defensive organization towards the unconscious terror and depressive anxieties. A particular form in the family organization, the claustrum, as an internal object figuration, which the ego invests through intrusive identification, in order to escape from the depressive anxieties and the terror experiences. And the family psychotherapy allowing a new depositary, aiming to create a container and a frame, functioning as a mediation which enable a link and open the verbal communication and the symbolic exchange.
Keywords: malêtre, tyranny, family psychotherapy, crisis, mediation.
ARTÍCULO
Une forme particulière de la crise familiale, très actuelle, apparaît dans la clinique, dans le champ de ce que René Kaës (2012) a appelé le malêtre. Des familles qui n’arrivent plus à fonctionner parce que la souffrance touche tous les niveaux, du quotidien jusqu’au plus profond, et empêche l’évolution et la continuité. Le malêtre est étroitement lié au modèle des enveloppes psychiques, décrivant une souffrance devenue centrale dans la pathologie contemporaine, celle de la question des limites. C’est Didier Anzieu qui parle dans son ouvrage Le Moi Peau (1985) des points communs aux souffrances des limites: «Incertitudes sur les frontières entre le Moi psychique, le Moi réalité et le Moi idéal, entre ce qui dépend de soi et ce qui dépend d’autrui, brusques fluctuations de ces frontières, accompagnées de chute dans la dépression […], indistinction pulsionnelle qui fait ressentir la montée d’une pulsion comme violence et non comme désir, vulnérabilité à la blessure narcissique en raison de la faiblesse ou des failles de l’enveloppe psychique, sensation diffuse de mal-être, sentiment de ne pas habiter sa vie, de voir fonctionner son corps et sa pensée du dehors, d’être le spectateur de quelque chose qui n’est sa propre existence» (p. 29).
Dans ce sens on peut ouvrir une large discussion qui touche la fragilité et la vulnérabilité de tout groupe, de toute organisation vivante, ayant le point plus sensible dans les formations intermédiaires et dans les processus articulaires. René Kaës (2012) souligne dans le chapitre “Enveloppes, limites, contenance et transitionalité” que ces formations et ces processus sont les conditions essentielles pour le travail psychique de la symbolisation et pour la formation de l’altérité, étant à la fois séparation et reconnaissance entre soi et autrui. «Ces formations et processus intermédiaires sont de ce fait au cœur de la capacité de rêver et de jouer, de former des pensées et penser, d’aimer sans coller à l’objet» (p. 160).
On voit, dans la clinique familiale de la crise et du malêtre justement, ces processus en grave défaut et une impossibilité d’accéder à la rêverie, de fantasmer, de jouer, de penser. La famille c’est un corps paralysé, figé dans l’espace et le temps, où tous les membres sont collés dans une fusion qui met en évidence une position paradoxale (Caillot et Decherf, 1982): si on reste collé on s’étouffe, si on se sépare on meurt. Le malêtre qui d’habitude dure depuis longtemps et qui arrive à son point critique à un certain moment, souvent lié et déplacé sur un grave symptôme, ne provoque pas seulement un trouble dans le fonctionnement quotidien, il s’agit d’un profond bouleversement et d’une incapacité dans la fonction à s’exprimer, à se parler à soi-même, à se raconter, de la famille. Le discours qui reste c’est une souffrance silencieuse sans paroles et sans histoire, un effondrement de la capacité à penser avec des représentations verbales. Ici, la thérapie familiale remet au travail le champ du préconscient et l’activité de symbolisation et de la construction du sens dans le lien familial.
Crise, limites et transgression
La limite est une frontière pour que le dehors ne se confonde pas avec le dedans. Elle est liée à l’interdit et à la transgression des limites qui met en danger (réel ou imaginaire) soimême ou l’autre. De la même manière, on ne peut pas discuter de la limite sans parler de l’ensemble contenant-contenu introduit par Bion (1962). Kaës (2012) appelle contenance la capacité d’héberger en soi (un sujet ou un groupe, une famille ou une institution) des formations psychique appartenant à un autre sujet ou à plusieurs autres sujets. Au début cette qualité appartient à la psyché maternelle et suppose une disponibilité psychique pour accueillir, sans en être intoxiqué ou détruit, des éléments bruts chargés de violence et confusion non contenus par la psyché d’un autre. La contenance, dit Kaës reprenant les écrits de Pichon-Rivière et Bleger, est l’acceptation non toxique et non fusionnelle d’un lien entre ce qui est déposé, celui qui dépose et le dépositaire. La fonction centrale de la contenance c’est de créer un espace et un temps pour réduire l’angoisse qui par son intensité paralyse et désorganise, en déclenchant un double mouvement paradoxale, une attaque persécutrice du contenu et une attaque contre le contenant.
Dans la crise familiale majeure il s’agit souvent d’un contenant assez détérioré qui produit un mouvement de regroupement fusionnel comme une défense primaire contre la catastrophe imminente. Ce regroupement met la famille dans une position très régressive et produit une transgression des limites qui assure le bon fonctionnement et la protection: différence générationnelle, différence des sexes, différence des rôles familiaux, produisant un déni radical au niveau de la reconnaissance dans le lien et dans la filiation. Dans cette situation, la thérapie familiale constitue un nouveau dépositaire qui a pour «objectif de créer un contenant et un cadre capable d’accueillir avec souplesse et bienveillance ces objets incontrôlables et détériorés. C’est ici que la contenance se convertit en fonction conteneur […] qui est engagé par la fonction alpha du dépositaire» (Kaës, 2012, p. 164).
La famille S
Je rencontre la famille S envoyée par une collègue qui a reçu l’enfant et qui me dise qu’il s’agit plutôt d’une intervention familiale que d’une analyse d’enfant. Ce qui attire beaucoup mon attention c’est une famille qui me donne l’impression d’un corps qui n’arrive pas à équilibrer ses membres, qui bouge de manière chaotique dans toutes ses parties. La mère, dans un état physique d’obésité, ne sait pas où s’assoir, craignant de casser ma chaise; le père, presque robotique, avec un regard vide reste confus au milieu de la chambre; un enfant qui crie et pleure, qui ne peut pas se décider s’il va entrer dans la chambre ou s’il va rester dans la salle d’attente. Dans cet état de confusion, la première séance se trouve dans l’impossibilité de commencer, même si elle est déjà en déroulement. J’invite les parents à s’assoir et je dis à la petite fille que je laisserai la porte entre-ouverte pour qu’elle puisse nous écouter et pour qu’on puisse se parler entre tous et qu’elle est bienvenue pour nous accompagner au moment qui lui conviendra. Nous commençons à nous parler et, après quelques minutes, la fillette se décide à entrer dans la chambre à condition qu’elle reste à côté de sa mère sans bouger et que je ne lui adresse aucun mot. Je comprends très vite que dans le fonctionnement symbolique de cette famille il y a une grande peur que nous restions tous enfermés et qu’il est nécessaire que je garde toujours une “porte ouverte”.
Les premiers mots que j’entends sont autour de la psychiatrie, de la neurologie et de l’autisme. Les parents craignent que leur fille soit très gravement malade. Ils ne savent pas quoi faire ni auprès de qui consulter. Ils sont très effrayés et confus. Tout le monde dans leur famille dit que la fillette n’est pas un enfant comme tous les autres. Je la regarde et, en dépit de son refus, elle ne me donne pas l’impression d’une enfant malade et je me questionne autour de ce fantasme d’un enfant irrémédiablement abimé. Je leur propose que nous prenions un temps pour connaître la vie quotidienne de la famille et son histoire. La famille accepte l’invitation presque soulagée et étonnée, comme si jamais personne ne s’était intéressé à leur vie familiale. Je leur dis qu’à la suite de nos rencontres préliminaires, je leur dirai mes idées, mes pensées et ils me supplient de leur dire la vérité sur la condition de leur enfant, que je leur dise ce qu’elle a.
La famille à un seul enfant, une fille de 6 ans, ils habitent tous dans la même maison avec les grands-parents maternels. Le père travaille beaucoup, étant parfois parti pour des mois à l’étranger. La mère est dans une position non reconnue dans la famille, elle n’a rien à dire, ses parents contrôlent tout, de la cuisine jusqu’à l’éducation de la fille. La mère est très déprimée, en déplaçant sa souffrance dans une expression somatique sur le corps, le père aussi est très déprimé, mais il trouve refuge dans ses longues heures de travail et dans une conduite de contrôle et de demande. L’atmosphère familiale est chargée de nombreux conflits, très tendue, dans la violence régulière de la parole qui blesse (critiques, offenses, reproches, accusations etc.). Le rythme familiale se construit autour de l’enfant, ses rituels, ses désirs, ses plaisirs, ses crises etc. La famille, sauf le travail, n’a aucun autre espace social (des amis, des visites ou d’autres interactions). La famille est vraiment cloitrée dans son propre fonctionnement physique et psychique. La fillette se montre comme un gros bébé jamais satisfait, elle fréquente une maternelle spécialisée et son grand père fonctionne comme un objet qu’elle contrôle et utilise jour et nuit.
Je me rends compte qu’il s’agit d’une famille dans un lien fusionnel tyrannique, une famille où la possession et la pulsion d’emprise fonctionnent comme une défense contra la dépression et la séparation qui est vue comme la mort. Le couple conjugal et parental, qui n’est pas arrivé à exister en dehors de la famille d’origine, ne trouve pas sa place et il s’est développé comme un faux-self pour survivre. La famille se trouve dans une crise identitaire et leur question fondamentale est: qui sommes-nous? Ils vivent dans le catastrophisme (Kaës, 2012) provoqué par une violence destructrice qui empêche les liens de se construire et d’évoluer. Je leur communique qu’à mon avis, après les avoir écoutés, il ne s’agit pas d’une maladie grave de l’enfant, mais qu’ils sont dans une situation très difficile, étant très liés les uns aux autres et cette manière de vivre leur produit une forte souffrance. Je leur propose de commencer un travail ensemble pour pouvoir parler de cette souffrance et penser des manières plus confortables de vivre pour eux. Ils acceptent, en accord avec ma restitution. J’ajoute l’idée que les grands-parents pourront aussi participer aux séances s’ils en ont le désir et la possibilité. Le grand-père accepte.
Qu’aurait-il pu se passer dans cette famille pour qu’elle arrive à développer un tel mécanisme de défense? La famille maternelle d’origine renvoie au danger et à l’abandon. La grand-mère maternelle a dû se séparer de sa famille et de sa maison très jeune, dans une expérience abandonnique terrifiante, arrivant toute seule dans une grande ville inconnue, provenant d’un village et d’une culture différente (hongroise). Elle est devenue autoritaire, avide de contrôler tout, dans un effort immense de calmer sa peur qui n’a jamais disparu. Elle a rencontré son mari, qui venait d’une famille avec un père très absent et qui était touché par un handicap sensoriel qui, avec l’âge, avait donné naissance à un fort sentiment d’impuissance et l’avait rendu très dépendent. Le lien de couple était aussi un lien tyrannique, le mari étant dirigé et contrôlé d’une manière très autoritaire par sa femme, il étant très obéissant et soumis. La mère a été toujours très contrôlée et critiquée par sa mère, dans un lien parental fusionnel qui l’a rendue dépendante et sans aucune autonomie.
La famille paternelle d’origine renvoie aussi à l’abandon et à la perte précoce. Le grand-père paternel est mort quand le père était petit et ce dernier a été pris en charge par sa mère et sa sœur, étant totalement contrôlé et soumis à elles. Le père me dit: “Les femmes, elles veulent toujours t’imposer leur volonté. Même si tu luttes pour garder toi-même, elles gagneront quand même”.
Comment pourrait-on comprendre le lien tyrannique dans cette famille? On sait que la tyrannie est une réponse face aux éprouvés de terreur et de dépression, surtout de dépression primaire. Bion (1957) décrivait la tyrannie des parties psychotiques sur le self qui doit se soumettre, en sacrifiant ses potentialités de développement. Cette tyrannie psychotique est une défense contre un danger encore plus grand: la perte totale du noyau du sentiment d’identité.
C’est Meltzer (1968) qui développe l’idée que la tyrannie est une organisation défensive contre la terreur inconsciente et les angoisses dépressives. La soumission fait partie de la tyrannie qui crée un lien addictif. Ce lien est maintenu par l’effroi ressenti face à la perspective de perdre la protection illusoire contre la terreur. Cette illusion fait de la tyrannie une partie omnisciente et omnipotente. La soumission à la tyrannie devienne une manière d’échapper à l’épreuve de la terreur.
Face aux expériences abandonniques répétées et à l’angoisse d’effondrement, la tyrannie est apparue comme une modalité de contrôler et de soumettre l’imprévisible. Dans la famille tout est ritualisé, la vie quotidienne et les rituels de la petite fille très préoccupants apparaissent en miroir avec le fonctionnement pathologique familial, mais aussi comme un symptôme qui “crie”, qui “parle” le non-dit, la terreur.
Le groupe familial est structuré comme une fratrie avec une mère phallique qui est la grand-mère maternelle qui tout domine et contrôle. Il n’y pas de différences générationnelles (grands-parents, parents, enfants), tous les rôles sont mélangés et déplacés (le grand-père se comporte comme une mère hyper protectrice avec la petitefille, la grand-mère prend le rôle du père, la mère est une fille, le père est un enfant etc.). Ce groupe familial est emprisonné, son enveloppe qui devait fonctionner comme un contenant et comme une protection, devenant un cocon qui étouffe.
Meltzer (1968) a décrit le claustrum, une figuration de l’objet interne que le moi investisse par identification intrusive, pour échapper aux angoisses dépressives et aux expériences de terreur. Le prototype de cet objet interne est le corps maternel. Ce qui manque dans les différents compartiments du claustrum c’est l’atmosphère d’une vie familiale, une différentiation nette entre adultes et enfants, quant aux capacités, aux responsabilités, aux prérogatives, une distinction claire des expériences infantiles et adultes (Ciccone, 2012, p. 178).
Il s’agit ici d’un lien de tyrannie-soumission et pas d’un lien sadomasochiste, parce que la dynamique familiale concerne un problème beaucoup plus primitif, mettant en scène une question de survie. Comment ce lien fonctionne-t-il? Le tyran a besoin d’un esclave pour ses enjeux narcissiques et pour projeter sur l’autre ses propres angoisses, ses propres éprouvés d’impuissance, de détresse, sa culpabilité et sa honte.
Dans les séances tout le monde veut exercer le contrôle: la petite fille crie quand elle ne veut pas que nous parlions d’un certain sujet, elle nous impose sa propre temporalité en arrêtant le temps de la séance avant, le père demande toujours des conseils très concrets sur la meilleure façon d’éduquer sa fille, la mère se plaint toujours qu’elle n’arrive pas à parler et le grand-père me donne des thèmes à travailler et des indications à suivre. Au début, je ne fais qu’assurer un espace qui contienne toute la famille, qui laisse de la place pour tous. Je leur dis que nous avons le temps pour que tous puissent prendre la parole et raconter ce qu’ils pensent ou ce qu’ils sentent. Des conflits apparaissent toujours, entre la mère et le grand-père, entre l’enfant et sa mère, entre la mère et le père. Un sentiment de quelque chose qui est vain, qui n’arrive nulle part s’installe peu à peu.
La famille est prise dans une position paranoïde, le monde extérieur est hostile et dangereux. Personne ne les soutient, ils sont attaqués chaque fois qu’ils doivent confronter les exigences sociales. Ils sont terrorisés à l’idée que la fille doive s’inscrire à l’école et que ce soit surement une catastrophe. Le futur s’écrit seulement comme une lutte terrifiante sans aucune possibilité de réussite. Je les invite à penser l’école comme notre premier objectif qu’on va travailler tous ensemble. Je me rends compte qu’ici une petite porte semble s’ouvrir et qu’on a aussi une très bonne occasion de réparer un peu la fonction parentale très détériorée et culpabilisée jusqu’à être annulée. Je les encourage à s’intéresser à l’école, à la visiter, à parler avec les enseignants, à emmener aussi la fillette à la visite etc. La famille suive mon indication et un petit espoir se montre. Ils trouvent une école normale qui va accepter la fille.
Quelques observations au fur et à mesure que le processus thérapeutique se construit.
L’enfant tyran comme portevoix de la perte
La fille se montre comme un enfant tyran, elle terrorise ses parents et ses grands-parents, elle demande tout et elle ne laisse aucun espace pour les autres dans la famille. Au début, elle ne reconnaît pas ma présence, mon rôle et elle n’accepte pas de me parler. Je lui propose des possibilités pour s’exprimer (jouer, dessiner, parler) et elle refuse tout. Je perçois la fillette comme un portevoix de la terreur face à la perte, à la séparation.
Albert Ciccone (2012) dit de l’enfant tyran qu’il est un roi illégitime, puisqu’il règne de sa place d’enfant, frauduleusement adulte, et il règne en maître absolu et tout puissant. Le lien est caractérisé par la quête de l’objet perdu, la tyrannie répondant aux angoisses dépressives, elle est une réponse à la perte de l’objet et un témoin de sa quête, avec toute la culpabilité (en ce qui concerne la famille S, le deuil non-fait d’une famille idéale qu’on a dû abandonner ou d’un parent idéal qu’on a perdu). Puis, l’héritage narcissique et fantasmatique de l’enfant tyran qui résiste devant l’héritage imposé par le parent. Dans la famille S, des besoins infantiles insuffisamment reconnus, pris en compte, dans l’histoire infantile des parents et grands-parents se sont infiltrés dans la filiation qui a une mission réparatrice. Et aussi la question de l’accès à une position dépressive, de la construction de cette position par l’intégration précoce du surmoi et de l’épreuve de la culpabilité.
Le discours catastrophique de la mère-esclave
La mère se montre comme un enfant-esclave, un porte-symptôme de la souffrance familiale et de l’abandon. Elle n’est ni vue, ni écoutée, ni reconnue, elle est étrangère de son propre corps, qu’elle ne peut soigner, une partie dégoutante que la famille rejette et dénie. Son discours parle d’un échec du contrat narcissique. La mère arrive seule à une séance, en me disant qu’il faisait très mauvais temps et que le grand-père n’a pas été d’accord pour qu’elle prenne son enfant, il lui a interdit d’amener l’enfant, mais elle a décidé quand-même de venir me voir seule. Elle profite de l’occasion pour me parler de sa solitude, de sa dépression et du fait qu’elle se sent handicapée. Sa grande peur c’est que son mari l’abandonne, que ses parents la rejettent et qu’elle soit à la rue. Une violence atroce prend forme et me fait écouter la terreur de mort qui habite cette famille et la dimension de la crise familiale, le danger d’une implosion. Le discours de la mère dans cette séance, porte-parole sans doute de la famille entière, me fait penser à la “terreur sans nom” (Bion, 1962), qui correspond à l’expérience d’être laissé tomber dans la solitude absolue. Ce qui domine, ce n’est pas le plaisir ou le confort, c’est la survie.
Les absences-deuil du père
Le père se montre comme porteur de l’absence, en symbolisant les traces du deuil dans la famille. Ses absences dans les séances apparaissent comme des disparitions qu’on ne peut jamais anticiper, dans l’incertitude et l’inconnu.
Fantasme de la mort collective pour se sauver
Pensant une séance, la mère raconte très affectée un accident mortel sur son lieu de travail. Je me rends compte que cela mobilise un fantasme de mort collective comme une façon d’échapper à la souffrance qui ne va jamais cesser. L’effondrement semble imminent et la famille cherche désespérément à quoi s’agripper. Peu à peu, le cadre thérapeutique devient un étayage pour parler de ce manque d’espoir, de la tristesse, du danger. Le discours familial change beaucoup, après avoir été au début très focalisé sur la fillette et son comportement, presque un discours opérationnel, en devenant un discours libre associatif, chargé des affects et dans une continuité qui marque les possibilités de penser le futur et de vivre le présent.
Réaménagement de la maison-prison: public, prive, intime
Pendant les séances la transformation créatrice est présence. Les parents peuvent s’exprimer sans se réclamer l’un à l’autre, ils arrivent à s’écouter et à se proposer des solutions. La fillette commence à jouer et même à dessiner et à écrire sur des papiers blancs. Son entrée à l’école a été un succès et son accommodation réussie a donné du courage aux parents pour élargir les activités familiales et les interactions. La famille a commencé à se promener, ils ont réussi à créer un lien d’amitié avec une autre famille avec trois enfants, à leur rendre visite etc. Mais la plus importante transformation a eu lieu à la maison. Sans possibilité de déménager pour l’instant, même s’ils ont réussi à rêver pour la première fois dans leur vie d’un tel projet, le couple parental s’est mis d’accord pour s’imposer comme une famille avec droits et liberté dans la maison. Ils ont séparé les activités, ils ont assumés les travaux de la maison, ils ont fait un programme séparé pour eux etc. Au début, ce réaménagement a déclenché une guerre avec les grands-parents qui ont vu le projet comme un défi à leur égard. Pendant une séance, le grand père m’a dit clairement qu’il était très fâché et qu’il ne participerait plus à la thérapie. Mais, peu à peu, la transformation a été acceptée et le confort familial est devenu de plus un plus grand.
Conclusion: la thérapie familiale comme une médiation pour l’analyse du malêtre
C’est René Kaës (2012) qui propose comme notion centrale pour l’analyse du malêtre celle de la médiation, en évoquant sa qualité «d’interposer et de rétablir un lien entre la force et le sens, entre la violence pulsionnelle et une figuration qui ouvre la voie à la parole et à l’échange symbolique» (p. 164). Elle implique la représentation de l’origine, en s’inscrivant dans la problématique des limites (frontières, filtres, démarcations et passages), elle s’oppose à l’immédiat dans l’espace et le temps, étant une sortie de la confusion des origines. La médiation fonctionne comme un processus de défense contre la terreur de la violence du corps à corps, de l’acte, de la pulsion du meurtre. Une médiation suscite un cadre spatio-temporel, permet au sujet d’explorer, sans se perdre, l’espace interne et externe, elle assure la capacité d’investir l’objet sans le détruire et sans s’y dissoudre.
Pour la famille S, arrivée dans un état de crise et de confusion, une famille cloîtrée en quête de l’idéal perdu et d’une identité sans nom, la thérapie familiale a fonctionné comme une espace de transitionalité qui a permis de contenir et traduire le monde interne catastrophique et violent et d’accueillir le monde externe persecutoire et hostile. On comprend maintenant ce que voulait dire “l’autisme” dont la famille parlait dans le premier entretien. Ils étaient sans issue, ils n’habitaient nulle part, ils n’étaient personne. Ils ne pouvaient pas ni penser, ni rêver, ni jouer, ni se parler. Ils étaient tous collés dans un monde sans espoir et sans plaisir à vivre.
Bibliographie
Anzieu, D. (1985). Le Moi-Peau. Paris: Dunod.
Bion, W.R. (1957). The differentiation of the psychotic from the non-psychotic part of the personality. International journal of psycho-analysis, 38, 3/4: 266-275. [Trad. Franç. Différenciation de la part psychotique et de la part non psychotique de la personnalité. Nouvelle Revue Psychanalyse, 1974, 10: 61-78].
Bion, W.R. (1962). Une théorie de l’activité de pensée. In W.R. Bion, Réflexion faite (125-135), Paris: PUF, 1983.
Caillot, J.-P., Decherf, G. (1982). Thérapie familiale psychanalytique et paradoxalité. Paris: Clancier-Guénaud.
Ciccone, A. (2012). Aux sources du lien tyrannique. Revue Française de Psychanalyse, 76: 173191. DOI: 10.3917/rfp.761.0173.
Kaës, R. (2012). Le Malêtre. Paris: Dunod.
Meltzer, D. (1968). La tyrannie. In D. Meltzer, Les structures sexuelles de la vie psychique (225235). Paris: Payot, 1977.