Idioma: Frances
SECCIONES: ARTÍCULOS
Palabras claves: entorno - familia - neo-grupo - pareja - transferencia


En un neogrupo con la pareja: del marco grupal a las especificidades de la transferencia  

En este artículo, la autora presenta la problemática de la terapia de pareja psicoanalítica desde el punto de vista del encuadre, de la dinámica transferencia/contratransferencia y de la interpretación. En el primer apartado teórico, destaca las raíces del psicoanálisis de pareja en el psicoanálisis familiar, mostrando los puntos comunes entre la terapia conyugal y la terapia familiar, en particular la escucha grupal de la pareja. A este respecto, propone que, en la terapia de pareja, el análisis se centre en el aparato psíquico del «neogrupo», formado por la pareja y el/los terapeuta(s). En la segunda parte, destaca las características específicas de la terapia de pareja, desde el punto de vista de la dinámica transferencial. En particular: la intimidad de la sesión, el poder de los movimientos de seducción narcisista y libidinal, las tentativas de control y de alianza, la indiferenciación y la fragilidad de las envolturas psíquicas, y sus efectos sobre la contratransferencia. Estas especificidades se despliegan a continuación en una situación clínica de terapia de pareja en una institución.

Palabras clave: Pareja, familia, transferencia, entorno, neo-grupo.


En néo-groupe avec le couple : du cadre groupal aux spécificités du transfert

L’auteure présente dans cet article les enjeux de la thérapie psychanalytique de couple concernant le cadre, les dynamiques transféro-contre-transférentielles et l’interprétation.
Dans une première partie théorique, elle insiste sur l’ancrage de la psychanalyse de couple dans la psychanalyse familiale, montrant ce qui est commun entre thérapie conjugale et thérapie familiale, en particulier l’écoute groupale du couple. En cela, elle propose de considérer qu’en thérapie de couple, l’analyse porte sur l’appareil psychique du “néogroupe”, constitué par le couple et le(s) thérapeute(s). Dans une seconde partie, elle souligne les spécificités de la thérapie de couple, du point de vue de la dynamique transférentielle. En particulier : l’intime en séance, la puissance des mouvements de séduction narcissique et libidinale, les tentatives d’emprise et d’alliance, l’indifférenciation et la fragilité des enveloppes psychiques, et leurs effets dans le contre-transfert. Ces spécificités sont ensuite déployées à partir d’une situation clinique de thérapie de couple menée en institution

Mots-clés : Couple, famille, transfert, cadre, néo-groupe.


In a neo-group with the couple: from the group framework to the specifics of transference

In this article, the author presents the issues involved in psychoanalytic couple therapy from the point of view of the framework, transference/counter-transference dynamics and interpretation. In the first theoretical section, she emphasises the roots of couple psychoanalysis in family psychoanalysis, showing what is common between marital therapy and family therapy, in particular in the case of a group listening to the couple. In this respect, she puts forward that in couple therapy, the analysis focuses on the psychic apparatus of the ‘neo-group’, made up of the couple and the therapist(s). In the second part, she highlights the specific features of couple therapy, from the point of view of transferential dynamics. In particular: the intimacy of the session, the power of narcissistic and libidinal seduction movements, attempts at control and alliance, the indifferentiation and fragility of the psychic envelopes, and their effects on counter-transference. These specificities are then deployed in a clinical situation involving couple therapy in an institution.

Keywords: Couple, family, transference, setting, neo-group.


ARTÍCULO

En néo-groupe avec le couple : du cadre groupal aux spécificités du transfert

Cristelle Lebon[*]

La psychanalyse du couple confronte le clinicien à des formes de transfert singulières, percutant parfois le cadre analytique de façon inattendue. Les enjeux de la thérapie de couple ne sont pas réductibles à ceux de la thérapie familiale, même si, en psychanalyse, on s’y forme souvent par le même cursus. Nous tenterons dans cet article de montrer, dans un premier temps, l’ancrage théorique de la psychanalyse de couple dans celle de la famille, permettant au thérapeute, selon ses référentiels, de considérer qu’il travaille en “néo-groupe” (Granjon, 2001) avec le couple ; puis nous nous intéresserons aux spécificités du transfert en thérapie de couple, à partir d’une situation clinique.

Ancrages théoriques dans l’approche psychanalytique de la famille

Lien et réalité psychique du couple

Le couple a sa propre réalité psychique, comme le groupe familial. Dans les deux cas, le concept de lien est mobilisé, à partir des théories fondatrices de W. Bion, E. Pichon Rivière, R. Kaës, et A. Eiguer, comme l’a rappelé C. Joubert dans son article sur le lien de couple (2003). Le lien se distingue de la relation d’objet, parce que «dans le lien nous avons affaire à de l’autre» (Kaës, 1999, p.87), et pour P. Robert, il est la base de sécurité à l’intérieur de laquelle chacun peut librement aller et venir entre le dedans et le dehors, tout en étant parfois ce qui aliène (2005, p.160).

Le lien se compose de trois niveaux de réalité psychique (Kaës, 2010): dans le couple, comme dans la famille, se mêlent l’intra-, l’inter- et le transsubjectif. Le lien d’alliance est ainsi dépositaire des désirs, fantasmes et angoisses de chaque membre, mais aussi de ce qui s’est créé et/ou rejoué dans la singularité de ce lien intersubjectif, et enfin de ce qui le traverse: le lien de couple est héritier des traces non symbolisées de la transmission transgénérationnelle.

Cela confère une autre propriété commune aux liens de couple et de famille: la coalescence des niveaux de symbolisation, depuis les représentations saisies par l’appareil de langage verbal, voire conscientisées et historicisées, aux représentations fantasmatiques inconscientes du registre de l’infantile, jusqu’aux traces mnésiques perceptives du registre de l’archaïque (Freud, 1896 ; Roussillon, 2001). Comme la famille, le couple en consultation exprime au thérapeute, à plusieurs voix concordantes ou discordantes, ce qu’il se représente de son histoire et de lui-même, ce qu’il croit savoir ou vouloir, ce qu’il rêve et fantasme, mais aussi ce qu’il sent et perçoit: les résonances sensorielles d’expériences non représentées, susceptibles de se rejouer dans la thérapie (Lebon, 2023). L’analyste peut être touché par la forme d’inquiétante étrangeté (Freud, 1919) saisissant les membres d’un couple en crise, au moment où ils se découvrent être les protagonistes d’une scène qu’ils ne se sont jamais représentée, comme l’évoque l’écrivain Milan Kundera dans

Risibles amours: «C’est toujours ce qui se passe dans la vie: on s’imagine jouer son rôle dans une certaine pièce, et l’on ne soupçonne pas qu’on vous a discrètement changé les décors, si bien que l’on doit, sans s’en douter, se produire dans un autre spectacle» (p.287). Ainsi que le rappelle P. Robert: «travailler le lien conjugal permet de mettre en question les passages, les transformations et les processus d’appropriation» (2020, p.160); comme avec la famille, l’analyste cherche à entendre ce que chacun rejoue dans le couple, ce qui s’y joue ensemble à l’insu de chacun, mais aussi de ce qui s’y crée ou tente de s’y transformer ensemble.  Le concept d’alliances inconscientes (Kaës, 2009) englobe et précise la complexité de ces processus dans la constitution du lien, entre héritage et transformation. Comme le lien familial, le lien de couple peut prendre une valeur existentielle pour chacun de ses sujets en raison de ce qui y a été mis en commun inconsciemment.

L’écoute groupale du couple

Dans son ouvrage Les crises de couple, M. Dupré La Tour décrit les fondements de son “attitude intérieure” en consultation avec le couple: «ma démarche personnelle intérieure à chaque nouvelle rencontre est de me décentrer de l’écoute de l’individu vers ce qui fait lien, ce qui les fait tenir ensemble; me demander ce qui les relie et les bénéfices qu’ils en retirent; saisir comment ce qu’ils se reprochent, ce qui semble les délier, est en fait un produit du lien» (2005, p. 59). Tout thérapeute familial psychanalytique pourrait se reconnaître dans cette attitude, déterminant le sens de ses interventions: adressées à chacun, elles font écho à leurs réalités subjectives respectives; adressées au couple ou à la famille, elles portent sur son fonctionnement en tant qu’entité. On parle donc peu d’interprétation, au sens du concept psychanalytique, portant sur les mouvements inconscients du sujet, mais plutôt d’intervention, de reformulation, ou encore d’échoïsation. La fonction réflexive de l’analyste doit s’articuler avec ses fonctions impératives de contenance et de pareexcitation.

De la même façon, lorsque M. Dupré La Tour (2004, p.6) pose comme conditions d’un travail thérapeutique avec le couple, d’une part, que le couple sente le thérapeute capable «d’écouter la façon dont des problématiques communes s’expriment et se diffractent en chacun des conjoints, de saisir […] leur organisation “couplale”» ; et d’autre part, que le thérapeute puisse «intéresser les conjoints au lien qu’ils ont construit», elle formule ici, de notre point de vue, des conditions communes au travail thérapeutique avec la famille. La notion de fonction phorique (Kaës, 1999) permet au thérapeute d’entendre les expressions d’un sujet à l’interface entre sa propre subjectivité et sa condition de sujet d’appartenance: qu’exprime-t-il ainsi pour le groupe? Que s’est-il chargé et qu’a-t-il été chargé de porter pour le couple ou la famille? Et, tout comme le couple, la famille doit se sentir investie comme un groupe ayant une fonction d’organisation et de défense, et être sensibilisée par le thérapeute au fait que cette organisation psychique, même si elle est en défaut aujourd’hui, a été pendant un temps «à l’origine de la meilleure économie psychique pour chacun d’eux» (Dupré La Tour, 2004, p.6).

Enfin, comme avec les familles, la thérapie de couple peut s’envisager en mono- ou en co-thérapie: cette dernière créera davantage de diffraction dans le transfert et de jeux d’identifications croisées, à condition de mettre à l’analyse, avec un tiers superviseur, les effets de l’intertransfert. Dans les deux cas, elle reste, selon nous, une pratique groupale. Comme l’ensemble des auteurs précités, nous préconisons une écoute groupale du couple, en proposant un pas de plus: envisager qu’un néogroupe (Granjon, 2001) se constitue avec le couple et que l’analyse des processus psychiques porte sur l’appareil psychique de ce groupe thérapeutique incluant le couple et le(s) thérapeute(s). De ce point de vue, thérapie conjugale et thérapie familiale, psychanalytiques, se rejoignent ici encore.

Abordons maintenant ce qui serait spécifique à la psychanalyse du couple.

Spécificités du transfert en thérapie de couple

Rappelons que le lien de couple est spécifique dans la famille, car il en constitue l’alliance fondatrice: c’est par ce lien que la décision, consciente et inconsciente, de “faire famille” s’est prise, et c’est cette alliance première qui a uni deux lignées jusque-là non entrecroisées[1]. Cela a-t-il des implications transférentielles? Il nous semble, oui, que la rencontre avec le couple rejoue, dans l’espace analytique, ce moment fondateur où il s’est agi de se choisir. En recevant un couple, l’analyste accueille deux sujets d’un lien constitué sur la base des deux versants de la séduction: narcissique et sexuelle (Racamier, 1995); le transfert va donc accueillir des mouvements séducteurs puissants, tant du côté narcissique, par une demande affective accrue envers le thérapeute, que du côté libidinal.

La confusion des langues (Ferenczi, 1932) guette le transfert, comme dans cette thérapie de couple accompagnée par deux thérapeutes féminines, au cours de laquelle le mari évoque soudain, à la fin d’une séance, à quel point il serait heureux de les inviter, avec son épouse, “dans un très bon restaurant” pour les remercier, précisant que ce n’est pas une “invitation galante”. Si l’on n’entend ici que la tentation incestueuse dans le transfert, on reste sourd à la fonction d’étayage que la thérapie a prise pour le couple, englobant les thérapeutes dans son intériorité et permettant, à travers cette invitation “non galante” et la réponse attendue (la règle d’abstinence ayant été posée), un travail de différenciation progressive.

Les mouvements de séduction, de jalousie, et, en deçà, les processus envieux, sont aussi spécifiques dans la thérapie de couple, même s’ils sont présents dans la clinique du sujet comme dans celle des familles; la difficulté sera de les traiter avec les deux membres du couple et avec le couple lui-même. Parfois, la séduction narcissique se rejoue par l’emprise exercée sur le thérapeute, comme tentative ultime de garder le contrôle d’un lien de couple qui se dérobe. Seul face au couple, l’analyste court toujours le risque du “2 contre 1”, quand l’un des conjoints cherche à retrouver avec lui l’illusion d’une parfaite harmonie et compréhension, par exemple en approuvant, répétant, s’appropriant ses paroles, et en les opposant à l’autre conjoint. Ici aussi, la réponse thérapeutique doit accueillir le fantasme de séduction et la menace incestueuse mais également l’exacerbation des besoins narcissiques du sujet, par et dans le transfert en thérapie de couple.

Ce qui spécifie le lien de couple, pour M. Dupré La Tour (2004, p.4), c’est la notion de projet, fondatrice de sa constitution et de son inscription dans la temporalité; dans Le couple: sa vie, sa mort, J.-G. Lemaire (1979) avait déjà distingué les couples éphémères de ceux ayant une intention de durée”. De son côté, P. Robert (2012, p. 30) souligne, à partir de la définition du mot “couple”, la notion d’attache et l’interdépendance de deux êtres, qui leur permettent de fournir ensemble un effort vers un but. Configuration pulsionnelle complexe, le couple serait «une association, une collaboration – forcée, instituée – vers un but» (Robert, 2005, p.160). Dans les dix-huit raisons de se mettre en couple énumérées par R. Losso (2000) s’entremêlent croyances conscientes, fantasmes agissants et effets de traces d’expériences non représentées, chargeant la double fonction du lien conjugal, entre organisation et défense, d’une lourde et énigmatique mission. Avec le concept de collusion, J. Willi (1975) en propose une logique, à partir des problématiques communes aux sujets du couple: c’est «un conflit profond de même nature qui n’a pas été résolu», tenu «inavoué» et «secret» chez chaque conjoint et les unissant dans une «recherche de guérison du Moi». L’auteur précise que «chacun espère être délivré par l’autre de son conflit de base», mais la collusion est aussi ce qui provoque la crise de couple, quand «la tentative de guérison est mise en échec par le retour du refoulé» (Willi, 1975, p.69-70). La thérapie pourra donc être le lieu d’une mise en représentation du projet inconscient du couple et d’élaboration de ses collusions; le transfert accueillera de puissants mouvements entre illusion et désillusion, entre révolte de la pulsion de vie et menace mélancolique.

Si le lien de couple est spécifique parce qu’il intègre «la sexualité génitale, la durée et, en principe, la vie commune» (Dupré La Tour, 2004, p. 5), il confronte l’analyste à la difficulté du partage de l’intime avec plusieurs sujets en séance. En effet, en thérapie familiale, et même si les patients n’ont pas intégré certaines différenciations, l’analyste s’appuie sur la différence des générations et l’interdit de l’inceste pour préserver les zones intimes de chacun, y compris pour le couple au sein de la famille. Mais dédié au couple, l’espace thérapeutique devient plus intime et peut accueillir la dimension amoureuse de son lien et les questions liées à sa sexualité génitale. L’intime du couple peut y être partagé, à partir de l’intime de chacun: chaque conjoint en donne sa représentation. Cette mise en dialogue des intimes, devant et avec le(s) thérapeute(s), ouvre un espace fragile de type

“dedans/dehors” aux contours singuliers pour chaque couple. Des fantasmes voyeuristes, exhibitionnistes, et leurs angoisses afférentes peuvent traverser patients et thérapeute(s) par le jeu des regards croisés.

Enfin, quand J.-G. Lemaire(2001, p. 9) écrit que «c’est par les zones mal suturées (du) Moi que s’étendront les prolongements libidinaux et narcissiques des amours à venir, nous pouvons considérer que recevoir un couple, c’est rencontrer deux sujets exposant au clinicien les zones fragiles de leurs enveloppes psychiques (Anzieu, 1987). “L’objet-couple”, comme le nommait A. Ruffiot (1984), est une unité psychique dotée de contours externes contre l’intrusion de l’environnement et remplissant une fonction d’instance, qualifiée d’appareil psychique conjugal (Ibid.) ou d’appareil psychique de couple (Caillot et Decherf, 1989). Sur le modèle kaëssien, l’appareillage des psychés individuelles constitue un appareil psychique groupal (Kaës, 1976) à deux, dans lequel la fusion empêche parfois le mouvement psychique ou la séparation. C. Joubert rappelle cette formulation d’A. Ruffiot sur la

“plainte latente” du couple consultant: «Aidez-nous soit à restaurer la fusion de nos deux appareils psychiques, soit à séparer, sans trop de déchirement, ces deux parties siamoises qui n’en faisaient qu’une» (Joubert, 2003, p.110). Ces dernières réflexions nous amènent à la situation clinique présentée.

En néo-groupe avec le couple: illustration clinique

La rencontre

Rita et Léo me consultent dans une unité hospitalière pour couples et familles. C’est Rita qui a demandé un rendez-vous en urgence. Lors des présentations, j’apprends qu’ils ont le même âge, des enfants, que Rita a un métier prenant et Léo un “métierpassion”[2]. Lorsque je leur demande ce qui les a conduits jusqu’ici, Rita explique qu’il y a un mois, Léo lui a soudain annoncé qu’il aimait Nina, sa collègue de travail. La révélation de cette relation adultère a agi comme une effraction traumatique, ils en sont restés sidérés; Léo a annoncé la même chose, de la même façon, aux enfants. À ce moment du récit, Rita fond en larmes et Léo me regarde d’un air malaisé. Je leur demande comment ils ont fait face, ce jour-là, à cette situation:

Rita: On est restés enfermés. Le choc était tellement fort, j’ai eu l’impression que le sol s’ouvrait sous mes pieds.

J’invite Léo à dire comment lui se sentait.

Léo: J’avais beaucoup de peine. J’avais l’idée qu’elle serait très fâchée, que ma valise serait faite. Mais pas du tout, elle a essayé de comprendre…

Je leur demande où ils en sont aujourd’hui. Léo dit qu’il essaye de ne pas revoir Nina et Rita lui reproche rageusement de l’avoir revue, alors qu’elle lui avait “posé un ultimatum”.

L’atmosphère est pesante et plutôt explosive. Je choisis de les inviter à dire, chacun, ce qu’ils ressentent et ce qu’ils souhaiteraient. Rita dit brutalement à Léo: “Ben, vasy, toi! Moi, je sais!”; Léo se lance avec hésitation: “Moi, je sais pas trop. Je suis mal à l’aise. Je sais pas ce qu’on… ce que je dois faire”. Il dit être tiraillé entre “l’attrait de la nouveauté” et “le côté raisonnable”, en concluant: “C’est un peu débile de tout foutre en l’air”. Rita, que j’invite à prendre la parole, dit être dans une “souffrance permanente qu’il en aime une autre” mais vouloir se battre: “pour sauver et préserver ce qu’on a”. Elle exige, dans cette formulation paradoxale, que Léo “sache ce qu’il veut” et qu’il “rompe tous les liens” avec l’autre femme.

Quand je leur demande s’ils ont des hypothèses sur ce qui a pu conduire à cette situation, ils évoquent ensemble la dégradation de leur vie de couple ces derniers mois; leurs différences de rythmes professionnels les auraient éloignés. Rita s’empresse d’ajouter: “On n’est pas un couple à qui il peut arriver ça! On voit chacun un psychologue!”. Elle évoque les paroles de sa thérapeute autour d’un “schéma inconscient”: “Moi, je serais dans la maternance et lui dans l’infantilisation”. Léo s’énerve: “C’est totalement cliché… c’est dégradant! Chaque fois que tu reviens de là-bas c’est une caricature de psy. C’est surtout que toi t’es un peu rouleau compresseur, tu lâches rien sur tout, et moi j’ai tendance à laisser faire!».

S’ensuit un échange sur leur fonctionnement de couple, Rita dit prendre les décisions parce que Léo n’exprime pas ses besoins; Léo dit qu’en dehors de sa passion, le reste est secondaire, il s’en fiche: “Je me rallie à ta cause, dit-il. Quand je leur demande s’ils ont parfois des désaccords, ils se souviennent en avoir eus quand ils étaient jeunes; Léo dit avoir arrêté de se “bagarrer”, Rita dit n’avoir pas eu le choix dans la gestion de la vie domestique, en raison des absences de Léo.

Je leur demande comment ils se sentent, chacun, dans ce couple et l’échange prend la tournure suivante: Léo: Moi, je me sens plutôt bien, je n’ai pas de gros reproches à te faire.

Rita: Moi, je l’aime notre couple, je le trouvais atypique. Après, faut faire avec sa passion, ses absences. Il faut être capable de respecter la différence de l’autre. Il m’a toujours fait rire, et séduite, encore aujourd’hui! Là, il s’est mis à faire de la muscu… Léo: J’ai l’impression d’être vieux alors je fais du sport!

Rita: Il a été hypocondriaque, il a fait une coloscopie. Il a voulu s’épiler, j’ai trouvé ça fou.

J’éprouve une sorte de malaise mêlé de honte, devant ce dévoilement par Rita de faits intimes liés au corps de Léo. À ma surprise, ce dernier accueille tranquillement les paroles de Rita.

Léo: J’ai jamais aimé le côté ours.

Rita: Et puis je sais pas, j’ai besoin de lui. Pour moi, c’est une catastrophe.  Léo associe: “Ben oui, l’idée, c’est de préserver tout ça. On a réussi à vivre ensemble malgré nos différences, ça me ferait de la peine d’abandonner tout ça.” Puis Rita se plaint que Léo soit indécis. Vivre dans un “entre-deux”, pour elle, “c’est de la survie”; elle est encore parfois “dans l’hébétude”.

Je saisis ces derniers mots pour reformuler ce que j’ai entendu de leur démarche, en reprenant les termes de “choc”, “souffrance”, “hébétude”, “survie”. J’évoque une effraction dans l’image qu’ils avaient de leur couple, porteur d’histoire et de quelque chose qu’ils semblent vouloir préserver tous les deux. Je pointe leur insistance sur leurs différences dans ce couple “atypique”, des agencements ayant fonctionné jusque-là demandent peut-être à être reconsidérés. Je reprends la question de l’indécision dans ce moment de crise: quelque chose tente de se réorganiser et on n’en connaît pas l’issue. Tous les deux acquiescent à ma proposition de nous revoir au moins deux fois avant de décider, ou pas, d’engager une thérapie. Je les sens soulagés de m’entendre dire qu’ils semblent beaucoup souffrir tous les deux. Une fois les dates convenues, les règles du cadre énoncées et la fin de la séance annoncée, Rita reste pourtant assise, comme prostrée; elle dit: “Pour moi, la séparation est inconcevable…”; et d’un tapotement sur le bras, Léo lui dit: “Allez, faut bouger!”.

Premier commentaire

C’est une situation typique de consultation, fondée sur la déstabilisation de l’économie psychique du couple par une menace extérieure. Le risque d’alliance féminine entre Rita et la clinicienne, autour d’une blessure d’adultère, marque indéniablement l’instauration du transfert et Léo semble le refléter dans son attitude gênée. Il annonce également la “couleur du transfert” qu’il pourrait développer si une “caricature de psy” venait pointer son infantilisation dans le couple, que tous deux paraissent jouer à l’unisson.

Les angoisses, de registre catastrophique, sont palpables dans les représentations qui circulent (“sol qui s’ouvre sous les pieds”), les attitudes corporelles (prostration), et l’impression contre-transférentielle: il pourrait s’agir d’angoisses d’anéantissement, de liquéfaction, autour de l’angoisse de perte. Comme le précisait J.-G. Lemaire

(2007, p.57), «cette perte n’est pas … consécutive à un processus de deuil, mais … perte par arrachement d’une part méconnue de soi, placée en l’aimé(e)».  Les fonctions phoriques de chacun dans le couple sont esquissées: Rita porterait le principe de constance (Ruffiot, 1981), “sauver et préserver ce qu’on a”; Léo tendrait vers le principe de transformation impulsant un mouvement, “Allez, faut bouger!”. La crise du couple semble se situer entre conjoncture et histoire, entre séduction sexuelle (“attrait de la nouveauté”) et défaite de la pulsion, tant libidinale qu’agressive, dans le couple (“raisonnable”, arrêter de se “bagarrer”).

Ce premier entretien dévoile les signes d’une problématique de différenciation. Le couple s’auto-représente comme instance idéalisée et porteuse d’altérité, alors qu’il montre en séance les signes cliniques de l’indifférenciation psychique. Rita décide pour deux, les conflits sont évités, les enfants sont mêlés à la crise conjugale sans distinction générationnelle, et la souffrance intense exprimée par le couple se transmet à la thérapeute par des angoisses d’effondrement par déchirure.

La question de l’intime en séance trouve ici une illustration singulière. Les paroles de Rita mettent en scène l’intime du corps de Léo et génèrent un malaise chez la clinicienne: elle se sent coupée de ses capacités associatives et éprouve de la honte, face à ces représentations pourtant accueillies sans gêne et complétées par Léo. Que sont-ils en train, ensemble, de lui faire éprouver dans le transfert? De toute évidence, quelque chose de ce qui les met en souffrance et qu’ils tentent de traiter ensemble, y compris dans la crise actuelle: la honte et l’humiliation auront, en effet, des échos dans l’actuel de chacun des conjoints, mais aussi des résonances dans leurs histoires infantiles respectives.

Répétition par l’agir sur le cadre

À la suite de ce premier entretien, se vit d’abord une période de retrouvailles avec les origines: Rita et Léo me racontent leur histoire. Ils s’en rappellent les débuts et semblent prendre plaisir à me faire partager le récit de leur rencontre en me montrant à quel point leur couple était unique. Ce moment paraît les renarcissiser, chacun dans le regard de l’autre et dans mon regard, mais aussi chacun dans sa représentation du couple qu’ils forment. Nous convenons d’une thérapie de couple à raison d’une séance tous les quinze jours et accordons nos agendas. Parallèlement, Léo dit avoir pris ses distances avec Nina, sans toutefois formuler de décision à ce sujet: “J’ai plus trop donné de nouvelle, ça semble s’éteindre”, dit-il en séance.  La veille de la séance suivante, Léo m’adresse un sms tard le soir: il a un “contretemps de dernière minute” et doit partir tôt le lendemain pour son travail. Il me demande de reporter la séance d’une semaine. Je leur réponds à tous les deux le lendemain matin, dans les termes suivants: ils m’informent d’un changement de dernière minute et dans ce délai, s’ils ne viennent pas, ils devront toutefois s’acquitter du règlement de la séance[3], comme le prévoit notre cadre; la prochaine séance est prévue dans deux semaines et je n’ai malheureusement pas d’autres disponibilités avant. Dans la journée, Léo m’écrit, dans un long sms, que je “sais bien” que ce jour de la semaine est “dangereux”, car c’est un jour de travail, que tout se décide souvent la veille au soir, qu’il faut peut-être changer le jour de la thérapie, car il ne pourra pas payer des séances annulées, que la thérapie lui coûte (stress, argent), que ce n’est pas par laxisme ou convenance qu’il annule, etc. Je choisis de ne répondre, cette fois, qu’à Léo; comprenant qu’il a des imprévus professionnels et observant les efforts qu’il fait pour respecter son engagement dans la thérapie qu’il a choisi de mener avec son épouse, je lui dis aussi que le cadre est un repère et que nous pourrons en parler en séance pour chercher ensemble comment faire au mieux. À la séance suivante, quand je leur demande comment ils arrivent, Rita dit, en regardant Léo: “avec des choses à raconter ! ”, et il répond: “vas-y, je m’en fiche! ”. Finalement Léo me dit qu’il y a quinze jours, il est allé travailler, que Nina était là et que cela a “perturbé” Rita. Cette dernière s’écrie: “C’est que tu as menti !” et elle raconte qu’il lui avait dit ne pas être allé à cette rencontre, alors qu’elle a vu sur les réseaux sociaux des photos de lui et Nina là-bas. Elle ajoute: “ça a ravivé mon trauma”, puis dit s’être sentie “trahie, blessé”. Je comprends, au fil de l’échange, que ledit événement a motivé l’annulation de la dernière séance. Rita insiste sur sa découverte récente que Léo pouvait mentir, ce à quoi il répond: “Si c’est pour faire des règlements de compte, je vais y aller”. Je l’invite à raconter comment lui a vécu cet épisode. Il dit avoir été tiraillé: “C’était pas bien de pas le dire, je me sentais fautif, mais je trouvais exagéré son attitude”. Rita déplore qu’il banalise la gravité des faits: “Il prend des décisions et après… «on verra bien» ! On allait mieux, ça fait 15 jours que j’oscille entre la colère et l’envie d’aller bien avec lui”. Je leur demande de quelles décisions il s’agit, et Léo m’apprend qu’il a décidé de ne plus voir Nina: “Ce serait gênant”. En reformulant la situation, je souligne ce qui s’est joué dans la thérapie, la colère que j’ai sentie chez Léo face à ma réponse sur le cadre. Je dis que le cadre, imposant le règlement des séances non honorées, n’interdit pas de s’en absenter. Payer la dernière séance donne du sens à ce qu’on y a exprimé: l’absence, l’imprévu, le refus peut-être? Rita associe: “Il m’a dit que s’il me l’avait dit, j’aurais dit non” et Léo confirme: “Tu ne m’aurais pas laissé y aller”. Je leur demande alors à qui appartient la décision que Léo aille ou non à cette rencontre professionnelle, Léo répond: “Moi j’imagine?”. Je demande à Rita quelle attitude chez Léo aurait pu la rassurer, s’il lui avait dit qu’il y allait, elle répond: “Rien. J’aurais tout fait pour le dissuader”. Elle m’apprend qu’elle a l’intention d’écrire à Nina, pour lui dire de rester éloignée d’eux.

Nous touchons là un point profond du fonctionnement du couple, dont j’essaye de reprendre quelque chose pour chacun: je dis entendre que Rita a besoin de retrouver de la sécurité et que sa façon de se sécuriser, c’est de chercher à contrôler ce que fait Léo ou de s’auto-rassurer en voulant “être bien avec lui” ou écrire à Nina; que Léo semble avoir du mal à dire les choses, peut-être parce qu’elles ne sont pas encore formulées à l’intérieur de lui. Je dis qu’il me paraît, à moi aussi, que c’est à lui de décider de ses agirs; j’ajoute encore que “le moins pire” serait peut-être, en ce moment, qu’ils se disent les choses, en respectant la souveraineté de chacun. Le mot “souveraineté” semble avoir un écho inattendu chez Léo, qui dit: “C’est bien expliqué”. Rita, elle, se met à pleurer, le regard comme plongé à l’intérieur d’ellemême: “Ce que vous avez dit là… cette insécurité… mes tentatives d’autorassurance… ça fait depuis très longtemps…”.

Par la suite, Rita et Léo disent se sentir mieux et déploient dans les séances des récits d’enfance au sein de familles avec adultère paternel. J’accompagne ces récits en attirant leur attention sur ce qu’ils sont en train de remettre en jeu, par l’agir, peutêtre pour intégrer ensemble quelque chose de leurs blessures d’enfance. Rita revient sur sa volonté d’écrire à Nina, et veut savoir ce que j’en pense. Je sens qu’il va m’être délicat de lui répondre, je suis moi aussi tiraillée entre leurs souffrances respectives, heurtée par les comportements intrusifs de Rita mais aussi agacée par le manque de positionnement de Léo. Je me demande si mon empathie envers lui n’est pas un contre-investissement de ce que cette situation d’adultère me fait vivre. Ou le signe de ma lutte interne contre les tentatives de Rita de mobiliser une solidarité féminine pour faire alliance avec moi contre Léo. Quelque chose s’en représente en séance, lorsque je réponds que par cette lettre, Rita déplacerait une partie de sa colère vers Nina, alors que c’est Léo qui a un engagement avec elle. Rita me répond alors, étonnée: “Ben, quand même! N’y a-t-il pas un engagement moral entre femmes?”.

Les séances suivantes déploient ces enjeux. Rita me dit: “Depuis qu’on vous voit, j’ai compris que Léo avait menti, c’est pas un espace de transparence ici”. Elle ajoute: “S’il me ment et s’il vous ment, alors à quoi ça sert? J’avais l’impression qu’ici il disait des choses qu’il n’arrivait pas à me dire”. Je commence une phrase et Rita m’interrompt brusquement: “Donc, c’est pas grave s’il ment ici?? ”. Je lui réponds que dans un espace thérapeutique chacun est en droit de dire ce qu’il souhaite, que notre cadre n’impose pas “d’être transparent”, pointant le double sens de ce mot.

Nous identifions ensemble, un peu plus tard, une boucle répétitive dans leur fonctionnement: plus Rita est insécurisée, plus elle est invasive avec Léo, plus il se ferme et ment… J’évoque la recherche d’une intériorité psychique peut-être en construction dans notre espace, une intériorité pour chacun, distincte de ce qui leur est commun dans le couple. Intérieurement, je commence à mieux comprendre en quoi les évocations de l’intériorité du corps, à la première séance, me mettaient mal à l’aise, annonciatrices de la fragilité des enveloppes psychiques des deux conjoints. L’intrusion se vit aussi dans le contre-transfert: des réminiscences d’enfance me reviennent souvent après les séances.

La thérapie se poursuit, avec des colères qui circulent dans le transfert: Rita me reproche de ne pas comprendre à quel point elle souffre; Léo se dit contrarié de s’être senti infantilisé quand je l’ai invité à tenter de dire “je”; quant à moi, je me sens parfois excédée par ce couple et ses mises en scène… Il m’arrive de penser “qu’ils restent ensemble ou se séparent, mais qu’ils l’assument! ”; j’identifie la provenance intrapsychique de cette révolte intérieure, mobilisée par les effets inter- et transsubjectifs dans le néo-groupe; évidemment, s’ils avaient la capacité d’être sujets de leurs choix, ils ne seraient pas en thérapie!

Nous arrivons à un stade où Rita exècre l’indécision de Léo: “Il attend que l’une ou l’autre lâche l’affaire! On est tenues en laisse, si je lui dis que je pars, je trouve sa solution, il attend que ça! ”. Elle se dit incapable de partir, mais rester dans ce statu quo est insupportable. Nous vivons ici l’oscillation narcissique paradoxale décrite par Caillot et Decherf (1982): “Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel”. Léo regrette lui-même de ne pas savoir quoi faire. Je lui demande ce qui pourrait l’aider à prendre une décision, il répond: “Avoir une semaine pour être tranquille, ne plus en parler”. Ainsi le néo-groupe commence à rêver une intériorité individuelle non intrusée.

S’ouvre alors la dernière partie de la thérapie, qui court depuis un an; le couple dit revivre des moments apaisés, ils en parlent moins ou différemment. Rita n’investigue plus dans les pensées de Léo, et ce dernier prend la parole de façon plus affirmée dans notre espace.

C’est par sms que Rita m’annonce, un matin, que Léo est parti; qu’il communique avec ses enfants mais qu’ils n’ont plus d’échanges “entre adultes”. Je deviens l’intermédiaire entre eux pour maintenir la séance prévue la semaine suivante, qu’ils confirment séparément pour “faire le point”. Cette séance est très violente. Rita dit être dans une colère énorme, elle disqualifie Léo qui, lui, s’exprime plus calmement. Il se dit peiné mais il a pris sa décision, et souhaite que les séances se poursuivent pour les aider à se séparer.

Rita met finalement fin aux séances, en m’écrivant qu’elle ne souhaite pas poursuivre de thérapie avec “Mr X”, et en me remerciant pour mon accompagnement.

Je leur écris, à chacun, que je leur adresse mon soutien et reste à leur écoute.

Les voies du transfert en thérapie de couple

Lorsque Léo invective la thérapeute parce qu’elle “sait bien” que “c’est dangereux” que les séances aient lieu tel jour (ce qu’il n’a pas mentionné lors du choix des dates), il lui adresse un signe transférentiel fort: “il sait qu’elle sait”, pourrions-nous dire, même si aucun des deux ne sait consciemment qu’il s’agit là de la projection sur le cadre thérapeutique de son conflit interne entre désir (vécu comme dangereux) et angoisse. C’est d’ailleurs le fantasme de castration qui plane sur ces échanges: lui, l’enfant au désir interdit, elle, la thérapeute en place de parent surmoïque sévère, l’obligeant à “payer” pour son manquement à la règle (laxisme, convenance) alors qu’il fait tant d’efforts pour s’y soumettre. Ces échanges, bien qu’ils aient lieu en dehors de la séance et hors la présence des deux conjoints, constituent un moment clé. D’abord, parce que la clinicienne peut soigner sa réponse en indiquant à Léo sa position de sujet face à son engagement (dans la thérapie et, au plan latent, dans son couple), son droit à s’en absenter si tel est son choix et s’il en assume les conséquences, le paiement prenant ici une fonction symbolique essentielle. Ensuite, parce qu’apprenant que cette séance vient jouer, dans le cadre, le retrait de Léo et son mensonge à Rita, la thérapeute se trouve également, dans le transfert, en position de femme trompée: au lieu de venir à la thérapie de couple, Léo entretient sa relation adultère; il “trahirait” ainsi son épouse, la clinicienne et le cadre thérapeutique si la séance n’avait pas été payée. Ils jouent cette situation à deux, dans le transfert avec la thérapeute: elle pourrait incarner un parent sévère qui conforterait le fonctionnement du couple, entre Moi-Idéal et infantilisation, signant, selon nous, l’échec d’intégration de la position dépressive et, partant, du complexe œdipien. Sur un terrain glissant, elle tente plutôt de sensibiliser le couple à la valeur messagère de ces agirs.

Rita vient, elle, mettre en scène la rage impuissante et la honte. Ses expressions et récits confirment que les conflits du couple, et de chacun, sont préœdipiens, liés à des souffrances narcissiques. Le cadre thérapeutique a, de ce fait, la fonction d’accueillir ses demandes affectives avides, ses tentatives de contrôle omnipotent, sans exercer de rejet ni de représailles: telles sont les conditions d’une survivance de l’objet (Winnicott, 1969). Léo et Rita déploient dans la thérapie, chacun à sa façon, les souffrances de la subjectivation que leur mise en couple avait permis de suturer. Aussi, ce premier refus de Léo, même s’il le présente par l’infantile (“C’est pas bien de pas le dire”), nous évoque plutôt le traitement de zones archaïques plus profondes: le “non” est un des organisateurs du développement psychique (Spitz, 1957) et pose une première frontière pour sortir de la confusion entre soi et l’autre. Comme le propose C. Chabert (2003), la résistance, au sens de la capacité du patient à dire “non”, est une condition du processus thérapeutique.

Le couple semble donc fonctionner par étayage: les fragilités de la fonction autoréflexive de Léo, de sa capacité “à se voir, s’entendre, se sentir” (Roussillon, 2009) s’expriment dans les séances, mobilisant chez Rita des investigations anxieuses et par retour, chez Léo, des défenses. Ce fonctionnement en boucle, repéré avec le couple, sera le déclencheur de l’expression des fragilités narcissiques de Rita et de ce que le couple a peut-être logé dans son attache: le traitement du lien insécure. La remise en jeu par l’agir dans la thérapie va aussi permettre la mise en récit des histoires infantiles respectives des deux conjoints, inédites et unies par une blessure commune de “trahison paternelle”. Le concept de collusion de Willi  trouve ici une illustration probable. Cela sera aussi le lieu d’une analyse contre-transférentielle pour la thérapeute, à partir de ses propres traces infantiles et de leur mobilisation dans la thérapie. Quand P. Robert consacre un article à “la famille du thérapeute familial” (2017), il insiste sur les aspects inconscients des traces réactivées par la thérapie à partir de notre propre groupe primaire. Nous pourrions parler du “couple du thérapeute de couple”, mais aussi de son couple parental. Les questionnements de la clinicienne sur ses éprouvés à l’égard du couple évoquent bien la difficulté et le risque d’exacerbation «des prises de position, des attitudes et contre-attitudes venant recouvrir le difficile travail de contre-transfert» (Robert, 2013, p.81). L’analyse contre-transférentielle, avec (au moins) un tiers, est la condition sine qua non de la mise au travail du cadre interne de l’analyste de couple, aux prises avec les effets des réactivations en lui et des projections sur le couple qu’il rencontre. Les projections du couple sur la clinicienne sont aussi massives et jouent un rôle central dans le processus thérapeutique. Tour à tour femme trompée (“s’il vous ment aussi”), mère intrusive (“c’est pas un espace de transparence ici”) ou instrument d’investigation (“ici il disait des choses qu’il n’arrivait pas à me dire”), la thérapeute est partie prenante du déploiement des modalités de liens à l’œuvre entre Rita et Léo, et l’analyse porte bien sur les réalités intra-, inter- et transpsychiques du néogroupe. L’asymétrie reste pour autant fonctionnelle, dans la mesure où la clinicienne est interpellée à plusieurs reprises pour aider le couple à définir (résonance des mots “souveraineté” ou “insécurité”), qualifier (“alors, c’est pas grave s’il ment ici? ”), circonscrire les zones psychiques souffrantes du lien, c’est-à-dire à réaliser ce travail préalable à la mise en représentation de zones traumatiques (Calamote, 2014). En ce sens, les délimitations opérées dans l’espace néo-groupal seront le socle des différenciations en travail dans le lien de couple: la thérapeute devra affirmer sa renonciation à tout savoir ou à connaître la “vérité”, pour permettre l’accueil des représentations de chacun, et avant cela, leur construction.

Chacun des conjoints manifestera sa colère envers la thérapeute, qui ne sera ni cet objet idéal capable de tout comprendre et tout résoudre, ni cette instance leur permettant de “refusionner” leurs appareils psychiques lorsque leurs agirs viennent dire qu’ils n’en sont plus là et qu’ils en souffrent. Dans ses mouvements contretransférentiels, la clinicienne aura, elle aussi, à osciller entre sensation d’engluement, collusion néo-groupale, forte sollicitude et réactions de rejet. Ainsi la représentation d’une séparation, devenue “concevable”, arrive progressivement, avec les figurations du lien aliénant: autour de Léo, Rita et Nina seraient “tenues en laisse”, il faudrait s’accrocher ou “lâcher”; l’oscillation narcissique paradoxale se dessine, l’insupportable est tout autant de rester que de partir. Les fragilités du Moi ainsi représentées commencent à rencontrer des images potentielles d’enveloppes: revenir à soi, rencontrer sa propre intériorité afin de décider de l’évolution de ses liens d’alliances. Léo passera rapidement de l’image à l’action, cette fois assumée par lui et reconnue par Rita; malgré sa colère, celle-ci verbalise qu’ils sont désormais “entre adultes” et la différenciation s’opère avec peine, passant d’abord par la froideur dans la mise à distance (“Mr X”). C’est un moment intense et douloureux dans lequel il s’agit aussi, pour la thérapeute, de ne pas les lâcher: assumer, par sa présence et son soutien à chacun, l’issue actuelle prise par le couple en appui sur le travail du néo-groupe, supporter les réactions de violence et les contenir, “être là” avec eux, afin que le cadre thérapeutique survive, et avec lui, les processus à l’œuvre pour chacun et pour le lien, même si les routes individuelles se séparent.

Conclusion

Comme l’évoque M. Dupré La Tour, les conjoints déposent leur lien conjugal dans le groupe thérapeutique, et ainsi le «reconstituent avec et devant le thérapeute afin d’analyser son côté organisateur et son côté défensif» (2004, p.13), les collusions du couple sont répétées pour être réorganisées dans l’espace thérapeutique. Le néogroupe accueille et éprouve l’indifférencié du lien conjugal pour s’engager peu à peu dans un travail psychique de différenciation. La situation clinique présentée illustre particulièrement la puissance des mouvements transférentiels mobilisés, inscrivant la pratique de thérapie de couple, comme celle de la thérapie familiale psychanalytique, au sein des cliniques “limites et extrêmes de la subjectivité” (Roussillon, 2009).


En néo-groupe avec le couple : du cadre groupal aux spécificités du transfert
Cristelle Lebon

https://doi.org/10.69093/AIPCF.2024.31.03.

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[*] Docteure en psychopathologie et psychologie clinique, thérapeute familiale psychanalytique, Maître de conférences associée à l’université Lumière Lyon 2, Vice-présidente de l’ADTFA, membre de la SFTFP et de la SFPPG. Pratique en libéral et en institution. cristelle.lebon@gmail.com

[1] Au moins sur cent ans, si l’on se réfère au principe séculaire protégeant contre l’inceste dans Cent ans de solitude (Garcia Marquez, 1968)!

[2] Non précisé par souci de confidentialité.

[3] Dans cette unité, une partie du prix de la séance est à régler par les patients.

Revista Internacional de Psicoanálisis de Familia y Pareja

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ISSN 2105-1038