REVISTA N° 13 | AÑO 2013 / 1

Couples en psychanalyse. Éric Smadja

Idioma: Frances
SECCIONES: RESEÑA DE LIBRO

RESEÑA DE LIBRO

COUPLES EN PSYCHANALYSE

DAVID BENHAIM[1]

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Couples en psychanalyse  PUF  Paris, 2013, 151 pages

 

Couples    en     psychanalyse[2],     ouvrage collectif d’Éric Smadja en collaboration avec trois autres psychanalystes et thérapeutes de couple, constitue le deuxième volet d’un diptyque dont le premier volet, écrit par Éric Smadja luimême, a été publié en 2011 sous le titre Le couple et son histoire[3]. L’auteur part du constat que les couples contemporains sont en souffrance : «ils sont devenus instables, fragiles, polymorphes et exigeants.» (3) Leur durée de vie s’écourte «malgré leur désir narcissique conjoint d’éternité et d’exclusivité soutenant leur «contrat conjugal» initial.» (3) Ils sont le reflet d’une société individualiste et pathogène.

Dans une introduction dense et théorique, Éric Smadja  met en place les concepts et les représentations qui permettent de penser la réalité du couple et qui constitueront la base sur laquelle se développeront les chapitres qui vont suivre. Il présente l’ouvrage en esquissant une réponse à la question : qu’est-ce que le couple ? , question qu’il qualifie d’historiquement et socioculturellement déterminée. Sa représentation du couple distingue une triple réalité :

  • corporelle –sexuelle qui «comporte deux êtres humains, et leur corps sexué, mais aussi deux «organisations psychosomatiques»,vivant ensemble avec le projet implicite ou explicite de «se reproduire», participant ainsi au vaste programme de conservation de l’espèce» (2) ;
  • socioculturelle « qui se caractérise par la présence de deux individus vivant ensemble et constituant une unité sociale de production et de coopération économiques, de reproduction sociale, et d’éducation des enfants pour le couple devenu parental» (2) ;
  • finalement psychique consistant « en composantes psychiques fondamentales assurant sa «consistance psychique» (R. Kaës, 2007) faite, notamment, d’une pluralité de conflits dynamiques, de courants d’investissements pulsionnels, de fantasmes de désir, de relations d’objet, d’un jeu croisé d’identifications et de projections, d’imagos, d’angoisses prégénitales et œdipiennes, de mécanismes de défense multiples, mis en œuvre dans la structuration et le fonctionnement de cette dyade conjugale.» (2-3)     

À la suite de René Kaës, il distingue trois «niveaux logiques» dans son approche de la réalité psychique conjugale : d’abord le groupal qui constitue la réalité psychique commune et partagée «avec ses organisateurs spécifiques et ses formations» ; ensuite la «relation intersubjective avec ses modalités et niveaux variables de relation d’objet, ses alliances inconscientes (structurantes, défensives, voire offensives), la mise en rapport des complexes d’Œdipe et fraternel, notamment ;» et enfin «l’individuel-intrapsychique, avec ses propres conflits Moi-objet interne amoureux, ses deux objets psychiques spécifiques, l’objet amoureux et l’objet-couple, son rapport de tension au groupe-couple, entre la similitude et la différence des espaces psychiques.» (3)

Dans cette perspective, l’auteur va préciser en quoi consiste une thérapie de couple. Il la conçoit comme «un espace-temps transitionnel entre la souffrance et l’advenue de changements, individuel et conjugal.» (5) Le travail qui s’accomplit vise les trois niveaux de la réalité psychique du couple : individuel, intersubjectif et groupal. C’est ce qui va permettre aux membres du couple de « (re)trouver les moyens de réaliser un travail de couple satisfaisant dont les incidences seront favorables sur les réalités corporellesexuelle et socioculturelle.» (5) La thérapie, selon notre auteur, va permettre, sur le plan psychique, d’accomplir ce qu’il appelle un véritable «désengluement»de chacun des partenaires  qui se traduira par une réduction des mouvements identificatoires massifs, ce qui favorisera un processus de séparation/individuation chez chacun d’eux en même temps qu’une renarcissisation qui s’exprimera par une plus grande autonomie. Les membres du couple accepteront un certain degré de dépendance l’un vis-à-vis de l’autre ainsi qu’une «invasion par l’objet-couple ou «fantasme de couple».» (5) Ce sont là quelques uns des changements que peut apporter la thérapie de couple.

Les cinq chapitres qui suivent sont des récits d’histoires de thérapies qui envisagent «des problématiques conjugales inhérentes à la vie et à l’histoire «naturelle» du couple» (6) (sexualité, désir d’enfant, passage critique et mutatif du couple conjugal à la famille), mais aussi «deux types de souffrances fréquemment rencontrées : les violences conjugales et l’extraconjugalité.» (6)

Colette Braem nous présente le couple Claudine et Richard avec qui elle a entrepris un travail thérapeutique et Vincent Garcia en propose un commentaire dans une perspective différente mais complémentaire. Claudine fait la demande, car elle vient de découvrir que son mari a des aventures extraconjugales, «de nature exclusivement sexuelle», précise-t-il, «en lien avec une absence de désir très ancrée chez elle – disent-ils en accord l’un avec l’autre – et cela dès le début de leur histoire.» (9) Le couple est ébranlé dans ses fondements, cependant l’attachement réciproque n’est pas atteint. Dès les premières consultations Colette Braem parvient à isoler un symptôme à trois dimensions très intriquées dans la demande. La première dimension est celle de la souffrance que génère la découverte de Claudine et qui la pousse à consulter : «il s’agit d’une souffrance de désidéalisation.» La deuxième est «la conduite de satisfaction sexuelle menée par Richard en dehors du couple.» (10) La troisième est l’absence de désir sexuel chez Claudine ou, comme l’exprime pertinemment le titre du chapitre, l’impossibilité d’une rencontre          érotique.     Les premiers     mouvements        transféro-

contretransférentiels ainsi qu’intertransférentielle qui prennent forme dans les entretiens préliminaires vont constituer «la trame dynamique nécessaire à une thérapie psychanalytique de couple, dont le but serait de mobiliser les articulations entre les organisations individuelles-intrapsychiques et le champ intersubjectif.» (13) Ces entretiens suscitent de nombreuses questions parmi lesquelles je retiendrai les suivantes : «Que se cache-t-il derrière cette absence de désir? Qu’en est-il du désir «sexuel» de Richard en quête de satisfaction en dehors du couple ? Qu’en est-il des fantasmes sousjacents, inconscients, générateurs de quels types d’angoisses ? De quels désirs sexuels s’agit-il, chez l’un comme chez l’autre ? Désirdécharge ou désir érotique ?» (13) Ils soutiennent une proposition de travail thérapeutique.

Je n’entrerai pas dans les détails du travail thérapeutique mené par Colette Braem, laissant au lecteur le plaisir et le loisir de s’y arrêter à son rythme, cependant je dégagerai certaines conclusions qui permettront d’aborder le commentaire de Vincent Garcia. D’abord, le lien de Claudine à son père, très aimé, récemment décédé qui «lui donna vraisemblablement une place d’enfant chérie après ses quatre fils.»(14) Il aurait alerté sa fille sur «les dangers d’une sexualité non maîtrisée (comme une automobile emballée, sans freins, dira Claudine).»(13-14) «Aussi obéirait-elle à son père sur un mode œdipien, se demande la thérapeute, c’est-à-dire en gentille fille de son père, attachée à lui pour se faire aimer de lui et lui être fidèle ?» (15) Des questions du même ordre se posent en ce qui a trait à la relation mère/fille ainsi qu’à celle sœur/frères.

Ensuite du côté de Richard, les évocations de la vie familiale dans l’enfance ou à l’adolescence suscitent toujours chez la thérapeute le même fantasme contre-transférentiel : «l’image d’une nichée de petits peu différenciés, rassemblés de manière fusionnelle. Je ne vois, dans ma représentation, ni de père, ni de mère» (15) affirme-t-elle.

Un des organisateurs psychiques du couple semble être le complexe fraternel. Claudine déclare à ce sujet : «On nous fait remarquer souvent que Richard et moi, nous nous ressemblons comme frère et sœur.» (15) C’est une relation conjugale où chacun représente le double narcissique du sexe opposé, ce qui suscite une angoisse d’indifférenciation identitaire [qui] induit une mesure de protection instaurée par la distance sexuelle.» (15)

Sur le plan prégénital, Colette Braem fait ressortir les défenses anales chez Claudine dont la fonction est de s’opposer à satisfaire le désir érotique de Richard chez qui se manifeste une volonté d’emprise. Un jeu sadomasochiste prend naissance chez eux et se développe : «quand elle se refuse, elle souffre de la frustration de ses désirs inconscients et fait souffrir Richard qui lui-même la fait souffrir par ses aventures extraconjugales.» (15)

Enfin, nous avons déjà souligné comment, sur le plan œdipien, l’attitude de Claudine est soutenue, de façon fantasmatique, par son père qui lui a quasiment imposé de maîtriser sa sexualité.  

Vincent Garcia, dans son commentaire, relève chez Claudine et Richard un problème identitaire, «des zones de flou dans [leur]  construction identitaire. […] Leur rencontre s’est probablement effectuée à partir de cette commune souffrance, qui engendre mutuellement un risque «d’ébranlement identitaire» (Michel de M’Uzan 2008) dans le contact rapproché à l’autre, ressenti comme une «crainte de l’effondrement». Il en résulte un fonctionnement  de couple «symbiotique», dans lequel s’épanouit  une indifférenciation identitaire.» (27) Ils ont mis en place, selon lui, des défenses spécifiques complémentaires contre cette zone de flou, ce qui permet que leur rencontre ait lieu. Chez Claudine se manifesterait une carence «d’axe vertical». L’emprise du père, celle de l’ordre confessionnel auquel elle semble très attachée puis celle du mari constituent pour elle des cadres externes rassurants, une sorte de «colonne vertébrale externe». Chez Richard, en revanche, Vincent Garcia perçoit une valorisation d’un «axe pénien», «virilité qui lui servirait de colonne vertébrale identitaire, mais en transgressant tout cadre qui risquerait de limiter cette virilisation envahissante à tonalité maniaque : contourner la règle de la virginité pour Claudine, puis contourner  celle de la fidélité dans son couple. Les cadres externes sont remplacés par son cadre personnel, imposé sous forme d’emprise qui témoigne  de ses mouvements internes sadiques, complémentaires au masochisme de Claudine.» (27)

La suite du texte aborde le problème du désir à partir d’une interrogation de Colette Braem : «désir décharge ou désir érotique ?», interrogation qui le conduit à définir une sexualité de partage habitée par la recherche de la rencontre de l’autre et de son désir et différenciée d’une sexualité de décharge dont le but serait de diminuer le quantum d’excitation sinon de l’amener à zéro et de provoquer ainsi un état d’apaisement. Le dernier thème qu’il aborde, toujours inspiré par le cas de Claudine et Richard, sera celui de la position passive condition du désir et du plaisir. La tolérance à cette position serait, selon lui, «fonction de la capacité  du parent primaire  de s’adapter aux besoins de l’enfant.» (33)

Leticia Solis-Ponton expose ensuite le cas de Gabriela et François, centré sur le désir d’enfant. Gabriela, qui réside en France depuis trois ans, est à la recherche d’un psy qui partage sa culture, sa langue et elle va le trouver en la personne de Leticia Solis-Ponton. Ce chapitre est riche et dense autant au niveau clinique que théorique. Le lecteur éprouve le plaisir de suivre l’analyste dans son travail au cours des séances et de se faire une idée de la façon dont se déroule le travail avec un couple.

«Depuis un certain temps, son désir de maternité se fait de plus en plus présent. Consciente de son âge, elle a consulté un gynécologue qui lui apprend ses faibles possibilités, pour ainsi dire nulles, d’une grossesse, son taux d’ovocytes étant très réduit, à quoi s’ajoute le fait qu’il y a quelques années, elle a subi, du fait de tumeurs ovariennes, une ovariectomie comportant l’ablation d’un ovaire et d’une partie de l’autre. Par ailleurs, son compagnon ne s’intéresse guère à la possibilité d’avoir un enfant et refuse toute discussion à ce sujet.» (38)

Je retiens qu’elle est l’aînée d’une fratrie de quatre sœurs. Elles habitent un vieux quartier de la ville de Mexico. Le père est mort d’une longue maladie laissant la famille dans une situation financière désastreuse. Il s’était endetté au jeu et ses créanciers ont dépouillé la famille de tous leurs avoirs. Elles ont grandi «sous la férule sévère de leur mère» qui a ouvert un commerce de nourriture pour subvenir aux besoins de ses quatre filles. «La mère avait juré qu’elles vivraient entre elles et que jamais un homme ne viendrait à nouveau perturber leur vie, ce qui a amené les cinq femmes à vivre dans une sorte d’autarcie, sous la férule maternelle. Les quatre sœurs ont suivi des études et mené une vie de célibataires, à l’exception d’Ofelia, l’avantdernière des sœurs, partie à l’âge de dix-huit ans avec un homme dont elle a eu un enfant. Depuis, la mère refuse de la recevoir et les sœurs sont obligées de lui rendre visite en cachette.» (39) Cela résume parfaitement la situation familiale.

Gabriela fera des études, deviendra chercheur et travaillera dans un centre de recherche. Ce sera le prétexte qu’elle utilisera pour convaincre sa mère de la nécessité d’avoir son propre logement et de vivre dans un quartier différent. Elle rencontrera François, un ingénieur de trente-huit ans. Une relation va se développer entre eux mais sans aucun projet de vie commune. Il obtiendra une bourse d’études pour la préparation d’un doctorat en France et elle décidera de le suivre. C’est là que va naître son désir d’enfant qui «n’est compatible ni avec le désir de son compagnon, ni avec leur mode de vie. […] Profondément angoissée par cette situation complexe, elle décide de prendre contact avec moi, analyste de même nationalité qu’elle.» (40) Le premier entretien de l’analyste avec le couple permet de dégager quelques conclusions : d’abord «le constat d’un manque d’accordage des deux partenaires» (42), des attentes différentes face à la relation conjugale et à l’avenir, mais «complémentarité inconsciente dans la façon dont ils construisaient leur structure défensive.» (42) Ensuite, Gabriela a vécu avec ses sœurs et sa mère dans un «univers de femmes vierges » qui exclut toute présence masculine, perçue comme une menace. «Mais c’est surtout la possibilité d’une sexualité féminine qui est proscrite, rejetée comme un danger, une faiblesse qui la conduirait à la perdition comme cela avait été le cas pour sa mère, soudain réveillée de façon brutale par le comportement vicieux d’un mari qui n’avait pas su ou n’avait pas voulu protéger son univers familial.» (42)

L’image du père qu’elle évoque ne fait que reprendre le discours maternel.

Enfin si le désir d’enfant est très pressant – Gabriela a quarante ans – , l’analyste est particulièrement frappée par «son absence de désir sexuel, sa frigidité, son étonnante méconnaissance de la sexualité et même de la relation sexuelle.» (42)  L’analyste est amenée à comprendre «qu’elle était très loin de pouvoir construire une scène sexuelle avec son ami.» (43) Qu’est cet enfant que Gabriela désire ? Ce serait «un enfant de son narcissisme corporel blessé, plutôt qu’un bébé «objectal» issu de l’union du couple.» (41) 

Quant à François, il est le dernier d’une fratrie de trois enfants. Il a deux sœurs qui sont des mères célibataires. L’aînée a un garçon, la cadette, un garçon et une fille. Il est pour ces enfants une figure paternelle. François, sa mère, ses deux sœurs et leurs enfants habitent ensemble. Le père, qu’ils ne voient plus depuis quinze ans, est parti avec une autre femme et a eu d’autres enfants. Comme il le dit lui-même, il est «le soutien et l’homme de la famille.» (41) Tout cela rend inacceptable pour lui l’idée d’avoir un enfant avec Gabriela. Il «voulait une relation sans engagement et surtout sans la possibilité d’une activité procréatrice qui mettrait en danger  son rôle de figure paternelle pour les enfants de ses sœurs et sa place dans sa famille.» (43) Dans son récit du cas, Leticia Solis-Ponton nous amènera à suivre le processus de construction du couple avec la construction d’un espace partagé qui aboutira à l’annonce de la grossesse de Gabriela. Le chapitre se termine par de riches réflexions théoriques qui reviennent sur le déroulement du travail avec ce couple et l’éclairent à partir d’auteurs analytiques qui ont réfléchi sur le désir d’enfant, la relation de couple et la sexualité féminine.

Quels écueils suscite le passage du couple sexuel au couple parental ? Comment la présence d’un tiers, en l’occurrence le bébé, met-il le couple à l’épreuve ? Telles sont les questions soulevées par Leticia Solis-Ponton dans le troisième chapitre et illustrées par le cas de Clara et Laurent. Ils sont dans la vingtaine et se sont rencontrés deux ans avant le début de la psychothérapie. Clara est étudiante en sociologie, prépare sa dernière année de licence et a conçu d’importants projets pour l’avenir. De son côté, Laurent est un commerçant qui, dans la tradition familiale, vend des produits naturels. Ils vivent une histoire d’amour qui apporte à Clara la sécurité qu’elle n’a pas eue dans son enfance. Elle est enceinte de quatre mois. «Cette nouvelle, accueillie avec joie par Laurent, représente pour Clara la fin de sa carrière et de ses projets.» (67) La famille accueille également la nouvelle avec joie et entoure Clara de cadeaux et d’attentions. Cependant, elle «se sent de plus en plus mal à l’aise devant ces témoignages d’affection. En fait, elle est en colère, à la fois contre sa mère et contre toute sa famille. Ils s’intéressent à elle, à présent, mais en réalité c’est au bébé et non à elle que tous ces gestes sont destinés.» (67) Un sombre tableau de son enfance est alors évoqué : parents divorcés, mère qui travaillait de nuit, père qui se désintéressait d’elle, un amant de sa mère installé à la maison, naissance d’un demi-frère, mais surtout le souvenir de ses retours à la maison, après l’école, où personne ne l’attendait pour l’accueillir.

«Et maintenant ils préparent un «baby-shower» pour fêter sa maternité, s’exclame-t-elle avec exaspération.» (67) C’est en vain que Laurent tentera de la rassurer, elle lui reprochera sa passivité, son manque d’ambition. Cet enfant qu’elle attend s’interpose entre eux et accapare toute l’attention ; et son besoin d’attention à elle qui donc le comblera ? Leticia Solis -Ponton commente : «J’écoute un bébé en colère, très jaloux, qui sollicite l’attention maternelle, mais je suis aussi sensible à la détresse de Laurent dont les efforts sont disqualifiés en permanence par Clara.» (67) Ils n’ont plus de relations intimes et sont sur le point de se séparer. C’est dans ce contexte qu’ils décident de consulter. «Que veulent-ils sauver ?» se demande l’analyste. «Le bébé ? Oui, mais de quel bébé s’agit-il ?» (67-68) Le lecteur lira avec profit le déroulement de quelques moments importants du travail thérapeutique fait avec ce couple, mais aussi les réflexions théoriques qui accompagnent ce travail : l’introduction d’un tiers au sein du couple, la mise en place de la parentalité, les représentations que la mère se fait de son enfant avant sa venue et d’autres questions qui sont au cœur de ce passage du couple sexuel au couple parental.

Dans un chapitre très dense, cliniquement et théoriquement riche, qui porte comme titre Une histoire de violences conjugales, Vincent Garcia nous raconte l’histoire d’un couple quinquagénaire «visiblement  de haut niveau économique et culturel» qui vient le consulter. Dès les premiers moments de la première rencontre, l’analyste se trouve face à un déferlement de violence intense, non inhibée qui le sidère : une femme agressive qui sur-réagit face à un homme qui parle «sur un ton monocorde, désaffectivé, qui me fait penser qu’il pourrait dire la même chose de sa vieille machine à café…» (73) L’analyste est placé d’emblée dans une position voyeuriste : «J’assiste à l’exhibition d’une scène primitive sadiqueanale dans laquelle est agi probablement le fantasme commun d’une sexualité parentale violente. Les rôles sont remarquablement inversés, le registre phallique étant tenu par Madame, tandis que Monsieur se montre castré ; elle adopte une position sadique et lui une position masochiste. Sur un plan œdipien, dont je percevrai vite qu’il demeure précaire pour les deux conjoints, certains éléments biographiques me montreront ultérieurement que Madame est identifiée là à son propre père, tandis que Monsieur rejoue le rôle de sa mère.» (74)

Voici quelques propos de Madame et de Monsieur qui pourront illustrer ces réflexions :

Madame : Je viens pour que vous m’aidiez à survivre avec ce fou ou à m’en séparer.

Monsieur : Moi j’aime ma femme, je ne veux pas qu’on se sépare.

Madame : Tu n’es qu’une chiasse [Monsieur reste silencieux]

Madame : Tu ne dis rien, tu es vide. [Monsieur la regarde silencieusement.]

Madame (sur-réagit avec force] : Tu n’es qu’un crachat, tu es une ordure, tu es un tordu, tu me donnes la nausée, tu es un enculé !

Monsieur : C’est trop, je n’en peux plus. [Il se lève brusquement].

Madame : Tu ne peux pas, reste là, t’as pas de couilles ! Ne me laisse pas, tu ne peux pas me faire ça ! [Monsieur se rasseoit] (73)

L’analyste est plongé «dans un magma de sensorialité brute» dans lequel il risque de se perdre et penser demeure son seul moyen de s’en sortir. Il éprouve le besoin de penser : «je m’interroge, écrit-il, à la fois sur le sens de ce qui se déroule, et sur la place dans laquelle ils me mettent.»

Faisant appel à son expérience avec les couples,  il souligne sa méfiance à l’égard «de ces mouvements au premier abord véhéments» qui cachent toujours une grande fragilité et «sont le fait du partenaire le plus abîmé, qui se raccroche à sa colère pour ne pas sombrer.» (74) D’un autre côté, l’intensité de la violence est le signe d’une «défaillance des processus de refoulement et de digestion des émois qui semblent vomis sans élaboration.» (74) Quant à Monsieur, Vincent Garcia relève un masochisme moral mortifère derrière lequel se profile un masochisme érogène qui «cache cependant  la fragilité du noyau masochique érogène  primaire qui entraine, pour les deux conjoints, l’incapacité  à supporter les excitations et conflictualisations inhérentes au lien de couple.» (74) Ces éléments cliniques conduisent Vincent Garcia à chercher ce qui se déroule «endeçà des registres de fonctionnement œdipiens et prégénitaux», soit des troubles précoces. Il s’oriente ainsi vers «un fonctionnement d’état-limite commun et partagé : carences de symbolisation, absence de retenue laissant entendre des difficultés de refoulement, impulsivité agressive permettant d’imaginer l’incapacité à aborder la conflictualité œdipienne, prégnance des angoisses de vide, par lesquelles toute séparation est rendue insupportable tant elle se réfère à une sensation de perte et à la détresse infantile qui s’ensuit. Ces patients en grande souffrance narcissique, extrêmement fragiles, ne peuvent se contenir, et les agirs envahissent l’espace du couple, chacun excitant l’autre du fait de son incapacité à l’apaiser. La colère est profonde, permanente, et se déploie dans un lien mortifère d’emprise mutuelle, où chacun rejoue et se rejoue le cumul de ses traumas infantiles.» (76-77)

En ce qui concerne les éléments biographiques du couple, ce qui les caractérise est leur pauvreté. C’est «comme s’ils ne disposaient pas d’une histoire de vie. Ils ne travaillent que dans l’actuel émaillé de violences quand cela réveille un élément du passé, forcément rattaché pour eux à un vécu traumatique.» (75-76) Ils se sont rencontrés après avoir connu, chacun de son côté, une «rupture amoureuse douloureuse» que Madame a vécue comme «tromperie» et dont elle parle avec colère et Monsieur comme «signe de difficulté de la vie». Vincent Garcia fait pertinemment remarquer comment Monsieur «se retranche derrière une passivité  qui, sous couvert de philosophie de la vie, dénote son masochisme moral.» (76) Après quelques mois, ils emménageront ensemble et se marieront «pour ne pas faire jaser» la famille de Monsieur.» (76) Mais «aucun sentiment amoureux n’est évoqué pour justifier leur mariage : «Il fallait le faire» dit Monsieur, sensible aux conventions sociales. «Je me suis toujours fait chier avec lui», dit Madame, certainement attirée par un homme dont le masochisme mettait à distance le sadisme effréné qu’elle attribue à tout être masculin.» (76) Je n’entrerai pas dans le travail complexe de la psychothérapie ni dans les riches réflexions théoriques que Vincent Garcia nous propose, laissant au lecteur le soin de découvrir, telle une tragédie classique qui se déroule en trois temps, le développement et le dénouement de cette psychothérapie.

Dans le dernier chapitre, Éric Smadja aborde, à partir du cas d’Alice et Jean, la question de l’extraconjugalité occidentale. C’est un chapitre dont l’originalité tient d’abord à l’approche pluri et interdisciplinaire de la question. «Nous pensons, écrit É. Smadja, que l’intelligence et l’exploration de ce vaste et si complexe champ de l’extraconjugalité nécessite la mise en place d’une perspective pluri et interdisciplinaire sans laquelle les quelques réponses offertes par chacun des domaines  de savoir spécialisé ne pourraient qu’être parcellaires et généralisatrices – témoignant ainsi du déni  des autres contributions scientifiques – et conduisant inévitablement à une conception erronée et réductrice De fait les contributions de l’anthropologie, de l’histoire, de la sociologie et de la psychanalyse devraient permettre de mieux la contextualiser et de découvrir ses aspects latents, collectifs et individuels, donc d’ordre socioculturel et intrapsychique.» (132)   Elle tient ensuite au sujet lui-même qui, à ma connaissance, n’a jamais été abordé en psychanalyse même si la question de l’extraconjugalité est très souvent rencontrée dans les analyses individuelles et celles de couple. Est-ce une question taboue ou sont-ce les résistances des analystes eux-mêmes qui font que cette question n’est jamais abordée ?

Alice et Jean viennent consulter parce qu’«Alice vit une relation extraconjugale qui devient insupportable pour Jean car elle n’aurait pas dû évoluer de cette manière selon lui et selon les «accords décidés ensemble préalablement».» (109) En effet, Alice avait exprimé à son mari le désir d’avoir une aventure extraconjugale, «de connaître une expérience érotique avec un autre homme.» Même si cela ne lui plaisait guère, Jean a accepté en raison de la crise existentielle qu’Alice traversait. Il le voit comme «un cadeau d’amour». Cependant, il pose une condition : elle devra être purement érotique et de courte durée. Le problème est qu’Alice s’est attachée à cet homme et la relation se continue. «Alice n’est pas très au clair, se montre indécise, ne sachant plus ce qu’elle doit faire, à la fois attachée à cette relation extraconjugale et demeurant néanmoins amoureuse de son mari. Elle ne peut quitter ni l’un ni l’autre pour le moment.» (109) Quant à Jean, il souffre d’une situation qu’il ne peut contrôler et se sent narcissiquement blessé. Sa souffrance est telle qu’il contacte la femme de l’amant qui lui révèle que son mari est un pervers qui jouie avec plusieurs femmes. Alice vit cette démarche comme une intrusion et se sent exaspérée. C’est dans un tel contexte qu’ils consultent. «En fait, ils sont dans une telle détresse qu’ils m’attribuent, écrit Smadja, un rôle de thérapeute de couple d’urgence.» (111)

Quant à l’histoire extraconjugale vécue par Alice, elle est une construction conjugale où Jean «participe activement et de diverses manières, réveillant ainsi leur problématique œdipienne.» (123) Une des significations de cette histoire, pour Alice, sera de prendre de la distance par rapport à son mari et d’échapper ainsi à son désir de maîtrise et d’emprise en entamant un mouvement de séparation/individuation en même temps qu’elle accède à la subjectivation.

Ce livre est riche d’une expérience et d’une réflexion clinique et théorique des auteurs qui élaborent avec beaucoup de soin et de profondeur chacun des cas qu’ils nous soumettent. Le psychanalyste et le psychothérapeute de couple ont beaucoup à apprendre de sa lecture qui m’a personnellement passionné.


[1] Psychanalyste habilité, membre de la Société canadienne de psychanalyse, membre de la Société psychanalytique de Montréal

[2] Smadja É. (en collaboration), Couples en psychanalyse Paris, PUF, 2013, 151 pages

[3] Smadja É, Le couple et son histoire, Paris, PUF, 2011, 288 pages

Revista Internacional de Psicoanálisis de Familia y Pareja

AIPPF

ISSN 2105-1038