REVISTA N° 32 | AÑO 2025 / 1
Resumen
La envoltura psíquica familiar a prueba del cáncer
A pesar de los avances de la medicina, cada día se descubren 1200 nuevos casos de cáncer en Francia (Instituto Nacional del Cáncer, 2023). El diagnóstico del cáncer suena como una «crisis vital» tanto en el paciente como en el cónyuge y la familia. Las repercusiones del itinerario de atención son tanto físicas como psíquicas para el sujeto como para sus familiares. El cáncer es entonces una prueba a largo plazo para la persona que lo padece y también para sus familiares. Las investigaciones sobre la dimensión grupal de los efectos de enfermedades graves son escasas, hemos llevado a cabo una investigación académica exploratoria donde partimos del postulado que el cáncer compromete tanto al paciente como a su familia a un viaje largo que perturba el equilibrio del grupo. Utilizando un ejemplo paradigmático y herramientas proyectivas familiares, nos interesamos por estas familias impactados por el cáncer para estudiar las repercusiones del cáncer en la envoltura psíquica familiar. Este ejemplo parece mostrar que el cáncer viene a hacer visible una fragilidad preexistente en esta familia, haciendo tambalear un equilibrio ya frágil. Este trabajo da testimonio de la necesidad de pensar en dispositivos de acompañamiento grupales para reflexionar sobre el vínculo con el paciente
Palabras clave: Envolturas psíquicas familiares, familia, cáncer.
Résumé
L’enveloppe psychique familiale à l’épreuve du cancer
Malgré les progrès de la médecine, 1 200 nouveaux cas de cancer sont découverts chaque jour, en France (Institut national du cancer, 2023). L’annonce diagnostic du cancer résonne comme une «crise vitale» tant chez le patient que chez le conjoint et la famille. Les répercussions du parcours de soins sont à la fois physiques et psychiques pour le sujet comme pour ses proches. Le cancer est alors une épreuve au long cours pour le sujet qui en souffre et également pour ses proches. Les recherches sur la dimension groupale de l’impact de la maladie grave étant rares, nous avons mené une recherche exploratoire universitaire où nous partons du postulat que le cancer engage à la fois le patient et sa famille dans un parcours au long cours qui vient perturber l’équilibre du groupe.
À l’aide d’un exemple paradigmatique et d’outils projectifs familiaux, nous nous sommes intéressées à ces familles impactées par le cancer afin d’étudier les répercussions du cancer sur l’enveloppe psychique familiale. Cet exemple semble montrer que le cancer vient rendre visible une fragilité préexistante dans cette famille faisant ainsi vaciller un équilibre déjà vacillant. Ce travail témoigne de la nécessité de penser des dispositifs d’accompagnement groupaux afin de travailler le lien au patient.
Mots-clés: Enveloppe psychique familiale, famille, cancer.
Summary
The family psychic envelope tested by cancer
Despite advances in medicine, 1,200 new cases of cancer are diagnosed every day in France (National Cancer Institute, 2023). The announcement of a cancer diagnosis resonates as a “vital crisis” both for the patient and for their spouse and family. The repercussions of the care pathway are both physical and psychological for the patient as well as their loved ones. Cancer thus becomes a long-term ordeal for the person suffering from it and also for those close to them. As research on the group dimension of the impact of serious illness is rare, we conducted an exploratory academic study based on the hypothesis that cancer involves both the patient and their family in a long-term journey that disrupts the group’s balance.
Using a paradigmatic example and family projective tools, we focused on families affected by cancer in order to study its repercussions on the family’s psychic envelope. This example seems to show that cancer reveals a pre-existing fragility within the family, thereby destabilizing an already fragile balance. This work highlights the need to develop group support systems to better address the relationship with the patient.
Keywords: Family psychic envelope, family, cancer
ARTÍCULO
L’enveloppe psychique familiale à l’épreuve du cancer
Manon Gibault*, Magalie Bonnet**, Almudena Sanahuja***
[Reçu: 5 mai 2025 – Aaccepté: 14 juin 2025]
DOI:https://doi.org/10.69093/AIPCF.2025.32.05
This is an open-access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License (CC BY).
Introduction
En France, malgré les progrès de la médecine, depuis 1990, le nombre de diagnostics de cancer a augmenté de 98% chez les hommes et de 104% chez les femmes, avec 1 200 cas de cancers diagnostiqués par jour (Institut National du Cancer, 2023). Selon l’OMS, cette maladie constitue la première cause de mortalité (OMS, 2022). Par sa gravité et ce qu’elle engage en termes d’enjeu vital, cette maladie a une forte incidence sur la sphère familiale, sur les proches aidants, parents, enfants, le conjoint ou la conjointe du patient (Justin et al., 2021). Déjà, en 2016, la Ligue contre le cancer publiait son Observatoire sociétal sur le thème «Les aidants: les combattants silencieux du cancer», qui révélait que, pour les aidants les plus impliqués, les répercussions sur tous les aspects de leur vie quotidienne sont excessivement lourdes, avec un impact sur le sommeil, les loisirs, le sentiment de liberté, la vie de couple et de famille, l’activité professionnelle et les finances. En cancérologie, les proches aidants, c’est-à-dire les personnes qui viennent en aide pour tout ou partie des gestes de la vie quotidienne à un proche en perte d’autonomie, représentent plus de 5 millions de personnes en France, dont la moitié exprime le souhait d’être accompagnée dans son rôle d’aidant (Bouffay et al., 2023). Depuis le 30 septembre 2020, un congé indemnisé (de trois mois renouvelables pour une durée maximale d’un an) permet à un salarié résident en France d’arrêter son activité professionnelle pour accompagner un membre de sa famille. Cette avancée permet ainsi de reconnaître les proches aidants comme des acteurs essentiels de l’accompagnement d’une maladie et d’une dépendance. Pour autant, dans le parcours du soin du cancer, le soutien apporté par la famille ne se limite pas au temps de l’annonce diagnostique et des traitements. Les répercussions de la maladie, des traitements, s’inscrivent au long cours, en particulier lorsque la famille doit prendre le relais de l’étayage médical et paramédical mis en place dès l’annonce de la maladie et pendant la première ligne de traitement (Muccia et al., 2023). En effet, l’annonce du diagnostic est aujourd’hui reconnue comme potentiellement traumatogène pour le malade et ses proches (Nguimfack, 2016). Cette annonce résonne comme une “crise vitale” chez le patient comme chez le conjoint (Pujol et col, 2014). Les conséquences physiques et psychologiques des traitements, parfois très invasifs, impactent le malade et sa famille au-delà de la période du diagnostic. En réalité, le cancer constitue une épreuve sur la durée pour le sujet qui en souffre, mais également pour ses proches (Bonnet et coll., 2020). Le cancer ne concerne jamais un individu seul, mais l’ensemble de sa famille, pourtant les recherches investiguant la dimension plus groupale de l’impact de la maladie grave restent assez rares (Genion et Viodé, 2022; Chatel, Bouteyre, et Hardwigsen, 2018; Dupré Latour et Gorlero, 2012). Partant de ces différents constats, nous avons mené une recherche exploratoire universitaire[1] à partir du postulat que le cancer engage à la fois le patient et sa famille dans un parcours au long cours qui vient perturber l’équilibre du groupe. Autrement dit, les effets traumatisants du cancer sur le sujet malade décrits dans la littérature (questionnements existentiels, doutes, angoisses, perturbation de l’attachement) retentissent également sur le groupe familial et les membres qui le composent, en ayant des répercussions sur l’appareil psychique familial en matière de contenu et de contenant. Dans ce sens, après avoir rappelé quelques fondamentaux théoriques concernant le contenant du psychisme, à l’aide d’un exemple clinique paradigmatique, nous allons particulièrement nous intéresser à ces familles engagées dans l’aide, en mettant en avant, à partir de l’utilisation d’outils projectifs familiaux, les répercussions du cancer sur le corps familial et plus spécifiquement sur “l’enveloppe psychique familiale”.
Le groupe famille et son contenant psychique
La famille est structurée par une pluralité de liens spécifiques (filiation, alliance, consanguinité, etc.) et peut avoir différentes configurations: nucléaire, monoparentale, homoparentale et recomposée. La famille renvoie au groupe primaire d’appartenance qui se traduit par un “nous”, un ensemble constitué de “je”. Dans ce sens, chaque sujet porte en soi des parts inconscientes liées au groupe famille, cette idée faisant référence à la célèbre citation de Ruffiot (1979) «Nous sommes tissu avant d’être issu». Ainsi, le sujet et le couple ne se construisent pas seuls, mais bien en appui sur une famille. En d’autres termes, le psychisme individuel et celui du couple constitué par les deux lignées familiales s’étayent sur ce que Ruffiot nomme l’appareil psychique familial qui constitue la «toile de fond» du sujet, du couple et de la famille (Ruffiot, 1981, p. 31). Plus précisément, cette psyché de nature groupale repose sur une fusion des psychés “pures” individuelles, tel qu’elles existent au début de la vie. Elle renvoie à une sorte de magma familial formant le socle inconscient familial. À partir de ce vécu de fusion initiale, les membres vont progressivement tendre vers la séparation d’avec leur groupe familial pour s’individuer. Une partie devient sujet en développant son propre inconscient et une autre reste reliée à l’inconscient familial. Ce phénomène donne lieu à l’oscillation du groupe familial entre deux pôles: l’isomorphie, où dominent les liens narcissiques entre les membres, soit cette tendance à faire corps, à la fusion, à l’identique, à l’uniformisation et l’homomorphie, où dominent les liens d’objet entre les membres, avec une tendance à aller vers ce qui est différent, à accepter l’éloignement et à supporter la séparation. Toute famille est aux prises avec ce paradoxe. C’est l’équilibre entre pôle isomorphique et pôle homomorphique qui témoigne de la “bonne santé psychique” du groupe et apparaît comme le garant de la fonctionnalité familiale. Selon Kaës, ces deux pôles sont également nécessaires pour que les psychés des membres du groupe puissent se lier, s’appareiller entre elles et former l’appareil psychique familial. De plus, cet appareil psychique est soumis aux effets de la transmission psychique entre les générations et il traverse différentes strates de la réalité psychique inconsciente: intra-, inter- et transpsychique (Kaës, 1993). D’une part, ces phénomènes de transmissions intergénérationnelle et transgénérationnelle (Granjon, 1987, 1990, 1998), le sujet et la famille peuvent porter des héritages psychiques traumatiques non transformés, nommés, par Eiguer (1987, 2011), des “parts maudites en héritage”. Ces parts maudites constituées d’éléments en négatifs vont circuler au sein des alliances inconscientes où chaque membre du groupe famille se retrouve “partie prenante et constituante” d’accords inconscients tels que le contrat narcissique[2] (Aulagnier, 1975) et le pacte dénégatif[3] (Kaës, 2009). Toutefois, selon Granjon (1986), cette psyché familiale n’existe que si elle est contenue dans une “enveloppe familiale” faisant office de “base et de contenant” permettant de limiter l’intérieur de l’extérieur du groupe. Il s’agit alors d’une «enveloppe généalogique familiale»(Granjon, 1986) qui “assure la protection et la contention de l’appareil psychique familial et de l’appareil psychique de chaque membre” (Anzieu, 1985). Cette enveloppe familiale a alors une fonction de filtre, de frontière et de protection. Elle est à voir comme un contenant, délimitant l’appareil psychique du groupe. Elle est formée par le nouage des liens entre les membres (Loncan, 2015). Dans la même lignée, Anzieu (1993) propose l’existence d’un “Moi-peau familial et groupal” qui s’étaie sur le corps de ses membres qui ne cherchent qu’à former un seul et grand corps commun avec le besoin de constituer une enveloppe protectrice, séparatrice entre un dedans et un dehors, un lieu pour être enveloppé et contenu. Le Moi-peau familial (ibid.) représente une peau psychique familiale, construite sur un axe synchronique, du vécu actuel de la famille, et un axe diachronique, par le biais des héritages familiaux. La famille est ainsi pensée comme un corps avec un Moi, une peau, des membres. Ce corps sert de socle identitaire familial, s’incarne dans l’habitat du groupe et s’appuie sur neuf fonctions[4], dont celles de maintenance, de contenance, de pare-excitation, de recharge libidinale et d’inscription des traces, particulièrement troublées par la maladie somatique. Ainsi, la famille dispose de sa propre enveloppe psychique, nécessaire à son identité, dont les surfaces entre monde interne (enveloppe d’inscription) et monde externe (enveloppe de pare-excitation) assurent l’une envers l’autre une certaine perméabilité. La face extérieure, dite pare-excitative, sert de filtre et de barrière de protection au groupe, celle intérieure nommée d’inscription, représente le lieu où circulent les fantasmes, les identifications et les éléments de l’histoire familiale. La configuration de l’enveloppe psychique dépend des modalités de transmission psychique inconsciente propres à l’histoire familiale mais aussi des événements vécus par la famille dans l’ici et maintenant, pouvant avoir une valence traumatique, comme ce peut être le cas dans la maladie grave. Elle dépend aussi de la mise en œuvre des modalités défensives qui en résultent.
À travers un cas clinique issu d’une recherche universitaire, nous allons mettre en exergue la configuration du contenant psychique en lien avec l’histoire familiale (inscrivant le groupe sur un axe diachronique) et avec le vécu potentiellement traumatogène du cancer pour ces familles engagées dans l’aide (inscrivant le groupe dans un axe synchronique), à l’aide d’outils projectifs familiaux.
Illustration clinique
Cadre de la rencontre
Nous rencontrons la famille à deux reprises à son domicile dans le cadre d’une recherche exploratoire où nous utilisons une méthodologie qualitative prenant appui sur un canevas d’entretiens semi-directifs de recherche et plusieurs épreuves projectives familiales. Ce protocole a été validé par le Comité éthique de recherche de notre université[5]. Ces tests (Cuynet, 2005, 2017, Cuynet et al., 2004) permettent d’établir une radiographie de la structuration et de la dynamique des liens familiaux que nous retrouvons à un niveau conscient ou bien de manière plus inconsciente. Ils contribuent également à déterminer l’efficience du contenant psychique familial à travers l’appréciation de la qualité de son enveloppe psychique. L’évaluation consiste en la réalisation de trois épreuves complémentaires qui s’effectuent sous forme de dessins. Ces trois outils sont dénommés génographie projective familiale (arbre généalogique)[6] et spatiographie projective familiale (d’abord la maison blessée, puis la maison de rêve)[7]. Les tracés sont étudiés suivant des critères répertoriés dans une banque de données statistiques et sont analysés en fonction d’une table d’interprétation.
Présentation de la famille et contexte de la rencontre
Nous rencontrons la famille dans un climat très agité, à notre arrivée, la famille est en retard, le chien s’est échappé, les membres de la famille sont dans des mouvements de va-et-vient incessants nous menant à reprogrammer un rendez-vous afin de pouvoir continuer le protocole de recherche.
Cette famille recomposée réunit la mère, 46 ans, en arrêt maladie consécutif à la découverte de son cancer du sein, son fils, âgé de 11 ans issu d’une précédente union, son mari, 54 ans, et les deux fils de monsieur âgés de 20 et 22 ans, issus d’une première union.
Lors des temps de rencontre seront présents et participatifs au protocole, la mère de famille, sa sœur cadette (considérée comme sa meilleure amie et sa confidente), son fils et son mari. La mère de monsieur sera également présente mais de façon très effacée et les fils de monsieur passeront brièvement dire bonjour.
La rencontre du couple
Le couple se rencontre en 2014 et se marie en 2022. Au moment de leur rencontre, madame est séparée du père de son fils, et monsieur est en cours de divorce. À cette période, madame et son fils vivent dans un appartement dont elle est propriétaire puis, en 2019, ils s’installent dans la maison de monsieur, une maison construite avec son ex-femme. Madame confie que vivre dans cette maison, non choisie, n’a pas été simple.
Histoire familiale
Du côté de madame, sa famille est issue de l’immigration espagnole, des “pures espagnoles” selon les deux sœurs. Dans un premier temps, seul leur père est allé travailler en Belgique, les enfants (7 dont 2 sœurs et 5 frères) vivaient alors en Espagne avec leur mère. La famille est ensuite venue s’installer en Belgique, moment où ils ont pu créer un “noyau très soudé”. Le mari de madame a été accueilli comme le “huitième enfant” de la fratrie, selon les dires de madame. L’histoire familiale de madame a été marquée par des temps de migration, et donc de séparation: une première rupture est survenue lorsque la famille a quitté l’Espagne pour rejoindre leur père en Belgique. Ce regroupement familial a permis à la fratrie de tisser des liens avec leur père. Cet événement, vécu à leur adolescence, a été d’autant plus difficile que la famille ne parlait pas français à son arrivée en Belgique. Par la suite, la famille s’est installée en France. Une seconde rupture est intervenue lorsque les parents de la fratrie ont décidé de quitter la France pour retourner en Espagne au moment de leur retraite. La fratrie s’est alors sentie abandonnée par leurs parents: “ils nous ont amenés ici et ils nous laissent là”. À cette période, madame devenait maman et se séparait du père de son fils et ne s’est pas sentie soutenue par sa mère mais par sa sœur. Les relations familiales du côté de madame sont assez distendues avec les grands-parents. Leur grand-père paternel est décédé jeune d’un cancer et leur grand-mère paternelle n’entretenait pas de bonnes relations avec ses petits-enfants. Du côté maternel, les grands-parents n’étaient pas proches de leurs petits-enfants qui auraient été trop nombreux et “pas aussi chéris que les autres”. Monsieur est, quant à lui, fils unique, français avec des origines belges et autrichiennes du côté maternel. N’ayant pas de frère et sœur, il est plus proche de ses cousins avec qui il a de bons rapports familiaux mais qu’il voit peu. Les temps de rencontres se limitent aux enterrements et aux anniversaires. Monsieur n’a plus ni ses grands-parents ni son père qui est décédé à l’âge de 37 ans d’un cancer lorsque monsieur était âgé de 13 ans.
Vécu de la maladie
Avant l’arrivée de la maladie, deux groupes semblent cohabiter: le groupe formé par madame, son fils et monsieur est uni, mais les fils de monsieur ne semblent pas appartenir au groupe. Ils sont en garde alternée, comme le fils de madame, mais ne semblent ni investir ni être investis par le groupe famille.
La fratrie de madame est très proche de ce groupe et tous sont solidaires et témoignent d’une bonne entente entre eux. Ces liens se renforcent à l’annonce du cancer du sein de madame, en 2020[8], certains membres de la fratrie de madame se rapprochent d’autant plus. Ils vont se “serrer les coudes”. Toutefois, pendant le parcours de soin où madame va subir une mastectomie avec reconstruction immédiate, des séances de chimiothérapie et de l’hormonothérapie, des tensions au niveau de la famille et dans le couple émergent, notamment au moment de la chimiothérapie: “le couple en prend un coup quand même… le couple doit être soudé pour réussir à passer «des épreuves comme ça»”. Madame est épuisée. Elle a besoin de calme et de soutien alors que monsieur est peu présent et aurait préféré qu’elle ne fasse pas de chimiothérapie. De plus, ses fils ne respectent pas son besoin de tranquillité et de sécurité. Par exemple, madame, craignant pour sa santé, car elle a fait plusieurs infections, est allée se réfugier chez sa sœur, car les fils de monsieur, malades, toussant beaucoup, sans masque dans la maison, n’ont pas pris en compte son état de fragilité causé par la chimiothérapie. Durant cette période, la famille est en souffrance, avec des difficultés relationnelles et de communication donnant lieu à de nombreuses disputes entre madame, monsieur et ses deux fils. Pendant la maladie, le mari de madame deviendra, de fait, proche aidant, un rôle qui semblera parfois difficile à porter, il pourra d’ailleurs verbaliser qu’il aurait aimé qu’elle ne fasse pas de chimiothérapie. Cette période de traitement sera une épreuve pour le couple. En entretien, madame pourra dire qu’elle n’a pas senti son mari investi dans sa prise en charge alors que lui s’est considéré comme investi. Nous pouvons ainsi observer une discordance de leur vécu face à la maladie. Il semble que la sœur de madame ait pris une place de proche aidant principal pour sa sœur, elle était un refuge. Dans cette famille, le cancer semble avoir particulièrement effracté, attaqué et fragilisé l’enveloppe familiale. La maladie semble avoir créé un trou laissant davantage passer les agressions, l’enveloppe ne pouvant ainsi plus assurer sa fonction de pare-excitation ni sa fonction de contenance. Nous pouvons d’ailleurs observer un effet de rupture dans cette famille recomposée où les fils de monsieur ont été “extrajectés” du corps familial (Aubertel, 1982).
Les effets du cancer sur l’enveloppe psychique familiale à partir de l’analyse des épreuves projectives
L’analyse de l’entretien qualitatif avec cette famille recomposée et des trois épreuves projectives familiales permet de mettre en exergue que l’enveloppe psychique familiale est significativement atteinte par l’épreuve du cancer. Le vécu de la maladie semble entraver le fonctionnement psychique familial, la protection adéquate contre les excitations extérieures mais aussi la réceptivité nécessaire pour intégrer les expériences vécues par la famille (Anzieu, 1985).
Génographie projective: arbre généalogique
Pour commencer, nous avons proposé à la famille de dessiner son arbre généalogique selon la consigne suivante: “Pour mieux comprendre l’organisation de votre famille, pouvez-vous dessiner ensemble l’arbre généalogique de votre famille? Vous pouvez le faire selon votre imagination, vous êtes totalement libres de lui donner la forme que vous voulez dans cette feuille. Nous vous demandons de faire vos commentaires ou de donner vos explications à haute voix, afin que nous comprenions votre dessin le mieux possible. Vous pouvez énoncer des dates de naissance, des décès, des évènements marquants. Pour des raisons d’anonymat, vous pouvez remplacer les noms de famille par une lettre”. Nous avons mis à disposition de la famille une feuille ainsi qu’un feutre noir puis avons adopté une posture d’observation.
Légende arbre[9]
Le dessin de cet arbre est un deuxième essai, ce qui peut être interprété comme la révélation d’acte manqué que nous pouvons associer au pré-cancer de madame en 2016 ou être le signe de la prise de conscience d’un blocage que nous pouvons associer au parcours migratoire de la famille de madame. Il a été réalisé par le fils de madame, puis avec l’aide de madame.
L’arbre dessiné met en avant une fragilité du contenant où la famille dessine un “arbre mort”, avec des branches en forme d’“épée” et sans enveloppe globale et où les traits de liaison sont beaucoup plus durs et “épineux”, pouvant faire penser à un système défensif. Selon la famille, cet arbre est “un peu déformé, à l’image de la famille”. Dans ce sens, cette famille recomposée n’est pas représentée de manière unie et l’arbre semble témoigner d’une certaine confusion des places. Il est difficile de distinguer les différentes générations, certains membres de la famille apparaissent plusieurs fois. Se dessine une forme de clivage où le groupe familial recomposé n’apparaît pas, seul le groupe composé de madame, son fils et son mari est réuni sur la branche 5, signe d’un moi unitaire familial mais qui exclut les fils de monsieur qui se retrouvent en marge sur la branche 3 avec leur père. Concrètement, madame ne souhaite pas qu’ils soient présents durant les temps de rencontre et a “hâte qu’ils quittent la maison”. Ainsi, il existe une certaine paradoxalité au niveau de cette enveloppe psychique mettant en avant sa force et sa faiblesse où la famille est en incapacité de “faire corps”. D’un côté, l’enveloppe familiale formée par madame, son fils et son mari est solide mais l’enveloppe familiale de la famille recomposée est fragile et trouée avec l’exclusion des fils de monsieur. Ce clivage au sein de la famille se cristallise durant la chimiothérapie, période de tension au sein du couple et au niveau familial. En effet, madame a mal vécu le comportement des fils de monsieur pendant sa maladie, la menant à faire le choix de partir une semaine chez sa sœur pour se mettre en sécurité. Dans cet arbre, le clivage se rejoue, à la génération des grands-parents, seule une des deux branches est présente, que ce soit pour madame comme pour monsieur. L’absence des grands-parents paternels de madame n’est pas expliquée alors même que le cancer les réunit et permet à madame, à travers le cancer, de porter le pacte dénégatif familial. Cette occultation d’une partie de la lignée s’apparenterait ainsi à une dénégation. La paradoxalité est également rejouée avec la mention de l’ex-femme de monsieur et de leurs deux fils sur une même branche, le groupe famille est alors bien réuni malgré le divorce mais, à l’inverse, aucune branche ne représente madame avec son ex-conjoint et leur fils. Ils ont choisi de représenter sur une même branche madame, son fils et monsieur. L’arbre dessiné par cette famille semble montrer un besoin de s’appuyer sur des limites afin de contenir l’impulsivité et une excitation importante. La zone de vide sur la partie basse du dessin éloigne la famille du passé qui se voit séparée du reste du dessin par une délimitation floue. Le passé est délimité et touche le bord de la feuille, ce qui peut traduire un besoin d’étayage pour comprendre un passé qui semble être clivé du reste de la famille. D’ailleurs, lors des entretiens, aucune explication ne sera donnée quant à l’histoire paternelle de madame et presque aucune quant à l’histoire familiale de monsieur. Cette épreuve projective semble révéler un mouvement de l’enveloppe avec le renforcement d’un clivage au sein du corps familial. Le groupe resserre alors les liens entre quelques membres (le couple, le fils et la sœur de madame) tout en éjectant les fils de monsieur à l’image de bouc émissaire. Ici, la famille de madame prime tandis que la famille de monsieur est presque absente.
Spatiographie projective: la maison blessée
Ensuite, nous avons proposé à la famille de dessiner leur maison qui serait victime d’attaque avec pour consigne: “Dessinez, en famille, une maison victime d’attaque. Vous pouvez l’imaginer comme vous voulez, sous forme d’un plan”. À nouveau, nous avons mis à disposition de la famille une feuille et un feutre noir puis avons adopté une posture d’observation.
Le dessin de spatiographie de la maison blessée apporte une représentation de son enveloppe psychique sous son aspect traumatique (Derbal, 2023). Cet outil permet d’évaluer le niveau de contenance des familles et les effets traumatogènes causés par des événements négatifs via des indicateurs traumatiques. Ici, monsieur a pris le crayon et a rapidement dessiné la maison, l’actuelle. Elle est en 3D, en façade. Ce que nous pouvons associer à une défense, une protection pour accéder à l’intériorité familiale par un pare-excitation rigide, mais aussi à une difficulté pour intégrer des traces sur la surface d’inscription des enveloppes psychiques familiales. Le renforcement du pare-excitation apparaît par des traits redoublés sur la quasi-totalité du dessin, traduisant ainsi le besoin de renforcer les frontières de l’enveloppe familiale, ce qui permettrait également à la famille de renforcer ses défenses afin de sécuriser l’enveloppe familiale liée à un Moi fragile. En outre, la maison ne présente aucun signe de destruction par son attaque qui est matérialisée par une tornade de 200 mètres de diamètre qui ne l’a pas encore touchée, donnant l’impression qu’elle passe à côté de la famille et, paradoxalement à cette tornade, un soleil souriant est dessiné au-dessus de la maison. Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse d’une projection de la menace de la maladie avec le pré-cancer de madame en 2016 où madame n’avait finalement pas eu besoin de traitement. Ce dessin semble montrer toute la paradoxalité du vécu de la maladie. Ils dessinent leur maison actuelle afin de représenter “leur maison blessée”, maison dans laquelle vivait madame lorsqu’elle a reçu son diagnostic de cancer et dans laquelle elle a vécu l’ensemble de son protocole de soin, une maison qui ne l’a pas protégée de la maladie mais qui l’abrite pour la sauver. Dans un premier temps, en 2016, le cancer est passé très près de madame mais n’a pas été qualifié comme tel et ne semble pas avoir été vécu comme une réelle menace pour sa santé et pour la famille. Ici, la tornade renvoie au danger et le soleil au calme et à l’espoir, à l’image de l’expression “après la tempête vient le beau temps”. Cette maison représente donc leur maison réelle, attaquée par la maladie. Par conséquent, il s’agit d’une maison qui protège l’intériorité de la famille, la rendant peu accessible mais ne protégeant pas la famille des agressions extérieures.
Spatiographie projective: la maison de rêve
Enfin, nous avons proposé à la famille de réaliser un troisième et dernier dessin avec pour consigne: “Dessinez en famille la maison idéale de vos rêves, vous pouvez l’imaginer comme vous voulez sous forme d’un plan”. Comme pour les deux autres dessins, nous leur avons mis à disposition une feuille ainsi qu’un feutre noir et avons adopté une posture d’observation.
L’épreuve de la maison de rêve, quant à elle, a été réalisée par madame qui a dessiné sa maison de rêve. Il s’agit à nouveau d’une maison dessinée en façade, ornée d’éléments extérieurs (une piscine, des fleurs, des arbres, des transats, une “énorme” terrasse, un héliport). La maison est en bois. Elle a un toit plat avec des panneaux solaires sur le toit et des grandes baies vitrées pour laisser passer la lumière. Sa qualité essentielle est d’être lumineuse et chaleureuse grâce à la chaleur qui entre par les baies vitrées.
À travers cette maison de rêve, la famille semble fantasmer une enveloppe familiale plus souple et plus résistante, à l’image d’un roseau qui se courbe mais qui ne casse pas. Nous pouvons également observer des défenses paradoxales dans le sens où cette maison est dépourvue de clôture, ce qui implique un pare-excitation discontinu qui ne permet pas de remplir la fonction de protection, mais ce dessin montre un double garage accolé à la maison, ce qui serait le signe d’une zone de transition à valeur de protection, à l’image d’une carapace et donc ayant une fonction de pare-excitation. Sur le dessin de la maison de rêve, nous pouvons observer une absence de porte d’entrée, ce qui pourrait renseigner sur une absence de filtre avec le monde extérieur et un fonctionnement familial autarcique. Toutefois, la maison possède une façade entière de baies vitrées et de grandes fenêtres. Nous pouvons nuancer ce point, car il semble que la maison soit ouverte sur l’extérieur, d’autant plus que la partie jardin représente la moitié de la feuille. Le pare-excitation se voit renforcé par les éléments accolés à la maison comme la terrasse et la piscine qui signent également la prolongation narcissique du corps familial. De plus, ce dessin de façade en 3D ne donne pas l’accès à l’intériorité de la maison comme si les défenses étaient rigides. Toutefois, chez madame, nous pouvons observer un désir, voire un besoin, de faire des modifications, qu’elles soient intérieures ou extérieures, ce qui peut être le signe d’un certain désir de se couper du passé et qui lui permettrait de consolider son enveloppe.
L’importante partie extérieure qui entoure la maison serait une forme d’enveloppe palliative ayant pour mission de colmater les enveloppes internes. Cependant, le fait de ne pas avoir accès à l’intériorité peut être révélateur d’un défaut d’intériorisation de la famille. Les espaces extérieurs qui servent de zone de transition traduisent une forme de projection de la période transitionnelle que traverse madame dans le cadre de sa maladie. En effet, si madame a terminé ses traitements curatifs, elle est désormais sous hormonothérapie. Au niveau de son image du corps, ses cheveux ont commencé à repousser, mais elle porte encore les stigmates de sa maladie.
Discussion: fragilité et paradoxalité de l’enveloppe familiale atteinte par le cancer: du contenu au contenant
L’analyse des différents dessins met en avant une fragilité interne et du contenant psychique familial. L’appareil psychique de cette famille fonctionne sur une tendance isomorphique où prédominent des liens narcissiques entre les membres du groupe. Cette famille recomposée lutte ainsi contre des angoisses de séparation, d’abandon et de mort, tout en ayant également recours au clivage. Ce clivage s’observe au niveau des modalités relationnelles où il existe un déséquilibre se matérialisant par le fait que les enfants de monsieur sont évincés de ce corps familial via un mécanisme d’extrajection (Aubertel, 1982). Nous retrouvons ce déséquilibre à plusieurs niveaux, d’abord à l’échelle de la famil,le élargie avec des relations du côté du “pas assez” s’exprimant par le rejet au niveau de la lignée paternelle de madame. Par un effet miroir, ce fonctionnement se reproduit sur la lignée du côté paternel de cette famille recomposée avec l’exclusion des enfants de monsieur. Puis il existe une confusion des places au sein de la famille où, concrètement sur le dessin de l’arbre généalogique, certains membres de la famille apparaissent sur plusieurs branches en étant mélangés des deux côtés paternel et maternel. De plus, cette confusion se retrouve au niveau des places puisque la sœur de madame occupe une fonction de sécurité maternelle et monsieur est considéré comme le huitième enfant de la fratrie. De ce fait, fantasmatiquement, le couple constitué par madame et monsieur reposerait sur un lien avant tout fraternel tendant à évacuer la question de l’intimité et la régulation des pulsions sexuelles. Ce lien est aussi renforcé par l’origine du couple qui se fonde sur des bases fragiles et floues. Le couple se rencontre au moment où monsieur est vulnérable, en pleine séparation d’avec la mère de ses enfants. Il prend appui sur madame et sa fratrie, tout en étant dans l’impossibilité de différencier son espace de vie, en imposant à son nouveau couple de vivre dans la maison qu’il a construite avec son ex-femme. D’autre part, nous retrouvons ce déséquilibre au niveau du sentiment d’appartenance, très fort du côté de la mère, et, à l’inverse, fragile du côté paternel de madame, une fragilité qui semble contaminer à nouveau de façon inconsciente la famille recomposée. Ces différents éléments de confusion et ces déséquilibres contribuent à un soi familial fragile renvoyant à une identité brouillée. Cette fragilité du groupe interne semble également être liée aux effets de l’existence de la transmission d’un fardeau inter- et transgénérationnel (parcours migratoire, cancer du grand-père, traumatismes: décès du père de monsieur, séparation de madame, abandon des parents de madame) ayant des effets au niveau des alliances inconscientes en termes de contrat narcissique où il existe de manière répétitive une configuration des places occupées par certaines lignées familiales et certains membres. Cette configuration est renforcée par l’arrivée de la maladie où la famille recomposée se retrouve de manière inconsciente dans une reproduction du schéma familial pour maintenir un certain équilibre et pour lutter contre des angoisses massives de mort. Elle resserre ses liens en évinçant certains membres, faisant du clivage une condition à la survie du groupe. Concrètement sur chaque branche de l’arbre, il existe des ramifications hachurées, signe de zones vides, de blocages, de non-dits et de secrets. Des éléments non pensables, bêtas, en lien avec leur histoire généalogique, réactivée par le cancer, ont des effets sur l’appareil psychique familial où le sentiment de sécurité interne et son enveloppe altérée favorisent un défaut de contenance. Dans ce sens, nous pensons que la maladie est venue effracter l’enveloppe psychique, ouvrir “la boîte de pandore” et révéler les failles de l’histoire familiale mais aussi celle de cette famille recomposée. Le cancer met en lumière des fragilités structurelles en attaquant son corps familial, dont l’origine s’inscrit en partie dans le couple fondateur qui n’a pas réussi à s’unifier dans une psyché commune. De façon tout à fait symbolique, le cancer du sein viendrait attaquer cette tentative d’intimité, d’ailleurs monsieur s’est opposé à un traitement chimiothérapeutique. De plus, le couple n’a pas pu constituer sa propre intimité et sa propre identité à travers un habitat réel commun (ils vivent dans la maison de monsieur où règne le fantôme de son ex-femme) qui ne peut servir d’enveloppe de suppléance. La famille n’a alors pas trouvé d’autre choix que de chercher une suppléance à son défaut de contenance et de sécurité à l’extérieur de son groupe comme en témoignent les soleils dessinés ainsi que l’héliport qui leur permettrait de s’échapper de leur maison au plus vite en cas d’attaque. Cette enveloppe de substitution, à l’image d’une seconde peau, assure la contenance et la protection nécessaires dans cette période de maladie. Cette enveloppe de suppléance est celle de la fratrie de madame, source de sécurité, d’identité et d’appartenance pour cette famille recomposée qui ne parvient pas à s’unir pour se définir mettant à mal le “soi” familial. Son sentiment d’appartenance est alors très attaqué, ce qui tend à renforcer l’effet de paradoxalité de son enveloppe psychique. Cette famille est défensive, “poreuse/non poreuse”, “carapacée/non carapacée”. Il est difficile d’accéder à son intériorité (maison en façade, traits redoublés) mais en même temps, elle semble vouloir y donner accès (baies vitrées, transparence) et révèle une certaine fragilité (traits hachurés au niveau du toit et des portes de garage). Elle semble s’inscrire dans une fragilité narcissique, un flou identitaire notamment en raison des modalités de constitution du couple, du parcours migratoire de chacune des lignées et des différents traumatismes vécus inter- et transgénérationnels. Les membres peuvent ainsi donner l’impression de ne pas savoir véritablement d’où ils viennent, la fonction d’inscription du Moi-peau familial apparaît alors défaillante, ce qui ne permet pas à la famille ni au couple d’inscrire son histoire, sa trace à chaque nouvel événement (pré-cancer, cancer, COVID, déménagement). Ne pouvant prendre appui sur elle, sur son intériorité en raison des différentes fragilités énoncées, elle cherche à s’étayer sur le monde extérieur en activant la fonction de recharge libidinale du Moi-peau, représentée sur les dessins par les panneaux solaires, les soleils, etc. La famille recomposée trouve ainsi contenance et sécurité en prenant appui sur la fratrie de madame, ce qui se matérialise de manière paradoxale sur le dessin de la maison blessée par la présence du soleil et de la tornade. Le soleil symboliserait la fratrie renvoyant à une seconde-peau qui assure la contenance et la sécurité au moment où la tornade, le cancer, passe à côté de la maison sans la détruire en façade. Ainsi, la fratrie est présente pour cette famille recomposée qui, à l’image du cancer, est malade de l’intérieur mais qui parvient à pallier la maladie et ses effets grâce à un traitement extérieur (le soleil: concrètement tous les investissements extérieurs comme la fratrie de madame, la participation à la recherche, les traitements médicamenteux).
Nous pouvons ici faire l’hypothèse d’une enveloppe psychique couplale “poreuse/carapace” qui contamine l’enveloppe psychique familiale rendant le pare-excitation défaillant, laissant ainsi passer les agressions extérieures qui forment alors des trous dans l’enveloppe psychique familiale mais qui parviennent à être en partie colmatés par les nombreux investissements extérieurs de la famille. Cette contamination de l’enveloppe psychique vient ici témoigner de leur emboîtement: avec une enveloppe psychique couplale poreuse en partie contenue dans l’enveloppe psychique familiale recomposée poreuse/carapacée qui elle-même s’imbrique dans l’enveloppe psychique de la fratrie de madame qui semble restaurer une certaine fonction contenante.
Conclusion
Ainsi, cette vignette clinique semble montrer que la maladie vient rendre visible la fragilité préexistante dans cette famille en faisant vaciller un équilibre déjà ténu. Pour cette famille où il est difficile d’avoir accès à une intériorité, lorsque le diagnostic arrive, il n’est plus possible pour elle de se cacher ni de dénier la maladie qui est là, qui s’installe et qu’il faut traiter. Les outils projectifs montrent combien la famille a pu être dans le déni, comme si la maladie ne les attaquait pas vraiment, comme si le corps familial pouvait rester intact. Malgré tout, cette mère de famille fantasme une enveloppe plus protectrice, comme si tous les éléments extérieurs allaient permettre de colmater les trous laissés par l’effraction causée par les différentes ruptures vécues par la famille (parcours migratoire et maladie) dans le but de créer une enveloppe psychique familiale plus solide, plus contenante. Ce cas clinique, à travers les outils projectifs familiaux, témoigne de la complexité des configurations d’aide. Si le conjoint est souvent identifié comme étant l’aidant principal, une analyse de la dynamique groupale révèle les liens d’alliance et de pacte qui peuvent engager d’autres aidants avec des rôles différenciés (la fratrie par exemple). Ce travail montre enfin de la nécessité de penser des dispositifs d’accompagnement des patients et de leur famille qui n’alimentent pas davantage le risque de rupture des liens pour ces couples et/ou familles. Offrir des espaces de répit aux aidants certes, mais qui puissent leur permettre de penser le lien plutôt que de s’en extraire. Cette famille a pu se réunir autour de sa participation à la recherche et cherche des espaces communs, supports d’un lien à trouver/créer. La piste thérapeutique pourrait être une thérapie de couple. En effet, la famille recomposée repose sur le couple fondateur qui ne parviendrait pas à s’inscrire, comme s’il en était constamment empêché par l’arrivée de nouvelles attaques. Le cancer semble alors être venu rendre visibles les failles du couple et ainsi fragiliser la famille au-delà du poids de l’héritage familial.
Bibliographie
Anzieu, D. (1993). Le Moi-peau familial et groupal. In D. Anzieu, Le travail de l’inconscient (pp. 400-410). Paris: Dunod, 2009.
Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris: Bordas, 1995.
Aubertel, F. et Ruffiot, A. (1982). Les mécanismes de défense familiaux. Dialogue, 75, 16-28.
Aulagnier, P.(1975). La violence de l’interprétation. Paris: PUF, 1991.
Bonnet, M., Vadam, F., Belot, R., Quibel, C., Pozet, A., et Nerich, V. (2020). Attachement et parcours de l’aidant face à l’épreuve du cancer. Bulletin du Cancer, 107(11), 1138-1147.
Bouffay, C., Chvetzoff, G., Couillet, A., Fervers, B. et al. (2023). Le parcours de l’aidant, Expérience de l’accompagnement des proches aidants dans un Centre de Lutte Contre le Cancer. Jusqu’à la mort accompagner la vie, 152, 87-99.
Chatel, P., Bouteyre, E., Hardwigsen, C. (2018). La fratrie face à la dépendance d’un parent âgé: La place d’aidant des enfants à travers le dessin de la famille ». npg Neurologie Psychiatrie Gériatrie, , 27-37.
Cancers: les chiffres clés. (2023, juillet). https://www.e-cancer.fr/. https://www.e-cancer.fr/Patients-et-proches/Les-cancers/Qu-est-ce-qu-un-cancer/Chiffres-cles
Cancer: ne pas oublier les aidants. (2021). Institut Curie. https://curie.fr/actualite/parcours-patient/cancer-ne-pas-oublier-les-aidants#:~:text=Un%20Fran%C3%A7ais%20sur %20dix%20aide,r%C3%B4le%20d’%C2%AB%20aidant%20%C2%BB
Cuynet, P. (2005). L’image inconsciente du corps familial. Le Divan familial, 15, 43-58.
https://doi.org/10.3917/difa.015.0043
Cuynet, P. (2017). La maison de rêve, image du corps familial et habitat. Paris: In Press.
Cuynet, P. et Mariage, A. (2004). Le dessin de l’arbre généalogique comme épreuve projective. Le Divan familial, 13, 161-182.
Dupré La Tour, M. et Gorlero, C. (2012). Quand la maladie révèle et réveille les souffrances familiales. Dialogue, (3), 57-68.
Eiguer, A.(2011). La transmission psychique et transgénérationnelle. L’esprit du temps, 72, 12-25.
Genion, A. et Viodé, C. (2022). Quand l’incertitude de la maladie cancéreuse attaque les liens: effet de la dynamique transférentielle. Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, 180(7), 639 644. https://doi.org/10.1016/j.amp.2021.02.008
Granjon, E. (1986). L’enveloppe généalogique de la famille. In L’œuvre ouverte, Actes des journées d’études du COR, autour du concept de moi-peau et des travaux de Didier Anzieu (p. 73-75). Arles: COR.
Granjon, E. (1987). Traces sans mémoire et liens généalogiques dans la constitution du groupe familial. Dialogue, 98, 10-16.
Granjon, E. (1998). Du retour du forclos généalogique aux retrouvailles de l’ancêtre transférentiel. Le Divan familial, 1, 155-172.
Granjon, E. (1990). Alliance et aliénation: ou les avatars de la transmission psychique intergénérationnelle. Dialogue, 108, 61-72.
Justin, P., Lamore, K., Dorard, G. & Untas, A. (2021). Are there young carers in oncology? A systematic review. Psycho-Oncology, 30, 9, 1430-1441.
Kaës, R. (1993). Le groupe et le sujet du groupe. Malakoff: Dunod.
Loncan, A. (2015). Du corps individuel au corps psychique familial: réflexion sur la topologie de la vie psychique. Le Divan familial, 34, 11-26.
Muccia, D., Cantisano, N., Compaci, G., Laurent, G. et Sordes, F. (2023). L’après-cancer des patients atteints de lymphome. Fardeau et qualité de vie des aidants. In A. Untas, É. Boujut, K. Lamore (sous la dir.), Le patient et son entourage. Quelles interactions? (pp.25-40). Paris: Éditions des archives contemporaines. doi: https://doi.org/10.17184/eac.7571
Nguimfack, L. (2016). Expérience familiale subjective et dynamique psychique familiale à l’annonce du diagnostic du cancer. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 57(2), 27-47.
Pujol, H., J.-L. et P. (2014). Question(s) cancer. Arles: Acte Sud.
Ruffiot, A. (1979). La thérapie psychanalytique de la famille. L’appareil psychique familial [thèse de doctorat]. Université de Grenoble.
Ruffiot, A. (1981). Le groupe-famille en analyse. L’appareil psychique familial. In A. Ruffiot et coll., La thérapie familiale psychanalytique. Malakoff: Dunod, 1985.
Annexes
Chaque branche de l’arbre représente un couple et les ramifications représentent les enfants du couple. L’ordre des branches suit la réalisation de l’arbre par la famille
Initiales arbre | |
Branche 1 | R+L: grands-parents paternels de monsieur F: père de famille (monsieur) |
Branche 2 | M+V: grands-parents maternels de madame
C, M, P , M, C (à l’envers), A (à l’envers), L (à l’envers): enfants des grands-parents maternels |
Branche 3 | F+E: monsieur et son ex-femme F et M: Fils de la première union de monsieur |
Branche 4 | F+C: monsieur et madame (couple de la recherche) H: nom du chien de la famille |
Branche 5 | C+F: madame et monsieur (couple de la recherche) T: Fils de la première union de la mère de la famille |
Branche 6 | M+C: oncle et tante de madame R: cousin de madame |
Branche 7 | P+F: oncle et tante de madame L et M: cousin et cousine de madame |
Branche 8 | M+D: tante et oncle de madame |
Branche 9 | L+L: oncle et tante de madame L et J: cousines de madame |
Branche 10 | A+S: oncle et tante de madame N et L: cousines de madame |
Branche 11 | M+L: oncle et ancienne compagne (famille de madame) G: fils du couple |
Branche 12 | C+M: oncle et tante de madame D: cousine de la famille (famille de madame) |
Figure 1: tableau de correspondance des places – génographie
* Étudiante master 2 Clinique de la Famille, des Groupes et Psychopathologie à tous les âges de la vie (CFGP), Université Marie et Louis Pasteur. gibault.manon@orange.fr
** Professeur de Psychologie clinique et psychopathologie, Laboratoire de psychologie UR 3188, Université Marie et Louis Pasteur. mbonnet@univ-fcomte.fr
*** Professeur de Psychologie clinique et psychopathologie, Laboratoire de psychologie UR 3188, Université Marie et Louis Pasteur. maria.sanahuja@univ-fcomte.fr
[1] Recherche FAC (famille aidant cancer) dirigée par Pr Magalie Bonnet et Pr Almudena Sanahuja en collaboration avec Mme Manon Gibault (M2 Master Clinique de la Famille, des Groupes et Psychopathologie à tous les âges de la vie (CFGP), laboratoire de psychologie (UR 3188), Université Marie et Louis Pasteur, Besançon.
[2] Le contrat narcissique désigne un accord inconscient entre l’individu et son groupe familial. Il s’agit d’intégrer le groupe en acceptant de remplir un rôle spécifique que ce dernier impose à l’individu.
[3] De la même manière que le contrat narcissique, le pacte dénégatif est un accord implicite qui consiste à conserver hors du champ de la conscience un certain nombre d’éléments en négatif.
[4] Les huit fonctions du Moi-peau selon Anzieu (1985) sont les suivantes: la maintenance, la contenance, le pare-excitation, l’individuation du Soi, l’intersensorialité, l’inscription des traces, le soutien de l’excitation sexuelle et la recharge libidinale.
[5] Avis favorable du CER le 03/06/224 (CERUBFC-2024-02-21-005).
[6] Outil qui apporte des éléments de compréhension sur le fonctionnement psychique de la famille et la dynamique des liens.
[7] L’outil projectif de la maison blessée pourra fournir des informations sur les effets des traumatismes sur l’enveloppe psychique de ces familles. L’outil projectif de la maison de rêve pourra fournir des informations sur la qualité de l’enveloppe psychique de ces familles et les représentations du corps familial.
[8] Madame a eu un pré-cancer en 2016.
[9] Tableau de correspondance initiales arbre 2/prénoms arbre 1.