REVISTA N° 13 | AÑO 2013 / 1
Resumen
En la medida en que la familia nuclear es un producto de la modernidad, la “pareja” posmoderna es percibida como una ruptura con los valores de la tradición moderna. ¿Qué representación del vínculo social podemos observar entonces en los individuos o parejas que no encajan en el proyecto de contrato social de la tradición moderna, pero que tampoco parecen funcionar en la condición de alienación que resulta de la disolución de dicho contrato? Si la familia tiene la función de integrar a las personas en la sociedad, ¿de qué manera los individuos desligados de la unidad familiar y social pasan a conformar una pareja o una familia? En otras palabras, luego de la crisis general de la posmodernidad, ¿qué tipo de persona comienza a organizar una pareja? ¿De qué nuevo tipo de organización se trata? Y finalmente, ¿cuáles son las crisis que amenazan a la pareja posmoderna? En este artículo proponemos explorar algunas maneras de pensar acerca de la crisis de la pareja, teniendo en cuenta los límites de la identidad posmoderna tal como se presentan en la reciente película de Anne Emond , Nuit # 1 (Quebec 2011) .
Palabras claves: familia, femenino, lenguaje, vinculo social, Quebec, transmisión
Résumé
Dans la mesure où la famille nucléaire est le produit de la modernité, le « couple » postmoderne se perçoit comme étant en rupture avec les valeurs de la tradition moderne. Quelle représentation du lien social pouvons-nous observer chez des individus ou des couples qui ne cadrent plus avec le projet du contrat social mais qui semblent ne pas « fonctionner » non plus dans la condition d’aliénation qui résulte de la dissolution de ce même contrat ? Si la famille a comme fonction de relier positivement les individus à la société, de quelle façon les individus déliés de l’unité familiale et sociale entrent-ils en couple (et peut-être en famille) ? En d’autres termes, après la crise généralisée de la postmodernité, quel sujet entame l’organisation du couple ? De quel nouveau type d’organisation s’agit-il ? Enfin quelle sorte de crise menace le couple postmoderne ? Dans cet article, je me propose d’explorer des pistes de réflexions au sujet de la crise de couple en tenant compte des limites de l’identité postmoderne telle que présentée dans le film récent d’Anne Émond, Nuit # 1 (Québec 2011).
Mots-clés : famille, féminin, langue, lien social, Québec, transmission.
Summary
In as much as the nuclear family is the product of modernity, the postmodern « couple » is perceived as being disjoint from the values of the modern tradition. What kind of representation of social links can one observe in individuals or in couples who no longer tally with the project of the social contract, but who seem not to « function » either in the condition of alienation that results from the dissolution of that same contract? If the function of the family is to positively link individuals to society, in what manner do individuals who are disjoint from the familial and social unity enter into couplehood (and perhaps into familyhood) ? In other words, after the generalized crisis of postmodernity, what kind of Subject engages in the organization of the couple? What type of organization are we to observe? And finally, what kind of crisis threatens the postmodern couple? In this article, I intend to explore some tracks of reflection about the crisis of the couple while taking into consideration the limits of postmodern identity as presented in Anne Émond’s recent film, Nuit # 1 (Quebec 2011).
Keywords: family, feminine, language, social link, Quebec, transmission
ARTÍCULO
Les limites du couple postmoderne
NELLIE HOGIKYAN[1]
Introduction
À notre époque, la famille a subi de grands bouleversements et d’importantes transformations sont survenues dans les structures de parenté. La famille nucléaire est le produit de la modernité et le « couple » postmoderne se perçoit comme étant en rupture avec les valeurs de la tradition moderne. Cette disjonction au niveau collectif a des répercussions et des conséquences inouïes sur l’identité sociale des individus ainsi que sur les alliances inconscientes qui lient les personnes dans une relation socialement reconnue. Le déliement dans la chaîne de la filiation dû aux modifications dans l’organisation de la famille à la fin du vingtième siècle est aussi une brisure du lien social qui unit les citoyens sur le plan politique, car la famille a comme fonction de relier positivement les individus à la société. Le siècle passé a été marqué par des mutations fondamentales dans les structures de la société (libération des femmes, avancements dans les sciences et donc modifications sur le plan des modes et des conditions de reproduction), mais aussi, le progrès technologique connaît un extrême débordement qui dépossède l’être humain de sa subjectivité quant à l’engagement civique ainsi qu’affectif. Plus précisément, pour reprendre les théories psychanalytiques, il y a, dans notre époque contemporaine, souffrance au niveau des rapports de la filiation ainsi que sur le plan de la vie libidinale des individus. Ce qui d’entrée de jeu garantit les liens filiaux se voit affecté et les relations entre les individus au niveau de leurs points d’ancrage déterminants se voient modifiées. Ainsi, le noyau de la famille ayant éprouvé une profonde atomisation, la famille et le couple connaissent des dynamiques assez étrangères à l’ensemble des forces qui sousentendent la construction de la famille nucléaire qui a dominé sur la scène de la parenté pendant une bonne partie du vingtième siècle en Occident. Famille éclatée, famille recomposée, famille monoparentale, couple homosexuel, … la liste est longue et les configurations possibles de cohabitation ne cessent de se multiplier.
Quelles représentations du lien social pouvons-nous observer chez des individus ou chez des couples qui ne cadrent plus avec le projet du contrat social de la modernité mais qui semblent peiner à « fonctionner » dans les conditions d’aliénation qui résultent de la dissolution de ce même contrat ? Si la famille porte la charge de rattacher favorablement les individus à la vie sociale, de quelle façon les individus déliés de l’unité familiale et sociale entrent-ils en couple (et peut-être en famille) ? En d’autres termes, après la crise généralisée de la postmodernité, quel sujet entame l’organisation du couple ? De quel nouveau type d’organisation s’agit-il ? Enfin quelle sorte de crise menace le couple postmoderne ?
Pour comprendre et analyser les transformations survenues sur le plan de la subjectivité et des rapports du couple dans les vingt-cinq dernières années au Québec, je me propose d’explorer des pistes de réflexions au sujet de la crise de couple en écoutant les échanges intimes des deux amants (Clara et Nicolaï) telle que présentée dans le film récent d’Anne Émond, Nuit # 1 (Québec 2011). Pour bien situer ce couple qui se construit sur les décombres de la famille moderne, je commencerai par une comparaison avec le tout récent Thérèse Desqueyroux de Claude Miller (France 2012).
Résumé du film Nuit # 1 (Québec 2011)
Une jeune femme de 27 ans nommée Clara et un jeune homme de 31 ans au nom de Nicolaï se rencontrent dans une fête Rave dans une boîte de nuit à Montréal. Arrivés à l’appartement de Nicolaï, les deux font l’amour, se disputent et enfin se parlent. Ils racontent leur malêtre et chacun se livre à des confidences on ne peut plus intimes sur sa condition d’individu aux prises avec un monde qui lui est insupportable :
Elle, québécoise, errante lorsqu’elle n’est pas au travail, cherche à se faire aimer pour calmer ses angoisses de la nuit car elle ne peut dormir. Elle couche avec n’importe qui et n’importe où, s’absente souvent de l’école où elle travaille comme institutrice au primaire, s’adonne à l’alcool et à la drogue.
Lui, immigrant, plutôt bohème, passe ses journées dans son appartement délabré, sans se nourrir ni se soigner. Il commence à lire de grands romans sans les terminer, ne peut garder un seul travail et vit du bien-être social. Il rêve de réaliser de grands projets qu’il ne peut entamer.
De la parole coupée au couple de parole
La dernière scène du grand film de Claude Miller, Thérèse Desqueyroux, nous donne à écouter un dialogue inachevé entre les deux membres d’un couple dissolu. Nous sommes dans les années trente et Bernard conduit Thérèse à Paris où elle rêve de commencer une nouvelle vie, libre de ses attaches familiales. Séparée de Bernard par une tentative de crime, Thérèse lui avoue qu’elle ne sait pas la raison de son passage à l’acte contre lui, et lorsqu’elle lui demande si lui-même, à son tour, pourrait savoir ou formuler les raisons de ses propres actes, Bernard ne répond pas. Cependant, en tant qu’homme de cette époque-là, Bernard remplit sa fonction de conjoint en communiquant qu’il a payé le compte de ce qu’ils viennent de consommer au café. Cette scène nous traduit la difficulté, voire l’impossibilité pour le conjoint d’écouter et d’entendre ce que sa femme voudrait lui dire, ce dont elle tente de témoigner à propos de leur vie intérieure et psychique. Sa parole est coupée. L’un des deux n’entend pas l’autre.
Malgré les troubles auxquels fait face la jeune femme dans le cadre « étouffant » de cette famille bourgeoise où elle devait vivre et assumer son rôle de mariée et de mère (rôles qu’elle ne supporte pas d’ailleurs), l’on ne peut faire abstraction d’une confidence prononcée par Thérèse sur son besoin d’appartenir ou de faire partie d’un certain « ordre » familial ou social qui lui permettrait de se dépasser. En conversant au début du film autour du mariage avec son amie Anne— la sœur du futur conjoint de Thérèse, Anne demande à celle-ci si elle n’avait pas peur de se commettre à une telle alliance. Thérèse avoue la nécessité pour elle de se soumettre à un « ordre » autre que le sien intérieur : elle espère que l’ordre familial la sauvera du désordre de ses pensées.
Nous pouvons observer une continuité percutante au niveau des thèmes abordés par les réalisateurs de Thérèse Desqueyroux et de Nuit # 1. Car la scène finale en gros plan de Thérèse Desqueyroux sert d’arrière fond pour l’histoire des deux jeunes dans Nuit # 1. Ce dernier reprend là où le premier s’est arrêté : dans le premier, le couple est séparé ; Thérèse, seule et libre, cherche à se faire entendre. Dans le deuxième, deux amants trop seuls et trop libres (comme l’affirme la réalisatrice de Nuit # 1—j’y reviendrai) se réunissent, se parlent et s’écoutent.
Il est évident que le statut des amants de Nuit # 1 ne répond pas entièrement aux critères de l’entité de « couple »—il ne s’agit pas d’un couple institué en famille. Nous pouvons certes parler de deux individus esseulés et incapables de faire face à la réalité, et qui passent une longue nuit ensemble. Mais il me semble cohérent de nous référer à un couple « hasardeux » d’après la nomination des journalistes dans la presse québécoise. Ces couples hasardeux dont les relations durent une nuit, un mois, un an… Ne sont-ils pas des couples qui s’érigent sur les ruines de la modernité, sur les ruines du sens même[2] ; et enfin, sur les traces des couples qui les ont précédés ? Il est indéniable que les deux protagonistes de Nuit # 1 se présentent plutôt comme un couple contemporain en reconstruction, en quête d’une nouvelle organisation du couple et de la famille. De plus, les deux amants venant de sociétés très différentes essaient de formuler une nouvelle articulation de leur identité individuelle avec l’identité collective. S’ajoute donc une autre dimension du couple mixte, soit la préoccupation par des réalités d’ordre politique. Cet axe de signification sociale est exprimé par Clara et son rapport à son pays « en détresse ».
Éclatement du noyau familial
Quel est le sens de l’absence de toute référence aux parents dans le discours de chacun, et donc au couple qui les a dotés de vie et qui a façonné une bonne partie de leur identité et de leur rapport au monde ? La seule fois où Clara se prononce sur l’un de ses parents, c’est pour nous communiquer une lacune : « J’ai une double vie ; mes collègues n’en ont aucune idée ; ma mère non plus », dit-elle à propos de sa vie de nuit.
Pour les sociologues, il n’y a pas de crise dès que le couple répond à la nécessité de se reproduire ou d’avoir des enfants. Les auteurs des Théories sociologiques de la famille écrivent en 1998 :
Face aux mutations récentes, les sociologues de la parenté adoptent une attitude peu alarmiste : la famille contemporaine pour eux n’est pas en crise car elle remplit toujours des fonctions sociales de reproduction, elle assure une sociabilité forte et une transmission intergénérationnelle, elle contribue à l’insertion des individus sur le marché du travail et les protège contre ses aléas. (Cicchelli p. 106)
Nuit # 1 nous présente un microcosme de la famille dispersée et de la filiation rompue. Nous apprenons que chacun des deux protagonistes vit une solitude qui lui est insupportable ; nous ne savons rien sur leurs familles et la seule scène où nous voyons des enfants (à la fin du film) a lieu à l’école, loin donc de l’autorité parentale. La disjonction des individus de la cellule familiale annonce la fin de la transmission et met en relief la rupture entre famille et individu.
Dans Nuit # 1, la coupure au niveau de la transmission familiale est claire et directe au moins du côté de Nicolaï, personnage immigrant d’origine ukrainienne et ayant grandi en France. Vivant au Québec depuis quelques années, il doit commencer sa vie à zéro. Cette coupure se traduit pour lui dans l’impossibilité de s’insérer dans un cadre institutionnel quelconque. Aucun horaire de travail ne lui convient et toutes ses lectures sont discontinues. Du côté de Clara, la Québécoise, la coupure d’avec les parents-répondants nous est illustrée par l’expérience d’errance affective que mène Clara en dehors de son travail à l’école ; car, comme l’avancent les sociologues de la famille, la séparation des domiciles entre enfants et parents est un signe de liberté et de démocratisation. Cette décohabitation joue un rôle décisif sur le plan de la transmission intergénérationnelle :
La séparation des domiciles respectifs joue alors le rôle de garant de l’indépendance réciproque des générations. […] dans la société moderne, la relation de filiation est caractérisée par une dépendance juridique de l’enfant à l’égard de son père jusqu’à sa majorité légale. Ensuite, la décohabitation entre le jeune homme majeur et/ou marié fait cesser tout rapport de dépendance. (Ibid., p. 75)
Nous entendons bien que les sociologues font ressortir cette dimension d’indépendance juridique entre enfants et parents ; qu’en est-il alors de l’indépendance (consciente ou inconsciente) sur le plan psychique ? Dans le cas de Clara, l’on peut se demander si c’est cette séparation inélaborée qui est à l’origine de ses nuits anarchiques – traduisant son angoisse – et qui est à l’origine de son chaos identitaire ?
Transmission et troubles au féminin
Ces nuits passées n’importe où, n’importe comment et avec n’importe qui nous en disent beaucoup sur le décentrement et l’absence d’une vie affective et sexuelle stable pour l’héroïne pourtant « fonctionnelle » pendant la journée passée à son métier de professeur au primaire. Mais sur un niveau plus profond dans le cas de Clara, l’on se doit explorer la transmission du côté du féminin : n’est-ce pas la filiation qui fait trouble ici ?
Dans Les alliances inconscientes, René Kaës identifie les traits particuliers des alliances originaires qui garantissent les rapports de filiation. L’identité sexuelle du sujet adulte, élabore-t-il, se construit par l’entremise de ces caractéristiques propres au rapport de l’enfant avec sa mère. Selon le psychanalyste, les alliances originaires qui traversent et façonnent le lien entre mère et fille sont déterminantes pour l’organisation de l’identité de la jeune femme (Kaës 2009, p. 148). Dans Nuit # 1, quelque chose au niveau de cette identité féminine est perverti, ce qui marque une division douloureuse entre corps et âme. Écoutons là-dessus la jeune Clara :
… Je me sens complètement vide, je suis absolument rien, je suis un corps, un corps qui danse, qui baise, qui reflète la lumière … J’ai un corps mais il n’y a rien qui habite ce corps, une enveloppe corporelle vide …
Et
… Il y a aucun endroit au monde où je voudrais être ; … être seule c’est insupportable, mais il y a personne avec qui j’ai envie d’être … Je suis loin de tout, loin de tout le monde… les gens normaux rentrent chez eux ; ils ont raison… c’est l’heure où le monde ne savent plus ce qu’ils cherchent… je baise beaucoup aussi, des inconnus chez qui je vais …
…
Je pense que ça me dérangerait pas de mourir, c’est vraiment ça que je pense. Il faut que quelqu’un s’occupe de moi, quelqu’un de fort, qui m’attrape, qui m’emporte, je ne sais pas où, là où il faut que je sois[3].
Il n’est pas difficile d’imaginer que ce « là où il faut que je sois » de Clara soit son propre corps « vide ». Vide de l’intérieur, évacué de son propre désir ou dépossédé de celui-ci par la technologie de séduction de la domination masculine[4], ce corps est chargé de l’extérieur par le désir d’un autre—désir supposé des hommes. De la pornofication du corps de la femme, en passant par la technologie de la chirurgie esthétique, à la fornication mécanique, les jeunes femmes de notre époque font face à une impasse importante sur le plan de la subjectivité féminine désirante. Les effets de cette industrie du sexe n’est pas moins néfaste pour les jeunes hommes, bien évidemment. Lisons une contemporaine de Clara au sujet du corps et de la problématique du sexe féminin. Dans Folle, récit autobiographique on ne peut plus troublant de Nelly Arcan, la narratrice témoigne également de cette absence constitutive ayant trait à la dislocation du féminin qui la tourmente :
Quelque chose en moi n’a jamais été là…
[Ç]a voulait dire que toute ma vie il y avait eu une erreur sur ma personne, ça voulait dire qu’à ma naissance il avait dû se passer quelque chose, par exemple que sous information médicale officielle ma mère attendait un garçon et que, un fois me tenant dans ses bras hurlant mes poumons à son adresse pour qu’elle ne me laisse pas tomber, elle n’a pas cru à mon sexe (Nelly Arcan 2004, p. 12-13).
Partant de cette métaphore du rejeton féminin non reconnu, la narratrice de Folle, comme Clara, mène une vie d’imposture sexuelle, se voit comme une ombre—irréelle (« ma silhouette de poupée », une personne « sans fond » Ibid., p. 25 ; p. 39). Accaparée par des masques de séduction, par une « burqa de chair[5] » pour rejoindre l’autre désirant, Clara, comme la narratrice d’Arcan, reste figée dans une position d’objet désiré plutôt que d’accéder à une subjectivité désirante.
Une liberté étouffante
Nous constatons, à travers les échanges des protagonistes, des références dépréciatives eu égard à la liberté et à la modernité. D’ailleurs, comme l’affirme la réalisatrice, le sens de la liberté n’est pas le même que pour les générations précédentes qui ont lutté pour gagner la liberté. Dans une entrevue accordée à Info Culture, Anne Émond maintient que son film part de son expérience personnelle de jeune femme vivant au Québec dans les années quatre-vingt. Elle rapporte :
Je me suis réveillée un matin pour me rendre compte que moi et mes amis, on avait entre 25 et 35 ans. On n’avait pas de job, pas d’argent, pas de relation qui durait plus de 2 mois. … J’avais l’impression que ce n’étaient pas seulement moi et mes amis qui vivions cela… On est étouffé par notre liberté et on n’est pas les seuls à se sentir comme cela. L’angoisse et cette espèce de désespoir dans notre futur. J’ai l’impression que cela peut rejoindre beaucoup de monde[6].
Modernité, liberté et féminisme sont étroitement liés dans le discours des deux protagonistes de Nuit # 1. Lorsque Clara raconte ses tribulations émotionnelles, c’est avec un air de soupçon et de désenchantement qu’elle dit « Je suis féministe ! ». Écoutons aussi Nicolaï qui s’adresse à Clara :
Les temps modernes me dégoûtent, le monde moderne me dégoûte ; les filles émancipées me dégoûtent …
Par ailleurs, l’on pourrait arguer que pour les individus de la génération de Clara et de Nicolaï, la liberté est banalisée par le fait qu’elle n’est pas acquise personnellement. On ne peut faire abstraction des récents scandales au sujet de jeunes artistes nordaméricaines, comme le cas de Miley Cyrus, par exemple.
L’exhibitionnisme exagéré à l’âge de vingt ans de cette Américaine a fait couler beaucoup d’encre. Dans une chronique intitulée « Les transgressions de Miley Cyrus », Nathalie Petrowski de La Presse réfléchit sur la vanité de la liberté gratuite. Citant Camille Paglia, Petrowski avance que les transgressions de la jeune Miley n’ont pas de sens et qu’il y a « quelque chose de mécanique, de plaqué et de désincarné dans les trémoussements de Miley Cyrus… » (N. Petrowski, La Presse, 9 octobre 2013).
Le rien et le lien : un déracinement « dans son propre pays »
Dans un excellent essai sur la construction du contrat social, intitulé The Sexual Contract, Carole Pateman maintient que le mariage et le plein emploi comptaient parmi les arrangements structurants et sécurisants les plus puissants du vingtième siècle (Carole Pateman 1988). Aujourd’hui, ces institutions se voient radicalement déstabilisées, voire, pour beaucoup de personnes, renversées. Dans Nuit # 1, nous voyons une femme et un homme qui luttent en dehors de ces deux établissements sociaux ; pour eux, rien ne fait lien. Clara se bat avec son corps vide de sens social en se livrant aux désirs sexuels dans des cadres sans attachement véritable. Nous pourrions dire qu’en l’absence d’un contrat qui lierait en une certaine union légitime, ces aventures qui recommencent ne font que répéter la scène finale d’une crise de couple, ou plus précisément, la fin du couple. Clara mène une double vie et pour la plus grande partie de son existence, ses connections avec l’aspect social de la vie sont rompues : « Il y a rien qui me fait rien », dit-elle pour exprimer sa difficulté de se sentir impliquée pleinement ou réellement dans la société :
J’ai une double vie ; mes collègues n’en ont aucune idée ; ma mère non plus…
Il y a rien qui me fait rien ; comme si rien de tout ça était réel…
Je crois à rien, je pense que je n’ai pas d’idéaux – c’est trop impliqué, si je crois à quelque chose, j’ai peur de changer d’idée, d’arrêter d’y croire… On dirait que je suis incapable de faire partie du monde, d’en faire partie réellement…
Du côté de Nicolaï, c’est l’institution de travail qui fait impasse. Le jeune immigrant est au chômage et il lutte pour garder un emploi quelconque, mais n’y arrive jamais. Sa situation économique dégradée et sa difficulté de maintenir des liens continus avec des institutions sociales sont mises en relief par l’histoire de son échec à obtenir son diplôme universitaire. Faute de pouvoir payer ses frais de retard à la bibliothèque de l’université, l’émission de son diplôme est suspendue, et il vit dans un cercle vicieux de pauvreté et de délinquance. Le statut d’immigrant et du double exil de Nicolaï (d’abord de l’Ukraine et ensuite de la France) met l’accent sur la coupure avec les référents fondateurs et collectifs, sur l’aliénation du personnage immigré, mais aussi, sur cette même condition d’aliénation de Clara « dans son propre pays ». Lisons à ce titre les propos de la réalisatrice sur la question du déracinement :
Je ne voulais pas nécessairement un Français, mais quelqu’un qui venait d’ailleurs. Car il fallait qu’il soit un étranger qui soit à la recherche de sa terre natale, qu’il soit déraciné, un peu comme Clara se sent elle-même dans son propre pays[7].
Clara avoue son désenchantement et la difficulté qu’elle éprouve à vivre dans son pays qu’elle nomme : le Québec. Ainsi, son identification à l’étranger qui connaît un double exil est fort significative pour la prise de parole de Clara sur son pays « manqué ».
Mais l’identification de Clara à l’immigrant qui « ne sait rien sur ce pays » ne se limite pas à l’exil et au déracinement ; quelque chose d’un travail culturel est ici manquant du côté de Clara et qui se situe plutôt sur le plan d’une appartenance collective problématique :
C’est vrai que je lis des passages que je ne comprends pas… j’ai aucune idée de ce qu’il faut faire pour mon pays en détresse… je pense même que je m’en fous vraiment, je m’en câlisse8 ! Complètement !
Son désengagement au niveau de l’action citoyenne la bouleverse et elle voudrait accéder à cette subjectivité civique qui lui est impossible. Lorsque Nicolaï admet qu’il ignore les réalités de la vie politique canadienne, elle demande si c’est au sujet du Québec qu’il « ne sait rien de la politique » canadienne. Pour Clara, quelque chose fait impasse au niveau de l’identité collective québécoise. Quelque chose d’une « colonisation » continue et néfaste mélancolise le lien social au Québec et rend le sujet incapable d’agir pour « son pays en détresse ». Il n’est donc pas surprenant que la seule référence que Clara fait au niveau de la littérature soit celle à l’égard du père de la littérature québécoise moderne, Hubert Aquin et son roman Prochain épisode. Elle déclare qu’il est « le plus grand écrivain de tous les temps » et lit des passages à Nicolaï de ce roman en lui faisant une confidence : « tous mes secrets sont dans ce livre-là ». Quels secrets ? On ne peut s’empêcher d’imaginer qu’il s’agisse de « secrets de famille », tel que l’entend la psychanalyse transgénérationnelle.
Il est important de noter la double pertinence de cette référence culturelle d’Hubert Aquin. Premièrement, il s’agit d’un écrivain qui s’était engagé dans la cause de l’indépendance du Québec (le roman mentionné porte là-dessus) ; et deuxièmement, l’auteur s’est suicidé à l’âge de cinquante-huit ans (Notons qu’au Québec, le nombre d’hommes qui se suicident s’élève à 80% des personnes suicidées). Ici, Clara travaille sur l’aspect interculturel de son couple mixte : elle demande à son interlocuteur, un immigrant qui occupe la place d’un tiers, une reconnaissance de sa souffrance identitaire collective.
L’enracinement dans la langue
L’échec de Clara à faire du sens de son « pays en détresse » et son incapacité d’agir sont contrés par la dernière scène du film. Le film clôt avec l’idée de la transmission de la langue française, l’une des fondations les plus reconnues de l’identité québécoise[8]. Nous sommes devant une classe de troisième année avec des enfants qui récitent des poèmes en français.
Rupture au niveau de la filiation, disjonction des liens sociaux, faillite quant aux attaches affectives… le déracinement identitaire des deux partenaires du film Nuit # 1 s’éclipse au profit de la transmission de la langue et de la littérature. Ici, l’enracinement se fait dans la langue, comme le précise la réalisatrice en mettant l’emphase sur l’importance de ces deux composantes de l’identité nationale et collective :
Le choix du français s’est imposé à un moment donné. Je trouvais cela cohérent de donner cela à ces deux personnageslà, qui n’ont vraiment pas grand-chose dans la vie, en termes de racine, de passé, de futur, ils n’ont rien que le français. C’est pour cela aussi que les monologues sont aussi littéraires. Ce n’est pas un film où l’on sacre. Je voulais donc leur donner de beaux mots10.
Scène finale optimiste qui représente l’appartenance à une collectivité (classe, école) et qui souligne le maintien de la transmission culturelle par la langue commune, d’une part. Et d’autre part, cette séquence lumineuse et pleine d’enfants fait appel à une célébration de la vie et de la survie d’une certaine innocence humaine malgré tout le tableau négatif que les protagonistes ont dressé tout au long du film.
Conclusion
Cette dernière scène avec les enfants et les thématiques vives proposées à travers les paroles des poèmes pourrait aussi suggérer que les deux amants « hasardeux » du film voudraient recommencer leur vie, refonder des liens qui les attachent à la famille et à la société.
Faute d’avoir dans la société un modèle de couple où les deux individus pourront se cadrer, l’on pourrait conclure que les deux amants se livrent à des confidences profondément intimes comme une base préalable à la continuité et à la durabilité de leur couple.
Bibliografía
Aquin, Hubert, Prochain épisode, Montréal, Le cercle du livre de France, 1965.
Arcan, Nelly, Burqa de chair, Paris, Seuil, 2011.
Arcan, Nelly, Folle, Paris, Seuil, 2004.
Cicchelli, Catherine et Vincenzo, Les théories sociologiques de la famille, Paris, La Découverte, 1998.
Kaës, René, Le malêtre, Paris, Dunod, 2012.
Kaës, René, Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, 2009.
Kaës, René, Le groupe et le sujet du groupe, Paris, Dunod, 2004.
Patemam, Carole, The Sexual Contract, U.K. Polity Press, 1988.
[1] Ph.D., chercheure indépendante et écoutante analytique
[2] Comme nous entendrons dans le monologue de Clara :
Les femmes ont des vagins, les hommes ont des pénis : on est programmé pour ça. C’est tout ce qui nous unit, toi et moi—toi et mille variations de toi ; moi et mille variations de moi, des couples hasardeux fondés sur la géométrie simple des organes internes et externes).
[3] Clara parlant à Nicolaï dans Nuit # 1.
[4] En référence à l’ouvrage de Pierre Bourdieu.
[5] Dernier livre de Nelly Arcan, Burqa de chair, publié après sa mort en 2011 aux éditions du Seuil.
[6] http://info-culture.biz/2011/12/16/nuit1-anne-emond/
[7] http://info-culture.biz/2011/12/07/entrevues-film-nuit1/ 8 Équivalent de « Je m’en fiche » en québécois.
[8] Même si le français était considéré comme une langue menacée au Québec avant l’instauration de la loi 101 dans les années soixante-dix. 10 http://info-culture.biz/2011/12/07/entrevues-film-nuit1/
(Dommage, cependant, que le film n’offre aucun passage de la littérature russe, première langue du personnage immigrant.)