REVUE N° 31 | ANNE 2024 / 2

Quelques observations sur “Confidences trop intimes” de Patrice Leconte (2004)


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Whatever Works ?

Quelques observations sur “Confidences trop intimes” de Patrice Leconte (2004)

Barbara De Rosa[1]

Le début du film semble nous préparer à une comédie des malentendus: un lapsus de la protagoniste, Anne, l’amène à confondre la porte du psychanalyste qu’elle venait consulter avec celle d’un fiscaliste, Wilhelm, qui, sans avoir le temps de comprendre ce qui est en train de se passer, reçoit d’emblée les confidences sexuelles très intimes de cette femme.

Cette atmosphère légère, qui nous apporte plus qu’un sourire, cède assez rapidement le pas à un glissement, lent mais inexorable, vers une ambiance de plus en plus sombre, troublante, digne d’un film noir ou d’un thriller sentimental, faisant surgir, dans l’esprit du spectateur, la crainte d’une catharsis tragique qui va arriver, notamment après l’apparition sur la scène du mari d’Anne avec ses menaces envers le petit fiscaliste qu’il croit être l’amant de sa femme.

En effet, et dans l’après-coup, il me semble que ce changement de perspective est préfiguré au tout début du film par un détail que le metteur en scène décide de soumettre à l’attention du spectateur de manière presque subliminale. Lorsqu’Anne entre dans l’immeuble du malentendu, la caméra s’attarde juste un petit peu sur le “soap opéra” des années 1980 que la concierge est en train de regarder à la télévision; il ne s’agit pas de n’importe quel “soap opéra”, mais de celui qui, à l’époque de sa sortie, fit grand bruit par le labyrinthe de passions amoureuses, de scandales et d’excès de péchés qui avait été mis en scène, c’est-à-dire The Thorn Birds (Les oiseaux se cachent pour mourir). Ce détail préfigure le déroulement de la narration où, vite résolu le malentendu, sans pourtant mettre fin aux “séances”, les confidences intimes d’Anne révèlent leur côté pervers: ce n’est pas seulement qu’il n’y a plus de vie sexuelle conjugale après un accident qui laisse le mari presque impuissant, et dont Anne est responsable, mais il s’agit aussi de désirs triangulaires et voyeuristes de l’homme.

Cet « accident » raconté par Anne nous donne un petit aperçu de son histoire infantile – sa propre mère avait tué le père par hasard dans un accident similaire, nous faisant envisager non seulement une compulsion de répétition, mais aussi un vécu d’abandon important: la mère d’Anne avait beaucoup d’amants et, pendant ses rencontres amoureuses, elle chassait hors de la maison la petite fille, en l’oubliant complètement. Une petite fille sans espace pour ses besoins, traitée comme un obstacle dont il faut se défaire et, de plus, surchargée par la vraisemblable montée d’excitation sexuelle suscitée par ce qui se passait derrière la porte fermée. Assez d’éléments, il me semble, pour configurer la réactivation d’une situation de détresse (Freud, 1925), avec ses effets traumatiques et ses modalités de défense, parmi lesquelles la compulsion de répétition, mais aussi l’inversion des rôles, de la passivité à l’activité, de victime à agresseur (Freud, 1920). Ainsi, bien plus que celui de l’histoire «de deux personnes (solitaires et épuisées) qui cherchent désespérément quelqu’un pour les écouter» (Senatore, 2023), c’est ce fil que j’aimerais suivre ici, au moins celui qui s’est imposé le plus fortement à mon esprit: une femme qui exerce défensivement un pouvoir, à travers un mouvement lent d’encerclement séduisant et manipulateur envers le fiscaliste, alternant provocations sexuelles et dévalorisation, un mouvement magistralement mis en valeur par l’accompagnement musical proche du thriller et l’ambiance sombre, presque claustrophobe, qui marquent l’évolution de cette relation d’emprise (Dorey, 1981).

En fait, c’est Anne qui conduit le jeu avec fermeté, en décidant quand se présenter aux “séances”, en les clôturant précipitamment, en fixant le jour de la prochaine et en faisant de plus en plus irruption dans la vie très ordonnée du fiscaliste, progressivement bouleversée, tout comme son travail, ses clients étant vite congédiés pour laisser la place aux irruptions d’Anne. Le mouvement d’encerclement séduisant – connoté par l’alternance provocation/dévalorisation et par la sollicitation du modèle masculin classique “je vais te sauver” –, est inauguré par un autre lapsus: Anne oublie son agenda dans le bureau du fiscaliste, une invitation à satisfaire des désirs voyeuristes, en entrant dans sa vie, ce qui en fait va arriver. Un jour de pluie, Anne arrive au bureau de Wilhelm toute trempée, comme un poussin mouillée et tremblant, mais elle n’arrive pas à enlever sa veste, la fermeture éclair reste coincée – quelle coïncidence ! – ce sera donc le fiscaliste qui devra la déshabiller.

Deux scènes me paraissent paradigmatiques de l’alternance abrupte dont j’ai parlé, se déroulant dans le climat pervers que, de plus en plus, l’atmosphère acquiert: Anne raconte au fiscaliste que son propre mari voudrait qu’elle le trompe avec un autre homme, tout en restant au courant, voire en assistant aux détails sexuels de la trahison; puis, brusquement, elle détourne l’attention, en soulignant que Wilhelm porte toujours une cravate, un fait qui, à son avis, révèle son manque de confiance en lui-même. Dans la deuxième scène, cette alternance est encore plus explicite: Anne raconte longuement à Wilhelm avoir avoué à son mari avoir un amant, puis brusquement elle avoue qu’elle lui a menti, en disant qu’il s’agit d’un psychanalyste, car “un fiscaliste serait beaucoup moins excitant, vous ne pensez pas?”.

D’ailleurs la “victime” est parfaite : Wilhelm est un petit homme gris, rigide, un peu naïf, maladroit dans ses relations avec les femmes, sexuellement inhibé, obsessionnel avec l’ordre et le nettoyage, un peu puéril avec sa passion pour les jouets en fer blanc et son désir infantile de devenir explorateur, tandis qu’il se retrouve à avoir pris la place de son père fiscaliste et à vivre dans la même maison que ses parents. De fait, pris entre provocation et dévalorisation, sollicité en tant que sauveur de la femme fragile entre les mains du méchant mari, le fiscaliste s’enfonce progressivement dans les filets de la femme et le succès est garanti: on le verra désormais sans cravate, et “je vais la sauver” sera son but.

Figé face aux provocations/dévalorisation d’Anne, le petit Wilhelm devient de plus en plus amoureux d’elle, en écoutant de moins en moins les deux autres femmes de sa vie – sa secrétaire et son ex-femme – qui, en soulignant l’ambiguïté et la morbidité de cette relation, exercent une fonction d’ancrage dans la réalité.

Il me semble que ma lecture peut s’appuyer aussi par deux scènes très courtes et apparemment anodines qui précèdent ce climat pervers, presque en orientant le sens de ce qui se passera peu après. Dans le l’immeuble, Anne rencontre plusieurs fois un patient très névrotique du vrai psychanalyste, qui exerce à côté du bureau de

Wilhelm et, en soutenant l’ambiguïté du malentendu initial, dans un échange de réflexions sur leur travail thérapeutique respectif, elle lui dit: “dans mon cas, c’est lui [Wilhelm] qui a besoin de moi, je suis sa seule patiente”; plus tard, la volonté d’Anne s’imposera aussi sur ce patient très fragile qui, forcé par elle à affronter sa phobie de l’ascenseur, tombera dans une violente crise d’angoisse.

Dans la deuxième scène revient le thème de la porte fermée mais, cette fois, en référence à Wilhelm; il s’agit en même temps d’une porte réelle et métaphorique, externe et interne, qui renvoie aux désirs cachés, interdits, auxquels Wilhelm n’a jamais su faire face, d’où sa profonde inhibition sexuelle. Pendant une des “séances”, Anne lui dit qu’elle voit une porte fermée et, en interprétant sur un plan factuel, Wilhelm lui répond qu’il s’agit de la chambre de ses parents, mais c’est d’une porte fermée à l’intérieur de Wilhelm qu’Anne parle. Que ce soit la porte face à laquelle Anne, petite fille, était exclue et oubliée ou bien la porte de la scène originaire à laquelle Wilhelm n’a jamais su faire face, c’est dans les deux cas la porte des désirs œdipiens qu’Anne a décidé d’ouvrir.

Quoi qu’il en soit, le lent glissement de Wilhelm dans les filets d’Anne n’est pas sans obstacles ; dès le début, il cherchera aide et conseils ailleurs, notamment auprès du psychanalyste qui travaille à côté de son bureau, celui du malentendu initial, et ce choix s’avère particulièrement inapproprié. En effet, loin d’être un guide professionnel, en position tierce, ce soi-disant professionnel exerce une collusion par rapport au mouvement d’encerclement séduisant d’Anne. Il est représenté comme une figure avide, quelque peu sadique, incompétent et très « sauvage » , mais cela ne m’étonne pas trop; je n’ai presque jamais trouvé une représentation cinématographique du “travail psy” qui reflète la réalité plutôt que des fantasmes plus ou moins persécutoires.

Ainsi, face au malentendu initial au tout début de l’histoire, Wilhelm demande de l’aide au psychanalyste qui, après quelques minutes de discussion, se fait payer, comme si cela avait été une séance; dans la deuxième rencontre, face à un Wilhelm troublé par la situation ambiguë dans laquelle il est empêtré, le psychanalyste énonce son diagnostic, bien qu’il n’ait jamais vu où écouté Anne en personne: “étant donné qu’il n’y a pas des pathologies graves [sic!], je ne peux pas vous empêcher de continuer à la recevoir dans votre bureau”.

L’avidité va revenir en premier plan à l’occasion d’une rencontre amicale dans un restaurant entre Wilhelm et le psychiatre, qui se terminera avec la demande pressante du “professionnel” de lui payer le déjeuner. Enfin, après une “séance” d’où Wilhelm sort bouleversé et très angoissé à la suite du récit détaillé par Anne de sa masturbation et de son orgasme, le fiscaliste se tourne encore une fois vers le psychanalyste pour lui demander de l’aider à interrompre cette relation morbide et, encore une fois, celui-ci le pousse à continuer avec des mots un peu sadiques: “vous ne pouvez pas vous arrêter, ça se terminera quand ça devra se terminer… cette porte entrouverte sur le mystère féminin est difficile à refermer, n’est-ce pas?”. C’est plutôt l’ex-femme de Wilhelm qui, encore une fois, va exercer non seulement une fonction de réalité – “il s’agit d’une provocation sexuelle”, lui dit elle –, mais elle va aussi lui indiquer le moyen de sortir de cet encerclement, c’est-à-dire le respect des règles du cadre : “il faut qu’elle paie les séances, c’est la règle”.

Cette rencontre ne se termine pas bien. Néanmoins Wilhelm a encore des cordes à son arc, et il parvient à s’imposer face au point culminant de ce climat pervers, lorsque le couple Anne-son mari, par le biais d’un appel anonyme, le poussera à assister à leur rapport sexuel dans une chambre d’hôtel qu’ils ont choisie pour son emplacement : juste en face de sa fenêtre.

C’est à ce point que Wilhelm arrive à interrompre la relation, mais il y aura un troisième lapsus d’Anne – “l’oubli” de son briquet dans le bureau du fiscaliste – qui servira d’hameçon auquel le poisson-Wilhelm mord en décidant finalement de de la rejoindre dans le sud de la France; elle s’est installée là-bas après avoir quitté son mari, et là- bas ils reprendront leurs “séances”.

Ceci ressemble tout-à-fait un happy end, très apaisant après tant de tensions, d’inquiétudes, un final détendu, avec une pointe de bonheur aussi, où ce changement de perspective est bien marqué par celui des prises de vue, jusqu’ici sombres et claustrophobiques et désormais ensoleillées, lumineuses, ouvertes et larges. On pourrait conclure il suffit que ça marche, en reprenant le titre d’un film de Woody Allen réalisé quelques années plus tard – Whatever Works – qui titre mes petites observations. Le point d’interrogation que j’ai voulu y adjoindre renvoie à un détail choisi par un maître du cinéma comme Leconte pour la scène finale, un détail qui rebat les cartes, en ouvrant la voie à d’autres interprétations. C’est l’interprétation d’un critique cinématographique que je partage: «La position de la caméra, qui filme la scène finale d’en haut, en plongée, nous avertit que nous nous trouvons à un point d’équilibre précaire: nous rapprochons-nous ou nous éloignons-nous de la dramatisation sentimentale de la vie d’Anne et de Williams?» (Olla, 2015).


Whatever Works ?
Quelques observations sur “Confidences trop intimes” de Patrice Leconte (2004)
Barbara De Rosa

https://doi.org/10.69093/AIPCF.2024.31.08

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Bibliographie

Dorey, R. (1981). La relation d’emprise, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 24, 117140.

Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir, OCF, XV, Paris, PUF, 2005.

Freud, S. (1925). Inhibition, symptôme, angoisse, OCF, XVII, Paris, PUF, 2005.

Olla G. (2015). « Confidenze troppo intime » (2004) di Patrice Leconte Memorie d’oltrecinema,

http://www.cinemecum.it/newsite

Senatore I. (2023). Confidenze troppo intime (Confidences trop intimes) di Patrice Leconte, https://www.cinemaepsicoanalisi.com/it/confidenzetroppointimeconfidencestropintimesdipatricelecontefrancia2004durata104/


[1] Professeur Associé de Psychologie dynamique à l’Université de Naples Federico II, baderosa@unina.it  

Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

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ISSN 2105-1038