REVUE N° 27 | ANÉE 2022 / 2
Résumé
Notes sur les espaces de la réalité psychique et le malêtre en temps de pandémie
Durant les 55 jours qu’a duré le confinement imposé en France parles autorités en mesure de protection contre la contagion du virus Covid-19, du 13 mars au 11 mai 2020, j’ai pris des notes, à chaud, et je les ai reliées avec beaucoup de coupures et de coutures. Mon propos a été d’ouvrir quelques voies de réflexion sur l’impact de cette pandémie dans trois principaux espaces de la réalité psychique dont j’ai caractérisé les formations et les processus: l’espace intrapsychique propre aux sujets considérés dans leur singularité; celui, intersubjectif, des liens qu’ils établissent avec d’autres sujets; celui des ensembles plurisubjectifs dont ils sont membres, tels que les familles, les groupes et les institutions. Ces espaces ne sont pas étanches les uns par rapport aux autres, ils sont poreux, en rapport d’interférence et de transformation réciproques C’est donc sur les flux de la réalité psychique entre ces espaces en ce temps de pandémie que je porte mon attention. Elle se focalise plus précisément sur ce qui m’apparaît comme l’arrière-fond du malêtre dans la culture contemporaine, un malêtre qui affecte l’ensemble et chacun des espaces psychiques. Ces notes sont un état de mes réflexions, provisoires et partielles, sur les espaces de la réalité psychique et les manifestations du malêtre au cours de cette période de la pandémie.
Mots-clés: réalité psychique, espaces pluriels de réalité psychique, Covid-19, pandémies, malêtre dans la civilisation contemporaine, angoisses archaïques, capacité de penser.
Resumen
Apuntes sobre los espacios de la realidad mental y el malestar en tiempos de pandemia
Durante los 55 días de confinamiento impuesto en Francia por las autoridades como medida de protección contra el contagio del virus Covid-19, del 13 de marzo al 11 de mayo de 2020, tomé notas, in situ, y las uní con muchos « cortes y costuras ». Mi objetivo ha sido abrir algunas vías de reflexión sobre el impacto de esta pandemia en tres espacios principales de la realidad psicológica, cuyas formaciones y procesos he caracterizado: el espacio intrapsíquico propio de los sujetos considerados en su singularidad; el espacio intersubjetivo de los vínculos que establecen con otros sujetos; y el espacio de los grupos plurisubjetivos de los que son miembros, como las familias, los grupos y las instituciones. Estos espacios no son estancos entre sí, son porosos, en una relación de interferencia y transformación recíproca. Es por tanto en los flujos de realidad psíquica entre estos espacios en esta época de pandemia donde centro mi atención. Más concretamente, se centra en lo que me parece el trasfondo del malestar en la cultura contemporánea, un malestar que afecta a todos y cada uno de los espacios psíquicos. Estas notas son un estado de mis reflexiones, provisionales y parciales, sobre los espacios de la realidad psíquica y las manifestaciones del malestar durante este periodo de la pandemia.
Palabras clave: realidad mental, espacios de realidad psíquica, Covid-19, pandemia, malestar en la sociedad contemporánea, miedos arcaicos, capacidad de pensamiento.
Summary
Notes on the spaces of mental reality and “malêtre”in times ofpandemic
During the 55 days of detention imposed by the French authorities from 13 March to 11 May as a protective measure to control the spread of the Covid-19 virus, , I made notes and linked them to relational cuts and scars. It was my intention to open some lines of reflection on the impact of the pandemic on three major domains, or spaces, of psychological reality. I characterized the structures and processes as follows: the intrapsychic space of the individual; the intersubjective space connecting individuals with other subjects; the pluri-subjective space associated with ensembles such as families, groups and institutions. These spaces are not closed off; they are porous in relation to the mutual influence and transformation they can exert on each other. It was the flux of mental reality between these spaces that I focused my attention during the pandemic. In particular, I focused on what seemed to me to be the background of “malêtre” in contemporary culture, creating an “malêtre” affecting the whole and the component psychic spaces separately. These notes summarise my preliminary and partial reflections on the spaces of mental reality in relation to manifestations of malaise during the pandemic.
Key-words: mental reality, areas of psychic reality, Covid-19 pandemic, “malêtre” in contemporary society, archaic fears, ability to think.
ARTICLE
La pandémie provoquée dans le monde par le virus Covid-19 est considérée comme sans précédent sous plusieurs aspects.
Au vif de la crise, on peut noter que le virus inconnu a fait la surprise d’une catastrophe qui semblait pourtant prévisible selon des experts réputés, que l’impréparation, aujourd’hui reconnue, des dispositifs d’anticipation d’une catastrophe sanitaire de grande ampleur, et que sa contagiosité ultra rapide[1] a suscité la terreur, au demeurant amplifiée par la communication des autorités et des médias. À cela s’ajoutent les conséquences violentes et douloureuses de la mort et des morts tout aussi confinés que les vivants, le désordre des décisions dans toutes les instances et toutes les compétences établies, mettant toutes les autorités au défi de l’éradiquer avec la même rapidité. Cet ensemble de dimensions multiples, hétérogènes et conjuguées fait découvrir que cette pandémie n’est pas seulement un problème sanitaire, médical, économique, politique, écologique, social, culturel3, mais qu’elle est tout cela à la fois et qu’elle bouleverse la vie et la mort dans les différents espaces de la réalité psychique. Sans doute certaines de ces notes auront à être révisées ou reformulées une fois la pandémie résorbée.
Dans les notes que j’ai réunies pour cet article, mon propos a été d’ouvrir quelques voies de réflexion sur l’impact de cette pandémie dans trois principaux espaces de la réalité psychique dont j’ai distingué et tenté de caractériser les formations et les processus: l’espace intrapsychique propre aux sujets considérés dans leur singularité; celui, intersubjectif, des liens qu’ils établissent avec d’autres sujets; celui des ensembles plurisubjectifs dont ils sont membres, tels que les familles, les groupes et les institutions. Ces espaces ne sont pas étanches les uns par rapport aux autres, ils sont poreux, en rapport d’interférence et de transformation réciproques. C’est donc sur les flux de la réalité psychique entre ces espaces en ce temps de pandémie que je porte mon attention.
Elle se focalise plus précisément sur ce qui m’apparaît comme l’arrière-fond du malêtre dans la culture contemporaine, un malêtre qui affecte l’ensemble et chacun des espaces psychiques que je viens d’évoquer. Je parle de malêtre et non seulement de malaise[2] parce que ce qui est en cause de manière massive, ce sont les défaillances des socles de notre vie psychique et de nos liens avec nous-mêmes et avec les autres, plus d’un autre, c’est la capacité d’être. Ma question est de déceler si et comment la pandémie met au jour des dimensions nouvelles remarquables du malêtre. L’essai de Freud est écrit dans le contexte d’une civilisation désorganisée dans son économie et dans les valeurs politiques, sociales et culturelles attaquées par les fascismes et le nazisme. La catastrophe qui se prépare est de cet ordre, celui de la faillite des garants de ces valeurs et du péril qu’encourt l’humanité si des nouvelles alliances vitales ne viennent pas contrôler et limiter les pulsions destructrices vers un travail de culture constant.
La catastrophe pandémique à laquelle nous avons affaire aujourd’hui est pour l’essentiel “sanitaire”, d’ordre biologique, mais elle ne s’y réduit pas. Et parce qu’elle est multiforme, elle pose dans le contexte du temps présent, en quelques semaines, au cœur de la catastrophe, les questions fondamentales que Freud énonçait en 1929 dans le Malaise dans la culture.
Assurément, en ces jours de mai 2020, nous sommes encore immergés dans une catastrophe et la tourmente qui surgissent dans un monde déjà en mutation. Comment et quoi écrire alors que les traumatismes sont là et sans doute encore à venir, que nous manquons du recul qui nous sera nécessaire pour mener une réflexion plus approfondie avec des idées et des concepts à la mesure du problème que nous devrons penser pour survivre?
C’est le besoin de conserver le fonctionnement d’un appareil à penser les pensées qui suscite, à chaud, ces quelques réflexions. Le travail psychanalytique nous a appris que le travail de pensée se développe en plusieurs temps: le premier est “à chaud” dans la turbulence des affects, des processus primaires et des aménagements défensifs, c’est pourquoi il exige une attention en égal suspens; le second se développe “à froid”, sous le primat de la pensée secondaire réflexive, et le troisième est celui de l’après-coup, précieuse et souvent bouleversante reprise signifiante de ce qui était alors hors pensée, face au réel de l’événement. Ce modèle est celui du trauma, et il a toute sa place dans ce qui arrive, notamment si l’on considère cette pandémie comme mémoire d’autres catastrophes qui n’ont pas pu être pensées comme telles.
Les sources qui alimentent cet essai sont diverses. Elles émergent tout d’abord de mon expérience actuelle, de mon besoin de comprendre ce que je vis, là où je suis, ce que nous vivons avec d’autres, semblables et différents. Elles émanent de conversations avec des proches, des familiers, des collègues qui continuent à exercer leur métier, elles viennent de mes lectures d’études psychanalytiques et des informations suffisamment fiables et critiques que j’ai cherchées pour soutenir mon travail et l’inscrire dans un contexte plus large: les études d’épidémiologistes, de sociologues, d’historiens, d’anthropologues, d’économistes.
J’ai regroupé mes notes en cinq thèmes. Dans ce numéro de la Revue centrée sur la réalité, il me fallait tout d’abord affirmer que cette pandémie, comme sans doute toutes celles qui l’ont précédée, nous fait sentir de tout près que la réalité psychique bute sur le brutal retour du réel: sur la mort inqualifiable; que le réel n’est pas la réalité et qu’il troue notre capacité de le penser. J’avais aussi à exposer brièvement ma conception de la multiplicité, de l’hétérogénéité et de la singularité des espaces de la réalité psychique et de leurs interférences. Ils sont traversés par des formations et des processus psychiques, ils les filtrent, les transforment ou les reproduisent à l’identique. Il en est ainsi des peurs et des angoisses archaïques réveillées par la pandémie actuelle et, les historiens comme J. Delumeau nous le rappellent, par les grandes peurs collectives du passé. Notant au jour le jour ce qui m’a affecté dans la douleur des séparations au cours de ces deux mois de confinement, il me fallait maintenir les ressources de la pensée, comme beaucoup d’autres, et j’avais à trouver comment cette catastrophe (peut-être une mutation) s’inscrit en le révélant dans le malêtre de l’humanité en notre temps. “Rien ne sera plus comme avant”, était, mêlée à la surprise et au désarroi, l’espérance qui pointait dans ces premiers mois de la pandémie, tant était puissante, pour beaucoup, la découverte qu’il était possible et nécessaire de vivre autrement, individuellement et collectivement, que l’environnement écologique, économique et social déjà se modifiait, du moins en promesses, et quelquefois réellement[3]. Peut-être allions-nous vivre une poussée créatrice à l’échelle d’une civilisation, comme ce fut le cas avec la Renaissance après la Grande Peste du XIVe siècle ou après la Grande Grippe de 1918? Mais déjà, à la mi-mai, ce potentiel de transformation était mis en doute, l’angoisse revenait avec les risques du déconfinement et la crainte du retour à un temps d’après qui serait comme avant.
La réalité psychique bute sur le brutal retour du réel : la mort inqualifiable
Sur la réalité psychique et le réel
Je vais reprendre, en les résumant, les principales propositions que j’ai avancées sur la pluralité des espaces de réalité psychique[4].
Le dispositif de la cure psychanalytique individuelle a mis au jour un espace de la réalité psychique, celui du sujet singulier. La réalité psychique se définit d’abord par sa consistance et sa résistance propres: celle de l’inconscient, la matière psychique inconsciente, irréductible et opposable à tout autre ordre de réalité, matérielle, sociale, économique, etc. Cette réalité est dotée d’une énergie et de processus spécifiques. C’est là l’énoncé constitutif de la psychanalyse.
« Lorsqu’on se trouve en présence de désirs inconscients ramenés à leur expression la dernière et la plus vraie, on est bien forcé de dire que la réalité psychique est une forme d’existence particulière qu’il ne faut pas confondre avec la réalité matérielle. » (S. Freud, 1900, G.-W., II-III, p. 625).
La prévalence accordée aux désirs inconscients spécifie la réalité psychique. La consistance propre de la réalité psychique est ainsi celle des formations, des processus et des instances par lesquels l’inconscient produit ses effets. Les rêves, les fantasmes inconscients, les pulsions, les symptômes, les complexes et les formations homologues dont la structure est celle des formations de compromis, le symptôme par exemple, toutes les séries conflictuelles désir/défense, plaisir/déplaisir, sont les effets de la réalité psychique. Celle-ci s’oppose à toutes les normes de la réalité externe: matérielle, biologique sociale, économique, avec lesquelles elle doit composer. La réalité psychique occupe l’étendue de l’espace psychique.
En simplifiant, la réalité psychique n’est pas une réplique à l’identique de la réalité matérielle, pas davantage que de la réalité sociale, économique, politique. Toutes les formes de réalité, physique, biologique et collective, sont perçues selon les processus de sélection, de transformation et d’interprétation qu’exercent sur eux les complexes inconscients. Il n’y a pas de lien de causalité directe entre la réalité psychique et ces autres catégories de réalité.
Je pense que nous devons faire une différence entre la réalité matérielle (physique, biologique) et la réalité sociale, institutionnelle, économique, culturelle, etc. Ces réalités-là sont des réalités construites par les humains, Freud en dégage des aspects fondamentaux dans ses textes dits anthropologiques. Elles incorporent de la matière psychique: des pulsions, des identifications, des désirs, des interdits, etc. En retour, les processus propres à la réalité psychique les reconstruisent dans chacun des espaces où elles existent: dans l’espace intrapsychique, dans celui des liens intersubjectifs et dans celui des ensembles tels que les groupes, les familles et les institutions. C’est une des fonctions majeures de l’appareil psychique que de transformer les perceptions et les stimulations dont les deux sources proviennent de la réalité “externe” et de l’intérieur de l’organisme, des pulsions et des objets internes. Cette proposition vaut pour l’appareil psychique individuel et, mutatis mutandis, pour l’appareil psychique groupal, familial, institutionnel. La réalité psychique est le résultat d’un travail et d’une organisation spécifiques; chacun de ses espaces possède ses processus et ses formations spécifiques.
Le réel n’est pas la réalité
La notion de réel, dans son acception générale, désigne ce qui existe sans que l’homme puisse le réduire à la représentation qu’il s’en fait, c’est-à-dire indépendamment de l’esprit qui, cherchant à le connaître, rencontre une limite à sa connaissance.
Lacan a fait entrer le concept du réel dans le champ de la psychanalyse en 1953. Formant une structure ternaire avec le symbolique et l’imaginaire, sa définition du réel évolue et se transforme tout au long de son œuvre, il souligne cependant dès ce moment et constamment que l’on ne peut envisager une de ces dimensions séparément des autres. Dans cette première période[5], Lacan conçoit le réel comme l’impossible à connaître, comme l’impossible à dire ce qui nous échappe. Il implique un sujet marqué par le manque. C’est le réel qui expulse le sujet de l’unité fusionnelle et le confronte à la réalité. Le réel revient dans la réalité à une place où le sujet ne le rencontre pas, sinon sous la forme d’une rencontre qui le réveille.
Non seulement la réalité bute sur le réel mais elle oblige la psyché à s’en construire une représentation qui, par définition, achoppe sur l’irreprésentable.
La réalité psychique bute sur le réel : la mort inqualifiable
La mort est le réel dont le brutal et imprévisible surgissement, en masse, mais inégalement selon les âges et les sociétés, met à mal notre réalité psychique dans tous les espaces où elle s’est constituée. Elle est inqualifiable. La réalité psychique, les angoisses et les terreurs archaïques butent sur le réel de la mort, de cette mort-là, qui prolifère par contagion, par contact, imprévisible dans le lien avec les plus proches comme avec ceux que nous croisons. Le lien qui tue… Danger de mort pour soi, pour les autres et par les autres. Le mal est peut-être en nous, transporté en soi par les autres au hasard, diffusé sur eux par soi, ou par un autre, malgré les mesures de précaution et les gestes-barrières qui n’ont rien à voir avec les barrières de contact entre la réalité interne et la réalité. La croyance se maintient et se cultive, le déni fait le lit du réel et confirme la réalité psychique qui tente en vain de le contenir.
Les trois espaces de la réalité psychique
Le concept et la problématique de la réalité psychique naissent à partir du dispositif de la cure individuelle. Toutefois, Freud note qu’une partie de la réalité psychique est partagée avec d’autres sujets. Les concepts d’identification par le symptôme, de communauté de fantasme, d’idéaux partagés, d’étayage des pulsions du Moi sur le Moi maternel soutiennent ce point de vue et leur extension spéculative aux liens intersubjectifs et aux ensembles, groupes, institutions et foules. Freud se montre attentif au fait que la réalité intrapsychique d’un sujet induit des formations et des processus de la réalité psychique chez un autre sujet ou chez d’autres sujets, et réciproquement un sujet est un réceptacle de ces transmissions: les idées de Freud sur l’esprit de corps et la psyché de groupe, sur les refoulements et les dénis collectifs, sur les foules et la transmission des affects et des pensées en témoignent. Autrement dit, les limites de la réalité psychique ne coïncident pas de principe avec l’espace individuel et son étayage corporel. Les principes qui rendent compte de la formation et de la consistance de la réalité psychique ne renvoient pas exclusivement à une détermination purement intrapsychique.
Ces propositions ouvrent la voie à la mise au point de dispositifs méthodiques capables de mettre à l’épreuve de la clinique les spéculations de Freud et de concevoir les concepts appropriés à rendre compte de la diversité des espaces de la réalité psychique. À cette condition, les qualités et les variations de la réalité psychique du sujet selon ces espaces sont devenues accessibles. Il devient notamment possible de connaître les effets que produisent les liens, les familles, les groupes et les institutions sur la formation de celle-ci[6].
Ma double expérience du travail psychanalytique en dispositif de cure individuelle et en dispositif réunissant plusieurs sujets m’a conduit à distinguer, non pas un seul, mais trois espaces de la réalité psychique.
Chacun de ces espaces possède une organisation complexe de la réalité psychique, de ses processus et de ses contenus, mais dès lors qu’il s’agit aussi de prendre en considération les relations entre ces trois espaces, nous avons affaire à un autre degré de la complexité, à l’hypercomplexité[7].
L’espace du sujet singulier
Aujourd’hui, nous pouvons connaître l’espace du sujet singulier à partir de deux dispositifs méthodologiques: celui de la cure et celui du sujet dans le dispositif plurisubjectif. Qu’il s’organise pour effectuer un travail psychanalytique avec un couple, une famille, un groupe ou une institution, ce dispositif met en travail les rapports que le sujet entretient avec ses propres objets inconscients, avec les objets inconscients des autres, avec les objets communs et partagés qui sont déjà-là, hérités, et avec ceux qui se présentent et se construisent dans la situation.
Non seulement le sujet est en relation avec son espace interne et celui des autres, mais encore il met en travail des processus et des formations psychiques inconscientes qui lui permettent d’établir des liens avec les autres et avec l’ensemble dont il est partie prenante et partie constituante. Cette exigence de travail psychique est du même type que l’exigence de travail psychique que les nécessités biologiques imposent au sujet, mais elles concernent ici la nécessité de faire lien avec autrui et avec un ensemble qui, d’un autre côté, exige de chaque sujet un tel travail. C’est ainsi que se constituent les pactes, les alliances et les contrats qui organisent l’espace psychique du sujet et font de lui un sujet de l’inconscient en vertu de son statut de sujet du groupe. Le lien et ses modalités familiales, groupales et institutionnelles, sollicite ce que j’ai appelé la groupalité psychique interne; ils sont non seulement les organisateurs inconscients qui assurent les processus d’appareillage des psychés nécessaires à la formation des autres espaces, mais ils les manifestent dans leur structure et leurs fonctions dans les dispositifs plurisubjectifs. Il me suffira d’évoquer par ailleurs la mobilisation spécifique des complexes familiaux et notamment du complexe fraternel, la polyphonie et le second ombilic du rêve.
Les effets des autres espaces dans l’agencement de la réalité psychique du sujet sont ainsi accessibles et soutiennent l’hypothèse que des formations et des processus groupaux participent à la formation de l’espace intrapsychique, et plus précisément à la formation de l’inconscient de chaque sujet.
C’est ainsi que le sujet se définit: par la réalité psychique qui se constitue en lui. Ce sujet se manifeste dans son double statut, corrélatif, de sujet de l’inconscient et de sujet du groupe. Le sujet de l’inconscient se structure et se transforme dans ces espaces selon un double axe: diachronique, à travers la transmission de la vie et de la mort psychique de génération en génération; synchronique, dans les espaces psychiques où il se construit dans les liens de filiation et d’affiliation avec les contemporains. C’est sur cette base que le dispositif psychanalytique de groupe trouve sa pertinence thérapeutique et théorique.
L’espace psychique du groupe et des ensembles plurisubjectifs
Nous avons affaire à un deuxième espace: celui de l’ensemble spécifique que forment le groupe, la famille ou le couple, ensemble dont le modèle proposé par Freud en 1921 est celui d’une psyché de groupe (eine Gruppenpsyche).
Les premiers psychanalystes de groupe, S.-H. Foulkes, W.R. Bion, E. PichonRivière, D. Anzieu, ont pensé que le groupe n’est pas la somme des individus qui le composent, mais qu’il constitue une entité spécifique dont ils ont décrit les formations et les processus propres, irréductibles à celui des sujets (des individus) qui le constituent. La plupart des théories issues des pratiques psychanalytiques en dispositif de groupe ont généralement considéré celui-ci comme une totalité qui ne comporte qu’un seul espace de la réalité psychique.
Cette centration sur le groupe comme totalité à une seule dimension était nécessaire pour que le groupe soit pensable comme un objet spécifique et pour le penser avec la psychanalyse. Sur la base de la théorie de la Forme, Foulkes (1964) a pensé le groupe, pour l’essentiel, comme une matrice commune de toutes les interactions des membres du groupe. Bion (1961) considère lui aussi un seul espace du groupe, sa spécificité se qualifiant avec les concepts de culture et de mentalité de groupe. Les présupposés de base (basic assumptions) inconscients assurent l’émergence dans le groupe de désirs, de fantasmes et de mécanismes de défense prédominants à un moment donné de son organisation inconsciente. L’individu contribue “anonymement” à ces formations groupales, il en bénéficie, mais il n’est pas pris en considération en tant que sujet singulier dans le groupe. Pichon-Rivière (1971), fortement inspiré par la psychologie sociale lewinienne et les théories sartriennes sur les groupes, développe lui aussi une conception holistique du groupe. Sa théorie du Portavoz esquisse un second espace, celui d’un individu qu’il considère comme un patient désigné (selon la théorie systémique), ou comme un émergent (selon la théorie de la complexité), c’est-à-dire, dans les deux cas, du point de vue du groupe. Pour D. Anzieu (1975), le groupe est une entité formée à partir de la projection des topiques individuelles dans le groupe, de l’édification d’idéaux communs et d’une illusion groupale, d’enveloppes groupales formant des contenants, des frontières et des intermédiaires entre le groupe et l’extérieur, entre les sujets et le groupe. Toutefois, il n’a pas entrepris d’analyser comment ces formations caractérisent leur spécificité groupale. L’espace du groupe, s’il acquiert une autonomie par rapport aux individus qui le composent, ne possède pas un espace inconscient qui lui est propre et Anzieu ne développe pas une théorie des effets du groupe sur le sujet.
L’espace psychique du lien intersubjectif
Un troisième espace est celui du lien qui s’établit entre tel ou tel sujet dans l’ensemble qu’ils constituent et qui les contient. Un lien est ce qui lie plusieurs sujets entre eux dans un ensemble : il est, comme le couple, le groupe ou la famille irréductible à la somme de ses sujets constituants.
J’ai défini le lien par trois dimensions. La première le caractérise par son espace et son contenu. Le lien est un espace de réalité psychique spécifique qui possède sa consistance propre. Il se construit à partir de la matière psychique engagée dans les relations entre deux ou plus de deux sujets; ces liens sont de nature libidinale, narcissique et thanatique. Dans un lien, les sujets sont dans des relations d’accordage, d’écho et de miroir, de conflit et d’écart, de résonance entre leurs propres objets internes inconscients et ceux des autres. Le lien se fonde essentiellement sur les alliances inconscientes qui se sont nouées entre eux. C’est parce que le lien se fonde essentiellement sur ces alliances que j’appelle “lien” la réalité psychique inconsciente spécifique construite par la rencontre de deux ou plusieurs sujets.
La seconde dimension est celle du processus: le lien est le mouvement plus ou moins stable des investissements, des représentations et des actions qui associent deux ou plusieurs sujets pour accomplir certaines réalisations psychiques qu’ils ne pourraient pas obtenir seuls: accomplissements de désirs, constructions de représentations, mise en œuvre de défenses. À côté des alliances inconscientes, les fonctions “phoriques” sont un des principaux processus du lien: un sujet porte, pour lui-même et pour un ou pour plusieurs autres, un signe, une pensée, un rêve, une parole, un symptôme, un idéal[8].
La troisième dimension concerne la logique du lien. La logique du lien est distincte de celle qui organise l’espace intrapsychique. Nous avons affaire à une logique des corrélations de subjectivités, dont la formule pourrait être énoncée de la manière suivante:
“Pas l’un sans l’autre, sans les alliances qui soutiennent leur lien, sans l’ensemble qui les contient et qu’ils construisent, qui les lie mutuellement et qui les identifie l’un par rapport à l’autre.”
Peut-être faut-il encore introduire dans cette analyse trois caractéristiques des espaces psychiques: la multiplicité et l’hétérogénéité des éléments qui les constituent et dont l’agencement contribue à leur singularité. Par exemple, la multiplicité et l’hétérogénéité accomplissent une fonction centrale dans l’espace interne: les groupes internes, les systèmes de relation d’objet et des identifications, la fantasmatique et d’autres structures analogues assurent à la fois la singularité de cet espace et la capacité de liaison (je dis plutôt d’appareillage) entre celui-ci et les espaces du lien et des groupes. C’est parce que les identifications du Moi sont multiples, hétérogènes et singulières qu’elles sont mobilisées dans les liens intersubjectifs et dans la formation d’un groupe, d’un couple, d’une famille. Chacun de ces espaces contient des processus et des formations multiples et hétérogènes qui définissent leur réalité psychique inconsciente singulière. C’est en raison de ces propriétés que se nouent des alliances inconscientes, les processus de pensée, les idéaux communs et partagés, etc. L’hétérogénéité est une caractéristique importante, elle est faite de la variété et des écarts entre les éléments d’origine diverse et de nature différente qui existent dans un espace.
La pandémie et les interférences des espaces de réalité psychique: un exemple
Ces caractéristiques sont modifiées lorsque le régime général des relations entre les espaces de la réalité psychique est profondément modifié, même sur une courte période. C’est le cas dans une période de pandémie et de confinement des espaces psychiques. J’observe que cette situation engendre deux phénomènes opposés: elle tend à réduire ces espaces à l’unité et à l’homogène, à ébranler ce qui constitue leur singularité, et à provoquer un appauvrissement des échanges, et à l’inverse à stimuler des ressources qui tiennent précisément à ces trois caractéristiques. Mais il est probable qu’au-delà d’un certain temps, c’est la première tendance qui l’emporte et devient source de souffrance.
Prenons un exemple de la pluralité des espaces de réalité psychique et de leurs interférences. Le virus désorganise la fiabilité des garants métasociaux, il met en cause la capacité de l’appareil d’État d’assurer les mesures de sécurité sanitaire, et révélant les limites du savoir des savants, ajoutant à l’incertitude l’instabilité et les contradictions des décisions, les défaillances de mesures de préparation et de précaution face à un probable risque majeur catastrophique[9]: lits d’hôpitaux, appareils respiratoires, masques, etc.
Cette désorganisation s’accompagne nécessairement des discours rationnels de justification des actions de l’État et des structures de gouvernement qui ont la charge d’assurer les fonctions métasociales, celles de la santé publique face à cette pandémie. Ces discours ont pour objectif de maintenir l’autorité dont l’État et les structures de gouvernement sont investis et d’enrayer l’incertitude sur leur compétence; ils disent à la fois que ce réel ne peut être maitrisé de bout en bout, et que l’incertitude est aussi fonction des avancées dans la connaissance de la pandémie et des moyens disponibles mis en œuvre pour la combattre en elle-même et dans ses effets sociaux et économiques.
Mais, par-delà ces justifications, on entend autre chose, que ces discours recouvrent et dévoilent: des angoisses et des mécanismes de défense, des dénis et des idéalisations des “héros du combat contre le virus ennemi”. En France, la rhétorique de la “guerre” a suscité à la fois une mobilisation inédite et un rappel des moments décisifs de notre histoire nationale, de l’appel à l’unité de la nation, de ses figures héroïques dans l’armée et dans la Résistance, mais aussi un doute sur la capacité de conduire les batailles qu’il faudrait mener.
Ces manifestations de la réalité psychique dans les espaces politiques métasociaux ont pris différentes formes selon les pays, leurs ressources sanitaires et les régimes politiques. Mais partout elles ont infiltré et pour ainsi dire donné des contenus à des formes de la réalité psychiques dans d’autres espaces, celui des institutions hospitalières, des familles et des sujets.
Nous aurons à analyser de plus près ce qui s’est passé dans les groupements virtuels qui se sont constitués sur les “réseaux sociaux” et dans les clubs plus restreints et plus fermés, sur WhatsApp, Skype ou Zoom, par exemple pour les “apéros” et les échanges d’émotions et d’opinions. Ces plus petits groupes se sont constitués selon des liens affectifs, d’affinité de pensée, de sensibilités politiques, le plus souvent préexistants. Ils ont fonctionné selon les processus, les formations et les organisateurs psychiques des groupes ordinaires: les identifications et les idéaux partagés, la fantasmatique commune, l’illusion groupale, les alliances inconscientes, les métadéfenses, etc. Dans ces groupes, virtuels, à distance du toucher, leurs membres ont consolidé les normes de groupe, leur sentiment d’appartenance à un ensemble plus grand qu’eux-mêmes, moins confiné qu’eux-mêmes. Et sans doute ont-ils contribué à conforter à la fois leur moral et leurs défenses immunitaires, par la vertu du lien[10]. Ces groupes virtuels ont constitué des caisses de résonance aux inquiétudes, aux colères, et aux discussions collectives, et simultanément à leurs propres inquiétudes, à leurs colères, à leur désir de vivre, et de vivre autrement. Ces groupes ont renforcé toutes les ressources par lesquelles un groupe s’unifie contre le danger et préserve son unité et par là même la sécurité de ses membres. Pour s’unifier, les groupes construisent avec leurs membres la désignation de la cause du mal à l’extérieur, du traître l’expulsion de l’ennemi, du mauvais.
La mort des proches par le Covid-19 se vit dans l’espace des groupes et des familles, en tant qu’ils forment des ensembles à l’intérieur desquels vivent et meurent des personnes. Ne pas pouvoir se réunir en raison du confinement, être physiquement empêché d’aller voir le mourant, de l’accompagner dans des funérailles amputées, rapides et souvent bâclées, qui organisent la séparation, ne pas pouvoir, les survivants, se prendre dans les bras, s’embrasser, et vivre ensemble des émotions douloureuses, partagées, toutes ces mesures de contrainte, par ailleurs elles aussi “justifiées”, ont développé dans les familles et les groupes endeuillés ce qui a été appelé une double peine. La solitude de ces décès et la suppression des rituels qui encadrent le travail de deuil menacent l’humanité de chacun.
Pour surmonter la douleur de ces terribles absences, de la présence physique impossible, de cet interdit de toucher qui nous détruit, il a fallu inventer de nouveaux rituels: allumer des bougies, dire un poème, parler ensemble de la personne décédée ou demeurer dans le silence, à distance numérisée, autant de nouvelles manières de rester en lien. L’interdit de toucher, dans ces moments, est des plus cruels, il mutile les sujets endeuillés. Il ne se confond avec aucune des caractéristiques du double interdit (ou tabou) du toucher[11]. Parmi celles-ci, certaines sont convoquées dans ce que la distanciation sociale et le confinement mobilisent: le besoin de se toucher pour demeurer vivant et le risque et l’angoisse d’être contaminé ou de contaminer par le contact, le danger venant de l’extérieur.
Mais, il y a aussi dans ce confinement le danger qui vient du dedans, dans l’espace familial qui cesse d’être protecteur, mais mortel pour les enfants et les femmes lorsque s’exacerbent les violences dans la famille et dans le couple.
Cette mort-là et les limites insupportées du confinement et de la distanciation sociale amplifient toutes les dimensions du malêtre.
Les angoisses archaïques. Les traumatismes cumulatifs
L’humanité a connu dans son histoire les grandes peurs provoquées par les pandémies dévastatrices. Les historiens estiment que la grande peste noire du milieu du XIVe siècle a tué en 5 ans 50 millions de personnes, soit la moitié des européens (25 millions d’entre eux), l’autre moitié en Eurasie et en Afrique du Nord14. La grippe espagnole en 1918, après la Première Guerre mondiale aurait tué 50 millions de personnes, davantage que la guerre elle-même15. Elle a contaminé ses victimes avec une rapidité jamais constatée auparavant.
Les grandes peurs
Tel qu’il est survenu et a été traité, le virus Covid-19 a relancé les grandes peurs, la terreur et l’angoisse ancestrale associée aux grandes pandémies. On pourra se demander pourquoi et sous l’effet de quels propulseurs politiques, médicaux et médiatiques cette angoisse s’est diffusée aussi rapidement et intensément, au point de paralyser la capacité critique de ceux qui l’éprouvaient, au point de se demander si une mise en scène de la peur pouvait contribuer à soumettre la population à des ordres dont elle ressentait les contradictions et les revirements[12]. Il reste que nous avons été confrontés à l’angoisse devant le danger mortel de sa transmission et devant l’incertitude face à ce que nous savons et à ce que ne savons pas, ou encore insuffisamment, quant à sa nature et aux moyens de prévenir son installation et son retour.
La recherche médicale avance en claudiquant, avec ses doutes et ses hésitations, elle a besoin de débats critiques, de mettre ses hypothèses à l’épreuve de la clinique mais aussi de faire l’apprentissage de ses découvertes et de leurs applications. Cette butée du savoir sur l’inconnu et l’invisible est, pour un grand nombre, insupportable, elle disqualifie la capacité des instances protectrices, celle du pouvoir de la science et du politique, à éviter la catastrophe, à nous protéger de la mort partout présente, toujours aussi inqualifiable. Sans secours immédiat, sans réponse vraie, et malgré les annonces de leur imminence, aussitôt démenties, et à cause de leur infiabilité, la détresse et la défiance s’en trouvent amplifiées.
Ainsi, ce n’est pas seulement le virus qui attaque les espaces internes, les liens et les ensembles. La manière dont il est traité attaque aussi la construction du sens et des sens: la sensorialité, la direction que nous aurons à prendre à la bifurcation de la vie et de la mort, et la capacité de construire à partir de tout ceci une signification.
Lire et relire J. Delumeau
Lisons et relisons Delumeau. Ce qu’il dit de la peur durant la grande peste décrit sans guère de retouches ce que nous vivons aujourd’hui. Je le cite en quelques extraits significatifs:
«Quand apparaît le danger de la contagion, on essaie d’abord de ne pas le voir. Les chroniques relatives aux pestes font ressortir la fréquente négligence des autorités à prendre les mesures qu’imposait l’imminence du péril […] Il arrivait toutefois un moment où on ne pouvait plus éviter d’appeler la contagion par son horrible nom. Alors la panique déferlait sur la ville. La solution raisonnable était de fuir. On savait la médecine impuissante et qu’“une paire de bottes” constituait le plus sûr des remèdes.» (p. 108 et suivantes).
La cité assiégée est alors un leitmotiv:
«Voici maintenant la cité assiégée par la maladie, mise en quarantaine, au besoin ceinturée par la troupe, confrontée à l’angoisse quotidienne et contrainte à un style d’existence en rupture avec celui auquel elle était habituée. Les cadres familiers sont abolis. L’insécurité ne naît pas seulement de la présence de la maladie, mais aussi d’une déstructuration des éléments qui construisaient l’environnement quotidien. Toutes les chroniques de la peste insistent aussi sur l’arrêt du commerce et de l’artisanat, la fermeture des magasins, voire des églises, l’arrêt de tout divertissement, le vide des rues et des places, le silence des clochers… » (ibid.)
Cette rupture inhumaine, il la qualifie ainsi:
«[…] Les rapports humains sont totalement bouleversés: c’est au moment où le besoin des autres se fait le plus impérieux – et où, d’habitude, ils vous prenaient en charge – que maintenant ils vous abandonnent. Le temps de peste est celui de la solitude forcée…» (ibid.)
Puis, il note ces faits qui sont si proches de nous:
«Arrêt des activités familières, silence de la ville, solitude dans la maladie, anonymat dans la mort, abolition des rites collectifs de joie et de tristesse: toutes ces ruptures brutales avec les usages quotidiens s’accompagnaient d’une impossibilité radicale à concevoir des projets d’avenir, l’“initiative” appartenant désormais entièrement à la peste… (p.116). [Plus loin:] … Il y ceux qui cèdent simplement à la panique, les héros qui dominent leur peur et ceux que leur mode de vie, leur profession ou leurs responsabilités exposent à la contagion et ne s’y dérobent pas […]» (ibid.) Et ceci encore:
«Vivre sans projet n’est pas humain. Déstructurant l’environnement quotidien et barrant les routes de l’avenir, la peste ébranlait ainsi doublement les assises du psychisme tant individuel que collectif» (pp. 116-117).
Vitesse de la contagion, lenteur des dispositifs pour la combattre. Les régressions vers les angoisses archaïques
En résonance avec le règne vertigineux de la vitesse dans les sociétés hyperindustrialisées[13], et en raison de la densité et de la multiplication des moyens de contact grâce aux moyens de transport rapides, une spécificité de la pandémie est la rapidité de la contagion par le virus. À cette modalité de sa transmission ont répondu, dans la plupart des pays, les mesures de prévention d’urgence indifférenciées: confinement, “quarantaine”, distanciation interpersonnelle, etc.; mais aussi transmission immédiate (“virale”) des informations (fiables ou fausses).
Cette contagiosité galopante produit les effets de foule décrits jadis par G. Le Bon et réélaborés par S. Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi en 1920-1921, juste après la guerre et la grippe espagnole.
Cette contagion psychique est l’effet de la régression des psychés vers des organisations primitives repérées et décrites par Freud dès 1900 à propos du chemin emprunté par les pensées du rêve. Freud distingue trois aspects de la régression: topique, vers le primat des images sensorielles; temporelle, par le retour à des modes de pensée constitués antérieurement au cours du développement de la psyché; formelle, vers des modes de représentation ou d’action moins complexes, moins structurés et moins différenciés.
Mais alors que le rêve est un processus de transformation contenu par ce que D. Anzieu a décrit comme l’enveloppe du rêve, qui forme tout à la fois, contenant et pareexcitation, la régression dans l’état de foule n’est pas contenue, elle s’auto-entretient dans la jouissance et l’effroi du sans-limite. Elle réunit les conditions d’une expérience traumatique entraînant, tout ensemble, l’espace psychique de la foule et l’espace psychique des sujets vers les angoisses archaïques associées aux positions paranoïde-schizoïde et dépressive.
W.Bion (1961) apporte une autre perspective sur la contagion psychique lorsqu’il propose de réélaborer le concept freudien de barrières de contact. Pour Freud (1895, 1900, 1911), la barrière de contact est une membrane semi-perméable, comparable au processus du rêve; elle assure la séparation entre la réalité externe et la réalité interne. Pour Bion (1961), la prolifération d’éléments alpha s’organise en une «barrière de contact» qui accomplit une fonction capitale dans le rapport entre la réalité psychique de la mère et celle du bébé. Pour que la mère conserve sa capacité de rêverie, elle doit disposer d’une barrière de contact perméable «qui lui permet de distinguer réalité intérieure et réalité extérieure et de ne pas se sentir submergée par ses propres impressions sensorielles non élaborées, ni par ses propres angoisses catastrophiques» (C. Bronstein et A.-L. Hacker, 2012, p.772). Lorsque cette barrière n’est pas établie, l’appareil à penser les pensées ne se constitue pas, ou d’une manière insuffisante chez le bébé.
Que retenir de ces processus? Bien que nous ne soyons pas des bébés, mais assurément d’anciens bébés, nous pouvons régresser jusqu’à éprouver des angoisses archaïques qui ne trouvent ni contenance, ni barrières de contact ni enveloppes psychiques. C’est la charge traumatique que certaines caractéristiques de la pandémie font émerger et que nous pouvons éprouver lorsque la solitude, la détresse, l’état d’être sans secours et sans aide (ce que Freud nomme Hilflosigkeit) attaquent les liens vitaux et la capacité de penser ce que la réalité psychique nous fait vivre quant au rapport au réel; lorsque les deuils cumulés empêchent d’enterrer les morts, mobilisent le déni, instaurent la pensée blanche et jusqu’à la confusion sur les dates du décès des proches.
Les angoisses archaïques qui surgissent dans les cauchemars et dans les vécus de la veille sont proches de celles qu’éprouve le bébé lorsqu’il est terrorisé par l’abandon, le rétrécissement de l’espace, la chute dans le vide, le vidage de sa propre substance, la panique de ne plus être en sécurité sans enveloppe de protection, livré à une invasion imparable. Ce sont des angoisses d’avant le langage.
L’angoisse tient aussi à cette omniprésence de la mort dans les informations et dans les médias. Nous sommes confinés dans cet envahissement omniprésent, persécutoire et déprimant des statistiques quotidiennes qui dénombrent ses ravages, auscultent leur croissance, leur stagnation et leurs reculs. Les commentaires contradictoires et les discours souvent arrogants de ceux qui sont persuadés de savoir sont marqués par les fantasmes et les théories du complot, par la dénonciation violente de l’incurie, par l’exploitation de l’angoisse. Mais une autre réalité se mobilise lorsque ces annonces abstraites ou délétères prennent corps avec l’annonce de la mort de proches, de parents et d’amis. Que cette mort soit prévisible en raison de leur fragilité, ou imprévisible parce qu’ils étaient en bonne santé, elle demeure inqualifiable, inacceptable.
L’angoisse s’éprouve pour des personnes vulnérables livrées à la contagion du virus: les personnes âgées et fragiles souvent dans la solitude de l’hôpital, de l’EHPAD, de la rue, de leur appartement, ou au contraire exposées à la promiscuité du surnombre. Ils vivent des angoisses sans nom, sans secours et sans recours. Et sont aussi vulnérables les malades qui souffrent d’autres pathologies graves que celle du Covid19, et qui, en raison de la pénurie de lits et de respirateurs dans les services de réanimation, restent à l’écart des soins. Vulnérables sont aussi les enfants et les femmes qui, parce qu’ils sont confinés, subissent davantage les violences familiales et conjugales. Vulnérables encore, en première ou en seconde ligne, sont les soignants, les personnes qui assurent une présence et une écoute auprès de ceux-ci, toutes les personnes qui maintiennent les services nécessaires de la vie quotidienne.
La double face du confinement
Revenons au confinement. Pas plus que nous sommes égaux selon les sexes, les âges et les appartenances sociales devant cette attaque virale, il importe de distinguer les confinés contraints et enfermés (comme dans les prisons où s’accroît le risque de la contagion), les confinés volontaires (comme dans les couvents, les casernes ou les bateaux), et les hors-confinés réquisitionnés pour les services des hôpitaux et des nécessités de base. La nature et la durée du confinement ne sont pas les mêmes, du point de vue psychique, selon l’espace matériel (un logement exigu ou un appartement spacieux, une maison à la campagne avec jardin) et la durée du confinement, selon que vous êtes seul ou avec d’autres proches. L’expérience vécue du confinement varie aussi selon les ressources psychiques des sujets. Toutes ces variables se conjuguent dans des configurations singulières. Le confinement auquel nous avons eu affaire est contraint et à durée limitée, définie en fonction de l’évolution de la pandémie et des exigences économiques, il est prescrit en raison de son effet attendu sur la limitation de la contagion. Il est temporairement privatif de liberté et ressenti comme tel. Le confinement est à double face: mobilisateur de sécurité et de protection ou au contraire d’angoisses archaïques persécutoires et dépressives. Le mot “angoisse” dit son affinité avec les espaces rétrécis: il est formé à partir du latin angus, qui signifie resserrement. Le corps exprime cette angoisse spécialement aux endroits de la gorge, que l’on éprouve serrée. Le confinement est un espace de rétrécissement, de resserrement et d’oppression ressentie dans le corps, un poids sur la poitrine, un “manque d’air”.
L’angoisse paranoïde qu’il suscite à l’intérieur de soi et du groupe avec lequel on vit interfère avec l’espace public interdit à la libre circulation par les autorités garantes des mesures de protection contre la diffusion du virus. Même si le confinement est protecteur et oblige à inventer d’autres modalités de communication et de présence virtuelle pour maintenir le lien avec les autres, il est aussi une menace contre le lien dès lors que la violence trouve dans cet espace clos une voie de décharge et d’agression. Les actes qu’il génère confirment alors le bien-fondé des angoisses et accroît l’intolérance à la contrainte qu’il exerce sur les espaces du sujet et de ses liens. Il faudrait approfondir la recherche sur le temps et les temporalités dans les trois espaces psychiques dans cette période de pandémie. Un de ses aspects se manifeste dans l’écart qui s’est découvert à cette occasion entre la temporalité de la recherche (médicale: sur les tests, les médicaments efficaces, le vaccin…) et la temporalité de la réponse immédiate qui exige des certitudes et des solutions dans l’urgence. Ce conflit aura été source d’un grand grief vis-à-vis des garants que devraient être les savants dans la fonction qui leur est attribuée sous l’effet de la pensée magique.
Je suis attentif à ces manifestations de l’angoisse et de la peur, mais aussi à ce que la contrainte et le danger ont libéré quant à la solidarité, aux découvertes d’autres manières de vivre, de consommer, de créer et de communiquer. J’y reviendrai, mais il me fallait le dire pour ne pas contribuer à réduire la réalité psychique à cette seule manifestation de l’angoisse.
Angoisses paranoïdes et projection sur l’extérieur. L’urgence, l’impuissance et les boucs expiatoires
Revenons à J. Delumeau. Il écrit à propos des pandémies:
«Trouver les causes d’un mal, c’est recréer un cadre sécurisant, reconstituer une cohérence de laquelle sortira logiquement l’indication des remèdes. Or, trois explications étaient formulées autrefois pour rendre compte des pestes: l’une par les savants, l’autre par la foule anonyme, la troisième à la fois par la foule et par l’Église.»
Devant cette mort et ces morts, devant l’incertitude de l’avenir et de l’issue de la pandémie, l’effroi, le déni, la colère, la sidération prennent la forme d’un trauma qui traverse tous les espaces avec une contagiosité ravageuse. Le réel exige de savoir ce qu’il est et, à défaut, il faut trouver une cause au mal. Il est nécessaire d’en désigner les responsables (les coupables) lorsque le cadre sécurisant et la cohérence des décisions ne sont pas assurés. Aujourd’hui, comme lors de la grande peste, comme lors des ravages de “la grande tueuse” de 1918, la pandémie, impréparée et survenant “par surprise” met au défi et en défiance tous les garants, tout en faisant appel à eux, en approuvant majoritairement leurs décisions et les critiquant aussitôt[14].
Une des mesures de défense contre les angoisses paranoïdes est la projection de ce qui les causent dans son propre espace sociétal ou à l’extérieur, dans d’autres pays.
C’est un phénomène constant dans les périodes de catastrophe. Du temps où les dieux vivaient encore, ils étaient implorés de protéger les humains des fléaux et des désastres qui les décimaient; ils étaient honorés s’ils étaient efficaces et ils recevaient des sacrifices de gratitude.
Lorsqu’ils se montraient impuissants ou cruels, ils étaient honnis et rendus responsables de la catastrophe. C’est vers eux que montait la colère lorsqu’ils tardaient à sauver les mortels ou que, malveillants, ils refusaient de le faire en dépit des sacrifices qui leur étaient offerts. Mais pour maintenir l’espoir d’une réconciliation, une personne ou un groupe de personnes endossait la fonction dévolue au bouc émissaire. Les juifs ont eu cette fonction dans les grandes pandémies.
L’économiste D. Cohen19 rappelle que les Gouvernants du monde moderne ont pris le relais et la fonction salvatrice des dieux tutélaires providentiels: ils sont à la fois les substituts et les persécuteurs, en raison même de la toute-puissance qui leur est imputée. Lorsqu’ils ne parviennent pas à apporter le salut, ce sont eux et leurs représentants qui endossent la projection qui en fait les cibles de la colère et de la vindicte des victimes. La culture de l’immédiateté exacerbe l’exigence de réponses efficaces et sans délai à l’attente du salut.
J’observe que, en France, depuis le mouvement des Gilets jaunes et la crise de la réforme de retraites (qui ont précédé la pandémie), les appels paradoxaux à des garants tutélaires auxquels la confiance est simultanément refusée se multiplient, et font de ce double bind un des nœuds paradoxaux du malêtre et des crises de toute sorte que traversent les démocraties. Nous retrouvons ce nœud dans la pandémie.
Notes sur quelques aspects du malêtre contemporain face à la pandémie
La pandémie du Covid-19 est une contribution inattendue et paradoxale au malêtre contemporain. D’un côté, elle en accentue les différentes dimensions et elle en apporte de nouvelles; d’un autre, elle suscite des expériences inédites, ouvrant des voies, partielles et encore précaires, pour s’en dégager, elle mobilise l’espérance qu’une autre manière de vivre est souhaitable et peut-être possible. Elle est vécue comme une apocalypse, au double sens qui est attaché à ce terme, celui qu’il a dans l’Ancien Testament d’une catastrophe (guerre, maladie, mort, famine) annoncée par quatre Cavaliers; celui que Jean, reprenant le sens que lui donne le mot grec, définit comme un dévoilement, une révélation de la fin des temps: l’avènement du Christ et de sa promesse du monde nouveau.
Le virus qui bouleverse le monde, ses systèmes sanitaires, ses gouvernements, son économie et ses valeurs fondamentales, est d’abord pour la majorité des humains le fléau suprême qui répand la destruction, la douleur et la mort. Elle est aussi le dévoilement des racines de ce mal non identifié et l’expérience d’un nouveau rapport au monde, aux autres et à soi-même.
Le malêtre de notre temps
Je l’ai signalé plus haut, je parle de malêtre parce que ce qui est en cause de manière massive, ce sont les défaillances des socles de notre vie psychique et de nos liens avec nous-même et avec les autres, plus d’un autre, c’est la capacité d’être. Je résume les principales dimensions de ce malêtre que j’ai relevées dans mes travaux antérieurs. Je pense que la pandémie met au jour et amplifie toutes les dimensions du malêtre.
Le niveau méta de l’analyse et la notion de garants
J’ai évoqué à plusieurs reprises dans ce texte la complexité du malêtre du monde moderne dans ses rapports avec la souffrance psychique de notre temps et l’introduction d’un niveau méta dans mon analyse. Le niveau méta d’une analyse prend en considération les dispositifs d’arrière-fond qui encadrent les processus ou les formations que nous observons. La pluralité des espaces psychiques et l’analyse de leurs relations conduit à prendre en considération ce niveau méta.
Une des fonctions centrales des cadres et des métacadres est de structurer la vie sociale et la vie psychique et de garantir les conditions et les processus de leur développement. J’introduis donc ici la notion de garants. L’idée que je soutiens est que le malêtre contemporain est le résultat d’une déstabilisation des métacadres sociaux, eux-mêmes garants des métacadres psychiques fondateurs et garants de la vie intrapsychique de chaque sujet singulier. Cette fragilisation des garants méta affecte les fonctionnements des groupes, des familles et des institutions; elle crée de la souffrance psychique. Tout au long de notes sur la pandémie, j’ai observé l’impact de la défaillance de ces métacadres et de ces garants.
Les garants métasociaux
Le concept de garants métasociaux (Touraine, 1965) désigne les grandes structures d’encadrement et de régulation de la vie sociale et culturelle. Mythes et idéologies, croyances et religions, autorité et hiérarchie sont des garants métasociaux dont la fonction est d’assurer une suffisante stabilité des formations sociales et par là de les doter d’une légitimité incontestable. Ils sont incarnés par des personnages et par des institutions.
Lorsque les garants métasociaux disparaissent ou se transforment, les sociétés sont confrontées à des instabilités graves. Ils n’encadrent plus les certitudes, les systèmes de représentation, les valeurs et les repères de l’action collective. Les lois, les autorités et les interdits qui règlent les rapports sociaux et interpersonnels deviennent flous, contradictoires, paradoxaux et inopérants. Ils sont disqualifiés.
Avec la défaillance des garants métasociaux, nous vivons la transformation critique des grandes matrices de symbolisation que sont la culture, la création artistique, les repères de sens, bref tout ce qui est conquis par les sublimations et par ce que Freud (1929) a justement nommé le travail de culture (die Kulturarbeit). La violence antisociale, les conduites de déviance, d’exclusion et de marginalité sont les expressions manifestes et circulaires de la crise des garants métasociaux.
Les sociétés postmodernes vivent ces défaillances et ces faillites comme génératrices d’incertitude dans les repères identificatoires, dans les marques symboliques, dans la fonction et la fiabilité des institutions, dans les systèmes méta-interprétatifs. Ces repères et ces systèmes sont multiples, lacunaires, plus ou moins métissés, conflictuels ou contradictoires.
Les garants métapsychiques de la vie psychique
Les bouleversements des garants métasociaux et des métacadres correspondants affectent les contrats intersubjectifs et intergénérationnels qui nous assurent de l’investissement, par les parents, la famille, le groupe et l’institution, de notre place dans un ensemble, et qui nous obligent à investir celui-ci pour en assurer la conservation.
Les espaces psychiques de la famille et du groupe sont en position métapsychique par rapport à l’espace et à la temporalité intrapsychique du sujet singulier et par rapport aux liens intersubjectifs dont ils sont les garants.
Ces garants consistent essentiellement dans les alliances, les pactes et les contrats, pour une part inconscients, sur lesquels s’étaye et se structure la psyché de chaque sujet. Ils contiennent les principes organisateurs du psychisme: les interdits fondamentaux, le renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels destructeurs, le contrat narcissique forment le cadre et l’arrière-fond de la réalité psychique, qu’ils soient structurants selon un ordre symbolique, ou qu’ils s’organisent selon un ordre défensif ou aliénant. L’espace de la réalité psychique, la vie psychique elle-même et le devenir “Je” ne peuvent se développer que sur la base de l’exigence de travail psychique qu’impose à la psyché son inscription dans les liens intersubjectifs primaires et dans les liens sociaux.
L’effondrement des métacadres et la défiance à l’égard des garants en temps de pandémie
Une première caractéristique fondamentale du malêtre est l’effondrement des métacadres et des garants méta. Nous en avons repéré les effets amplifiés par la pandémie. Nous avons observé que lorsque les garants métasociaux sont défaillants, ceux dont la fonction est dévolue aux détenteurs du pouvoir, du savoir et du pourvoir, les espaces psychiques des personnes, des liens intersubjectifs, de groupes et des institutions sont sévèrement ébranlés. Ils produisent, par cet ébranlement, des effets différents: ils désorganisent les garants métapsychiques qui soutiennent l’ensemble des espaces psychiques. Les alliances, les contrats et les pactes structurants sont ébranlés, ils n’assurent plus la sécurité de base, la fiabilité des liens, la capacité de penser, les angoisses archaïques les dissolvent. Mais ils produisent aussi une réorganisation de ces espaces, à la connaissance de leur existence et de leurs ressources, à leur transformation.
Conjointement à l’effondrement et à la désorganisation-réorganisation des métacadres et des garants méta, trois autres phénomènes qui caractérisent le malêtre sont eux aussi travaillés par la pandémie.
Les processus et les formations collectives “sans sujet”
La pandémie, surtout à son début, a fait surgir une réflexion sur ce que sont les processus et les formations collectives sans sujet. J’ai utilisé cette notion complexe pour qualifier une des composantes du malêtre contemporain car elle décrit bien l’émergence historique de l’individu dans nos sociétés de masse. La «société des individus» analysée par N. Elias (1997) illustre ce processus qui ne prend en considération que des individus, éléments interchangeables au service d’une entité impensable par eux, et non des sujets. Elle a pour corollaire la société de masse. Dans ce processus, le rôle du capitalisme doit être pris en compte, comme l’écrit J.-P. Matot (2019)[15].
Le concept de processus sans sujet contient l’idée que le savoir et la volonté humaine n’ont plus de prise ni de contrôle sur les organisations collectives auxquelles les individus sont assujettis et qu’ils contribuent à mettre en œuvre. Les processus qui organisent l’histoire et la société semblent obéir à des causalités inaccessibles, il est donc vain de leur chercher un sens. Ils s’emparent de tout l’espace psychique, ils abolissent, aliènent et isolent le sujet, l’opposent à la communauté, en le soumettant à son ordre. D’où la désespérance et les révoltes violentes contre leurs effets politiques, économiques et sociaux.
Sans développer davantage les dimensions de ce concept, je note que dans le premier temps du confinement s’est réveillée chez bon nombre de personnes la conscience de ce processus de soumission à une situation massivement collective, à la société consumériste, à la production, à des institutions bureaucratiques21. La pandémie est une manifestation de ce processus. Toutefois, l’idée qu’il est nécessaire de “vivre autrement” s’est manifestée avec force, avec l’expérience de la reprise de contact avec soi-même et avec les autres.
L’absence de répondant
Avec l’effondrement des garants méta et les processus sans sujet, l’absence de répondant est une autre manifestation majeure du malêtre contemporain ordinaire. Elle contribue à l’effacement progressif du sujet, à l’attaque contre les liens et à la disparition des garants. Ici encore la pandémie a confronté à cette absence, particulièrement lorsque les réponses attendues portaient sur la sécurité, les risques accrus par la pénurie de masques et de tests, les soins et les traitements médicaux.
Qu’est-ce que je nomme répondant? Le répondant est d’abord un sujet ou un ensemble de sujets qui reçoit, accueille et soutient nos questions sur ce que nous sommes et devenons. Comment l’amour, le désir, les liens, la parole? Pourquoi la mort, la haine, la guerre? Si le répondant doit répondre à des questions essentielles à la vie, il ne répond pas toujours directement à la demande, du moins il la rend possible en l’accueillant, à la condition qu’il l’entende.
D’une manière plus générale, la disparition du répondant humain aux questions et aux demandes que nous formulons et leur remplacement par des appareils bureaucratiques, par des machines et des automates est une des conséquences de la culture du contrôle et des idéologies de la technique soutenue aussi bien par les régimes totalitaires que par le développement de l’économie capitaliste. La technique expulse la conflictualité inhérente aux liens intersubjectifs et aux rapports sociaux.
Souffrances symbolisation primaire, liens et liaison, narcissisme
Processus sans sujet et société des individus sont liés dans des configurations qui ne sont pas sans conséquences sur la structuration de la vie psychique, et particulièrement sur l’activité de symbolisation et de subjectivation, sur les pensées qui travaillent à la mise au jour du sens dans la complexité. Cette activité symbolisatrice est essentielle et propre à l’humanité: elle seule permet d’élaborer la perte et la dispersion du sens, l’écart entre l’expérience du monde interne et celle du monde environnant, la tension entre processus sans sujet, intersubjectivité et subjectivation.
Toutes ces dimensions conjuguées de la culture hypermoderne ont détruit la confiance en soi, dans les autres, dans la communauté. Au contraire, la peur, l’insécurité, l’angoisse muette et la violence se sont installées. Nous vivons dans l’impensable et l’impensé de ces expériences, elles sont enfouies par le déni, isolées par le clivage.
“Rien ne sera plus comme avant”?
Je voudrais terminer ce texte en reprenant cette espérance que porte l’expérience de cette pandémie: vivre désormais autrement, même si l’issue de la catastrophe est incertaine ou hors d’une mesure du temps. Espérance fragile, car déjà le doute s’empare, je le connais, de nombre de ceux qui désiraient et annonçaient que “rien ne sera plus comme avant”.
Assurément, il y aura eu autre chose d’inattendu que le virus, qui n’était pas prévu: dans ce temps de confinement, de distanciation “sociale” et de grand risque de contagion fatale, un intense désir de vivre et de faire vivre a résisté à l’emprise de la mort, un intense désir de créer et de réparer, de se retrouver soi et les autres comme des sujets qui pensent et retrouvent les chemins d’une autre manière d’être, de bien être avec soi-même et avec les autres, de repenser les liens, les rapports sociaux, notre écologie[16], nos institutions, la vie ensemble, couple, famille, génération.
D’inventer un au-delà du malêtre.
Alors comment faire advenir la réalisation de ce qui a été vécu et entrevu pendant ce temps de douleur et de découverte qu’un monde autre est souhaitable et possible? Que ce qui est souhaitable pourrait devenir une nécessité: l’urgence vitale de trouver des réponses aux problèmes se pose si la perspective d’une nouvelle mutation dans l’histoire de l’humanité se précise? Et que saurons-nous penser et dire, nous les psychanalystes et tous ceux qu’André Berge appelait les psychistes, des exigences de travail psychique qui seront requises alors que le travail de culture dont parlait Freud en 1929 est en train de changer, ainsi que ses assises dans la culture elle-même, et peutêtre aussi dans tous les espaces de la réalité psychique.
Une sortie de la catastrophe, mais dans quelles conditions collectives et individuelles?23 Avec quels garants, hiérarchiques et pyramidaux, ou horizontaux et contractuels, imposés ou consentis? Observons que deux avancées se sont esquissées: la responsabilité du sujet vis-à-vis de soi et à l’égard des autres; la conscience plus diffuse que, face à l’incertitude et au risque de la violence, la confrontation et le débat sont nécessaires, qu’ils supposent l’acceptation du doute et la reconnaissance des intérêts différents, divergents, conflictuels.
Les pessimistes, les sceptiques et les “réalistes” auront peut-être raison. S’il en est ainsi, ils disparaîtront avec ceux qui espèrent. L’espérance a toujours fait redouter la désillusion. Elle en prend le risque, elle n’est pas passive, elle est audacieuse, elle est principe, comme l’affirmait E. Bloch, elle ne nie pas la mort, elle traverse les catastrophes et leur survit.
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[1] Plus rapide que la grippe espagnole dont l’expansion fut particulièrement rapide et étendue avec le retour des soldats dans leur pays d’origine et, déjà, la multiplication des moyens de communication. 3 Cf. l’entretien avec l’écologue Philippe Grandcolas, «Le Covid-18 n’est pas qu’un problème médical», Le Monde, 18 avril 2020, p.21.
[2] R. Kaës, 2017, Le Malêtre. La traduction française par Malaise du mot Unbehagung utilisé par Freud dans son essai de 1929 est correcte, mais ces deux mots me paraissent relativement faibles pour exprimer la gravité des propos qui décrivent un tournant de civilisation.
[3] L’impact du confinement sur les écosystèmes est incontestable pour de nombreux écologues. Cf. par exemple l’article de P. Mouterde, « Les maladies émergentes favorisées par la dégradation de la biodiversité », Le Monde, 8 avril 2020. Selon les mesures effectuées en Italie, en France et en Allemagne, le confinement a entraîné une baisse sans précédent de la pollution de l’air. En France, le taux d’oxyde d’azote dans l’air a été divisé par 8, ce qui, dans le meilleur des cas, était envisageable à l’horizon 2050. Cette baisse aurait évité environ 11 000 décès en Europe, selon une étude publiée mercredi 29 avril 2020 par le Centre for Research on Energy and Clean Air (Le Monde).
[4] J’ai développé ces propositions dans Le groupe et le sujet du groupe (1993), Un singulier pluriel (2007), L’extension de la psychanalyse (2015).
[5] Ces énoncés sont exposés dans de nombreuses pages des Écrits (1966). Lacan y affirme la suprématie du symbolique, constituant du sujet, sur l’imaginaire et sur le réel, il soutient l’idée de l’intrusion de l’imaginaire dans le réel. À partir de 1973, Lacan identifie cette structure ternaire du réel, du symbolique et de l’imaginaire (RSI) au nœud borroméen, et chacun de ces trois termes à une des consistances du nœud. Le Séminaire XXII de Jacques Lacan (1974-1975) RSI (sem22) a été transcris et publié par la revue Ornicar. Cf. http://www.idixa.net/Pixa/ pagixa-0605021459.html
[6] Si les bases méthodologiques suffisamment éprouvées sur lesquelles j’ai construit ces propositions m’ont conduit à distinguer trois espaces de la réalité psychique, je fais cependant l’hypothèse qu’il en existe d’autres, et notamment l’espace des sociétés et des cultures. L’analyse du malêtre contemporain et les concepts de garants métasociaux m’ont conduit à accorder une plus grande attention à ce quatrième espace.
[7] Cf. E. Morin (1990), Introduction à la pensée complexe; J.-L. Le Moigne et E. Morin (1999), Intelligence de la complexité; M. Péruchon (2009), Figures de l’hypercomplexité en gériatrie, ou du destin des forces de déconstruction et de construction.
[8] Sur le lien et les fonctions phoriques, cf. R. Kaës, 1993, 1994, 2007.
[9] Je reprends la distinction introduite par le sociologue américain A. Lakoff entre le principe de préparation anticipatrice d’une catastrophe qui vise à en limiter l’impact et à définir un plan de réaction et le principe de précaution dont le but est de l’éviter, ou du moins de limiter certains risques dont les effets sont inconnus ou incertains. Cf. l’entretien donné au journal Le Monde (23/04/2020). Lakoff note l’impréparation de la plupart des gouvernements à anticiper la catastrophe pandémique.
[10] Les recherches sur l’immunité individuelle et l’immunisation de groupe et collective conduisent à penser que dans ce champ de la biologie, ce ne sont pas seulement les espaces psychiques qui sont pluriels et interférents, mais aussi les organismes et ces espaces ouverts les uns aux autres. Cf. Th. Pradeu (2020), Les limites du soi. Immunologie et identité biologique.
[11] À partir de ses recherches sur le Moi-peau et les enveloppes psychiques (1985), D. Anzieu a précisé que tout interdit est double par nature, il constitue un système de tensions entre des pôles opposés. D. Anzieu distingue quatre caractéristiques dans la dualité des interdits: la première porte sur les pulsions sexuelles et sur les pulsions agressives; la seconde consiste dans sa double face, l’une tournée vers le dehors, l’autre vers le dedans, cette dualité instaure une série de différenciations dans l’appareil psychique, elle sépare, oppose et distingue le familier protégé-protecteur et l’étranger inquiétantdangereux; l’interdit œdipien inverse les polarités de l’interdit du toucher: ce qui est familier devient dangereux et inquiétant en raison des investissements pulsionnels et des fantasmes incestueux; la troisième dualité distingue entre l’interdit premier qui impose une existence séparée et interdit le retour au ventre maternel, alors que l’interdit secondaire s’applique à la pulsion d’emprise; la quatrième caractéristique est que tout interdit comporte une bilatéralité et une réciprocité puisqu’il s’adresse à l’émetteur des interdictions autant qu’au destinataire.
- La première grande peste recensée est celle dite de Justinien au VI-VIIe siècles. Elle se répandit dans tout le bassin méditerranéen. La troisième nait et se propage en Chine à la fin du XIXe siècle, puis en Europe, en Inde (12,5 millions de morts entre1898 et 1918, puis en Amérique et en Australie (source P. Lanotte (2008).
- Sur les peurs collectives, cf. l’ouvrage de référence de J. Delumeau (1978), La peur en Occident, Paris, Fayard. Sur les pandémies de peste, Cf. J. Vitaux (2010), Histoire de la peste, paris, PUF. Sur la grippe espagnole, cf. L. Spinney (2018), La Grande Tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde.
[12] J.-D. Michel a décrit avec précision et dénoncé avec force la tournure désastreuse prise par la pandémie en raison de l’impréparation mentale et technique des politiques, par les mensonges d’État et les insuffisances (et la suffisance) de nombreux scientifiques. Cf. Anatomie d’un désastre, entretien du 26 avril 2020.
[13] Cf. les recherches du sociologue et philosophe H. Rosa (2013) sur l’accélération du temps sous l’effet des technologies de production, de consommation, de communication et des moyens de transports dans les sociétés du capitalisme moderne.
[14] En France, le Baromètre de la confiance politique du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) mesure la confiance dans les institutions de la démocratie. Il indique qu’en un mois, entre février et mars 2020, le taux de méfiance vis à vis du gouvernement est passé de 30 à 32 %, même si une forte majorité approuve les mesures prises par l’exécutif. Cette défiance semble être tout particulièrement spécifique de la culture du soupçon vis-à-vis du politique dans la société française. 19 Dans un billet paru dans L’Observateur le 8/03/2020, p.6.
[15] «La globalisation de l’emprise du capitalisme financier constitue un élément-clé du sentiment de dépossession et de passivation qui infiltre les sociétés humaines. Elle nourrit le rejet des classes politiques traditionnelles, de droite mais surtout de gauche, objectivement complices de l’affaiblissement des solidarités communautaires et nationales, mais également de l’absence de préoccupation pour la construction d’une homéostasie mondiale respectant la diversité des cultures et des modes de vie. N’est-il pas indispensable de situer la “radicalisation” dans son rapport à la désubjectivation contemporaine?» Je me réfère aussi à ce livre de référence qu’est pour moi celui de Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort (2009): les auteurs mettent en correspondance les thèses de Keynes sur la puissance destructrice du capitalisme et de la monnaie, et celles de Freud sur la pulsion de mort.
21 En France, le mouvement des Gilets jaunes, juste avant la pandémie du Covid-19, a rendu manifeste, en même temps que l’illusion individualiste, la réduction de l’individu à un atome social qui se définit par une fonction univoque et partielle de producteur, de consommateur ou d’agent de service.
[16] L’ampleur de la réflexion de Philippe Descola sur l’anthropologie de la nature recadre le discours écologique en définissant une “politique de la Terre” entendue comme une maison commune dont l’usage ne serait plus réservé aux seuls humains. Cf. l’entretien de N. Truong avec Ph. Descola, «Nous sommes devenus des virus pour la planète», Le Monde, 20 mai 2020. Cf. Ph. Descola, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
23 Une réponse sans ambiguïté du sociologue et philosophe Bruno Latour (2020): «À la demande de bon sens: “Relançons le plus rapidement possible la production”, il faut répondre par un cri: “Surtout pas!” La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant». Cf. aussi l’article de l’économiste Isabelle Bensidoun, «Quelle mondialisation voulons-nous?», Le Monde, 19-20 avril 2020. Et l’entretien donné par Edgard Morin au journal Le Monde (19 avril 2020): «Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien».