REVIEW N° 29 | YEAR 2023 / 2
Summary
Family and couple psychoanalysis provides access to unconscious psychic transmission between generations and enables us to work on the genealogical envelope. The family group psychoanalytic framework allows the traumas of the lineage to be deposited and elaborated, fostering a rich mythopoiesis that each subject can grasp. The symptom is understood not only in the intrapsychic dimension, but also as a stage upon which the transgenerational is activated. A clinical vignette will highlight the transgenerational aspect of the symptom and
the restoration of the genealogical envelope.
Keywords: Crypt, cleavage, ghost, intergenerational, family and couple psychoanalysis, unconscious transmission, transgenerational, trauma.
Résumé
La psychanalyse familiale et de couple permet d’accéder à la transmission psychique inconsciente entre les générations et de travailler sur l’enveloppe généalogique. Le cadre psychanalytique groupal familial permet le dépôt et l’élaboration des traumas des lignées, favorisant une mythopoïèse riche, dont chaque sujet pourra se saisir. On entendra alors le symptôme, pas seulement dans la dimension de l’intrapsychique mais aussi comme une scène sur laquelle s’active le transgénérationnel. Une vignette clinique mettra en évidence un aspect transgénérationnel du symptôme et la restauration de l’enveloppe généalogique.
Mots-clés : crypte, clivage, fantôme, intergénérationnel, psychanalyse familiale et de couple transmission inconsciente, transgénérationnel, traumatisme.
Resumen
El psicoanálisis familiar y de pareja permite acceder a la transmisión psíquica inconsciente entre generaciones y trabajar sobre la envoltura genealógica. El marco psicoanalítico del grupo familiar permite depositar y elaborar los traumas del linaje, favoreciendo una rica mitopoiesis que cada sujeto puede aprehender. El síntoma se comprende no sólo en la dimensión intrapsíquica, sino también como un escenario en el que se activa lo transgeneracional. Una viñeta clínica pondrá de relieve el aspecto transgeneracional del síntoma y el restablecimiento de la envoltura genealógica.
Palabras claves: clivaje – cripta – fantasma – intergeneracional – psicoanálisis familiar y de pareja – transgeneracional – transmisión inconsciente – trauma
ARTICLE
Historique
À partir des travaux fondateurs d’Abraham et de Torok en 1978, sur une métapsychologie du secret, les notions de “fantôme” et de “crypte” sont reprises par les cliniciens qui s’intéressent aux problématiques de la transmission psychique inconsciente entre les générations. Les cryptes, le clivage ou l’inclusion au sein du moi sont le résultat d’un traumatisme personnel subi directement par un sujet. « Dans le ventre de la crypte se tiennent, indicibles, dans une vigilance sans relâche, des mots enterrés vifs », écrivent ces auteurs (1987, p. 256). Ces mots sont désaffectés de leur fonction de communication. Le contenu du caveau est innommable. Abraham et Torok parlent d’incorporation, correspondant à un objet d’amour mort. Cela rejoint les deuils non faits dans les lignées. Nachin (1993) reprendra alors que le travail du fantôme dans l’inconscient est le travail dans l’inconscient d’un descendant d’un problème de deuil non résolu chez l’un ou l’autre des parents, signifiant par là la différence entre la crypte et le fantôme. Il étendra la problématique des fantômes aux descendants de sujets porteurs d’un deuil non fait, même en l’absence d’un secret honteux. Nous sommes là au cœur des problématiques transgénérationnelles.
Abraham dit qu’être un “cryptophore”, c’est être porteur d’un ou plusieurs secrets et qu’il n’est de secret qui ne soit à l’origine partagé. En 1986, de Mijolla publie Les visiteurs du Moi, titre significatif.
Traumatisme et transmission psychique inconsciente.
Sur le plan étymologique, trauma et traumatisme sont des termes utilisés de longue date en médecine et en chirurgie. Ils viennent du grec trauma (blessure), et dérivant d’un terme qui signifie “percer”, désignent une blessure avec effraction. Freud emploie “trauma” en transposant sur le plan psychique les trois significations qu’implique ce terme : un choc violent, une effraction et des conséquences sur l’ensemble de l’organisme. Ce deuxième point acquiert de l’importance au travers de la transposition qui consacre l’usage de “traumatisme » plutôt que celui de ”trauma”. Reprenons la définition du terme trauma (d’après Laplanche, Pontalis (1967, p.499): «Évènement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique. En termes économiques, le traumatisme se caractérise par un afflux d’excitation qui est excessif, relativement à la tolérance du sujet et à sa capacité de maîtriser et d’élaborer psychiquement ces excitations.» Les conséquences du traumatisme sont l’incapacité de l’appareil psychique à liquider les excitations selon le principe de constance. Peu à peu, dans la théorie freudienne, l’idée du traumatisme psychique calqué sur le traumatisme physique s’estompe; en effet, du strict point de vue économique, ce n’est qu’après coup que la valeur traumatique est conférée à l’évènement. C’est alors que Freud construit la théorie du trauma dans l’hystérie: c’est seulement comme souvenir que la première scène devient, après coup, pathogène et dans la mesure où elle provoque un afflux d’excitation interne (effraction du pare-excitation). Dans Études sur l’hystérie, en 1895, la portée étiologique du traumatisme vécu s’estompe au bénéfice des productions fantasmatiques, parallèlement à la migration de l’usage du terme “trauma” vers celui de “traumatisme”. La notion de traumatisme prend une valeur accrue à partir de 1920 à propos des névroses de guerre. Dans Inhibition, symptôme et angoisse, en 1926, Freud écrit que le moi, dans la situation traumatique, est attaqué du dedans, c’est-à-dire par les excitations pulsionnelles, comme il l’est du dehors. Il y a une sorte de symétrie entre le danger externe et le danger interne. Le moi est alors en état de détresse, de sidération, sans recours. À propose des attaques venues de l’extérieur, nous pensons aussi aux génocides, aux guerres, aux traumas sociétaux qui se transmettent dans les familles, dans les lignées (Waintrater, 2004). Le groupe avec médiation est un dispositif pertinent pour aider à l’élaboration de ces traumatismes collectifs.
Pour Janin (1999), le trauma est aussi ”une expérience d’absence de secours: il appelle “le noyau froid” ce premier temps précoce du traumatisme qui correspond au nonrespect des besoins de l’enfant et au défaut de la fonction encadrante de la mère. En 1928, Rank parle du traumatisme de la naissance, prototype de l’angoisse, et de sa non-inscription psychique dans l’appareil psychique individuel. Ce traumatisme originaire, inconnu, fera retour au décours de la vie. Winnicott (1958) a parlé d’agonie primitive et de la nécessité d’un environnement adapté.
Garland et ses collaborateurs, de la Tavistock Clinic, dans Comprendre le traumatisme (2001), en proposent une approche psychanalytique détaillée et très intéressante.
Le transgénérationnel dans la famille
«Chaque famille classique se doit d’avoir un raté: une famille sans ratés n’est pas vraiment une famille, car il lui manque un principe qui la conteste et qui lui donne sa légitimité» (Mérot, 2003, p. 11).
Granjon (1989), dans la foulée de Kaës (1984, 1985), parle, quant à elle, d’une véritable pulsion à transmettre, ce qui implique, dit-elle, que la charge généalogique dont tout être humain hérite puisse continuer et son histoire et son destin. Elle distingue tout d’abord une transmission intergénérationnelle, venant tisser des relations intra-groupales au travers de la fonction symbolique du langage, prenant en compte les différences interindividuelles et intergénérationnelles, assurant la transformation, car “transmettre, c’est transformer” (Kaës, 2003, 2020). Puis elle identifie la transmission transgénérationnelle, qui opère en deçà de la représentation, signant l’indifférenciation, témoignant de l’irruption du quantitatif et correspondant à un trou représentatif, comme de véritables traces sans mémoire, négatif de la filiation semblant constituer les fibres des liens narcissiques de toute affiliation, de toute alliance et la trame du tissu groupal. Parfois, il y a transmission de l’affect, mais pas de la représentation (par exemple, la transmission d’un affect de honte, alors que la représentation s’est “perdue” dans les générations).
Eiguer, en 1984, parle d’objets transgénérationnels, représentation d’objets grandparentaux» traduisant souvent le lien entre la famille et la culture, entre les faits domestiques et l’histoire d’une lignée ou d’un peuple. Selon lui, les représentations d’objet transgénérationnels entrent dans la catégorie des liens libidinaux, comme reconstruction fantasmatique d’avènements parfois traumatiques, à laquelle adhèrent tous les membres de la famille. Il distingue deux sortes de représentations: – Les représentations pleines, renvoyant, soit à la perte d’un proche relativement idéalisé et à propos duquel le travail du deuil se prolonge depuis longtemps avec une impression de dette envers cet objet, que la famille ne pourra jamais assez honorer, soit à un proche parent d’une autre génération,
ayant commis un acte répréhensible et gardé honteusement secret, comme un cadavre dans le placard, un mort qui hante, comme un fantôme, une âme qui n’a pas d’énergie propre, mais qui poursuit en silence son œuvre de déliaison. Cela nous évoque l’ancêtre dément enfermé en institution et dont on ne parle plus, car on a honte de sa dégradation et de s’en être “débarrassé”; l’affect de honte va perdurer au cours des générations, alors qu’on n’en saura plus l’origine, occasionnant parfois des blessures narcissiques chez les descendants. – Les représentations creuses, renvoyant à l’érotisation d’un destin familial d’échec ou maladif, comme une tare héréditaire inévitable. Les membres de la famille sont alors mis par complaisance dans le malheur. Ils parlent d’un destin contre lequel ils ne peuvent rien… Nous pensons à une famille dont les membres, depuis la mort du grand-père paternel occasionnée par le cancer, vivaient cette maladie comme un destin mortifère qui continuait à frapper les descendants. Il peut y avoir aussi, dans ce cadre-là, la représentation d’un ancêtre, vécu comme se désintéressant de la famille, pour ne s’intéresser qu’à lui-même ou à d’autres. Dans ce cas, ce n’est pas l’objet transgénérationnel qui est investi, mais le désinvestissement de cet objet envers ses proches. Il y a alors une érotisation de l’impossible, les membres de la famille aiment le vide, l’indicible, l’impensable. On rencontre, dans la clinique, ces familles souffrant de vécus abandonniques: “On ne peut rien pour nous, ce n’est pas la peine, il n’y a rien à faire.”
Dans d’autres travaux, Eiguer (1989, 1993) avance l’hypothèse d’une transmission de l’imposture avec le clivage qui la conditionne (par exemple, un ancêtre, mêlé à des affaires illégales, dont la représentation des agissements est impossible) et est amené à travailler la perversion narcissique. Il pose la question suivante: “Comment cette perversion se nourrit-elle des tromperies qui ont pu se transmettre de génération en génération?” Sans oublier, bien sûr, que le dépositaire de la transmission (le destinataire) y est pour quelque chose. Il a une part active dans la transmission. Il attire aussi l’attention sur le fait que la transmission ne se fait pas seulement dans le sens du parent à l’enfant, mais, simultanément dans le sens inverse, de l’enfant au parent ; le descendant va à la recherche de ce qui lui convient. Et nous pensons à la célèbre phrase de Goethe : “Ce que tu as hérité de tes pères, afin de le posséder, conquiers-le”. Nous ajoutons que “l’ancêtre transmetteur” doit pouvoir “lâcher” pour que, dans les générations à venir, les descendants puissent prendre, et qu’il accepte aussi de recevoir de la génération actuelle. Puis Eiguer de nous rappeler qu’aux trois personnages qui constituent toute chaîne généalogique, nous ajouterons un quatrième, notre ancêtre le plus lointain : le père de la Horde primitive.
Nous savons tous, au sein de nos institutions, associations, familles, combien la transmission de l’héritage est complexe et source de souffrances.
Ciccone (1999) parle, lui, de fantasmes inconscients de transmission au sein des générations. Tisseron (1996) développe, dans ses nombreux travaux autour du secret, qu’un enfant porteur de secrets en est affecté dans l’ensemble de sa personnalité, et que les petits enfants porteurs de secrets peuvent alors développer des troubles dont le point commun est d’être apparemment dénués de tout sens (troubles psychotiques, toxicomanie, perversions diverses, délinquance…). C’est alors qu’il distingue les secrets, qui scellent des pactes dans la famille, des non-dits.
André-Fustier et Aubertel (1997), Faimberg (2003), Sommantico et ses collaborateurs (2011) ont montré la souffrance de la transmission psychique familiale. Quant à nous (Joubert, 2002, 2004, 2007), nous avons mis en évidence que ce sont les modalités de lien – empreintes primitives, traces imprégnées de transgénérationnel –, sur un mode inconscient, avec leur cortège de défenses (oscillation, clivage, défenses perverses), qui se transmettent de génération en génération, fomentant la compulsion de répétition (due à ces traces indélébiles et jouissives) et qui vont s’élaborer peu à peu, puis se transformer dans le néo-groupe familial en analyse sur la scène transférocontre-transférentielle et intertransférentielle. Alors la mythopoïèse familiale, mise en récit, dans le néo-groupe deviendra transmissible.
Le transgénérationnel dans le lien de couple
Les alliances inconscientes du couple
Les alliances inconscientes sont à la base de tous les liens: elles ont une fonction organisatrice de notre psychisme mais elles ont aussi une fonction défensive.
Le lien de couple est fondé, comme le dit Kaës (1988), “sur des accords inconscients”, qui forment le socle inconscient du couple et qui sont tributaires tantôt de ce que les partenaires ont vécu dans leurs familles respectives d’origine, tantôt de l’imprévisibilité de la rencontre avec l’autre (Berenstein, Puget,1986; Puget 2020). Willi (1984) parle de collusion dans le lien de couple. Lemaire (1998), également, a montré que le couple est basé sur une collusion inconsciente de nature structurante et de nature défensive. Sommantico (2011) souligne, à propos du pacte dénégatif, sa double face, c’est-à-dire son rôle d’organisateur structurant de la vie psychique, dans le lien de couple, mais aussi son possible côté aliénant. Eiguer (1998) montre que l’objet inconscient de l’un s’entrecroise avec l’objet inconscient de l’autre, et que les deux objets cumulés inaugurent “un monde objectal partagé”, qui adopte ainsi une dimension organisatrice. Robert (2005) dit qu’en psychothérapie psychanalytique de couple, nous devons nous situer dans une perspective groupale prenant en compte constamment les mises en tension intersubjectives.
Au regard de ces différentes approches, nous proposons un choix d’objet transgénérationnel (Joubert, 2007) à l’œuvre dans le lien conjugal, sur un mode inconscient, en toile de fond, en quelque sorte. Le lien conjugal se construit et repose sur les failles de la filiation de chacun des partenaires.
Ce qui est sans doute à l’œuvre dans la rencontre, et sur le mode le plus inconscient, ce sont les résonances des aspects transgénérationnels au sein des lignées de chaque partenaire. Le passage du lien de couple au lien parental (avec l’arrivée d’un enfant) va ébranler ces aspects transgénérationnels, inconscients, jusqu’à ouvrir parfois la boîte de Pandore, faite de ces pactes dénégatifs, et provoquer alors une crise du couple pouvant aller à la rupture. De la dyade à la famille, cela suppose un écart possible pour l’accueil du tiers (l’enfant), donc un réaménagement de la vie du couple, un chemin à parcourir du “deux ne font qu’un” à l’ouverture sur l’avenir, sur l’autre, qui implique une nécessaire “défusion”; or, lorsque la transmission psychique transgénérationnelle inconsciente devient prévalente, elle empêche l’écart nécessaire pour l’accueil du tiers et entraîne des fonctionnements intrafamiliaux sur le mode du collage-rupture (position narcissique paradoxale, Caillot, Decherf, 1989) et de grandes souffrances du groupe familial (Joubert, 2005). Chaque crise familiale (naissance, adolescence Benghozi, 2007,1999), crise du milieu de la vie, passage à la retraite, sénescence, grand âge, disparitions, accidents de la vie) mobilise à nouveau la transmission psychique familiale inconsciente entre les générations qui est, de ce fait, toujours à l’œuvre. Le travail de la thérapie de couple s’ouvre sur un travail familial et transgénérationnel, afin que chaque sujet puisse retrouver son individualité articulée sur l’espace commun: être en quelque sorte sujet du couple et de la famille, sans s’y noyer, se dégager du transgénérationnel qui induit la répétition. Tout en travaillant les liens œdipiens (objectaux), et les liens primaires (narcissiques). L’ouverture sur les aspects transgénérationnels constitue aussi une voie d’élaboration et de dégagement.
Ceci nous amène à penser, dans une perspective psychopathologique, que le transgénérationnel, serait ce fond pour chacun de nous, donnant le noyau mélancolique sur lequel à l’adolescence le remaniement pulsionnel donne le noyau hystérique (Janin, 1999).
Soulignons enfin la violence de la transmission (Joubert, 2010), entremêlée de transgénérationnel et d’intergénérationnel, en écho à la violence de l’interprétation de Aulagnier- Castoriadis (1975), nécessaire à chaque sujet pour qu’il s’inscrive dans la chaîne des générations.
Une clinique de psychanalyse de couple
Le couple C. vient consulter pour des problèmes sexuels. Ils ont la trentaine et ont eu une petite fille qui a maintenant 5 ans. Madame dit d’emblée: “C’est moi le problème, car je n’arrive pas à avoir des relations sexuelles, cela m’angoisse et je me referme”. Elle pleure. Son mari lui prend la main, et dit qu’il du mal à supporter la situation, qu’il n’en peut plus, et ne sait que faire; il en a marre de patienter et d’attendre que cela s’arrange. Madame dit que cela vient de sa famille. Elle essaie de faire des efforts, mais elle ne peut pas, son corps se ferme alors qu’elle voudrait bien avoir une vie sexuelle avec l’homme qu’elle aime. Ils voudraient avoir un deuxième enfant, mais à la pensée qu’il faudra accepter la pénétration comme pour le premier enfant. Madame est “terrorisée”, et Monsieur, “désespéré”. Madame est par ailleurs suivie en individuel, et son analyste me les a envoyés, elle et son mari, pour un travail en couple en parallèle. Nous convenons d’une psychanalyse en couple, à raison d’une séance par quinzaine aussi longtemps qu’ils en auront besoin. De leur rencontre, alors qu’ils étaient étudiants, ils gardent un très bon souvenir: “On s’est vite installés ensemble, mais sans le dire à nos parents; on se câlinait beaucoup, mais sans faire l’amour, car on n’était pas mariés. On avait intégré tous deux qu’on n’avait pas le droit d’avoir des relations sexuelles avant le mariage, de par notre éducation bourgeoise et judéochrétienne stricte”. Madame se souvient de la réaction de sa mère lorsqu’elle a annoncé qu’ils vivaient ensemble: “Tu n’es plus ma fille”, a-t-elle rétorqué, et elle est partie. Son père a sommé le jeune homme de le suivre dans son bureau et lui a ordonné d’épouser rapidement sa fille pour réparer la faute. “Ce que l’on a fait, car on s’aimait”, dira Monsieur.
Madame dira qu’une fois mariés, alors que son corps refusait la pénétration, elle s’est forcée à avoir des relations sexuelles pour donner naissance à leur premier enfant. Ensuite, cela a été de pire en pire, elle n’a plus pu supporter d’être “touchée”. Elle était bien enceinte, et en parle comme d’une très belle période, car il n’était plus question de sexe entre eux. Monsieur est très triste à cette évocation.
La collusion du transgénérationnel dans le lien de couple (Joubert, 2007)
Lorsque nous aborderons leurs histoires familiales, avec l’arbre généalogique qu’ils ont fait, à partir de ce qu’ils savent et imaginent au sujet de leurs familles respectives, des secrets levés partiellement et tardivement (à la mort du grand-père paternel du côté de Madame, et le suicide d’un frère, du côté de Monsieur) vont apparaître. Dans l’histoire de Madame, à la mort du grand-père paternel qu’elle n’a pas connu car il est mort pendant que sa mère était enceinte d’elle, ses quatre tantes paternelles ont révélé́ qu’elles avaient été abusées par leur père dans leur enfance. Ce grand-père était un homme d’affaires et un homme politique important dans la ville, ce qui nous indique l’importance du narcissisme familial. À plusieurs reprises, il avait été soupçonné de pédophilie, mais n’avait jamais été poursuivi. Un oncle de madame (le frère cadet de son père) s’est suicidé après la révélation des attouchements qu’il avaient faits sur sa fillette de 5 ans. Madame connaissait un peu ces histoires, mais elles sont revenues au grand jour, lorsque son mari a parlé avec son beau-père de leurs soucis sexuels. Madame dit qu’elle est très affectée par cela, et elle a parlé avec ses tantes à plusieurs reprises. Elle est persuadée que toute la famille savait ce qui se passait et que personne n’a rien dit. “Maintenant, il est mort et on ne peut plus rien y faire et vous non plus”, me dira Monsieur en colère. Mais ce grand-père continue à être très vénéré dans la famille, c’est une figure idéalisée, tant il était investi dans l’église et dans la politique locale; “il a fait beaucoup pour la ville, il a participé́ à de nombreuses actions caritatives. Tout a été étouffé”, dira Madame. Il y a peu de temps qu’elle sait que son oncle s’est suicidé (on ne parle plus jamais de lui).
Du côté de Monsieur, un frère cadet s’est suicidé adolescent. Il était toxicomane et il avait été accusé d’attouchements sur leur petite sœur. Monsieur, qui est l’aîné, se sent très culpabilisé de ne pas avoir pu protéger sa petite sœur ni sauver son frère. Sa sœur a été anorexique à l’adolescence et a failli mourir. “Dans ma famille, dit-il, il y avait un tabou sur la sexualité, on n’en parlait jamais. Mon père était ‘un coureur de jupons’ mais très croyant, il affichait ‘une bonne conduite’, étant un magistrat très apprécié. Ma mère a toujours été dépressive, et allait beaucoup à l’église. Mon père est mort d’un cancer au moment de mon départ de la famille et ma mère est maintenant Alzheimer”. Chaque fois qu’ils reparlent de ces histoires, Monsieur est très triste, il dit que cela le déprime et Madame pleure. Je suis très touchée par leur détresse et je ressens de la colère, une colère qu’eux-mêmes ne peuvent pas exprimer pendant longtemps en séance (je pense au transfert par retournement, Roussillon, 2008). Peu à peu, cette colère va apparaître; mais cela les affole de se révolter contre leurs parents et grands-parents. Ils me disent qu’il est écrit: “Tu honoreras tes parents”… Je dis que les actes incestueux sont interdits et punis par la loi, et que les auteurs auraient dû aller en prison. “Mais ils sont tous morts maintenant”, dit Madame. “Je me demande qui a aussi fait subir l’inceste à mon frère”, dit Monsieur. Ils prennent conscience qu’ils ne se sont pas rencontrés par hasard… Nous entendons, en effet, les pactes dénégatifs, qui sont à la base de tous les liens (Kaës, 1988) et le transgénérationnel collusif à l’œuvre au sein de leur lien de couple. On perçoit la collusion de deux familles claniques, enfermées dans une idéologie religieuse rigide, avec la transgression des interdits fondamentaux).
Lors d’une séance, ils disent qu’ils s sentent coupables de ne plus laisser leur petite fille dans leurs familles respectives. Ils pensent qu’ils cassent les liens en la protégeant désormais. Je signifie que c’est l’inceste qui a cassé les liens familiaux et que leur rôle de parent, c’est de protéger leur fille, en effet. Revenant souvent sur leurs difficultés sexuelles, Madame raconte cette scène où, dès que son mari la prend dans ses bras, son corps se raidit et elle se ferme, crispée. Monsieur me dit: “Le corps de ma femme m’est interdit”, ce qui fait réagir Madame qui m’attaque: “Je ne supporte pas qu’il vous dise cela.” Je leur fais part alors d’une représentation qui me vient, d’une petite fille qui se raidit pour se protéger des attouchements et du viol d’un parent adulte. Madame hurle: “Lâche-moi.” Cette scène présentée en séance, comme un psychodrame, m’amène à dire qu’en effet le corps de l’enfant est interdit au parent, à l’adulte, du fait de l’interdit de l’inceste et de la pédophile, et que la grand-mère n’en a rien dit. Je me vis à ce moment-là̀, dans le transfert, en imago de la grand-mère, complice et impuissante, face à la scène évoquée. Je poursuis en formulant que la femme adulte qu’elle est désormais a le droit d’avoir envie et de profiter des bras de l’homme qu’elle a choisi. Monsieur entend que je leur donne l’autorisation de faire l’amour. Je réponds qu’ils ont en effet le droit de faire l’amour, car ils sont deux adultes désirants. Nous reviendrons souvent sur cette séance qui a produit beaucoup d’associations, et les a “libérés”, dira Monsieur. Madame me demande comment faire avec cette petite fille en elle qui se raidit et se ferme. Je propose de l’écouter, de la consoler et de la rassurer. Elle me dira : “Elle est les petites filles de la lignée qui n’osaient pas parler, car elles savaient qu’on ne les croirait pas et qu’on les accuserait de mentir; elles vivent en moi.” Je dis que ces histoires affreuses dans leurs familles respectives les ont affectés depuis leur enfance, qu’ils en ont été imprégnés, tous les deux, mais que maintenant, devenus adultes, ils les ont dénoncées, et qu’ainsi ils peuvent s’en libérer; qu’ils ont le droit de vivre leur vie, de profiter et de se faire plaisir. Lors d’une séance, Monsieur dira, en colère: “Nos ancêtres dans nos familles sont de sacrés salauds. Maintenant on s’autorise à le penser et à le dire.”
Madame se sent soulagée d’avoir pu dire à son père que ce grand-père aurait dû aller en prison et qu’elle ne veut plus le voir partout en photo chez lui.
Monsieur a parlé avec ses parents de la mort de son frère et des attouchements subis par sa petite sœur; il a appris que ce frère avait lui-même subi des attouchements lorsqu’il était bébé, de la part du fils adolescent de la “nounou” qui le gardait. Ils l’ont su car d’autres familles avaient porté plainte et ce jeune homme avait avoué avoir “joué” avec les bébés que gardait sa mère. Alors les parents avaient cherché une autre nounou, sans tenir compte de ce qui avait pu se passer pour leur fils. “Ils étaient inconscients, mes parents, s’écrit-il en séance, avec leurs côtés toujours bien-pensant, ils n’avaient rien vu. Ils ne nous ont pas protégés et je ne veux plus qu’ils gardent notre fille.” L’idéalisation est tombée, les mécanismes de défense se sont assouplis et l’accès à l’ambivalence se fait. On se quittera au bout de quelques années de travail, Madame enceinte de leur deuxième enfant, la sexualité s’éveillant peu à peu dans leur couple. Ils me diront: “Vous êtes un peu la grand-mère de ce petit garçon qui va naître; on se sent plus légers et on s’autorise enfin à se faire plaisir.” Nous entendons leur évolution avec ses aléas (régressions et résistances) et la transformation du lien de couple, tout au long de ce processus de cure psychanalytique, avec le déploiement de leur vie psychique. Au cours de ce travail, nous voyons émerger le socle inconscient du couple et à quel point il repose sur les négatifs de la transmission.
La transmission psychique inconsciente
Christiane Joubert
https://doi.org/10.69093/AIPCF.2023.29.01
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