REVIEW N° 15 | YEAR 2016 / 2
THE SETTING ANS HOW IT CAN BE ADAPTED IN CONTEMPORARY FAMILY TREATMENT.
Summary
A few considerations about theoretical-practical differences in the framework of psycoanalytic family therapy
Over the past forty years, family psychoanalysis has spread considerably and experienced an important development, leading to an enrichment of its conceptual field but also to an expansion of the technical parameters of its method. Faced with new clinical, institutional and societal realities, family therapists are increasingly called upon to adjust their settings, introducing new configurations of Psychoanalytic Family Therapy which challenge the epistemological foundations of the reference model, as well as the conditions of the extension of its scope. On the basis of a research project currently being developed, the author proposes some methodological approaches for reflecting on the theoretico-practical issues raised by the contemporary clinical family practice. Thus, the research project outlined aims to contribute to model the dynamics of adjustment of setting in the field of PFT, by putting into
perspective the metapsychological springs involved in the technical differences from the model of “classical psychoanalytic family cure”. The considerations that are put forward invite us to reflect on the implications of these adjustments, in terms of the modalities of the actualization of transitionality that they determine, in connection with the work of the preconscious in its
family group dimension.
Keywords: classical psychoanalytic family cure, adjusted settings, dialectical relationship between frame and process in PFT, theoretico-practical gap, transitionality, family group preconscious
Résumé
Quelques pistes de réflexion sur l’écart théorico-pratique dans le champ de la thérapie familiale psychanalytique
La psychanalyse familiale a connu, au cours des quarante dernières années, un développement et une diffusion considérable, engageant l’enrichissement de son champ conceptuel mais aussi l’élargissement des paramètres techniques de sa méthode. Confrontés à de nouvelles réalités cliniques, institutionnelles et sociétales, les thérapeutes familiaux sont de plus en plus souvent amenés à aménager leurs dispositifs, inaugurant de nouvelles configurations de Thérapie Familiale Psychanalytique qui interpellent les fondements épistémologiques du modèle de référence et les conditions d’extension de son champ d’application.
Sur la base d’un travail de recherche en cours d’élaboration, l’auteure propose quelques pistes méthodologiques pour penser les enjeux théorico-pratiques soulevés par la clinique familiale contemporaine. Le programme de travail esquissé vise ainsi à contribuer à la modélisation de la dynamique d’aménagement du cadre dans le champ de la TFP, par une mise en perspective des ressorts métapsychologiques engagés par les écarts au modèle de la “cure-type familiale”. Les considérations avancées invitent à envisager les incidences de ces aménagements sous l’angle des modalités d’actualisation de la transitionnalité qu’ils conditionnent, en lien avec le travail du préconscient dans sa dimension groupale familiale.
Mots-clé: cure-type familiale, dispositifs aménagés, dialectique cadre-processus en TFP, écart théorico-pratique, transitionnalité, préconscient groupal familial.
Resumen
Algunas ideas para la reflexión sobre las divergencias teórico-prácticas en el ámbito de la terapia familiar psicoanalítica
A lo largo de los cuarenta ultimos anos, el psicoanalisis familiar conocio un desarollo y una difusion considerables, implicando no solamente el enriquecimiento de su campo conceptual pero tambien la ampliacion de los parametros tecnicos de su metodo. Haciendo frente a nuevas realidades clinicas, institucionales y sociales, los terapeutas familiares estan cada vez mas
incitados a acondicionar sus dispositivos, inaugurando nuevas configuraciones de Terapia Familiar Psicoanalitica que interpelan los fundamentos epistemologicos del modelo de referencia y las condiciones de extension de su campo de aplicacion. Tomando como base un trabajo de investigacion que se esta elaborando, la autora propone algunas pistas metodologicas para pensar los desafios teorico-practicos planteados por la clinica familiar contemporanea.
El programa de trabajo esbozado tiene por objeto contribuir a la modelizacion de la dinamica de acondicionamento del encuadre en el ambito de la TFP, poniendo en perspectiva los resortes metapsicologicos implicados por las discrepancias tecnicas en comparacion al modelo de la “cura-tipo familiar”. Las consideraciones avanzadas invitan a considerar las incidencias de estos acondicionamentos desde el angulo de las modalidades de actualizacion de la transicionalidad que condicionan, en vinculo con el trabajo del preconsciente en su dimension grupal familiar.
Palabras clave: cura-tipo familiar, dispositivos acondicionados, dialectica encuadre-proceso en TFP, discrepancia teorico-practica, transicionalidad, preconsciente grupal familiar.
ARTÍCULO
Depuis son émergence dans les années ’70, la Thérapie Familiale Psychanalytique a connu un développement et une diffusion considérables, en France et dans le monde. Les travaux fondateurs d’André Ruffiot ont en effet promu le déploiement d’un vaste mouvement de recherche clinique, engageant l’enrichissement du champ conceptuel mais aussi l’extension des paramètres techniques du traitement analytique familial. Le “cadre idéalement normal de cure-type familiale” défini dans ses travaux pionniers, sur la base d’une description rigoureuse des préceptes conditionnant l’instauration d’un processus analytique familial, constitue ainsi une référence paradigmatique fondamentale à l’aune de laquelle penser les nécessaires ajustements actualisés dans nos pratiques cliniques.
La question de l’aménagement du cadre en psychanalyse familiale représente un champ de réflexion particulièrement complexe, dans la mesure où le modèle de la TFP relève déjà d’un aménagement des paramètres de la cure individuelle à destination du groupe famille, engageant de fait une perspective d’écarts théorico-pratiques “en gigogne”. Sa mise au travail est néanmoins rendue indispensable au regard des enjeux thérapeutiques auxquels nous confronte la clinique contemporaine: force est de constater que le modèle de la “cure familiale” se heurte aujourd’hui à des modalités de demande, des motifs de consultation et des tableaux cliniques inédits, qui sollicitent plus que jamais l’ouverture et la créativité des thérapeutes familiaux. Depuis le milieu des années ’90, la littérature consacrée au sujet ne fait que s’accroitre, reflétant l’importance d’une réflexion de fond sur la dialectique théorico-pratique qui sous-tend les multiples “variantes” émergeant dans le champ de la psychanalyse familiale: de fait, cellesci tendent à devenir l’essence même du soin aux familles, dans un contexte où l’évolution des problématiques familiales et l’intégration grandissante de la TFP au sein de divers contextes institutionnels confrontent le modèle inaugural aux mêmes impératifs de renouvellement qui avaient conditionné son émergence.
Nous proposons ici d’exposer quelques questionnements en cours d’élaboration dans le cadre d’un travail de recherche[1] précisément consacré à l’exploration des écarts théorico-pratiques creusés par la clinique familiale contemporaine.
Cadre et processus dans le modèle de référence en TFP
La définition du cadre de la TFP par André Ruffiot et ses collaborateurs à la fin des années ’70 résulte d’une mise au point progressive influencée par les observations cliniques réalisées au sein de dispositifs groupaux de différentes natures, dans la perspective de dégager les conditions d’application d’une “technique analytique stricte” adaptée au groupe primaire que constitue la famille (Ruffiot, 1981). A l’époque, l’analyse familiale apparait alors comme une voie de renouvellement de la clinique analytique, fondée sur le postulat suivant: le dispositif groupal familial donne accès à des processus et formations psychiques spécifiques de l’inconscient familial, notamment ceux issus de la transmission psychique, qui ne sont pas mobilisables par d’autres techniques, et dont l’altération ou la distorsion entravent les processus d’individuation au sein de la famille. Les indications de TFP renvoient dans cette perspective à des situations où se manifeste une «souffrance familiale vécue groupalement» (Ruffiot, 1982a, p.12), compromettant les capacités fondamentales mêmes de la pensée individuelle : «c’est le dysfonctionnement de l’APF [Appareil Psychique familial] qui entraîne un désétayage des appareils psychiques individuels qui pose une indication de TFP» (Granjon, 1998, p.159).
Dès 1979, André Ruffiot propose aussi comme principe méthodologique fondateur du cadre de TFP une écoute éminemment groupale de la souffrance familiale, dont il donne la définition suivante: «La thérapie familiale est une thérapie par le langage du groupe familial dans son ensemble, fondée sur la théorie psychanalytique des groupes. Elle vise, par la réactualisation, grâce au transfert, du mode de communication le plus primitif de la psyché, par le rétablissement de la circulation fantasmatique dans l’appareil psychique groupal familial, à l’autonomisation des psychismes individuels de chacun des membres de la famille» (Ruffiot, 1979, p.85).
La volonté de ses fondateurs d’inscrire cette technique dans un strict champ d’action analytique les a amenés à redoubler de précautions méthodologiques: en s’appuyant d’une part sur une grande rigueur dans la définition du cadre thérapeutique, pensé sur le modèle d’une transposition du dispositif de la cure-type individuelle au groupe familial; et d’autre part sur une butée de repères conceptuels structurant la description du processus de soin analytique familial. L’enjeu principal fut en effet de définir les coordonnées d’un cadre permettant «la mise en contact des psychés individuelles», de façon à «mettre en fonctionnement prévalent cet appareil psychique groupal contenant» (Ruffiot, 1981, p.48); un cadre qui puisse fonctionner «comme prothèse du cadre familial perdu» (Decherf, Darchis, Knera, 2003, p.272), en aménageant un espace d’accueil suffisamment fiable et sécure pour contenir les angoisses archaïques massives ravivées par cette situation de régression collective, et soutenir la psyché familiale dans la réappropriation de sa fonction conteneur primordiale.
La méthodologie élaborée à cet effet s’adosse en l’occurrence:
− à la description d’un dispositif physique original, référant à l’articulation de constantes relatives au lieu, à la durée et à la fréquence des séances (une heure par semaine ou par quinzaine, dans un cadre neutre) et aux conditions matérielles qui définissent leur déroulement (présence d’au moins deux générations de la famille ainsi que d’au moins deux thérapeutes, dont un thérapeute principal; familles et thérapeutes sont assis en cercle, sur un même plan; un ou deux thérapeutes sont chargés de prendre en notes manuscrites tout ce qui se dit en séances in extenso);
− et à la définition de trois règles techniques fondamentales régissant son application: règle de présence bi-(ou multi) générationnelle simultanée, qui spécifie et structure en profondeur le cadre de la TFP; règle de libre association; et règle d’abstinence.
La régression promue par ce cadre analytique groupal familial soutiendrait donc la réactualisation d’une communication psychique primaire entre les membres de la famille, permettant ainsi que «le paradoxe se dénoue en son lieu d’origine» (Ruffiot, 1981, p.97) par la reprise d’une activité onirique et fantasmatique partagée agissant dès lors comme “antidote de la pensée paradoxée”[2]. La mise en commun des rêves et rêveries associatives est en effet décrite comme assurant une fonction de “holding onirique familial” (Ruffiot, 1982b), en recréant les conditions de déploiement d’une matrice psychique commune au sein de laquelle les appareils psychiques individuels peuvent venir se ressourcer et retrouver un étayage nécessaire à leur autonomisation progressive: «Le but de toute thérapie familiale analytique consiste en ce que la famille se sente contenue dans sa propre rêverie, reconstitue son propre cadre, sa propre contenance, récupère une fonction alpha déficiente» (Decherf, Darchis, Knera, 2003, p.268).
En référence aux travaux de Didier Anzieu (1975), trois
“organisateurs” processuels de cette dynamique rematurative sont distingués (l’illusion groupale, la différenciation progressive des imagos, et la collectivisation des fantasmes originaires): considérés comme constituant la trame du processus thérapeutique, leur émergence diachronique sur la scène transférentielle[3] signe, au cours du travail de TFP, la reprise de la circulation fantasmatique au sein de la famille et le réaménagement de la problématique familiale sous l’égide de la différenciation sexuelle et générationnelle.
Ce rappel synthétique des paramètres de la méthode et de son ancrage conceptuel permet de contextualiser l’introduction de notre champ de réflexion: les aménagements de cadre que nous sommes amenés à réaliser ne peuvent en effet être pensés qu’en référence à la méthode originelle, en rapport à la description de cette processualité spécifique et du cadre qui la promeut. André Ruffiot soulignait d’ailleurs, dès les débuts de sa diffusion, la fonction essentiellement “référentielle” de ce “cadre idéalement normal”, dont la description rigoureuse était avant tout conçue dans la volonté d’enrichir, au travers des échanges entre thérapeutes familiaux, les pistes de compréhension et de traitement existantes dans le domaine de la clinique analytique familiale: «C’est cette cure de référence que j’ai tenté de décrire, sachant que toutes les variantes sont possibles, souhaitables et nécessaires» (Ruffiot, 1983, p.11).
Penser les aménagements du cadre en TFP: propositions méthodologiques
Il faut en effet garder à l’esprit que ce paradigme de référence a été élaboré sur la base d’une pratique majoritairement libérale, sur de nombreuses années, à destination de certains modes d’expression de la souffrance familiale et dans une conjoncture socio-économicoculturelle où la technique analytique avait une place bien différente de celle qu’elle occupe aujourd’hui. Dans le contexte actuel engageant d’importantes évolutions cliniques, institutionnelles et sociétales, la diversification des modalités d’application pratique du modèle de la TFP exige aussi une réflexion approfondie quant aux incidences de ces “aménagements de cadre” sur la nature des processus qui s’y déploient et les modalités de leur actualisation.
En l’occurrence, le travail de recherche en cours s’appuie sur notre expérience clinique de deux contextes distincts (une Unité d’hospitalisation en Pédopsychiatrie et un Centre de consultation familiale) au sein desquels nous avons respectivement été amenée à repenser divers paramètres de nos cadres de travail[4], du fait de la confrontation à des modalités de fonctionnement et d’expression de la souffrance familiale face auxquelles les leviers thérapeutiques mobilisés par la technique de référence ne paraissaient pas accessibles, opérants, ou du moins insuffisants pour soutenir l’instauration et le déploiement d’un travail analytique familial.
Les aménagements auxquels nous proposons de nous intéresser renvoient ainsi à différentes dimensions du “cadre” de TFP (introduction ponctuelle de techniques de médiations, insertion dans un contexte institutionnel déterminant des spécificités de setting, ajustement de nos modalités interprétatives…) mais relèvent de pratiques s’ordonnant, malgré leur hétérogénéité, à la préservation essentielle des principes fondateurs du modèle classique: «l’écoute du fantasme inconscient sous-jacent au discours familial» (Ruffiot, 1981, p.56) et sa mise au travail dans la chaine associative groupale qui se développe au sein du “néo-groupe thérapeutique” (Granjon, 1987). Le questionnement épistémologique dont relève nos perspectives de recherche concerne ainsi finalement l’articulation des différentes dimensions organisant la dialectique cadre-processus en TFP, et interpelle la compréhension de ce qui fonde les conditions mêmes de possibilité du travail analytique familial, par-delà les formes plurielles selon lesquelles il trouve à se déployer dans le réel des pratiques. Partant de là, les différents volets de notre problématique peuvent être formulés ainsi: si l’on conserve les principes fondamentaux du modèle inaugural, c’est-à-dire une «disposition interne d’écoute et de travail» (Roussillon, 2005, p.366) centrée sur la dynamique familiale inconsciente et sa mise au travail associatif sur la scène transférentielle, nos cadres aménagés permettent-ils l’actualisation d’un processus organisé sur le même mode que celui décrit dans un cadre de “cure-type familiale”? Le cas échéant, à quels niveaux et selon quelles logiques les aménagements réalisés impactent-ils les ressorts métapsychologiques qui organisent la situation analytique familiale?
A partir de cette problématisation, l’hypothèse de travail générale que nous proposons de dégager est la suivante: le maintien de cette “disposition interne” ordonnée aux règles fondamentales de la psychanalyse familiale garantirait, en tant que véritable invariant du travail analytique familial[5], le mouvement de relance de la circulation fantasmatique qui structure en profondeur le processus de TFP. Dans cette perspective, l’instauration de cette processualité spécifique serait précisément rendue possible grâce à/au prix de ces aménagements et des procédés qu’ils engagent, qui trouvent leur légitimité dans le fait même qu’ils favorisent le développement du travail thérapeutique en permettant aux familles d’utiliser les propriétés transitionnelles du cadre actualisé.
Sur la base de ce postulat, nous suggérerons aussi l’idée selon laquelle ces modifications de paramètres du “site analytique” familial n’affecteraient donc pas l’essence du processus mais conditionneraient par contre les modalités selon lesquelles il se développe, les voies psychiques qu’il emprunte, et les formes sous lesquelles il s’exprime. Cet démarche de recherche relève donc d’une double perspective de “travail auto-meta” (Roussillon, 2001), engageant d’une part une réflexion sur les invariants fonctionnels fondamentaux de l’action analytique familiale, et d’autre part l’élaboration de vertex au travers desquels appréhender, au sein d’une modélisation qui intègre la diversité de ses modes d’actualisation clinique contemporains, la dynamique d’aménagement du cadre de sa pratique.
Quelques pistes de travail
Ce registre de questionnement constitue la pierre angulaire des réflexions qui animent actuellement le champ psychanalytique au sens large. Les travaux de Green (2002), Donnet (2005) et Roussillon (2007) constituent dans ce domaine des références centrales qui ont profondément influencé notre abord méthodologique, sous l’égide d’une conception éminemment dynamique et “transitionnelle” (Winnicott, 1967) du cadre de la pratique analytique en étayage de laquelle nous envisageons donc d’interroger, à notre niveau, les “écarts théorico-pratiques” (Donnet, 2005) creusés par la clinique familiale contemporaine.
De plus en plus de travaux voient le jour, dans cette optique de promouvoir une pratique de TFP adaptative et créative, qui se réinvente en fonction des situations cliniques singulières auxquelles elle est confrontée sans perdre pour autant son ancrage dans le modèle de référence, ni la rigueur de sa méthodologie clinique. L’enjeu fondamental concerne la préservation de la fonction essentielle de nos dispositifs, quelles que soient leurs spécificités: que les familles reçues puissent s’approprier le cadre proposé, et que celui-ci fonctionne comme un espace d’accueil, de contenance et de transformation des mouvements psychiques qui s’y déploient; il s’agit en d’autres termes d’offrir à chaque famille l’opportunité d’une “rencontre suffisamment adéquate” (Donnet, 2005) avec le cadre que nous mettons à leur disposition, en en adaptant les coordonnées aux possibilités qui sont les leurs aux différentes étapes de la trajectoire thérapeutique.
C’est en ce sens que les récents travaux de Lucarelli et Tavazza (2012) proposent d’évoquer les aménagements du cadre de la pratique de TFP non plus en termes de “variations du setting” mais selon l’expression subtilement nuancée de “variations dans le setting”, défendant ainsi la conception du cadre en tant qu’ «espace insaturé, “créé/trouvé” dans la spécificité de la rencontre avec l’autre, dans un projet qui ne peut qu’être à chaque fois original» (p.73). L’élaboration d’outils conceptuels tels que l’ “accueil trampolino” (Benghozi, 2013) ou le “cadre en tuilage” (Joubert et Durastante, 2008), ainsi que le nombre croissant de publications relatives à l’utilisation d’outils de médiations en TFP[6] relèvent d’une même dynamique d’ouverture et témoignent des innovations dont s’enrichit la pratique familiale contemporaine: autant de réflexions allant donc à l’encontre d’une technique “a priori”, et qui soutiennent au contraire la conception du cadre comme création partagée, dans la singularité de chaque rencontre clinique, d’un espace potentiel garantissant le développement du “jeu analytique familial”. «La question est alors de penser le caractère innovant d’un dispositif incluant la flexibilité en cohérence avec sa fonction de contenance malléable», comme nous y invite Benghozi (2013, p.32).
Cette logique de co-construction de la situation analytique, dans la perspective d’un trouvé-créé plaçant le principe de transitionnalité au centre de la réflexion sur la praxis, trouve une résonance d’autant plus sensible en TFP que la théorie de la pratique telle qu’élaborée dans le modèle originel procède d’un corpus conceptuel naturellement fondu dans le registre du “transitionnel” (Winnicott, 1967): la finalité première du traitement analytique familial n’est autre, comme nous l’avons souligné, que la restauration de la fonction alpha primordiale de l’APF, fonction de métabolisation psychique commune sur laquelle vient progressivement s’étayer le processus de subjectivation; un rétablissement de la créativité primaire familiale que le modèle de référence entend mobiliser par le biais de deux principaux vecteurs de transitivité: l’associativité verbale et l’onirisme familial.
Or, nous l’avons dit, la clinique contemporaine nous confronte à des modes de fonctionnement psychiques familiaux au regard desquels ces opérateurs thérapeutiques échouent à assurer cette vectorisation: nos aménagements consistent justement à mobiliser et/ou introduire d’autres “activateurs de la trame associative familiale” (Joubert et Durastante, 2006) adaptés aux nécessités métapsychologiques de ces familles, de façon à ce que le cadre instauré puisse prendre valeur d’étayage aux processus représentatifs et à la circulation fantasmatique.
Considérant donc, en référence aux travaux fondateurs, notre action thérapeutique comme fondée sur la restauration de cette générativité transitionnelle propre à la remise en fonctionnement de l’APF, la catégorie de l’intermédiaire[7] nous semble naturellement constituer une ligne directrice particulièrement appropriée à l’analyse différentielle des pratiques de TFP aménagées. Nos pistes de travail renvoient en ce sens à une réflexion axée sur les modalités originales de remise en transitionnalité et au travail de transitionnalité du fonctionnement psychique familial dans ces contextes: si l’on envisage des configurations de TFP aménagées de telle façon que l’essence du processus qui s’y développe n’en soit pas altérée, nous proposons aussi de penser les incidences de ces aménagements comme ayant principalement trait aux modalités selon lesquelles le travail de transitionnalité propre à l’action analytique familiale est mobilisé, aux formes sous lesquelles il trouve à déployer ses ressorts symbolisants et aux voies psychiques alternatives qu’empruntent les processus transformatifs qui en procèdent. Notre travail de recherche projette en l’occurrence d’explorer plus particulièrement les conditions auxquelles différentes formes de réalité extérieure concrète (institutionnelle, somatique, sensori-perceptivo-motrice) peuvent tenir fonction de “suppléance” au partage onirique familial et ainsi assurer un rôle d’embrayeur et d’organisateur des processus interfantasmatiques. Ces perspectives invitent aussi à envisager la relecture et/ou l’élargissement de certains concepts fondamentaux de la psychanalyse familiale, dont la remise en chantier pourrait soutenir cette dynamique d’extension: il en est ainsi notamment de la notion de “holding onirique”, dont il nous semble intéressant d’explorer les possibles déclinaisons, au regard des modalités originales de holding de l’imaginaire familial inaugurées par les nouvelles formes de TFP émergentes (notamment concernant l’utilisation d’outils/techniques de médiations); ou encore du concept de “mythopoïèse familiale”, dans la perspective de mettre en lumière d’autres voies de fomentation et d’expression des mythes familiaux auxquelles nous pourrions dès lors sensibiliser notre écoute et adapter nos modalités interprétatives. Nous pensons là encore plus particulièrement à certaines situations d’inhibition massive des capacités de rêverie familiale qui motivent nos aménagements, dans lesquelles le surinvestissement de la réalité extérieure infiltre la trame associative groupale et tend à entraver son déploiement: il s’agit alors de penser la potentialité transitionnelle que recèle, si tant est que l’on parvienne à mettre en œuvre les moyens de son exploitation thérapeutique, le matériel psychique le plus “aride” que nous amènent certaines familles. «Si la famille ne rêve pas, si la famille ne joue pas, il faut en passer par ce qu’elle livre; traverser ce qu’elle remobilise dans le cadre thérapeutique et le transfert: le silence, quelques éprouvés, quelques comportements, la pensée opératoire. Il faut soutenir “chaque” particule d’une chaîne associative renvoyant au manque et investir le manque (à investir)» (KneraRenaud, 2012, p.54).
Nous envisageons aussi de penser le point de nouage métapsychologique de ces quelques germes de réflexion en lien avec les modalités de mise au “travail du préconscient familial” promues par les différentes configurations de cadre de TFP: les quelques considérations amorcées à ce sujet dans les travaux pionniers, en lien avec la dimension groupale familiale du fonctionnement préconscient et les conditions de déploiement des processus mythopoïètiques en TFP (Ruffiot et Ciavaldini, 1989), pourraient en ce sens constituer un repère organisateur fécond pour penser les évolutions de nos pratiques. Cet abord groupal familial du préconscient[8], ainsi envisagé en tant que canal de transmission psychique, «lieu de l’échange symbolique des fantasmes originaires» (p.82), nous semble en effet ouvrir un champ de compréhension propice à l’appréhension dialectique des paramètres métapsychologiques impliqués dans les différentes formes de travail analytique familial (modalités d’instauration, d’étayage et de régulation des mouvements régrédients/progrédients selon les voies de symbolisation sollicitées; stratégies interprétatives actualisées en fonction des modes d’expression du transfert et des registres de conflictualisation psychique dont ils témoignent, etc).
Conclusion
Le programme de travail ainsi esquissé s’inscrit dans la dynamique de réflexion qui anime actuellement les acteurs de la psychanalyse familiale, autour de la mise en perspective modélisatrice des écarts théorico-pratiques creusés par la diversification des pratiques de TFP contemporaines. Notre recherche entend ainsi s’attacher à dégager quelques pistes de travail susceptibles de jalonner ce champ de recherche hypercomplexe, et ainsi contribuer à penser les conditions de renouvellement du modèle analytique familial en lien avec l’enjeu crucial qui traverse aujourd’hui le champ de la TFP: celui d’une définition de ce qui fonde le travail analytique familial, par-delà l’hétérogénéité des modulations techniques qui peuvent affecter ses modalités d’instauration, d’expression et de déploiement.
Une meilleure compréhension des mécanismes à l’œuvre dans ces nouvelles conjugaisons du soin familial permettrait ainsi d’assurer la dynamique d’un “processus théorisant” (Roussillon, 2007) qui œuvre tout autant à optimiser nos pratiques thérapeutiques qu’à enrichir notre compréhension du fonctionnement psychique familial. C’est bien cette ligne de pensée que nous ont léguée, en filigrane du modèle originel, les pionniers de la psychanalyse familiale: celle d’une réflexion éminemment créative, en constante interrogation dans le creuset groupal de nos expériences partagées; celle d’une méthode à la fois innovante et rigoureuse, respectueuse d’un écart théoricopratique garantissant les conditions d’une écoute clinique au plus près de la souffrance familiale. Il nous revient ainsi d’exploiter cet héritage et d’en perpétuer la fécondité, au travers de nos recherches, confrontations et échanges cliniques; d’entretenir une réflexion dialectique qui, s’adaptant à la dynamique évolutive de son objet, puisse soutenir la diffusion de la méthodologie familiale sur la scène psychanalytique contemporaine, dans un esprit de transmission cher à ses fondateurs.
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Winnicott D.W. (1967), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
[1] Dans le cadre d’une thèse de Doctorat en Psychologie, sous la direction de Christiane Joubert, au sein du Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychopathologie Clinique (CRPPC) de l’Université Lumière Lyon 2.
[2] Cfr. les travaux de Decherf et Caillot (1982) sur la “position narcissique paradoxale” pathologique organisant les fonctionnements psychiques familiaux régis par la confusion des liens et l’indifférenciation, et sur leurs modalités évolutives dans le travail de TFP.
[3] Cfr. les travaux approfondis d’Alberto Eiguer (1983; 1987) consacrés aux spécificités de la dynamique transféro- contre-transférentielle qui organise le déploiement du processus en TFP.
[4] Nous ne détaillerons pas ici les particularités de ces aménagements, que nous développerons dans des publications ultérieures. Notre intention se limite ici à ébaucher une sorte de balisage méthodologique, de façon à proposer un angle d’approche sous lequel questionner la problématique de l’écart théorico-pratique en TFP.
[5] Une “disposition interne” qui peut se rapporter à ce qu’André Green (2002) désigne sous les termes de “matrice active” (partie dialogique dynamique et constante du cadre, renvoyant à l’essence même de la situation analytique) et qu’il distingue de l’“écrin” (fraction variable du cadre, ensemble de paramètres secondaires dont l’aménagement circonstanciel n’affecte pas la nature fondamentale du travail analytique qui s’y déploie).
[6] Cfr. notamment pour n’en citer que quelques-uns les travaux de Castry (2002), Wainrib (2005), Kammerer (2012) sur le jeu psychodramatique, Cuynet (2006) sur l’arbre généalogique, Jaitin (2003) sur le dessin du plan de la maison, Baron-Preter (2013) sur le scénodrame familial, ou encore Joubert et Durastante (2013) sur l’utilisation du photolangage.
[7] Nous renvoyons notamment aux travaux très complets de Kaës (1979; 1985; 2011) sur les catégories de la transitionnalité et de l’intermédiaire, en lien avec l’articulation des espaces intrapsychiques et intersubjectifs, l’étayage multiple et la mise en place des processus associatifs groupaux.
[8] Dans cette perspective familiale, le fonctionnement préconscient est plus précisément envisagé en lien avec le registre de pensée “métaprimaire” distingué dans la modélisation de Luquet (1988), étape intermédiaire de liaison et de transformation psychique qui caractérise l’activité onirique, renvoyant à une forme de pensée floue et intuitive intervenant à l’état vigile de façon particulièrement déterminante dans le déploiement des diverses formes de créativité (artistique, ludique…).