REVIEW N° 23 | YEAR 2020 / 2
Summary
The intense, destructive, transference attack in clinical domestic violence: the necessity of acceptance and the psychic survival for the therapist
As therapists, we meet families who became single parent led because of domestic violence, sometimes experienced for decades in the marital home. The ultimate violent episode sometimes indicates the necessity for the family group to separate from the violent member, a crucial step in its survival. In the aftermath of multiple traumas, a paralysis often resides in the mind of the group. How should one work with these families that function narcissistically, and which are often stuck, and with uncontained psychic disturbances? With the help of a characteristically typical case vignette, we demonstrate how the engagement in an intense, destructive, transference attack on the therapist seems particular to these family groups and happens as part of a necessary process in freeing a capacity to think in the family group.
Keywords: domestic violence, transference attack, object “destroyed and found”, toxic function.
Résumé
L’attaque transférentielle destructrice intense dans la clinique de la violence intrafamiliale: la nécessité de l’acceptation et de la survivance pour le thérapeute
En tant que thérapeutes, nous sommes amenés à rencontrer des familles devenues monoparentales, en raison de violences vécues, parfois durant des décennies, dans le foyer marital. La violence ultime peut impliquer la nécessité, pour le groupe familial, de se séparer du membre violent, étape essentielle pour sa survie. Dans l’après-coup des polytraumatismes, subsiste bien souvent une paralysie de la pensée groupale. Comment travailler avec ces familles au fonctionnement narcissique, souvent en panne d’élaboration, et aux contenus psychiques en défaut de contenance? À l’aide d’une vignette clinique paradigmatique, nous montrerons comment l’enclenchement d’une attaque transférentielle destructrice intense envers le thérapeute semble spécifique à ces groupes familiaux, et intervient comme un processus nécessaire pour permettre la remobilisation des capacités de penser du groupe familial.
Mots-clés: violence conjugale, attaque transférentielle, objet “détruit-trouvé”, fonction toxique.
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Resumen
Intensa destructividad en la transferencia en la clínica de violencia doméstica: la necesidad de aceptación y supervivencia psíquica para el terapeuta
Como terapeutas, nos encontramos con familias que se han convertido en familias monoparentales debido a la violencia que a veces se ha vivido durante décadas en el hogar conyugal, La violencia última a veces implica la necesidad de que el grupo familiar se separe del miembro violento, un paso esencial para su supervivencia. En la retrospectiva de los politraumatismos permanece a menudo una parálisis del pensamiento grupal. ¿Cómo podemos trabajar con estas familias con funcionamiento narcisista, a menudo sin preparación y con contenidos psíquicos que no tienen contención? Utilizando una viñeta clínica paradigmática, mostraremos como el inicio de un ataque transferencial destructivo intenso hacia el terapeuta parece específico de estos grupos familiares, e interviene como un proceso necesario para permitir la re-movilización de las capacidades de pensar del grupo familiar.
Palabras clave: violencia doméstica, ataque transferencial, objeto “destruido-encontrado”, función tóxica.
ARTICLE
Si l’analyste élabore ce qui lui arrive, c’est plus parce qu’il veut se débarrasser de son malaise que pour calmer intentionnellement celui du patient. Eiguer, 2019, p.16 (en référence à Bion)
Introduction
Là où les femmes devraient se sentir en sécurité dans leur foyer, certaines d’entre elles, 35% selon l’OMS, soit près d’1 femme sur 3, vivent l’enfer de la violence physique et/ou sexuelle, le plus souvent avec leur partenaire intime[1]. En France, ces violences constituent un véritable problème de santé publique au sein des familles. Notre réflexion, dans cet article, porte sur la réorganisation psychique de ces groupes familiaux au fonctionnement spécifique, lorsque ceux-ci sont amenés à mettre fin au symptôme familial violent, notamment dans le cadre de violences dites extrêmes. Dans ces situations, un acte de violence ultime amène le groupe à se séparer du membre violent. Lors de la rencontre dans le cadre de thérapies de ces familles devenues monoparentales, en apparence, nous observons des groupes souvent empreints d’une paralysie de pensée qui nous semble liée autant au traumatisme de l’acte qu’au vécu de perte du membre violent. Ce vécu semble souvent fortement empreint de déni, d’un sentiment d’abandon, et donc inélaborable en premier abord. Ces situations nous évoquent l’image de l’amputation d’un membre, que le corps groupal ne peut assimiler. La vie de la famille, bien qu’à l’abri des violences, se retrouve ainsi souvent en suspens, en difficulté pour procéder à un réaménagement psychique qui écarte le membre violent. L’état de fonctionnement psychique du groupe familial reçu en thérapie aura nécessairement un impact sur la personne du thérapeute dans les enjeux de la rencontre et les phénomènes transféro/contre-transférentiels, qui, nous le verrons, sont souvent lourds à porter.
Ces éléments nous conduisent à nous interroger sur les modalités de traitement de cette forme de souffrance groupale spécifique: perte d’homéostasie par perte du symptôme violent, traumatisme lié à l’acte ultime, mal de séparation avec le membre violent, dont la lecture psychanalytique familiale peut apporter un éclairage.
Comment travailler avec ces familles en panne d’élaboration, aux contenus psychiques en défaut de contenance? À l’aide d’une vignette clinique paradigmatique, nous évoquerons ce fonctionnement familial ainsi que les éléments de dépôt de nature contre-transférentielle. Nous montrerons comment, visiblement, l’enclenchement d’un processus transféro/contre-transférentiel spécifique, de l’ordre de la destructivité, semble alors nécessaire à prendre en compte par le thérapeute afin qu’il puisse s’en servir d’appui, pour aider la famille à se sortir de ce repli défensif et la diriger vers la voie de la reprise de l’élaboration.
Vignette clinique
La demande et la violence à l’origine de la séparation du couple
La famille est rencontrée dans un cadre libéral par une thérapeute[2]. Madame prend contact avec nous. Sa demande est soutenue par son médecin de famille. Celle-ci souhaiterait qu’elle et ses trois enfants (Anaïs, 17 ans, Simon, 20 ans et Paul, 22 ans) puissent bénéficier de consultations familiales, car depuis “un incident”, ils ont du mal à fonctionner ensemble. Alors que ce mot “l’incident” est utilisé au cours de la première consultation d’une manière assez banale, et que la thérapeute demande quelques précisions, elle apprend, d’une manière inattendue, qu’il concerne un évènement de nature très violente, correspondant à une tentative de meurtre sanglante qui a bien failli réussir, de la part du père des enfants envers Madame, quatre ans plus tôt. Une nuit, au sein du domicile familial, Monsieur a administré une vingtaine de coups de tournevis à Madame, alors que deux des enfants étaient présents dans la maison et endormis. L’acte était prémédité depuis plusieurs jours, Monsieur avait menacé Madame et en avait, par ailleurs, fait part à plusieurs membres de la famille, en indiquant que, d’ici quelque temps, “il allait se passer des choses”. Madame s’en est sortie miraculeusement. Plusieurs semaines d’hospitalisation ont été nécessaires pour que ses jours ne soient plus en danger. C’est Monsieur lui-même qui, après son acte, a prévenu la police. Il est incarcéré depuis pour ces faits. Le début des entretiens intervient à un moment où il est possible que Monsieur bénéficie d’un aménagement de peine, et donc sorte de prison plus tôt que prévu. Des idées suicidaires ont alors commencé à émerger chez Madame et celle-ci est venue consulter car “elle ne souhaiterait pas abandonner ses enfants”. Les enfants en question apprennent cela durant l’entretien. L’atmosphère reste lourde car c’est la première fois qu’ils abordent le sujet ensemble. Ils n’ont jamais échangé sur cette nuit-là.
“État dépressif” et de repli sur soi de la famille devenue monoparentale suite à la séparation
La famille, au cours de ce premier entretien, ne s’épanche pas sur ce drame initial qui les fait venir, et dans un objectif de travail de contenance préalable, la thérapeute se garde bien de demander des détails sur les faits. Elle apprend que la famille a changé de région pour vivre dans la région d’enfance de Madame. Depuis, il semble que le groupe familial soit en difficulté pour se retrouver dans une ambiance rythmée par la vie. Madame n’a pas repris le travail depuis l’agression et, jusqu’à présent, elle reste la majorité de son temps au domicile à dormir, sauf pour conduire sa fille à l’école ou chez des amies. Ses deux fils, auparavant très actifs, ont arrêté leurs études et semblent avoir adopté le même fonctionnement que celui de leur mère. Ils ne sortent pas, n’ont pas d’amis. Paul, particulièrement, dort beaucoup et a développé une addiction aux jeux vidéo. Simon, quant à lui, occupe son temps à regarder des séries TV de super-héros la nuit, et à lire toutes sortes de livres lui permettant de se cultiver. Mais ils aimeraient que cette situation puisse changer. Seule Anaïs a maintenu son rythme, et se rend à l’école quotidiennement avec de très bons résultats, “comme si de rien n’était”. Mais, dès lors qu’ils se retrouvent à la maison, la vie semble en suspens. Au domicile, chacun se côtoie sans être véritablement en contact. Les repas ne se font plus en famille, les membres se croisent mais s’évitent. Anaïs évoquera, au cours de l’entretien, qu’elle a bien essayé “de faire bouger ses frères et sa mère”, mais sans succès. Elle ne comprend pas. Pourtant, selon elle, “c’est simple”: son père “leur a mis la honte”, “les a laissés dans de beaux draps”. Maintenant, pour elle, “il est rayé de la famille” et “c’est tout”. Il faut avancer et passer à autre chose. Simon et sa mère pourront alors faire part de leur angoisse à l’idée que le père puisse revenir visiter le domicile, à sa sortie de prison, ce qu’Anaïs dénie, en apparence, de manière très tranquille. Paul, quant à lui, reste silencieux. Pourtant, Simon et sa mère feront remarquer à Anaïs que le fait de les inciter à accueillir 4 chiens depuis leur déménagement est sans doute destiné à intimider le père en cas de sortie de prison et de potentielle visite. Anaïs et Paul trouveront que “c’est une drôle d’idée” et répliqueront que le choix d’avoir des rottweilers est simplement lié à leur passion des chiens. Ils ajouteront que c’est une fausse idée de croire que ces animaux pourraient être méchants ou violents. Avec eux, on a d’ailleurs l’assurance “qu’ils ne nous abandonneront jamais”, car le chien est l’animal le plus fidèle de l’homme.
Avant l’acte d’extrême violence du père, la vie était tout autre. Madame était très active, faisait les courses, la cuisine, les membres partageaient des temps communs et prenaient plaisir à être ensemble. Nous apprenons, cependant, que le quotidien était marqué par la violence du père cycliquement présente, dont Madame et Simon faisaient particulièrement les frais.
Suite à ce premier entretien, nous proposons des séances régulières au groupe familial, à un rythme b dans un cadre d’une écoute familiale psychanalytique en libéral, dirigée par la même thérapeute, ce qui s’assimile à une thérapie. La famille accepte et viendra régulièrement (pendant près de trois ans). Chaque membre semble beaucoup en attente de ce que pourra apporter la thérapeute pour l’autre. De ce premier entretien, paraît naître “l’espoir” que le fonctionnement familial pourrait changer favorablement.
Histoire de la famille et ses lignées
La famille se rend donc régulièrement aux séances, et la thérapeute recueille, progressivement, des éléments concernant l’origine des lignées. Madame est la première d’une fratrie de trois enfants. Elle décrit une enfance très cadrée par ses parents, où elle aurait été, au fur et à mesure des naissances successives de son frère et de sa sœur, mise de côté, en position de devoir suppléer sa mère. Madame fait part d’un sentiment d’abandon, et d’avoir souffert de cette différence de traitement. Son père était menuisier, avec une spécialité dans la réalisation de cercueils, au point que cela est devenu très vite son activité principale. Les dimanches familiaux étaient particulièrement marqués par la pratique du père qui sollicitait ses enfants pour des coups de main dans son atelier où chacun devait participer à la confection, ou bien donner son avis sur la réalisation esthétique. “La mort côtoyait quotidiennement la vie”, dira Madame. Elle décrit un père impulsif ainsi qu’un épisode où celui-ci aurait, un jour, sorti un couteau, dans l’objectif de vouloir mettre fin aux jours de toute la famille. Madame s’en souvient très clairement, mais elle indique que cet épisode fait l’objet d’un déni de la part de sa mère et qu’il constitue un sujet tabou. Le père de Madame est décédé quelques mois avant l’agression. C’était visiblement un personnage important de la famille, autoritaire, mais qui comptait pour chacun des membres, y compris Monsieur. La mort de celui-là paraît visiblement encore difficile pour toute la famille. Le deuil ne semble pas avoir été encore réalisé.
Madame décrit une caractéristique dans sa vie: le fait de se trouver dans “une incapacité à l’épanouissement”. Elle explique qu’enfant, elle se projetait une vie courte, faite de malheurs. Lorsqu’ils seront amenés à dessiner l’arbre généalogique de manière libre (génographie familiale, Cuynet, 2015), la famille dessinera un grand et bel arbre mais avec une branche morte pour la branche maternelle où se situeront, sur celle-là, les parents de Madame, sa sœur et son frère qui n’ont pas eu d’enfant, ainsi qu’elle et ses enfants. “Nous sommes ceux qui ne vont pas bien” en comparaison au reste de la famille, dira Madame. Elle explique avec regret que ses tantes et ses oncles avaient mis de côté son père. Depuis son décès, ils n’ont jamais demandé de nouvelles. Du côté de la lignée paternelle des enfants, sera dessiné le père sur une branche à part de sa lignée familiale, comparable à la branche morte maternelle. Nous apprendrons que celui-ci a subi de la maltraitance par ses deux parents durant l’enfance, et qu’il était considéré comme “le vilain petit canard de la famille”. Les enfants relatent un épisode, où, alors en bas âge, en visite chez les grands-parents paternels, ils se souviennent que leur père avait subi beaucoup de brimades.
Rencontre du couple
Madame rencontre Monsieur à l’aube de ses 18 ans. Elle explique avoir été, à cette période, sommée de quitter le domicile familial pour exercer une activité professionnelle qui n’était pas son choix, et elle s’est ainsi retrouvée loin de la maison. Madame quittait sa famille pour la première fois. Elle explique avoir été ainsi contrainte de devenir autonome très vite, sans véritable préparation. Elle décrit avoir beaucoup été marquée par cet épisode où elle s’est sentie abandonnée. C’est dans ce contexte qu’elle rencontre son mari, lui-même en situation d’être délaissé par sa famille. Ils ont chacun “pitié l’un de l’autre” et entament, cahin-caha, une vie de couple. La violence commence à la naissance du premier enfant. Monsieur boit et Madame reste avec ses enfants au sein de cette ambiance familiale peu sécure durant 21 ans, jusqu’au moment de l’agression ultime. Ces séances ont été l’occasion de traduire la souffrance initiale du groupe familial, et de ramener, par des éléments historiques, un début de reconstruction du roman de la famille.
Évolution du fonctionnement psychique familial durant la thérapie
À partir de ces séances (au bout de 6 mois), un changement au sein du psychisme familial commence à opérer. Une activité onirique, jusqu’à présent absente, voit le jour au sein du groupe, empreinte de négatif (thématiques de cauchemars: retour du père, maison qui s’écroule, bébé abandonné, dévoré, etc.). En parallèle, Simon réinvestit ses études, Paul trouve un travail à temps partiel, et la mère entame des démarches de retour à l’emploi. Anaïs, quant à elle, commence à être moins performante en classe, et elle se plaint de retours d’images reviviscentes de l’agression qui la gêneraient pour se concentrer. Elle remet alors en question le bienfondé de la thérapie: “À quoi sert une thérapie si l’on est plus mal après?” Cette idée contamine la pensée du groupe et conduit à une période particulière qui durera environ sept mois, pendant laquelle l’absence systématique, régulière et alternative, d’un des trois enfants, au sein des séances, pourra être observée. Puis la thérapeute remarque la reprise d’une observance régulière des temps de thérapie par tous.
Vécus transférentiels et contre-transférentiels de la thérapeute et importance de la pulsion scopique
Du côté de la thérapeute, d’un point de vue transféro/contre-transférentiel, celle-ci reste frappée par l’importance du regard que chacun des membres lui porte, dans le sens, d’une observation de ses réactions face au dévoilement des différents évènements: “La famille semble ainsi regarder la manière dont la thérapeute la regarde” et est amené à juger la situation familiale. Par ailleurs, les propos transmis de manière abrupte semblent donner à la thérapeute le sentiment “d’être testée” par la famille, dans ses capacités à recevoir et à rester solide malgré les propos relatant les évènements extrêmes vécus. Pour la thérapeute, il s’agit d’un véritable poids à porter, d’éléments chargés négativement et émotionnellement, auxquels elle doit faire face et où elle doit déployer une énergie conséquente pour réaliser un travail de contenance. Elle reste également marquée par son propre état intérieur durant l’entretien et en post-entretien. Alors que les éléments évoqués restent chargés d’une certaine gravité, et que l’état psychique de la famille reste visiblement en arrière-fond imprégné de l’événement traumatique d’agression du père, la thérapeute est surprise du développement intérieur d’un certain état “d’hypervigilance” et “d’hyper-lucidité”, assez inhabituel: “Tout lui paraît clair dans la compréhension de la problématique familiale”. Elle semble par ailleurs disposer d’une empathie pour chacun des membres de la famille, y compris envers le père agresseur. Elle permet ainsi, par son attitude, de re-situer le père dans une position subjective, et intersubjective, ce qui semble réanimer le groupe d’un point de vue psychique. À la fin des séances, ce sentiment perdure, et la thérapeute s’attache à prendre beaucoup de notes, durant près d’une heure parfois, pour s’efforcer à faire des liens sans oublier d’en reprendre connaissance chaque fois avant les séances suivantes, ce qui est là aussi inhabituel du point de vue de l’intensité du suivi. Il semble exister le besoin impérieux, pour la thérapeute, “de se décharger” de tous les éléments bruts recueillis, qui semblent nombreux, et la tâche d’écriture, pourtant exploitée ici dans sa pleine capacité, ne la soulage pas complètement.
Une “séance-clé” qui marque un tournant dans la thérapie
Deux ans s’écoulent ainsi, pendant lesquels la thérapeute observe un assouplissement des défenses de la famille. Celle-ci n’a toutefois pas encore été en capacité d’élaborer autour de l’évènement traumatique. La disposition interne de la thérapeute (hypervigilance, hyper-lucidité) reste la même. C’est alors que se déroule une séance d’importance. La thérapeute, qui habituellement lit toujours les notes de la séance précédente et assure une ponctualité aux rendez-vous, ne sera pas en possibilité, ce jour-là, de le faire. Elle va avoir exceptionnellement dix minutes de retard. La séance se déroule de la manière suivante. La famille s’installe comme à son habitude. Alors que la thérapeute évoque son retard et ce changement par rapport au cadre habituel, et qu’elle interroge ce que cela a pu faire vivre pour la famille, un silence s’installe. Puis Simon prend la parole et, d’un air malicieux, s’exclame: “On a cru que vous étiez morte!”. Simon, pris par son imagination et par un certain état d’excitation, part alors dans un monologue. Goguenard, tout en observant la réaction de la thérapeute, il décrit une scène morbide, tel un cinéaste, en s’adressant particulièrement à sa sœur: “Imagine, elle aurait été là, gisant sur le sol, pleine de sang dans la pièce, trouée par plein de coups de tournevis”. À ces mots, la famille reste silencieuse. La thérapeute, par le regard, soutient la famille et incite celle-ci à poursuivre… Après un temps de silence, Anaïs, regardant à la fois son frère et la thérapeute, s’exclame en souriant d’une manière bienveillante: “Bah, non, ça ne se peut pas… Parce que moi… J’aurais amené mes chiens”. Simon renchérit en se laissant emporter par son excitation, tout en semblant observer la réaction de la thérapeute: “Ah oui! Et alors moi, j’aurais mis mon enveloppe de super-héros et alors paf, paf, paf, je lui aurais mis une dérouillée à celui-là qui vous aurait agressée, et je lui aurais dit: tiens, prend ça! Et encore ça! Et il aurait pas fait le malin avec moi, il se serait vite calmé, je l’aurais traîné et mis dehors direct, et je lui aurais dit: tu n’as pas honte de faire ça à une femme, espèce de lâche?! Et je lui aurais dit de nous laisser tranquilles maintenant!”. Silence à nouveau. Simon s’adresse alors à sa mère, qui reste prostrée, sur sa chaise: “Et toi maman?”. Un long silence s’ensuit, où la thérapeute assure à nouveau une veille sur chacun par son regard et encourage alors l’activité onirique. La mère, jusqu’alors silencieuse, se redresse d’un coup et s’exclame: “Eh bien, moi, j’aurais dit: stop la violence”. Puis, elle amène le fait que, pour elle, “Cela ne s’est pas passé comme ça”, “Mais j’ai eu beaucoup de chance”. Soutenue par la thérapeute, la mère commence alors à raconter la nuit de l’agression. La façon dont son mari est venu la violenter au sein du lit conjugal et où, dans un état d’“hyperlucidité et d’hypervigilance”, elle a pensé à comment, stratégiquement, retenir les coups, puis bouger le moins possible pour se maintenir en vie. Simon raconte, lui aussi, et ils se racontent chacun, ensemble, comment ils ont vécu les choses ce soir-là. Lorsque Simon s’est réveillé, comprenant, sans en avoir rien vu, que son père avait agressé gravement sa mère, il est allé, très angoissé, chercher sa sœur pour la réveiller en lui expliquant “que papa avait tué maman” et qu’il fallait se cacher. Ce qu’ils firent de longues minutes dans la salle de bains. L’attente de la police, le dénouement, l’hôpital, l’attente de Paul qui, quant à lui, apprend la situation par son oncle, alors qu’il était allé dormir chez son meilleur ami. La famille ré-évoque ces signes avant-coureurs du passage à l’acte du père que chacun n’a pas voulu voir. L’incompréhension de l’acte, attribué à la folie, la colère envers le père, surtout pour “ne pas avoir réfléchi” et les avoir laissés (abandonnés) dans une triste situation, mais surtout la honte, vis-à-vis des autres familles, qui font que chacun n’évoque pas ces faits à l’extérieur. C’est la première fois qu’ils partagent ensemble ce qu’ils ont pu vivre chacun et qu’ils débutent véritablement un travail d’élaboration autour de ce traumatisme. Cette séance constitue ainsi une étape-clé dans la démarche d’évolution de la famille.
Discussion: la violence intrafamiliale, un transfert spécifique?
Cette illustration clinique montre combien le processus thérapeutique a été marqué par des étapes importantes amenant la reprise élaborative du groupe familial. Le lien transféro/contre-transférentiel reste au cœur de ce processus et présente des particularités qui, selon nos observations dans cette clinique singulière de la violence intrafamiliale, peuvent se retrouver à différents degrés d’intensité dans l’accompagnement des groupes familiaux touchés par cette problématique. Nous proposons de nous centrer sur la particularité de ce lien en revenant sur des éléments théoriques qui animent cette notion.
Éléments théoriques sur le transfert et contre-transfert en thérapie familiale
Revenir sur cette notion de transfert/contre-transfert nous semble important. En effet, si l’expérimentation de ce lien reste familière à tout thérapeute, pour autant, la connaissance de ces différentes formes, son analyse, la maîtrise des attitudes du thérapeute liées à l’expression de ce lien ne sont peut-être pas si évidentes et n’ont pas toujours fait l’objet de précisions théorico-cliniques. Sans une analyse fine, le thérapeute se retrouve bien souvent face à ses propres agirs réactionnels au transfert. En thérapie familiale psychanalytique, le contre-transfert constitue, selon Eiguer (2019): «L’ensemble des émotions et représentations, des gestes et des actes du thérapeute qui se manifestent en écho au transfert de la famille et généralement à son insu, autrement dit ils sont déterminés inconsciemment» (p. 100). En d’autres termes, le thérapeute est amené́ à s’imprégner et à accueillir, à son insu, des parts de la vie psychique des sujets. Ici, en l’occurrence, d’un groupe familial qu’il accompagne. Selon Eiguer, les contenus psychiques faisant l’objet d’un portage par le thérapeute peuvent être considérés comme des «objets transgénérationnels» (Eiguer et al., 1997, pp. 20-21). En partie marqués par le négatif, ils constituent “la part maudite de l’héritage” du groupe familial (Eiguer, 2011). La psyché du thérapeute va ainsi être amenée à héberger cette part de la problématique, au départ bien souvent à son insu. Le thérapeute est, en d’autres termes, le contenant de contenus bruts, en attente de transformations et de la reprise des capacités élaboratives et de rêverie de la famille. Plus il est en possibilité de prendre du recul et de développer ses capacités d’analyse, plus il sera susceptible de découvrir les éléments colonisateurs transmis et de faciliter le travail d’élaboration et de réappropriation par la famille de sa problématique. Durant ce temps de travail de reprise des capacités élaboratives du groupe familial, il doit ainsi “endurer” cette part négative le temps nécessaire, au sens de «ne pas céder aux débordements anxieux, à l’impatience (économie), à des émotions passionnelles comme la colère, la quérulence, la projection (recherche des boucs émissaires). Ainsi endurer implique de continuer à prendre ses responsabilités, à assumer son rôle» (Eiguer, 2019, p. 67).
Dans la situation d’un impossible travail de contenance, il peut arriver que cette capacité chez le thérapeute ne puisse se déployer. Le professionnel se trouve alors empêché, restant “parasité” par la colonisation psychique, et le risque est de rechercher inconsciemment le soulagement de cet inconfort par la voie de la décharge, soit sous le versant de l’agir, soit sous celui de la somatisation. Il est reconnu que certaines cliniques seraient plus sollicitantes d’un point de vue contretransférentiel, et qu’une institution ou un professionnel risquent d’être imprégnés par la structure psychique des personnes qu’ils accompagnent. Cette idée nous vient tout d’abord de Bleger (2000) et Penot (notion de transfert subjectal, 2006), mais elle a également été validée par des recherches telles que celles d’Ouss-Ryngaert (2003), d’Herman (1992), de Lachal (2006), montrant l’impact du contre-transfert sur les thérapeutes, notamment dans la clinique du traumatisme. Il y aurait ainsi l’idée que la forme que prendront le transfert et le contre-transfert resterait dépendante de la spécificité de la clinique que nous aurions en charge.
La nécessité de la projection du traumatisme violent intrafamilial vécu sur la personne du thérapeute comme condition de reprise de la fonction onirique de la famille
Dans la clinique de la violence intrafamiliale et du couple, nous avons repéré une forme transféro/contre-transférentielle particulière dont la situation clinique présentée nous semble significative. Dans cette situation, la thérapeute se sent porter un poids important à chaque séance et reste traversée par les éléments déposés plusieurs heures après les temps de rencontre, malgré une activité d’écriture lui permettant une mise en dépôt par l’acte de la trace mais aussi une activité d’analyse et de mise en lien. Cela semble révélateur d’éléments bruts massifs non symbolisés dont la thérapeute se ferait hôte. Dans ce sens, lors de la dernière séance présentée, la thérapeute reste particulièrement éprouvée par la rencontre. Nous attirons l’attention sur l’attaque massive du groupe familial envers elle, d’un point de vue fantasmatique. Elle devient, en effet, support des projections oniriques des différents membres, qui ne peuvent s’exprimer au départ que par le registre du négatif et de la violence. Ces projections semblent abriter les éléments bruts non transformés du groupe. Si nous analysons le processus, l’attaque arrive sous forme d’une scénarisation de l’acte familial traumatique encore non symbolisé: l’agression de la mère transposée sur la personne de la thérapeute. Nous observons ainsi une transposition de la problématique familiale initiée par les enfants, par une projection de l’image de la mère agressée sur la personne de la thérapeute qui s’en fait l’hôte (projection facilitée par l’âge, similaire à celui de la mère, et le sexe de la thérapeute). Cette sorte de “représentation de nonreprésentation” oscille entre le recours au principe de répétition et le recours au principe de plaisir (le processus du rêve). Réceptionnant et accueillant ces projections, le thérapeute sert alors de «boîte de résonance» (Eiguer, 2019, p. 17) des vécus traumatiques liés au passage à l’acte du père. L’hébergement du thérapeute d’éléments traumatiques sans filtre, déposés à l’état brut, permet le déploiement d’une sorte d’image qui apparaît comme un premier travail de représentation possible, en deçà des mots. Le fait que le thérapeute puisse suffisamment comprendre, ne pas être atteint par l’attaque violente liée à sa propre image, et qu’il puisse soutenir en retour la capacité onirique de la famille, permet l’activation d’un miroir sur la scène de la thérapie. Tandis que la famille continue son travail onirique (Popper-Gurassa, 2012) et de projection de sa problématique sur la personne du thérapeute, le reflet fantasmatique “d’une agressée survivante à ses blessures” initié par les enfants, permet alors à la mère de se saisir de ce retour d’image et d’initier le groupe au travail de représentation par la mise en mots. Il existe ainsi, du point de vue du procédé psychique, un passage du processus primaire (image, représentation de choses) au processus secondaire (représentation de mots).
Cette capacité que déploie le thérapeute, peut être reliée à la théorie de la fonction alpha de Bion. C’est en 1962 que Bion développe sa théorie, avec l’idée d’une fonction alpha présente chez la mère, qui lui permettrait de détoxifier les projections du bébé, les données des sens transmises à l’état brut à la mère, que celle-ci doit interpréter, convertir pour répondre adéquatement aux besoins de l’enfant. Car le bébé est immature et n’est pas dans une capacité à répondre lui-même à ses besoins. Il s’adresse alors à la mère, ces données de sens, il les évacue dans la mère, en comptant sur elle pour qu’elle les convertisse en une forme appropriée, que l’on va appeler “éléments alpha”.
La mère convertirait ainsi des éléments bruts, “éléments bêta” en éléments “alpha”, grâce à une capacité de rêverie. L’objet contenant stabilise les forces qui agitent alors le psychisme de l’enfant (Bion, 1962; 1982). Le rôle de l’objet maternel peut ainsi être transposé à la fonction du thérapeute, qui doit contenir des contenus encore non élaborés, d’un sujet, d’un groupe ou d’une famille, et favoriser leurs transformations. Nous percevons alors l’importance pour le thérapeute d’être dans cette disponibilité psychique lui permettant de déployer sa propre capacité de rêverie pour soutenir celle du groupe familial à un moment-clé de la thérapie et tout le long de l’accompagnement.
L’attaque transférentielle destructrice intense à l’égard du thérapeute
Dans cette situation, le processus psychique transféro/contre-transférentiel est marqué par deux mouvements. Dans le premier, la thérapeute est “détruite” (tuée, gisant sur le sol, ensanglantée) pour être ensuite “sauvée par le groupe” (les chiens et le super-héros sont là pour la protéger). Dans le second mouvement, la famille peut relier ces éléments projetés par un mécanisme de retournement lui permettant de se réapproprier les éléments vécus intrafamiliaux projetés. Elle entre alors dans une véritable reprise de ses capacités élaboratives. Il a fallu ainsi que la famille attaque violemment la thérapeute, pour débuter véritablement un travail d’inscription du traumatisme, comme élément pensable, et pouvant être nommé et intégré à l’histoire familiale. Bien que l’attaque soit d’un point de vue fantasmatique, la thérapeute a dû se mettre en état d’alerte, déployer toutes ses capacités d’accueil du transfert et de prise de recul pour ne pas répondre de manière réactionnelle; par l’agir ou bien par la paralysie de pensée due à l’activation de la colonisation psychique. Ce processus de déploiement par la famille de la réactivation du traumatisme par la nécessité du passage par la destructivité de la thérapeute doit être approfondi.
L’activation du processus “détruit-trouvé” en thérapie familiale psychanalytique
Ce mouvement destructeur du thérapeute qui permet secondairement la restauration des capacités oniriques familiales nous interroge. En effet, dans la clinique de la violence du couple et intrafamiliale, il n’est pas rare que cet élément intervienne à un moment donné de la prise en charge. Nous pouvons aussi étendre ces constats à celui des témoignages de professionnelles (recueillis dans le cadre d’une recherche universitaire[3]) ayant en charge des femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants. Ces témoignages ont pu mettre en évidence cette particularité qui mériterait d’être plus investiguée: celle, pour les professionnelles, d’être surprises parfois par une forme de violence (non physique) qui réapparaît dans les liens entre elles et les femmes prises en charge au sein de la structure institutionnelle. Ces différentes réflexions peuvent être reliées d’un point de vue théorique à l’activation d’un processus visant à “détruire-trouver l’objet”, l’objet correspondant à la personne du thérapeute ou bien de l’accompagnant. Cette notion s’applique initialement à la conceptualisation du lien mère-enfant. Introduite tout d’abord par Winnicott (1969; 1975a; 1975b), celle-ci a été ensuite systématisée par les travaux de Roussillon (2007; 2009; 2010). Plus précisément, selon Winnicott, la fusion symbiotique mèreenfant va inéluctablement confronter le bébé à l’insatisfaction immédiate de ses besoins. Cela va générer chez lui une frustration, donnant naissance à un mouvement destructeur à l’égard de sa mère, tenue pour responsable de ses sensations corporelles déplaisantes. L’auteur met l’accent sur la réaction maternelle face à cet élan dévastateur et à la nécessité qu’elle survive à ces attaques. Nous pouvons faire référence à la notion de “survivance” de Winnicott, développée ensuite par Roussillon (2009). La mère survit de par sa présence bienveillante, et par le fait qu’il existe une continuité dans ses réponses. Même si elle se montre atteinte, elle ne retourne pas ces projections destructrices contre son bébé, au travers de ressentiments massifs et extrêmement nuisibles. L’enfant a ainsi le sentiment d’avoir détruit sa mère par ses attaques, mais elle n’est pas pour autant morte ou n’a pas disparu sous le coup de sa violence et il l’a, en quelque sorte, trouvée en tant qu’objet lui résistant, différent de lui. C’est le processus du “détruit-trouvé”, marquant la sortie de l’enfant du narcissisme primaire pour entrer dans le narcissisme secondaire. À plusieurs reprises, Roussillon (2009) émet l’idée que le patient rejoue ce processus du détruit-trouvé dans l’espace analytique permettant la régression. Précisons que les mouvements de destructivité déployés ne constituent pas systématiquement des attaques transférentielles extrêmes à l’égard de l’analyste. Ces élans peuvent prendre la forme d’une mise en défaut du travail thérapeutique.
Nous pouvons transposer cette conceptualisation à la clinique familiale et plus particulièrement à la clinique spécifique de la violence intrafamiliale. Dans le cadre de ces thérapies, il existerait un même besoin, pour le groupe, de mettre à l’épreuve la solidité du thérapeute à une étape importante, révélatrice d’une démarche évolutive, dans le processus thérapeutique. La famille aurait ainsi besoin d’enclencher un processus de destruction pour “trouver” le thérapeute, et particulièrement s’y appuyer. Mais une forte intensité de l’expression de la destructivité se manifesterait spécifiquement chez les familles aux problématiques narcissiques où l’angoisse d’abandon et où les mécanismes de défense rigides prédominent. En effet, selon Roussillon (2009), la destructivité se manifeste surtout dans les problématiques narcissiques-identitaires. Dans une démarche de thérapie familiale, le thérapeute va être sollicité dans sa fonction de “préoccupation maternelle primaire” et mis à l’épreuve par la situation de familles fragilisées et en défaut de contenance. Ce sont ces familles qui n’ont pu véritablement bénéficier de portage des générations précédentes. Elles présentent souvent une problématique de dépendance dans le lien. Avec ce type de famille, il y a un soin particulier à apporter pour déployer un contenant dans le cadre de la thérapie, préalable au dépôt de contenu psychique (Aubertel, 2006). Roussillon (2009) met en évidence la notion de haine que la dépendance occasionne surtout lorsque l’angoisse d’abandon est au premier plan et le fait que le registre de l’illusion primaire, une fois suffisamment installé, peut être menacé par la baisse de la préoccupation maternelle primaire. Cette menace déclencherait chez le sujet, et donc chez les familles, “une poussée de destructivité”. Dans notre situation clinique, c’est l’atteinte du cadre (retard du thérapeute) que nous pouvons interpréter comme une baisse de la préoccupation maternelle primaire. Celle-ci va précipiter le mouvement de destructivité du groupe familial dans un contexte de reprise onirique d’abord sur le registre du négatif qui reste toutefois suffisamment contenu. En effet, le thérapeute face aux attaques nourries dont il fait l’objet va “survivre”. De plus, sa position bienveillante et constructive (encouragement par le regard et par son attitude à une poursuite onirique de la famille) va permettre au groupe familial de se sentir suffisamment sécurisé pour entrer véritablement dans l’élaboration de son traumatisme.
Transmission du lien violent et activation de la fonction toxique familiale
Si les familles aux fragilités narcissiques présentent un besoin important de tester le thérapeute sur ses capacités à les porter, l’intensité des attaques perçues nous dirige vers la prise en compte d’une autre particularité. Dans la clinique singulière de la violence intrafamiliale peut s’observer un processus qui nous interpelle uniquement si nous adoptons une perspective d’analyse groupale. Il concerne l’attaque interne du groupe, voire son autodestruction (par le symptôme violent et l’agression ultime), pouvant aboutir à une certaine forme de mort du groupe.
En effet, lorsqu’un membre meurt au sein du noyau familial, qu’une famille se sépare, le groupe est atteint de plein fouet dans son fonctionnement et dans la nature même de son existence. Nous avons pu percevoir, dans notre situation clinique, combien il est difficile pour les membres du groupe restant, de reprendre une vie quotidienne commune alors qu’un membre manque, même si ce membre est porteur de l’attaque interne du groupe, et cela même quatre ans après. L’acte d’autodestruction (dans notre exemple clinique: l’acte ultime par tentative de meurtre par tournevis) et le recours à l’agir interne au groupe signent un défaut de contenance important, souvent présent sur plusieurs générations. Dans la situation que nous avons exposée, nous pouvons observer son existence par un rejet de l’entourage familial élargi (rupture de liens du côté des lignées maternelle et paternelle), et par l’hébergement d’une part négative importante: “Nous sommes ceux qui ne vont pas bien dans la famille”, dira la mère. Le groupe familial semble, par ailleurs, être porteur de la part négative sur les deux lignées. En effet, le dessin d’une branche morte concernant la lignée de la mère lors de la réalisation de l’arbre généalogique (y compris parents et fratrie de la mère) ainsi que concernant la lignée du père agresseur (seul rejeté de la famille) reste évocateur de cette part négative importante et de l’hypothèse de l’existence d’une dimension sacrificielle dans la lignée (Decherf, 2007). D’après nos observations cliniques, ce phénomène spécifique observé au sein de ces familles serait loin d’être rare.
La famille s’intoxique ainsi des éléments bruts transgénérationnels non traités, et entre dans un processus autodestructif par le recours à la violence. Elle n’a d’autre choix que de traiter le négatif par le négatif en activant ce que nous proposons de nommer “la fonction toxique familiale”. Nous sommes ainsi dans une pathologie familiale de retournement contre soi, à l’image des maladies auto-immunes amenées par Didier Anzieu et de l’idée d’une activation de la fonction toxique du Moi-peau (Anzieu, 1985, p. 131), à défaut de pouvoir enclencher un processus de contenance.
Dans une lecture psychanalytique, un mode de fonctionnement familial marqué par le quotidien d’attaques internes et par la marque de l’autodestruction ne sera pas dénué d’effets dans la dynamique transféro/contre-transférentielle. C’est ainsi que la prise en charge de ces familles va particulièrement solliciter le thérapeute dans le portage d’éléments négatifs où le processus de destruction interne est au premier plan. Nous l’avons vu, il y a tout lieu de concevoir que, dans le cadre d’une thérapie, le processus de projection concerne la problématique de ces familles (la transmission de leur part négative) et le partage de leur mode de fonctionnement habituel, au niveau où ils en sont. Les familles où la violence domine sont marquées par “une empreinte maudite transgénérationnelle” (Bernard, Sanahuja, Naimi, 2020) qui ne peut, dans un premier temps, faire l’objet d’un travail de contenance. L’amorce d’un travail à venir avec ces familles, débuterait ainsi par l’acceptation du thérapeute de recevoir inévitablement ces projections négatives massives, pouvant se manifester au travers du processus “détruit-trouvé”. L’activation de la fonction toxique dans le transfert va alors être nécessairement présente. Elle peut intervenir à son paroxysme, notamment au moment où le processus de restauration des capacités élaboratives du groupe est émergent. Celle-ci va se manifester notamment par des attaques violentes du lien. On assiste à un phénomène où, d’un point de vue fantasmatique, “un soignant est battu”, voire “un soignant est tué”. Celui-ci doit alors se débattre pour préserver ses capacités de rêverie et rester dans des capacités de survivance, afin de ne pas se laisser emporter par un besoin impérieux d’évacuation par la décharge de cette part toxique, certes plus économique d’un point de vue psychique. Il doit ainsi réaliser un travail mental conséquent pour conserver ses capacités de portage, et d’interprétation.
Conclusion
À partir de cet exemple clinique, nous pouvons mieux comprendre la dynamique transféro/contre-transférentielle à l’œuvre lors de la rencontre avec ces sujets (victimes ou auteurs) ou ces familles et relier les témoignages des professionnelles des institutions évoquant une réactivation de la violence dans le lien. Le thérapeute, l’accompagnant œuvrant dans cette clinique, doit ainsi prendre conscience, être formé au fait qu’il doit réaliser un important exercice psychique. Il va donc être sollicité sur le versant de la destructivité. par l’activation d’un processus habituel de destruction dit “détruit-trouvé”, où la famille a besoin de tester ses capacités de portage de son traumatisme honteux familial. Nous avons vu que c’est un processus commun à toutes les familles, et qu’il se trouve particulièrement renforcé chez les groupes familiaux aux fonctionnements fragilisés. Les familles où la symptomatique de la violence est instaurée de manière interne au groupe en font particulièrement partie. Et nous avons pu observer que le thérapeute est également sollicité dans son contre-transfert par la transmission de la fonction toxique familiale où risquent de se retrouver des éléments de violence dans le lien (famille/thérapeute). Malgré ces attaques destructrices, il doit veiller à rediriger la famille vers un processus élaboratif et ne pas se laisser prendre par le jeu du transfert. Sinon, le risque serait de s’intoxiquer et d’entrer dans un processus pouvant avoir des conséquences sur l’issue d’une thérapie ou d’un accompagnement (rupture de liens, de la thérapie, impossibilités d’élaboration, etc.). Renvoyant alors une image consistante et résistante aux attaques familiales, le thérapeute doit permettre à la famille de prendre appui sur lui et sur le cadre qu’il incarne. Cette question amène l’idée essentielle d’une acceptation par les professionnels de se faire hôte et de se laisser coloniser par des éléments négatifs de forte intensité dans cette clinique spécifique de la violence intrafamiliale. De même, il est nécessaire qu’ils puissent anticiper ces attaques destructives. Ces dernières arrivent particulièrement au moment de la reprise élaborative du groupe familial. Nous percevons ainsi tout l’intérêt de séances de supervision dans une analyse à différents niveaux (individuelle, familiale, professionnelle, institutionnelle, permettant l’étude approfondie de la dynamique transféro/contretransférentielle qui, par le soutien “détox” de l’outil, permet une aide salvatrice à la prise de recul et à l’interprétation de ces problématiques et à l’évitement d’une solution de décharge du négatif par la manifestation de l’agir.
Bibliographie
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Commentaires à Alexandra Bernard, Marie Naimi, Almudena Sanahuja
Henri-Pierre Bass[4]
La question princeps que pose cette intervention est: comment travailler avec des familles dont le fonctionnement se trouve souvent en panne d’élaboration et les contenus psychiques en faillite de contenance? Cette faillite se manifeste dans la vignette clinique ici rapportée par l’acting prémédité du mari qui a failli coûter la vie à son épouse. Les auteurs notent, dans ce groupe familial et dans l’après-coup, la subsistance de polytraumatismes incorporés paralysant la pensée du groupe, et ils soulignent que ces impacts se portent également dans les enjeux de la rencontre et des résonances contre-transférentielles des thérapeutes souvent difficiles à tenir. Nous sommes amenés à rencontrer des familles monoparentales car l’absence, à un moment donné, du père devient obligatoire pour la survie du groupe, soulignent-ils. C’est la clinique du traumatisme qui apparaît ici dans sa dimension individuelle, familiale, mais aussi anthropologique dans ses liens avec le socius.
Il y a maintenant près de vingt-cinq ans, Jean-Pierre Lebrun, psychiatre, psychanalyste, écrivait un ouvrage Un monde sans limite (2009) où il y soutenait que c’était du concept de limite que nous nous étions débarrassés et pas seulement des limites rencontrées par chacun dans ses domaines respectifs mais de la limite elle-même avec son exclusion de la possibilité de faire tiers. Dans son dernier ouvrage qui vient de paraître, il évoque Un immonde sans limite (2020), ce terme ne relevant pas que du dégoût, précise-t-il, mais aussi de la violence. Une question, dès lors, se pose dans cette vignette clinique: une telle tentative de meurtre qui peut s’apparenter à l’immonde par les affects traumatiques qu’il génère dans la psychè des thérapeutes, est-elle explicable par les seules déterminations familiales et singulières des sujets en jeu, ou renvoie-t-elle à un malaise sociétal qui toucherai le plus intime de la construction des sujets? Comment rendre compte de cette autre articulation du singulier avec le collectif et vice versa?
L’évolution du fonctionnement psychique familial durant la thérapie se comprend ici, selon nous, par la prévalence de l’appareil à penser les pensées des thérapeutes, permettant ainsi au groupe familial de filtrer les angoisses brutes provenant d’une clinique de l’incestuel. La prévalence de l’appareil à penser des thérapeutes et l’étayage par la pulsion scopique permettent au groupe familial de sortir de l’indifférenciation en transformant, par la constance du cadre posé, la destructivité brute en une destructivité représentable permettant, dès lors, son expression par des attaques violentes des liens. C’est ainsi que la notion de l’endurance avancée par Alberto Eiguer (2013) prend ici toute sa pertinence. Supporter les attaques des liens de pensée du négatif, sans vouloir immédiatement tenter de les contrer, permet alors de se faire garant d’ouvrir l’incestuel à sa possible tiercéisation, et donc son accès à la symbolisation. D’où l’importance des séances de supervision qui contribuent à la maintenance de la désymbolisation des liens dans la pensée des thérapeutes. Ces séances sont de véritable garde-fous pour éviter au groupe social soignant de perdre ses repères et de risquer de basculer dans une “folie privée” où la pensée symboligène ne pourrait trouver lieu à s’historiciser et donc à laisser trace pour une possible ouverture à ce qui n’est pas encore représentable.
Bibliographie
Eiguer, A. (2013). Le tiers. Psychanalyse de l’intersubjectivité. Paris: Dunod.
Lebrun, J.-P. (2009). Un monde sans limite suivi de Malaise dans la subjectivation. Toulouse: Érès, 2016.
Lebrun, J.-P. (2020). Un immonde sans limite. Toulouse: Erès.
[1] Organisation Mondiale de la Santé (2008). Estimations mondiales et régionales de la violence à l’encontre des femmes: prévalence et conséquences sur la santé de la violence du partenaire intime et de la violence sexuelle exercée par d’autres que le partenaire. [En ligne] Disponible sur: https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/85242/WHO_RHR_HRP_13.06_fre.pdf?sequence=1
[2] Toutes les données sont anonymisées.
[3] 2019-2020, Recherche Violences conjugales et étude du lien de violence, Laboratoire de psychologie, Université de Franche-Comté, France.
[4] Psychologue clinicien, psychanalyste, formateur à la Société de Thérapie Familiale d’ile de France, membre du bureau de la Société de la Société de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe. henrpierrebass@gmail.com