REVIEW N° 21 | YEAR 2019 / 2
Summary
Supporting patients with primary brain lymphoma and their entourage with group therapy techniques
This article presents a group therapy technique for families and patients who present with primary CNS lymphoma in remission after chemotherapy. The sequelae of this pathology affect neuro-cognitive and motor functions and consequently affect both the patient and relatives. Given the specificity of this disease, the lack of post-cancer care, and some ethical issues, we have been providing a specific support for two years adapted to the side-effects of this traumatic disease. Groups are facilitated by two psychologists in collaboration with the medical team specialising in this pathology to treat the individual and family traumas, as well as the pathological co-dependencies generated by this disease between patient and relatives. The technique of photolanguage was used for the patient group. A discussion group was proposed for the families and a large multi-family reflective group for the patient-families meetings. The different levels of structured containers between them have made it possible to find and recreate a form of group primary maternal reverie, thus encouraging a re-beginning of relational processes. In this way, couples and families have been able to get back on their feet and redirect themselves towards living.
Keywords: cancer, traumas, neuro-psychological sequelae, group therapy techniques, coming together/disbanding.
Résumé
Accompagnement des patients porteurs d’un lymphome cérébral primitif et de leur entourage par des dispositifs groupaux
Cet article présente un dispositif de groupes destinés aux familles et aux patients porteurs d’un lymphome cérébral primitif en rémission suite au traitement de chimiothérapie. En effet, les séquelles de cette pathologie touchent les fonctions neurocognitives et motrices et affectent les patients et leur entourage. Face à la spécificité de cette maladie, à une carence de la prise en charge post-cancer et aux questions éthiques générées, nous avons mis en place durant deux ans un accompagnement adapté aux conséquences de cette maladie traumatique. Une articulation de groupes coanimés par un binôme de psychologues en collaboration avec l’équipe médicale référente de cette pathologie a été pensée afin de travailler les traumatismes individuels et familiaux ainsi que les interdépendances pathogènes générées par cette maladie. La médiation Photolangage a été utilisée pour le groupe patient. Le groupe de parole a été proposé pour les familles et le grand groupe pensé sur le modèle multifamilial pour les rencontres familles/patients. Les différents niveaux d’enveloppes structurées entre elles ont permis de trouver et recréer une forme de rêverie maternelle primaire groupale favorisant ainsi une remise en route des processus de liaison. Ainsi, patients, couples et familles ont pu se remettre en mouvement et cheminer du côté du vivant.
Mots-clés: cancer, traumatismes, séquelles neuropsychologiques, dispositifs groupaux, articulation liaison/déliaison.
Mots-clés : vieillesse, logement partagé, groupe de cohabitants, assemblée, environnement communautaire.
Resumen
Acompañamiento de pacientes con linfoma cerebral primario y de su entorno, mediante dispositivos grupales
Este artículo presenta un dispositivo grupal para familias y pacientes en remisión de un linfoma cerebral primario. Las secuelas de esta patología interesan las funciones neurocognitivas y motoras que afectan a los pacientes y a su entorno. Dada la especificidad de esta enfermedad, la falta de atención posterior al cáncer y los problemas éticos planteados en el centro hospitalario de Lyon Sud, hemos implementado apoyo durante dos años adaptado a las consecuencias de esta enfermedad traumática. Una articulación de grupos co-dirigida por un par de psicólogos en colaboración con el equipo médico referente de esta patología fue diseñada para trabajar el trauma individual y familiar, así como las interdependencias generadas por esta enfermedad. Se usó mediación de fotolenguaje para el grupo de pacientes. El grupo de oradores se propuso para las familias y se estudió el modelo de familias múltiples para reuniones familiares de pacientes. Los diferentes niveles de contenedores estructurados entre ellos permitieron encontrar y recrear una forma de ensueño materno primario grupal, lo que favoreció el reinicio de los procesos de enlace.
Por lo tanto los pacientes, las parejas y las familias han podido volver a moverse y a caminar del lado de la vida.
Palabras clave: cáncer, trauma, secuelas neuropsicológicas, dispositivos grupales, articulación, unión/desunión.
ARTICLE
Contexte et diagnostic
Les lymphomes cérébraux primitifs (LCP) sont des tumeurs rares avec environ 300 nouveaux cas par an en France. Un réseau français “lymphome oculo-cérébral ou LOC” labellisé par l’Institut National du Cancer (INCa) est dédié à l’amélioration de la prise en charge des patients et le Centre Hospitalier Lyon Sud (CHLS) est l’un des centres de référence pour cette pathologie. Environ 25 à 30 nouveaux patients par an sont ainsi pris en charge dans le service d’hématologie du CHLS. La médiane d’âge de survenue du LCP des patients est de 65 ans. L’incidence des LCP est en progression principalement chez les patients âgés de plus de 60 ans. Le seul facteur de risque identifié est l’immunodépression acquise dans le cadre de l’infection VIH ou de traitement immunosuppresseur après transplantation d’organe. Il s’agit, dans la majorité des cas, de lymphomes agressifs correspondant, sur le plan histologique, à des lymphomes diffus à grandes cellules B. Par définition, ce lymphome n’envahit que les structures cérébrales avec des possibles envahissements oculaires (vitré) ou méningés. Les protocoles actuels de traitement sont basés sur des associations de chimiothérapies ayant un tropisme cérébral comme le méthotrexate et l’aracytine. Un traitement de consolidation par radiothérapie encéphalique peut être proposé mais augmente significativement les risques de séquelles neurocognitives et n’est donc plus réalisé après 60 ans et de moins en moins pratiqué chez les patients plus jeunes, compte tenu de l’amélioration des traitements d’immunochimiothérapie. Les stratégies actuelles de traitement doivent être améliorées, la médiane de survie globale étant de moins de 3 ans. La situation n’est cependant pas uniforme puisqu’avec des traitements intensifs, les résultats obtenus pour les patients les plus jeunes se sont nettement améliorés avec une survie globale à 5 ans proche de 70%. Pour les patients de plus de 60 ans, le pronostic est plus sombre avec seulement 30% de patients survivants à 5 ans. La prise en charge à moyen et long terme de patients traités pour un LCP et en rémission complète n’est donc plus une situation rare. Au diagnostic, plus de 60% des patients ont des troubles neurocognitifs, 50%, des troubles de la marche et 40% des patients présentent des déficits moteurs ou sensitifs. Dans ce cadre, la prise en charge des patients par le personnel soignant est complexe compte tenu des troubles neuropsychiatriques, d’une possible opposition aux soins et des impératifs des traitements spécifiques à poursuivre. Il apparaît donc nécessaire d’avoir une réflexion sur la démarche de soins dans la phase initiale de leur prise en charge ainsi que pour la période post-traitement pour ces patients fragilisés, et pour leurs proches les accompagnant au quotidien.
En effet, les troubles neurocognitifs après les stratégies de chimiothérapie et radiothérapie sont quasiment constants et de plus en plus marqués avec l’augmentation en âge du patient. Nous pensions pouvoir limiter les séquelles neurocognitives avec la suppression de la radiothérapie encéphalique mais les patients gardent tout de même des séquelles importantes après les traitements même lorsque les examens radiologiques, notamment les IRM, vont montrer une disparition du lymphome correspondant à une rémission complète. Cela est probablement en lien avec les séquelles dues à l’infiltration du lymphome au niveau des structures encéphaliques et les traitements de chimiothérapie notamment le méthotrexate connu pour augmenter le risque de leuco-encéphalopathie. Les patients présentent fréquemment des tableaux d’apathie, de manque d’initiative, d’asthénie chronique qui sollicitent énormément les proches et particulièrement les conjoints. Il existe également un réel problème de retour à la vie professionnelle pour les patients les plus jeunes et pour ceux dont les séquelles sont importantes, des difficultés de prise en charge dans des institutions spécialisées compte tenu du manque de structures adaptées pour cette tranche d’âge. En plus de l’accompagnement médico-social déjà existant, nous proposons donc de structurer des ateliers à destination des patients et des proches, dans le but d’aider à la définition d’un projet de vie d’après maladie, c’est-à-dire une perspective d’avenir malgré tout. Cet accompagnement doit être adapté aux séquelles spécifiques à cette maladie et aux traitements mis en œuvre.
Clinique de la pathologie et des répercussions sur le patient et son entourage
Annonce de diagnostic et effondrement psychique
L’annonce du diagnostic tombe. C’est “le ciel qui m’est tombé sur la tête”, disent certains. Elle est quelquefois vécue comme un étrange soulagement: “J’ai attendu des mois, personne ne trouvait ce que j’avais, je n’en pouvais plus, j’ai fait tous les examens possibles et inimaginables et là au moins on sait”.
Le patient passe de l’angoisse diffuse qui morcelle, envahit, à une angoisse morbide qui se précise. “C’est dans le cerveau, je l’ai vu sur l’IRM”, “c’est une sale maladie”. Les défenses contre les angoisses archaïques se mettent en place: “on va traiter, j’espère que je vais récupérer mes jambes, ma vue, ma capacité à parler”. Le cerveau, organe de la pensée, de l’identité, de l’analyse et du jugement, fait faux bond. Il n’est plus garant de sa survie psychique et physique. La charge symbolique de cet organe fait basculer dans une angoisse si vive qu’elle fait s’effondrer toutes les limites nécessaires à une bonne organisation psychique.
L’annonce et ses ondes de choc sont si violentes que certains patients tiendront sous silence cette localisation cérébrale dans les entretiens. Ils ne parviennent pas à tisser des liens comme le font beaucoup d’autres patients. Pour les lymphomes localisés par exemple au niveau du ventre ou des poumons, certains patients disent qu’ils “se sont trop fait étouffer dans la vie, que cela devait arriver”, qu’ils “se sont trop fait de mauvais sang”, “qu’ils avaient toujours l’angoisse au ventre…”, etc.
Je n’ai jusqu’à présent jamais rencontré de patients atteints d’un lymphome cérébral tisser une toile d’interprétations sur ce qui les aurait “bouffés”, abîmés. La toile d’araignée est dans la tête, sur l’imagerie cérébrale, mais elle semble s’absenter du discours associatif. À une figuration du cadavre que convoque une annonce de cancer, se rajoute une impossible représentation: celle d’un corps sans tête.
Les premiers entretiens vont souvent se focaliser sur la perte d’un membre, ou bien passer par des scénarios qui semblent en apparence ne pas concerner le sujet du lymphome cérébral. Un patient a pu me décrire la détresse d’un de ses amis qui a mis fin à ses jours: “Il a mis un sac en toile sur la tête et s’est tiré une balle, l’intérieur était explosé mais il a laissé propre”, évoquant ainsi, à travers le geste suicidaire de son ami, son angoisse concernant l’état de son cerveau, la mélancolie suscitée par cette maladie et le désir de protéger son entourage.
Il est probable que les défenses contre l’angoisse se mettent en place de manière plus rigide que pour les autres patients présentant une autre localisation lymphomateuse, mais aussi que la pensée et donc la capacité à faire des liens soient attaquées autant dans le réel que dans le symbolique. Pour d’autres patients, les troubles neurologiques et psychiatriques prennent le dessus. Ils vont être désinhibés, logorrhéiques, persécutés. “Ils perdent la tête” au sens littéral.
Dans ce cas, l’effondrement et l’effroi de l’annonce du diagnostic vont être portés plus fortement par l’entourage ou alors de façon différée avec l’efficacité des traitements. Le patient alors “réalise” ce qui se passe et on peut assister à la survenue d’un véritable syndrome dépressif à ce moment-là. Un nouvel être peut en effet se présenter au conjoint et à la famille. Des vérités crues ayant été tenues sous silence pour protéger le système familial sont quelquefois violemment dévoilées.
Dans les cas extrêmes, la figure du monstre, du monstrueux apparaît.
Les atteintes cérébrales peuvent en effet affecter la parole, paralyser une partie de la face, déformer le visage, affecter les yeux, les rendant aveugles.
Impact sur les proches
L’entourage médical
Être un proche, un soignant au chevet du patient encore en traitement peut s’avérer éprouvant. Il convoque la capacité de se confronter quelquefois à la frontière avec l’animalité, l’inhumain, l’incompréhensible, la folie.
Les patients peuvent se retrouver comme des nourrissons monstrueux à qui il faut changer les langes, donner la becquée et faire vivre ainsi des mouvements de dégoût aux professionnels.
Quelquefois leurs symptômes peuvent pousser à bout: ils crient, se lèvent, arrachent les perfusions. Ils oublient les consignes, ne savent plus pourquoi ils sont hospitalisés et enchaînés à une potence. Quand les troubles du langage empêchent la communication, les soignants sont démunis et doivent faire face à des mouvements d’agressivité qui peuvent aller des insultes aux coups.
Les désinhibitions peuvent choquer car l’absence de censure peut amener à des comportements sexualisés, vulgaires, hors norme et non accessibles au raisonnement et au rapport à la loi.
Les alternances entres les mouvements mélancoliques et persécutoires sont déstabilisantes pour les professionnels, d’une part, parce qu’ils prennent quelquefois des allures extrêmes et, d’autre part, parce qu’ils laissent impuissants face à tant de détresse ou de projections violentes.
Malgré tout cela, les équipes médicales continuent à panser, contenir: “Ah, c’est normal, c’est un lymphome cérébral”, peut-on entendre dans les relèves des équipes soignantes.
Les soignants vont ainsi créer une enveloppe maternelle bienveillante, réparatrice, source de vie, de survie, de renaissance.
Le corps du patient est remis entre leurs mains, leurs pensées, leurs compétences. L’hôpital devient refuge de substitution, en place d’un refuge interne dévasté par l’annonce du cancer.
Le chemin est long et pas toujours linéaire, certains traitements échouent et nécessitent des changements qui viennent à chaque fois faire flamber les angoisses de mort toujours présentes. Des passages en réanimation sont quelquefois nécessaires et sont toujours traumatiques pour le patient comme pour son entourage. Ce lieu maternant de survie, si proche d’une dyade mère enfant, crée paradoxalement une dépendance aliénante qui peut être vécue comme persécutante. La question de l’emprise est doublement activée du fait des pertes de capacités cérébrales, garantes d’une auto-survie et d’une maîtrise du monde.
La labilité émotionnelle, les symptômes d’allure psychiatrique peuvent vite faire interpréter l’acte de soin comme une intrusion insupportable, voire une déformation de l’acte de soin.
En somatique, les patients disent souvent: “Je leur abandonne mon corps, je me coupe de mon corps pour que les soignants s’en occupent”. La coupure, corps/esprit, corps/cerveau leur permet de tenir, de se mettre en latence, “patiemment”.
Comment se couper de son propre cerveau, siège que la maladie a “choisi” d’envahir?
Les soignants vont donc quelquefois éponger tout ce qui ne peut être intégré par ces patients au cerveau rongé par la maladie. Ces rencontres ne laisseront pas indifférents et laisseront des séquelles au sein de l’hôpital.
Quelle que soit sa nature, un lien profond et durable liera les patients avec l’hôpital. D’une part, parce qu’ils seront suivis à vie en hématologie. L’épée de Damoclès sera toujours au-dessus de leur tête, même si les risques de récidives diminuent au fur et à mesure des années. D’autre part, parce que la spécificité de ce lymphome est de laisser sa trace: des séquelles plus ou moins importantes seront toujours présentes:
− fatigabilité;
− troubles cognitifs (pertes de mémoire immédiate, difficulté à initier des activités, difficulté à tenir le fil de leur pensée, désorientation);
− apathie ou état maniaque.
Les patients que j’ai pu côtoyer m’ont aussi presque tous décrit un sentiment de décalage, de déconnexion, une baisse d’estime de soi, un sentiment de vide.
Impact sur les familles et les couples
Il est aisé d’imaginer dans quels mouvements d’effondrement, d’angoisse et de détresse sont embarqués les familles et les couples.
La peur de la mort et de la perte du conjoint ou parent côtoie les vœux meurtriers. La vision de son proche abîmé par la maladie est insupportable, effrayante. Pour les patients dégradés physiquement, une atteinte narcissique est douloureuse.
Pour les patients dont les séquelles cognitives et les handicaps physiques sont importants, la question de la dépendance est extrêmement angoissante. Ce sont des problématiques que l’on peut retrouver avec la maladie d’Alzheimer. Cependant, les séquelles du lymphome cérébral ne sont pas dégénératives et les patients ne vont pas présenter une aggravation progressive de leur état général évoluant vers la grabatisation. Ainsi, quelque chose d’un état étrange est suspendu et va nécessiter des réaménagements dans le fonctionnement conjugal et familial.
Le quotidien est perturbé: les activités de couple ne peuvent plus forcément se faire. Il devient fatigant par exemple de se promener pour aller au musée, les soirées sont raccourcies et empêchent l’ancienne vie sociale. Les repas familiaux ne sont plus “connectés”: le bruit des enfants peut fatiguer, etc.
Chacun se sent seul en présence de l’autre, mais non pas une perspective winnicottienne qui permettrait au contraire une juste distance et indépendance. Les familles et conjoints décrivent au contraire une perte, pour quelques-uns presque absolue de l’être qu’ils ont connus avant.
Paradoxalement, pour certains, la maladie et ses séquelles du lymphome les font plonger dans un collage, une union symbiotique proche d’une dyade mère enfant.
Une position narcissique paradoxale peut s’installer: “Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel”, selon la célèbre phrase de Caillot et Decherf (1982). La dépendance générée par les pertes cognitives et physiques, alliée au traumatisme de la réalité de l’angoisse de mort, va créer l’impression d’une nécessité d’être toujours collés pour ne pas risquer de mourir. Certains patients, vieillissants, cumulent aussi les fragilités et se mettent en danger en chutant en souhaitant par exemple se lever du fauteuil roulant ou monter à l’échelle, ou faire du vélo “comme avant”.
L’aidant va devoir assumer les tâches ménagères, les courses, la cuisine et même quelquefois solliciter l’envie de manger.
Certains ont pu décrire que le conjoint n’étant plus capable d’allumer la télécommande ou de penser à manger, ils s’empêchaient de le laisser seul de peur qu’il meure d’ennui, de faim, ou, en cas de souci somatique, qu’il soit incapable de demander de l’aide.
En consultation médicale, l’aidant répond à la place du patient qui peut se sentir tenu à l’écart comme si cela ne le concernait pas. Le patient regarde son conjoint lorsque l’on lui pose une question pour le laisser répondre.
Cette extrême proximité amène naturellement à un lien étouffant dont il est difficile de se dégager. Le traumatisme de la maladie et ses séquelles font exploser les fragilités individuelles (pertes, deuils précoces ou traumatiques, troubles narcissiques, etc.) et abîment le contrat narcissique du couple.
Post-cancer
La rareté de cette pathologie, sans être une maladie orpheline, fait qu’elle est peu investie par les associations, le grand public, et laisse ainsi les patients et leur entourage comme orphelins.
Une fois sortis du dispositif hospitalier, ils se sentent abandonnés et désinvestis.
Dans la réalité, ils sont comme les “enfants mal accueillis” décrits par Ferenczi (1929): les dispositifs classiques d’accueil tels que les soins de suite et de réadaptation, les accueils de jour, ne les reçoivent pas car ils ne “rentrent pas dans les cases”. Étiquetés “troubles neurologiques” pour les uns, “psychiatriques” pour les autres, “non guéris du cancer”, trop jeunes, trop vieux, etc., chacun se renvoie “la balle” pour ne pas avoir à les porter, les accueillir.
La question du “monstrueux”, de l’effroi, de la déshumanisation portée en filigrane par cette pathologie participe sans doute aussi à une difficulté d’investissement des dispositifs soignants.
Ce statut d’oublié, d’orphelin au visage quelquefois monstrueux, se loge aussi probablement chez les patients et leur entourage qui se sentent disqualifiés, rejetés, exclus et génèrent quelquefois activement une attitude qui pousse à ne pas les recevoir.
C’est le mouvement de la pulsion de mort de l’enfant mal accueilli qui serait à l’œuvre.
On pourrait ainsi dire que la période de post-cancer du lymphome cérébral est aussi vécue de manière extrême. Celle-ci est en effet une phase de vulnérabilité qui déboussole.
Le vide de la préoccupation maternelle hospitalière, voire de la figure maternelle toute-puissante, génère un sentiment intolérable d’insécurité de base. Se savoir mortel reste gravé et la perte de la proximité avec les équipes médicales fait déborder toutes les angoisses primitives. Le système de pare-excitation est violemment cassé par les séquelles neuropsychologiques.
“L’échec du sanctuaire” décrit par Pélicier (1994), cet impossible à retrouver un lieu refuge, se lie aux pulsions de mort de l’enfant mal accueilli. Une errance autant psychique que géographique et une solitude inquiétante laissent patients et familles dans une zone intermédiaire digne d’un purgatoire.
Ces caractéristiques nous ont donc amenés à penser un dispositif groupal adapté pour répondre à la détresse des patients et de leur entourage. Les évaluations neurologiques et remédiation cognitives préalablement proposées sont en effet apparus inefficaces et fragilisaient d’autant plus les patients au niveau narcissique en les mettant face à leurs échecs. Nous avons ainsi pensé à des lieux de parole et de rencontres pour chacun.
Dispositifs groupaux
Les groupes ont eu lieu durant un an avec huit patients et huit familles repérés en difficulté par le Professeur Hervé Ghesquières, à raison d’une fois par mois sur une durée de 1h30 chacun.
Le dispositif a été reconduit l’année suivante avec de nouveaux patients.
Des évaluations ont été proposées en début puis fin de cycle chaque année:
- pour les familles: Échelle de Zarit pour évaluer le fardeau de l’aidant;
- pour les patients: Échelle de qualité de vie sf36 et échelle gériatrique de dépression (GDS) afin de tenir compte des troubles cognitifs.
- Un groupe pour les patients en rémission, animé par un binôme de psychologues: l’idée était de travailler les traumatismes et pouvoir proposer un espace d’individuation avec l’entourage, du fait des collages créés par les séquelles de la maladie. La médiation Photolangage a été choisie afin de permettre une expression, de favoriser la communication pour ceux qui sont en difficulté dans ce registre, et de canaliser les patients logorrhéiques. Elle paraissait aussi pertinente pour travailler la question de la trace mnésique qui fait défaut dans une grande majorité de cette pathologie.
- Les groupes familles ont été calés sur les mêmes jours afin de faciliter la venue de chacun sans avoir à se préoccuper du patient qui serait resté seul à domicile. Il a été décidé de proposer un groupe de parole sans médiation pour ces familles qui brûlaient d’envie de partager leurs vécus avec d’autres et souhaitaient pouvoir parler librement sans la présence de leur conjoint, enfant ou parent malade.
- Un groupe possible d’accueil pour les patients venant accompagnés de leurs familles, animé par un étudiant en master de psychologie clinique, permettant ainsi une tranquillité d’esprit pour l’entourage durant leur temps de groupe.
- Un grand groupe sur le modèle du multifamilial afin de travailler les interdépendances pathogènes générées par la maladie. Celui-ci était composé du binôme de psychologues, de l’étudiant en psychologie, du médecin et des familles et patients. Ainsi tous les protagonistes étaient réunis dans une salle afin d’articuler trois fois par an ce qui se travaillait dans les autres groupes, mais aussi de laisser place à l’émergence des processus de lien entre patients, familles et soignants.
Analyse des séances groupales
Les groupes Photolangage
Dans les premiers groupes, étaient évoqués la nécessité, la joie et la difficulté de retrouver du travail ainsi que le plaisir à être en famille.
Les patients ont aussi déposé les blessures narcissiques tel que le sentiment destruction de l’image de soi: “Je me suis réveillée un jour comme après un coma et je n’étais plus la même dans le miroir”, représentée par une photo de jeune femme face à un miroir.
Les angoisses archaïques et massives en lien avec la maladie: la photo de la toile d’araignée évoquant l’image du lymphome sur l’IRM cérébrale et celle de la statue de pierre lobotomisée: “Le lymphome détruit tout, il nous rend plus rien”. “On ne sait pas d’où ça vient, ça nous tombe dessu”.
Les patients ont pu évoquer “l’insupportable post-it”, considéré comme le meilleur ami de l’aidant, il vient persécuter celui qui doit le lire. D’une part, parce que cela rappelle les pertes cognitives; d’autre part, parce que les patients se disent infantilisés et diminués.
Les angoisses de récidives, les craintes du vertige ont été régulièrement déposées. Contre ces angoisses d’effondrement, les photos de famille, de groupes, ont été choisies pour dire à quel point “ce sont les liens, l’entourage qui nous ont permis de tenir”.
Les patients ont ainsi pu partager leurs remèdes contre la mélancolie: les animaux, la nourriture et le sport.
Les paradoxes internes, entre l’envie de mourir pour ne plus souffrir et l’envie de vivre, ont été déposés, tout autant que la réminiscence de l’ambivalence des soins: “les traitements sont violents mais ils nous sauvent la vie”, “heureusement que les équipes sont super, ils ont pris soin de nous”.
Dans certains groupes, aucune discussion n’a concerné le lymphome, les patients ne se sentant pas aussi diminués que pouvaient le décrire les familles bien au contraire, ils ont quelquefois récréé une bulle dans laquelle la maladie semblait n’avoir pas croisé leurs chemins.
Le plaisir d’être ensemble, de badiner, de partager de bons souvenirs a pris le dessus. Il semblerait que ces groupes aient favorisé une incarnation, une réincarnation de la subjectivité des patients. Là où ils s’étaient absentés psychiquement, quelque chose du sujet est advenu.
Groupes familles
Les conjoints et familles ont beaucoup évoqué la maladie, les angoisses de mort, l’impuissance, et les montagnes russes émotionnelles par lesquelles ils étaient passés.
Peu à peu, la difficulté de vivre avec les séquelles, l’agressivité qui monte face aux incapacités, les pertes de mémoire ont été débattues: comment peut-on se contenir, faut-il stimuler, mettre des limites?
En filigrane, les questions de l’interchangeabilité, de la non-différenciation entre soi et l’autre, de la vie, de la mort et d’un étrange espace de non-vie sont apparues régulièrement.
Par exemple, mettre des couches pour certains, durant le temps aigu de la maladie, a été vécu de manière traumatique et humiliante.
La charge mentale et physique, le fardeau les amènent à dire “qu’ils vont y laisser leur peau”. “L’inquiétude nous ronge le sang”, “on devient déboussolé soi-même”. Le groupe a pu traiter les questions de culpabilité de “comment prendre du temps pour soi pour survivre sans abandonner l’autre?”
“Il faut faire le deuil de quelqu’un de vivant”, “elle est passée de Dachau à obèse”: une partie de celui ou celle qui pensait, se souvenait, organisait lui/elle-même sa barque a disparu. Il faut faire avec un semi-inconnu, avec cet autre qui part dans des zones de pensée ou de non-pensée inatteignables pour l’aidant.
“Comment trouver du répit face à cette maladie fourbe comme un serpent?”, ontils pu s’interroger ensemble.
“L’hôpital qui s’invite à la maison est insupportable, les structures d’accueil n’existent pas, et de toute façon, on n’arrive pas à les lâcher.”.
Durant ces groupes, mon binôme et moi étions vidés, éclatés, déliés, envahis par des angoisses de casse, de morcellement, de crainte d’être intrusifs.
À mi-parcours, un des groupes a été particulièrement dépositaires d’éléments bêta, (Bion, 1962) mais quelque chose a pu se transformer et mon binôme a pu prendre une position tierce pendant que j’ai pu me mettre dans une préoccupation maternelle bienveillante.
Les familles ont alors pu verbaliser de manière consciente cet insupportable du conjoint qui rend fou, avec ses fixettes contre les microbes, le manger bio, etc. Ils ont pu se définir “comme des malades usés”, partagés entre la hantise de tomber malades à leur tour, et ainsi laisser le patient fragile seul et démuni, tout en le souhaitant vivement à certains moments de la journée.
Les angoisses d’abandon, les vœux de mort ont été violemment déposés mais finalement une différenciation patients/aidants a commencé à se dessiner: “Le lymphome rend tête de cochon et d’ailleurs peut-être qu’il touche que les têtes de cochon”. “Nous, on est des bonnes pâtes, au contraire!”.
Parallèlement, ils ont pu se dire à voix haute qu’ils se sentaient fautifs, meurtriers, “mauvais soignants” pour ces proches qui ne guériront jamais tout à fait. Colère, injustice et impuissance peuvent être nommées.
“Finalement, partager cela ensemble est bénéfique, il y a une vie après le cancer”, disent-ils.
Les familles concluent qu’une des plus grandes difficultés, outre l’angoisse de mort, est que l’autre soit devenu une énigme, que quelque chose s’est absenté à lui-même et qu’il faut faire le deuil de le retrouver. Finalement, se souvenir de ce qui a été bon et apprendre à vivre dans l’instant présent, ici et maintenant, est sans doute la posture la plus juste.
Le groupe familles patients soignants
Ces groupes ont eu lieu à trois reprises, chaque année en début, mi et fin de parcours, en présence du Professeur Hervé Ghesquières, du binôme de psychologues et de l’étudiant en psychologie.
Ils ont été à chaque fois très attendus du fait de la présence du médecin. D’une part, parce que celui-ci est très investi du côté du vivant, de celui qui porte la protection bienveillante, garant d’une retrouvaille possible avec le refuge perdu et, d’autre part, parce que le patient comme l’entourage ont régulièrement des questions concernant le somatique.
Les familles et les patients se sont ainsi rencontrés afin d’évoquer ensemble les difficultés inhérentes à la maladie et aux séquelles.
La question de la fatigue a été particulièrement traitée et ils ont pu témoigner d’un impact positif des groupes sur l’élan vital, la joie à se retrouver et pouvoir partager les expériences. “Nous nous sentons soutenus”, “Nous avons l’impression de moins mentir à l’extérieur, de voir la maladie d’une autre façon”.
La question de l’interdépendance pathogène semble avoir pu commencer à être traitée dans le croisement des expériences des uns et des autres, dans un jeu de miroirs où chacun a pu constater des choses semblables et différentes. Comprendre par exemple que l’apathie est une séquelle commune permet de faire tomber le sentiment de persécution et donc l’agressivité envers le conjoint. Certains symptômes sont aussi dus à des polypathologies ou au vieillissement qui se surajoutent. Ainsi l’idée obsédante que tout provient du lymphome cérébral peut aussi s’apaiser et un travail d’ambivalence peut commencer.
Des patients ont également exprimé des émotions qui n’avaient plus leur place dans le système pathologique installé à la maison. Des rencontres bénéfiques entre conjoints ont ainsi pu se faire et répondre partiellement à la question de l’énigme de l’Autre posée dans les groupes familles.
Le groupe d’accueil des patients en présence d’un stagiaire psychologue
Ce groupe, pensé à l’origine comme une solution au problème de l’interdépendance, s’est avéré extrêmement précieux du point de vue du lien entre les usagers des groupes.
Il a permis de répondre concrètement à la question “Que fait-on du patient tout seul, pas toujours autonome, pendant que la famille bénéficie du groupe?”
L’angoisse de l’entourage générée par le système de collage instauré à la maison depuis la maladie a pu être contenue: le conjoint malade était tranquillement en sécurité dans la pièce d’à côté. Ainsi un début de décollage a pu se faire grâce au cadre du dispositif.
Des liens forts se sont créés entre les uns et les autres et le groupe a mis en place un système convivial où chacun amenait à son tour café, viennoiseries, etc.
La position du stagiaire seul dans ce groupe mouvant a quelquefois été difficile mais a finalement toujours été tenue avec une grande qualité d’intervention par les étudiants en psychologie. Chaque séance était reprise avec le binôme de psychologues afin de proposer un étayage au stagiaire et permettre une circulation intergroupale. Il a toujours été surprenant de constater la richesse des échanges entre ces différents groupes.
Conclusion
Là où les liens sont coupés, fracturés par les traumatismes de la maladie, il est important de pouvoir proposer des passerelles.
Le temps de la rémission “radiologique” n’est pas le même que celui de la rémission psychique, et de manière encore plus aiguë pour les lymphomes cérébraux qui conservent la trace dans leurs séquelles du passage des différentes effractions corporelles et psychiques.
Si la folie, la souffrance ne sont pas accueillies dans le Groupe (social, institutionnel, familial), le sujet se marginalise, disparaît et emporte avec lui le conjoint et la famille. Il s’agit de reprendre pied chez les vivants.
C’est un processus de remise en marche du vivant que les différents groupes ont permis, en accueillant en différents temps et espaces, les souffrances du sujet et de son entourage.
Le premier acteur est l’hôpital avec sa cohorte des différents corps soignants, puis le dispositif des groupes post-cancer.
Les différentes enveloppes de liens, de paroles, de soins ont pu s’emboîter dans une articulation et non une superposition de feuillets, pour créer un maillage suffisamment contenant pour accueillir les différentes couches traumatiques (Benghozi, 1995). L’institution est un outil de subjectivation où les parties psychotiques, immatures, et les angoisses primitives peuvent se déposer à condition de ne pas céder aux clivages inhérents aux pathologies lourdes.
Les séquelles psychiques non élaborées ont ainsi commencé à être traitées, là où l’hôpital s’absente progressivement du fait de la rémission somatique.
Les dialogues instaurés entre le binôme de psychologues, l’étudiant et le Professeur Hervé Ghesquières ont permis une amorce de travail de symbolisation des éprouvés archaïques mortifères déposés dans les différents groupes.
Il semblerait que les grands groupes (familles/patients/soignants) aient permis un ancrage plus solide et plus profond des processus. Ils ont relié les mouvements paradoxaux et persécuteurs, permis de travailler les clivages et favorisé l’accès à une position dépressive, et donc un début d’acceptation des situations.
Les groupes internes de chacun des binômes (Apsylien et IFAGP) et la supervision extérieure par un psychanalyste neutre ont permis de porter en nous le paradoxe des familles, “être ensemble nous tue, nous séparer est mortel”, sans nous entre-tuer ni nous décoller de trop.
Accueillir les déliaisons des patients et de leurs familles passe par le prêt de nos propres appareils psychiques. Être formé à l’animation de groupe et supervisé est bien évidemment une base incontournable pour que les thérapeutes ne se laissent pas happer par le chaos traumatique ou mettre en échec les processus groupaux. Ainsi ces différentes enveloppes ont permis de mâcher les terreurs agonistiques pour les rendre plus digestes aux patients et à leurs familles. Ils ont pu recréer une bulle dans laquelle une forme de rêverie maternelle primaire a pu être restaurée. Une forme de refuge, de sanctuaire protecteur a pu prendre racine.
Les proches ont ainsi pu décrire une restauration du lien avec les patients en rémission: une rencontre a pu avoir lieu entre l’Autre, devenu étranger, et son entourage.
Il s’agit en effet de continuer à penser la famille et le patient comme un groupe à la fois indissociable et différencié dont les liens souffrants peuvent être restaurés par les dispositifs groupaux.
Bibliographie
Benghozi, P. (1994). Porte la honte et maillage des contenants généalogiques et communautaires en thérapie familiale. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 22: 81-94.
Bion, W.R. (1962). Learning From Experience. London: Heineman (tr. fr. Aux sources de l’expérience. Paris: PUF, 1979).
Caillot, J.P., Decherf, G. (1982). Psychanalyse du couple et de la famille. Paris: A.PSY.G.
Ferenczi, S. (1929). L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort. In Ferenczi S.,
Psychanalyse IV, pp. 76-81. Paris: Payot, 1982.
Pélicier, Y. (1994). Psychologie et cancers. Psychologie médicale, 26, numéro spécial 7: 657-660.
Remerciements
À Gilles Salles, chef de service en hématologie et au CHLS.
À Stéphane Fluzin psychologue clinicien en formation à l’Institut Français d’Analyse de Groupe et de Psychodrame pour sa précieuse coanimation au sein des groupes.
À Gisèle Chvetzoff et Julie Henry pour l’aide à la création et mise en place du projet. À la Fondation de France pour avoir financé le projet.