REVIEW N° 19 | YEAR 2018 / 2

Some technical aspects in psychoanalytic couple therapy

Some technical aspects in psychoanalytic couple therapy

 

What aspects of technique should be considered when undertaking psychoanalytic couple therapy? The process of transformation sought in couple therapy, can only happen in a regulated, containing, and structured framework. The framework created by the internal theoretical reference points of the therapists, reinforced by their personal analysis, provides favourable conditions for the setting, and the authenticity of what they say. The modality in which patients are enabled to speak and the effect of this, as well as patients’ non-verbal communication, express the emergence of underlying conflicts that are more unconscious. The interpretative hypotheses formulated in the transference and countertransference enable everyone to be more resilient. Partners are freed from the fusional aspect of their couple relationship when it is an obstacle to their own individualisation and to the communication of their own and their shared affects. Through the description of one couple’s therapy, the authors attempt to illustrate its technical aspects.

Keywords: the I and the We, couple, non-verbal, genogram, individualisation


Quelques aspects techniques dans la thérapie psychanalytique de couple

Qu’en est-il de la technique quand on entreprend de mener une thérapie psychanalytique de couple ? Le processus de transformation de la thérapie en couple, n’advient que dans un cadre contenant, avec des règles. Celui créé par les références théoriques internes du thérapeute, en appui sur son analyse personnelle, favorise les conditions du setting et l’originalité de sa parole. Les modalités d’énonciation du discours des consultants et leurs effets, tout autant que les attitudes non verbales montrent l’émergence de conflits sous-jacents plus inconscients. Les hypothèses interprétatives, formulées dans le transfert et le contre-transfert permettent l’individualisation de chacun et la circulation de leurs affects respectifs et partagés.

En déployant le récit de la thérapie du couple formé par Jacques et Valérie, les auteures tentent d’en illustrer les aspects techniques.

Mots-clés: Nous, Je, couple, non-verbal, génogramme, individualisation.


Algunos aspectos técnicos en terapia psicoanalítica de pareja

 

¿Qué ocurre con la técnica cuando abordamos una terapia psicoanalítica de pareja? El proceso de transformación al que se aspira en terapia de pareja solo se consigue si existe un marco con reglas (encuadre psicológico), constituido de referencias teóricas internas del terapeuta que se apoyan en su propio análisis, favorece las condiciones del setting y la originalidad de su palabra. Las modalidades de enunciación del discurso de los consultantes (pacientes) y sus efectos, al igual que las actitudes no verbales, muestran la aparición de conflictos subyacentes y más inconscientes. Las hipótesis interpretativas formuladas en la transferencia y la contratransferencia permiten la individualización y la circulación de sus afectos respectivos y compartidos. Desplegando la historia de la pareja formada con Jacques y Valerie, los autores intentan ilustrar los aspectos técnicos.

Palabras clave: Nosotros, Yo, pareja, no verbal, genograma, individualización.


ARTICLE

Qu’en est-il de la technique quand on entreprend une thérapie de couple?

Qu’est-ce qu’une thérapie de couple? Que viennent y chercher les consultants? Quels en sont ses fondements théoriques? Comment se déroule-t-elle? Utilise-t-on des médiations? Qu’est-ce qui se crée dans ce néo-groupe et son évolution?

Voilà les questions qui s’imposent pour réfléchir aux aspects techniques des thérapies psychanalytiques de couple.

La thérapie permet aux conflits de s’exprimer dans un cadre sécurisant, conflits explicites ou plus latents. Elle tente d’amener les protagonistes à acquérir une meilleure appréhension de leur fonctionnement psychique en interrelation avec leur partenaire. Que chacun gagne en individualité et que la vie pour eux se poursuive, ensemble ou pas, selon un équilibre (re)trouvé.

Les fondements théoriques de la TCP à PSYFA (psychanalyse et famille) s’appuient sur la psychanalyse d’abord individuelle puis groupale, sur les travaux de Bion (1961) et de Winnicott (1956) ainsi que sur les principaux concepts psychanalytiques concernant le couple et ses thérapies mentionnés dans l’article de Caillot (2000). Notre association de formation a été fondée par Jean-Georges Lemaire (1989; 1998; 2007; 2011), , qui, dans ses travaux a synthétisé aussi d’autres apports variés, telles que les théories de la communication (Watzlawick) et la linguistique. Nos thérapeutes en formation sont immergés dans un travail sur leur histoire familiale (Lemaire, 2007). Ils sont amenés à réfléchir sur leur place dans leur famille. Au décours d’une mise en situation de groupe, ils font l’expérience d’une appropriation vivante d’outils de médiation, dont ils pourront faire usage ultérieurement, entre autres, leur génogramme (Barraco, 2016). L’analyse groupale complète leur analyse individuelle. S’intéressant à la structuration du couple, Jean-Georges Lemaire (1989) s’est particulièrement penché sur le choix amoureux à long terme. La situation de couple amène à des ajustements et des compromis. Les personnes forment couple en tentant de pallier, chacune, à ses failles narcissiques ou à ses vulnérabilités. L’élu est choisi pour éviter de stimuler une tendance redoutée, qui pourrait déborder. Cette élection défensive permet d’assurer à l’autre une sécurité intérieure. L’un étaye ou porte une partie projetée de cette zone archaïque de l’autre, de manière inconsciente. Chacun s’est départi un peu de son individualité pour construire cette nouvelle identité-couple, désignée par le terme Nous qui advient. Au-delà de la part consciente de ce processus, une fraction inconsciente joue aussi sa partie. Quand le couple s’est formé, cette zone psychique commune est devenue un Nous et ce sont les déchirements de ce Nous qui sont apportés en thérapie. Pour mener ce processus psychothérapique, il est nécessaire d’établir des règles, de définir le cadre: on reçoit uniquement les deux personnes ensemble, à une fréquence et un lieu définis.

Pour ce couple, que nous appellerons Valérie et Jacques, le cadre a été difficile à poser en raison de leurs rythmes professionnels qui les amènent à se relayer auprès de leurs deux jeunes enfants.

Cependant le cadre assure une sécurité spatio-temporelle et permet ainsi d’accueillir des échanges canalisés (Chouvier, 2016). Là, on s’intéresse à faire émerger la demande, audelà des plaintes, et l’intérêt pour une réflexion de chacun sur son positionnement dans le couple, donc pour une remise en question. Règle d’abstinence: le thérapeute n’intervient pas avec des conseils. En séance, chacun peut dire ce qu’il pense, ce qu’il ressent, ce qu’il imagine. On n’y est pas obligé. Les résistances qui s’expriment seront analysées dans le transfert.

La possibilité de mener une thérapie psychanalytique de couple implique que le thérapeute ait la souplesse d’entendre à la fois les dimensions intra- et inter-personnelles de la souffrance. L’individu n’est pas oublié, mais le groupe-couple est toujours concerné par ce qui est présenté: un symptôme, une difficulté, etc. D’où une façon particulière d’intervenir. L’objet en est le couple.

En thérapie de couple, les conflits conscients sont apportés d’emblée. De quelles autres angoisses et peurs plus enfouies sont-ils l’expression? Avant que le couple puisse les verbaliser, tout un travail de défrichage est à effectuer. Les perlaborations se dessinent peu à peu, après des mises en route aidées par les interventions spécifiques du thérapeute qui montre la voie de ce travail. C’est Jean-Georges Lemaire (1998) qui met l’accent sur cette partie, il insiste sur l’intérêt à prendre de la distance par rapport au contenu du discours pour prendre en compte les modalités de l’énonciation et leurs effets. Le thérapeute s’appuie sur les actes du langage et particulièrement sur l’aspect illocutoire de la parole et de ses effets parfois manifestes sur le visage de l’autre. Cet aspect de l’énonciation vient signifier une part moins perceptive dans le contenu mais chargée d’affects, là où le message reste factuel. Par exemple: l’un des deux membres du couple prend des précautions oratoires pour amplifier l’effet de ce qui va être dit ou, au contraire, l’annuler: “Je tiens à te dire… et ce que je vais dire est très important, et pas si facile, ça ne va pas te plaire…”. On voit bien là une tentative traduisant une intention de modifier la relation, parfois de prendre le pouvoir sur l’autre, ou de l’empêcher… D’où l’intérêt de prêter attention à cet aspect du discours et de l’interroger. Le thérapeute en TCP, à certains moments, est amené à prendre une position active, à interrompre, à questionner, à ne pas laisser l’un des deux accaparer la parole, à éviter les passages à l’acte dans les cas où ils commencent à hausser le ton. Il joue un rôle de contenant et reste neutre face aux reproches qui fusent. Il donne valeur à l’un et à l’autre dans cette thérapie qu’ils entreprennent ensemble.

Les couples viennent souvent consulter en un temps de crise. Quelquefois, ils s’accordent sur cette démarche, car la vie à deux leur devient insupportable, douloureuse, sans saveur, “on ne communique plus”, mais souvent c’est l’un des deux qui initie la rencontre “pour que ça change”. Celui qui se sent délaissé espère que l’autre soit sensible à sa souffrance et renonce à partir, qu’il redevienne celui ou celle qui l’a séduit(e) “comme avant”… La plainte de celui qui reproche et souffre s’adresse autant au partenaire qu’au clinicien dont il attend une confortation, un accord avec ses récriminations, voire un jugement en sa faveur… Mais le chemin proposé est tout autre. La plainte n’est qu’un premier temps. Pour qu’une thérapie puisse s’enclencher, encore faut-il que le travail psychique proposé puisse être compris et accepté. Il n’est pas rare que ce soit celui qui a été entraîné à venir qui y trouve un intérêt et que l’initiateur de la démarche soit déçu et montre plus de réserves, voire souhaite ne pas continuer (Dupré la Tour, 2005).

Quand ils consultent, Valérie et Jacques semblent dans une impasse tant au niveau de leur intimité que de leur communication. “Tu n’es pas heureux, je ne te satisfais pas, je ne te rends pas heureux. Est-ce qu’il ne serait pas plus heureux ailleurs?”, questionne Valérie en s’adressant à la thérapeute et Jacques lui répond: “C’est dur”. Ils reviennent à plusieurs reprises sur leurs reproches mutuels, leur communication et leurs problèmes sexuels.

Les deux personnes sont invitées à se décaler, à aller au-delà des évènements, à essayer de comprendre les enchaînements de leurs interactions, à parler de leurs sentiments, de leurs ressentis, de ce qu’ils imaginent sur leur partenaire, des attentes, de leurs craintes, de leurs suspicions, etc.

Nous veillons à faire émerger ce que l’un pense savoir de l’autre, de sa famille et vice versa: ces allers-retours sur le passé du couple, sur l’attrait initial du partenaire, la fondation du couple, son évolution et sur les passés personnels laissent apercevoir les modalités défensives qui ont permis à chacun de se rapprocher, de trouver un attrait suffisant à l’autre pour que leur couple se forme et perdure. Ils permettent de retrouver, pour chacun, ce qui se rejoue de l’infantile dans sa relation au partenaire, de différencier leur recherche d’Objet interne de la personne à leur côté, de faire resurgir les souvenirs douloureux de leur vie, voire les traumas personnels ou générationnels.

Valérie se plaint de tout faire et Jacques reconnaît qu’il est un peu assisté. Sa femme gère beaucoup de choses comme auparavant sa mère le faisait et il reste infantilisé dans cette relation, mais la réciproque existe aussi. Elle, elle régresse quand elle ne contrôle plus la situation. Jacques et Valérie se sont rencontrés il y a dix ans sur un site internet, avec toute l’idéalisation véhiculée par le virtuel, ils se sont choisis sur photographies et se sont fréquentés pendant deux ans, avant de décider de s’installer ensemble. Trois mois après, Valérie est enceinte. Ils ont aujourd’hui deux enfants de 8 ans et 4 ans. Ils disent s’être faits du mal mutuellement, qu’ils se sont trompés l’un et l’autre, lui par manque affectif et sexuel et elle par vengeance. Qu’ont-ils en commun? Que cherchent-ils et qu’est-ce qui les unit?

Ces questions sont abordées au fil des séances relancées par la proposition de dessiner leur génogramme, représentation graphique de la famille incluant les ascendants sur au moins deux générations, les descendants et les collatéraux. Nous donnons un code minimum pour le dessin: comment représenter l’homme et la femme, le trait qui relie. La proposition de “faire” étant large, elle laisse la possibilité d’un schéma clair ou d’un gribouillis. La connaissance consciente des liens de filiation et d’affiliation est confrontée à l’émergence de l’inconscient. Les oublis de noms, de personnes qui apparaîtront plus tard, les ratures, les façons de relier ou pas les uns aux autres, les trous convoquent ce qui a été rayé de la mémoire. Du manifeste on passe au latent. Évelyne Lemaire a été une des premières à introduire cette pratique en thérapie de couple (Lemaire-Arnaud, 1995). Depuis, de nombreux travaux témoignent de l’intérêt porté à cette médiation et des résultats féconds qui en découlent[1].

 

Valérie et Jacques sont comme des enfants face à cette représentation graphique de leurs familles, amusés de cette nouvelle modalité et en même temps inquiets de ne pas bien faire. Ils le font chacun à leur tour, et au plus vite, comme pressés de s’acquitter de cette tâche. Ils raturent, gribouillent et s’interrogent mutuellement sur les âges, les prénoms, et les manques dans leurs histoires respectives. Pour Valérie, beaucoup de trous et de confusion dans les générations avec ce père qui a eu trois femmes et des enfants de lits différents, et pour Jacques, les générations se superposent et se décalent, ce qui trouble les différences de celles-ci. Les représentations apparaissent pêle-mêle très intriquées les unes aux autres, elles sont très serrées, peu lisibles et confuses.

Ils y reviennent à plusieurs reprises, ce qui leur permet d’évoquer plus facilement leurs vies d’enfants et d’adolescents. L’un et l’autre expriment des affects, côte à côte, en un temps où leurs conflits de couple ne sont pas au centre de leur discours. Ils sont alors en situation d’égalité symétrique, sous le regard du partenaire quand ils construisent leur génogramme.

Chemin faisant, nous élargissons les thèmes abordés en suscitant un approfondissement sur l’histoire de leur couple et de leurs familles d’origine. Quel est le sens de leur vie dont fait partie le choix du partenaire? Nous parlons du présent en l’articulant au passé.

 

Quand Valérie et jacques se sont rencontrés virtuellement, Valérie ne s’autorisait pas à sortir, son père était en train de mourir d’un cancer: “Ça m’occupait pour ne pas penser”. Leur rencontre, “pour de vrai” disent-ils, a lieu six mois après le décès.

Valérie a apprécié la tendresse de Jacques, sa gentillesse, son écoute, son attention.

Elle parle de confiance et d’apaisement dans cette relation avec lui dans ce contexte de deuil, alors qu’elle vivait auprès d’une mère anéantie.

Elle est l’aînée de deux sœurs, originaire des îles. Elle a par ailleurs un demi-frère plus âgé qu’elle, ainsi qu’une demi-sœur toxicomane en province, les deux issus du côté paternel. Jacques évoque leur relation comme chaotique au début. Il sortait d’un chagrin d’amour et noyait sa peine dans les sports, les sorties. Il était peu disponible et très exigeant. Selon lui, “c’était sexuel”, il a apprécié la patience de Valérie, sa disponibilité face à son mode de vie. “Je me suis senti de mieux en mieux, notre amour s’est construit au fur et à mesure du temps… Fondé sur des ruines. J’étais alcoolique quand je l’ai rencontrée… L’alcool m’a sorti de la dépression et ma femme de l’alcool”.

Jacques a une sœur aînée, un père et une mère travaillant dans le domaine médical.

Sa mère s’occupe de son frère, l’oncle de Jacques, schizophrène, gardé à la maison, et de son beau-père, grand-père paternel de Jacques, atteint d’Alzheimer. Il la décrit comme une forte personnalité qui a géré la vie familiale: sa belle-mère, son beau-père, son mari, son père, tous sont passés par son service.

Leurs histoires familiales réciproques se tissent au fil des séances. Cette figuration par la construction du génogramme favorise l’ouverture d’un espace ou chacun va s’ancrer dans son histoire tout en se différenciant. Il apparaît, pour tous les deux, que leur héritage transgénérationnel est porteur de décès, ruptures, divorces et maladies.

Ainsi Valérie et Jacques prennent la mesure de ce qui les rassemble pour le meilleur et pour le pire! Le jeu en miroir de leurs histoires personnelles transcrites sur la feuille du génogramme leur montre ces vulnérabilités. Celles-ci les ont rapprochés, accompagnées de ce sentiment d’échec qu’ils partagent et qui les lient.

Le thérapeute régule, fait circuler la parole et pointe les aspérités du discours. Il s’intéresse à l’articulation des énoncés sur les griefs, à la façon dont l’un et l’autre se répondent, aux petits mots qui introduisent des nuances, des doutes comme on le ferait dans un colloque singulier, s’intéressant aux lapsus.

 

Valérie dit souvent “faire des efforts”, expression récurrente qu’ils énoncent de façon alternative au cours de leurs dialogues. Qu’imagine-t-elle de l’effet de ce mot sur Jacques? “J’imagine rien, je ne comprends pas de quoi on ne parle pas. Le mot effort ne veut pas dire que je suis fâchée de le faire et que je le fais quand même! Mais si je lui donne la main, je ne me sens pas naturelle”. Elle attend une reconnaissance de ses efforts. Quant à Jacques, que ressent-il, lui, quand elle dit faire des efforts…? “Tu as l’impression que je ne t’encourage pas alors que oui… je lui dis ce qu’elle doit faire”.

Tous deux sont en difficulté pour sortir du mode opératoire de leur communication. Il s’avère alors essentiel pour le thérapeute de valoriser l’expression de leur colère, leur déception et leur tristesse afin qu’ils parlent plus aisément de leurs ressentis. Le thérapeute les encourage à reconnaître en chacun d’eux et en l’autre ce qu’ils éprouvent, ce qui leur appartient en propre, ce qu’ils identifient chez l’autre et ce qu’ils partagent. Ce faisant, c’est tout le domaine des projections réciproques, des collusions inconscientes, des fantasmes qui est amené à être dévoilé et exploré (de Butler, 2008).

 

Valérie est en rivalité avec sa belle-mère par rapport à l’éducation des enfants, elle évite l’affrontement et refuse de voir sa belle-famille. Jacques ajoute que si l’éducation de leurs enfants fonctionne, s’ils réussissent, cela met en échec sa mère: “Je suis son échec”, dit-il. Lorsque la thérapeute interroge cette phrase en s’adressant aux deux, ils associent chacun sur leurs parcours scolaires. Elle, elle avait des difficultés à parler puisque sa langue maternelle n’est pas le français et lui évoque une dyslexie et dysorthographie, qui le conduiront à un échec scolaire et professionnel. Le lien d’identification de l’un à l’autre passe par l’échec. Ils évoquent l’autorité de leurs parents: les pères respectifs semblent escamotés dans leurs rôles, celui de Valérie était violent, sa mère en avait peur, mais le contredisait tout le temps et c’est elle qui contrôlait tout. Elle ajoute: “Ma mère est née d’un viol et s’est mise avec mon père âgé de 17 ans de plus qu’elle”. Cet empêchement de la fonction paternelle résonne dans l’histoire de Jacques: “Ma mère aussi ne laissait pas de place à mon père pour qu’il exerce son autorité, il n’avait pas son mot à dire, elle le trouvait trop sévère. Lui, il n’avait pas eu de père puisque son propre père souffrait d’un Alzheimer”, ce dont le père de Jacques a hérité par la suite lui aussi.

Commencent à paraître, dans la dimension générationnelle, les blessures narcissiques du passé avec leurs effets sur le choix plus inconscient du partenaire.

 

Valérie n’avait pas d’espace dans l’appartement familial: un lit dans un coin et pas de porte, elle était aux premières loges des disputes conjugales de ses parents et a vu des choses qu’elle n’avait pas à voir, elle a souffert d’un manque de place et d’intimité. Jacques, lui, se réfugiait dans le jardin, créant un monde imaginaire où il jouait tout seul, la maison étant occupée par l’oncle schizophrène et son épouse, la tante qui gardait leurs filles et le grand-père qui débutait un Alzheimer. “C’est ma mère qui me gérait”. Cet espace leur a manqué et ils vont le projeter dans l’achat d’une maison, dont ils attendent beaucoup l’un et l’autre.

Nous sommes sensibles à ce que l’espace de la maison représente de la construction d’une psyché commune du couple. Ce rêve d’une future maison idéale est à penser selon la définition d’Eiguer (2004; 2014) comme un “corps gardien”. Un lieu intime contenant externe où peuvent se déposer les images inconscientes d’un corps familial (Cuynet et al., 2016).

L’enveloppe groupale (Robert, 2014), dans ce néo-groupe, donne valeur à une image d’eux-mêmes où les blessures narcissiques semblent pouvoir s’atténuer. Est-ce l’effet d’une illusion groupale? Cela étant, les fantasmes figés se déploient à nouveau, ils circulent et se transforment.

Leur problématique s’exprime autour de fantasmes où Jacques apparaît aux yeux de sa compagne comme un ogre assoiffé de sexe, et Valérie comme une arnaque, une belle voiture qui ne roule pas: la belle-mère de Blanche-Neige, une sorcière.

La jalousie obsédante de Jacques, suite à la “tromperie” de sa femme, renvoie Valérie à son impuissance à le rassurer. “Il ne trouve rien en moi qui le satisfait”, dit-elle, ce à quoi il répond par sa propre impuissance face à son blocage: “Quand on s’est installé, c’est venu peu à peu, elle a fait une croix sur sa libido pour jouer son rôle de mère, j’en demande trop, je ne parle plus… le silence entre deux personnes, j’aime pas! Le silence, c’est éviter le conflit”. Ils s’enferment dans leurs silences ponctués de reproches qui viennent réveiller d’anciennes blessures narcissiques. Elle réclame de l’espace, de la tranquillité, de pouvoir se parler à elle-même. Il a besoin de câlins, de tendresse, d’amour, de jeu. Valérie se sent épiée, il est sans cesse sur son dos et la surveille, “il est étouffant”, se plaint-elle. Plus elle étouffe, plus il est oppressant et quand il desserre l’étau, elle se fait des journées pyjama devant des séries. Trop de réalité en rapport à l’idéalisation virtuelle du début?

Dans cette situation de thérapie en face à face, le corps est présent, on se voit, on se regarde. Les postures, les gestes, les mimiques et les coups d’œil sont autant d’expressions non verbales qui enveloppent ces entretiens et ont valeur signifiante. La thérapie tente de transformer des vécus archaïques jusqu’à une symbolisation. Ces expressions non verbales sont de véritables canaux qui “en disent long” sur les ressentis des uns et des autres. Faire exprimer par l’un ce qu’il a compris de la mimique ou du geste de l’autre permet de “traduire l’analogique en digital”. L’important est d’amener le couple à percevoir pourquoi et comment le geste a surgi et quel effet il produit sur le partenaire. Philippe Robert (1998) a particulièrement travaillé sur cette prise en compte du non-verbal.

 

Lorsque Jacques insiste sur ses frustrations, Valérie se braque, emploie un ton sec, cassant, accompagné de mimiques, elle soupire ostensiblement, lève les yeux au ciel, grimace comme une petite fille. Que dit-elle dans ses attitudes? Jacques exprime son agacement: “Elle nous sépare en faisant ça”, interprète-il.

Mener une cure, c’est interpréter les résistances dans un transfert:

 

Valérie refuse d’approfondir son propos, souvent elle répond par un “C’est comme ça”, une nonréponse. Et lorsque la thérapeute interroge Jacques sur les raisons pour lesquelles elle dit que “C’est comme ça” et sur l’effet que cela lui fait, il répond que lui, la comprend. Les résistances groupales du couple s’organisent pour écarter la thérapeute. Elles justifient le statu quo construit pour ne pas communiquer, ne pas se reconnaître en train de se faire plaisir. Valérie ne veut pas reconnaître ses désirs: “C’est de ma faute, c’est le fait de passer à l’acte qui me bloque. Je mets de côté mon désir”. Jacques ne lui montre pas qu’il sent bien qu’elle le désire et qu’il a plaisir à entendre lui dire qu’elle l’aime. Pour rester dans une dimension fusionnelle où la césure n’existe pas, ils ne se permettent pas d’exprimer le plaisir et le désir et ils semblent sous l’emprise d’un masochisme interdicteur, pas de plaisir sans interdit de désir. La thérapeute manifeste son agacement d’être mise ainsi de côté, et les interroge sur le fonctionnement de leur couple, afin qu’il puisse en faire l’analyse. “À quoi ça sert ces disputes ainsi devant moi pour aussitôt vous mettre d’accord et trouver que l’autre a raison? Y aurait-il un risque à trop bien se comprendre? À être trop proche?”.

Ont-ils construit des interdits couplés par peur de perdre l’Objet ou de se diluer dans l’autre? Cette peur de se perdre, de perdre ses limites identitaires en tant que sujet, se manifeste dans ces défenses interdictrices et communes du plaisir à deux.

 

À plusieurs reprises, Valérie exprime ainsi sa difficulté à se laisser aller, à “lâcher prise” à être pénétrée: “C’est moi qui fais un blocage, c’est comme un mur, une fois passé, ça va… Je devrais voir un sexologue”. Qu’en est-il de la représentation du sexologue? Valérie imagine une réparation possible d’un corps tout mécanique qui ne fonctionne pas. Est-ce une image qu’elle a construite aux prises, qu’elle est, avec un fantasme de viol? Ce dont sa mère est issue. Elle avait peur de la violence de son père et l’identifie à celle, actuelle, de son mari. Jacques reconnaît qu’il est excessif et dit se faire peur lui-même.

Peu à peu, ces sens sont mis à jour. L’interprétation vise à lever des résistances. Le thérapeute ne délivre pas une vérité quand il interprète, il propose des hypothèses. En thérapie de couple, il nous est habituel de penser qu’il a un rôle de traducteur, qu’il aide à ce que les personnes deviennent en mesure d(e) (s)’interpréter. Intervenir, c’est pour permettre à chacun de faire au mieux, ce travail interprétatif. Mais il n’est pas question de mener la thérapie de l’un en présence de l’autre et pas d’analyse sauvage. Les interprétations portent surtout sur les zones d’indifférenciation des psychés. Le soutien du thérapeute est essentiel pour que chacun trouve assez de confiance pour souhaiter se dévoiler. La dimension des fragilités narcissiques personnelles est prise en compte. Les deux partenaires doivent se percevoir valables et valorisés. (Djenati et al., 2001).

La passion amoureuse fait feu de tout bois! L’amour, s’il consume, brûle les individualités, réalise la fusion dans l’orgasme ou l’illusion de ne faire plus qu’un! Chacun se perd puis se retrouve. L’aspect fusionnel de la relation met en cause l’identité de chacun et organise des résistances groupales, processus inconscients au sein de ce lien du couple, mais: «C’est aussi pour un psychanalyste travaillant avec les couples et les familles une occasion de mettre une parole sur des espaces psychiques internes communs à ses membres, où se trouve souvent masquée la dimension narcissique plurielle du Nous derrière l’affirmation identitaire évidente du “Je”» (Lemaire, 2011, p. 45).

Pour des personnes fragiles, les mouvements de rapprochement vécus dans la dynamique du couple sont ressentis comme un engloutissement de tout leur être, un naufrage du Je et ils s’en défendent de bien des manières.

 

Valérie se révolte: “C’est pas juste, tous ces reproches, ces méchancetés! Je fais ce que je veux de mon corps, j’ai envie de faire ce que je veux MOI!” et Jacques réagit avec force: “Elle est dans le Moi-Je, elle occulte le Nous, le couple!… je sais pas si elle a un Nous? Il n’y a pas assez de Nous dans elle”.

 

De quel NOUS s’agit-il?

«Dans les relations de couple pathologique, du fait des confusions nées de la massivité des identifications narcissiques adhésives ou projectives, du fait encore des engrènements pervers, cet espace intermédiaire fantasmatique transitionnel disparaît au profit d’agirs et de confusions entre les membres. C’est le couple en tant qu’objet qui est surinvesti au détriment de l’individu; le “Nous” est surinvesti au détriment du “Je”» (Caillot, 2000). Le cri de Jacques exprime toute une souffrance d’être exclu, rejeté, voire effacé. Son sentiment d’existence personnelle est menacé dès lors qu’il sort d’une certaine fusion. Ce terme “Nous” dans leur discours fait écho à de nombreuses réflexions sur la construction d’une union. Celle-ci “additionnerait” ou “annulerait” l’individualité propre, quand un couple pérenne se forme (cfr. Dialogue, 2001). La conflictualité amenée par la suite, dans la mesure où elle souligne leurs différences, permet de redonner place à chacun et de faire vivre un espace entre eux:

Valérie et Jacques ne sont pas d’accord sur le financement du baptême de leurs enfants, voulu par Valérie, Jacques se disant athée. Jacques ne veut pas demander de l’aide financière à sa mère, même si elle a plus de moyens qu’eux. Il reproche à Valérie de ne pas comprendre. De son côté, elle ne peut rien demander à sa famille, elle est habituée à se débrouiller seule. “Pourquoi c’est Nous qui devrons payer?”, interroge Jacques. “Le Nous, c’est plus moi que toi”, rétorque Valérie, et plus tard: “Le Nous c’est toi!”. Cette formule dans la bouche de l’un ou de l’autre sera récurrente, signifiant la mise à mal des individualités et de leurs frontières.

Lorsqu’il reçoit un couple, le thérapeute est renvoyé à ses vécus infantiles. Il est comme face à un couple parental, témoin-voyeur de scènes violentes, primitives, et aussi dans des positions grand-parentales face à des enfants terribles. À un niveau explicite, il peut éprouver de l’empathie pour l’un ou/et l’autre partenaire et pour leur couple, ou pas.

À un niveau plus profond, il peut être amené à être touché en des zones plus troubles, moins connues de lui-même, réveillant des points aveugles… Il risque d’être entraîné dans le tourbillon des projections, d’être manipulé ou de sortir de son rôle. La rivalité œdipienne est à l’œuvre dans le couple, avec ses effets de séduction manifestes ou latents. Le thérapeute est aussi bien interpellé par des déclarations élogieuses que par des reproches qui soulignent la nullité de leur démarche. L’installation du cadre et le respect qui lui est porté servent de garant-protecteur, il contient les attaques afin qu’elles soient analysées sur cet écran.

Les transferts et contre-transferts se jouent et combinent les divers mouvements entre ces trois protagonistes. Ils semblent inextricables, si imbriquées qu’il est aussi, parfois, peu aisé de les déchiffrer.

D’autre part, cette position de face à face met le thérapeute en situation d’être observé dans ses postures et ses réactions: mimiques, coups d’œil, sourires, etc. Ses expressions non verbales servent à montrer son empathie, à appuyer son propos. Les consultants vérifient ainsi que le thérapeute est à la fois animé, réceptif et résistant au climat, la plupart du temps douloureux, pénible ou violent, qui prévaut dans la relation du couple.

Valérie et Jacques s’inquiètent: “Ça va? On vous ennuie pas trop avec tous nos problèmes? Vous devez en avoir marre de nous?”.

D’où la nécessité pour le thérapeute de se montrer à la fois sensible, toujours vivant et de revisiter sa place dans sa propre famille pour ne pas se laisser absorber ou entamer.

 

Pour Valérie et Jacques, peu à peu, la relation s’apaise entre eux, Jacques envisage une formation en vue d’une évolution professionnelle et Valérie prend soin d’elle et exprime son désir d’un changement. Chacun gagne en individualité, avec un projet commun: visiter des maisons. Ils expriment leurs rêves et leurs souhaits: pour lui, davantage d’intimité dans leur logis, et pour elle, plus de calme et d’apaisement. La maison représente une réparation de leur couple, contrairement à l’échec qu’ils ressentent dans l’appartement qu’ils occupent et dont ils disent que c’est une mauvaise affaire. Ils font des aménagements et des compromis au sujet de cette maison imaginaire (Cuynet, 2017).

La thérapie a duré trois ans. Ils disent avoir amélioré leurs capacités à communiquer mais pas vraiment leur intimité. “Ont-ils réussi leur couple?” C’est la question qu’ils posent et emportent avec eux…

Conclusion

La Culture ambiante relayée par les médias aujourd’hui, chez nous, transmet des valeurs de réussite à tout prix. Qu’en est-il pour les couples pris au filet d’une illusion idéalisée? Le sentiment d’échec et les aspects dépressifs qui s’ensuivent souvent, communs et partagés, les conduisent à une remise en question des modèles reçus. Comment se déprendre de ces influences multiples pour conjuguer entre passé, présent et futur un couple qui réponde aux enjeux de la transmission avec une plus grande liberté?

Cette évocation clinique nous a permis de pénétrer au cœur d’un travail de thérapie en couple.

Ces aspects techniques balisent cette rencontre avec les consultants mais, au-delà de toute technique, ce sont nos affects, nos capacités d’écoute, nos capacités d’identifications, nos introspections, nos rêveries face ou à côté ou avec nos patients: ici le couple, qui nous permettent ces cheminements.

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[1] Sans être exhaustifs, nous pouvons mentionner Cuynet (2016) et l’ensemble des auteurs de l’ouvrage Génogrammes sous la direction de Garnier et Mosca (2013).

International Review for  Couple and Family Psychoanalysis

IACFP

ISSN 2105-1038