REVIEW N° 15 | YEAR 2016 / 2

Some major concepts in his theorising and practice

Some major concepts in his theorising and practice

The author tries to honour the spirit of the psychoanalytical family therapy in the theory and André Ruffiot’s practice, through certain major concepts of the thought of Ruffiot as familial psychic apparatus, the family oneiric mirror, the breath mythopoiéeique and their role in the example of families with functioning abandonnique or autistic.

Keywords: theory and practice of André Ruffiot’s psychoanalytical family therapy, familial psychic apparatus, family oneiric mirror, mythopoiesis, families with functioning abandonnique or autistic.


A propos de quelques concepts majeurs de sa théorisation et de sa pratique

L’auteure cherche à rendre hommage à l’esprit de la thérapie familiale psychanalytique d’André Ruffiot, dans la théorie et la pratique, à travers certains concepts majeurs de la pensée de Ruffiot comme l’appareil psychique familial, le miroir onirique familial, la respiration mythopoïétique et leur rôle dans l’exemple de familles à fonctionnement abandonnique ou autistique.

Mots-clé: théorie et pratique de la thérapie familiale psychanalytique d’André Ruffiot, appareil psychique familial, miroir onirique familial, fonction mythopoïétique, familles à fonctionnement abandonnique ou autistique.


Acerca de algunos conceptos claves  de su teorización y su práctica.

El autor procura rendir homenaje al espíritu de la terapia familiar psicoanalítica en la teoría y la práctica de André Ruffiot, a través de ciertos conceptos mayores del pensamiento de Ruffiot como el aparato psíquico familiar, el espejo onírico familiar, la respiración mythopoïétique y su papel en el ejemplo de familias a funcionamiento abandonnique o autístico.

Palabras clave: teoría y práctica de la terapia familiar psicoanalítica de André Ruffiot, aparato psíquico familiar, espejo onírico familiar, mitopoyesis, familias a funcionamiento abandonnique o autístico.


ARTICLE

L’œuvre d’André Ruffiot est à la fois complexe et intuitive; elle s’enracine profondément dans la clinique des familles en thérapie familiale psychanalytique. André Ruffiot a su retraduire au travers d’une théorisation originale et poétique une clinique familiale réputée difficile mais aussi passionnante. Il n’a cessé de vouloir nous transmettre le goût de la recherche. Sous son impulsion, de nombreux doctorants ont pu poursuivre des travaux issus de cette clinique, grâce aux thérapies familiales auxquelles il acceptait de nous intégrer[1].

Je vais présenter certains aspects de son enseignement qui me semblent incontournables, afin de souligner à la fois son ingéniosité, son vœu d’exigence ainsi que cette attention particulière portée à la souffrance familiale, définissant l’esprit de la thérapie familiale pratiquée par André Ruffiot.

André Ruffiot a imaginé, dans les années 1970, à Grenoble, un dispositif thérapeutique nouveau, la thérapie familiale psychanalytique, pour venir en aide à des familles venant exprimer leurs difficultés impliquant leur qualité même de groupe-famille. Il a bâti un édifice théorique tout d’abord à partir de familles présentant des problématiques autour de la psychose et de l’anorexie, puis des problématiques autour de la dépression, la psychopathie, la psychosomatique, l’autisme, l’abandonnisme, ou le sida. Parmi les concepts fondamentaux, nous retrouvons bien sûr ceux d’appareil psychique familial, de vécu psychique pur, de holding onirique familial. Ils ont à leur tour permis l’élaboration d’autres concepts comme le préconscient familial, la mythopoïèse du groupe-famille. Chaque aspect du dispositif thérapeutique trouve sa pertinence et sa cohérence en rapport avec l’ensemble théorique et clinique.

La thérapie familiale psychanalytique vise à soigner le lien de génération, ce qui est en souffrance dans la famille conçu comme un tout, une entité originale, et un groupe spécifique : un sujet-groupefamille. André Ruffiot a contribué à développer l’idée de la famille qui soigne, de la famille pouvant devenir un dispositif de soins, à la condition d’un dispositif thérapeutique approprié exposé dans le livre princeps de 1981 “Le groupe-famille en analyse – L’appareil psychique familial”. Les familles en souffrance présentent une constellation clinique relativement stable: des vécus de fusion ou de confusion[2] entre les membres de la famille, de négation de la différence (entre les êtres, les sexes ou les générations), aboutissant à une forme d’incontinence psychique, à la prédominance de liens indifférenciés, un déni de la temporalité, des vécus de mort, notamment.

L’appareil psychique de la famille en thérapie

André Ruffiot a lancé la formule, audacieuse, bien que lapidaire (selon ses mots), d’un vécu psychique pur, un fonctionnement en pure psychéïté, qui est celui de la famille: «L’individuel, c’est le corporel; le groupal est d’essence psychique» (Ruffiot, 1981, p.6). La psyché familiale, dans son essence, renvoie à l’illimité, à une psyché sans frontière, au-delà de la corporalité individuelle. L’appareil psychique

familial résulte de la fusion des parts psychiques primaires que chacun porte en soi. Ces parts les plus précoces sont issues de cette période antérieure à l’intégration psyché-soma selon Winnicott (1971).

Le processus thérapeutique devra permettre le trajet allant de la régression à ces parts les plus archaïques à l’origine du Moi, vers la rematuration des psychés de chacun. Il s’agit de remettre en marche un mode primaire de fonctionnement familial, de rétablir les modalités de liens à l’origine des vécus indifférenciés, des confusions, des empiétements, des paradoxes. Pour André Ruffiot, la présence réelle des membres de la famille a pour but la mise en contact des psychés des uns et des autres, afin de favoriser la reviviscence des souvenirs, des fantasmes, mais aussi des aspects plus régressés, les vécus sensoriels, sensori-moteurs, les éprouvés archaïques…

L’intérêt de l’appel des rêves – L’appel au jeu

La remise en marche de l’appareil psychique familial est conditionnée à la régression thérapeutique dans un transfert matriciel tout d’abord. Cette régression est accueillie dans un cadre contenant et limitant (la censure thérapeutique de Ruffiot et Ciavaldini, 1989). Elle s’organise aussi grâce aux interventions, groupalisantes, des thérapeutes, et aux implications techniques du cadre comme la consigne de l’appel des rêves et l’onirisme partagé. André Ruffiot a imaginé cette consigne comme un élément capital de son dispositif. L’appel des rêves est bien sûr, dit-il, une entorse à la règle de libre association, cette règle est adaptée à la clinique familiale. En effet, grâce à cette règle, les familles comprennent qu’elles ne viennent pas régler des comptes en thérapie, mais sont engagées dans un travail de compréhension de leur propre fonctionnement. Nombre de familles est très souvent immobilisé dans un fonctionnement opératoire. L’appel des rêves crée une situation inconnue, cherchant à remobiliser la part vivante de la psyché familiale. Nous disons aux familles que le rêve n’est pas interprété comme en thérapie individuelle. En effet, en thérapie familiale, nous ne donnons pas d’interprétation individuelle. Le rêve fournit des contenus qui enrichissent, nourrissent et oxygènent l’espace familial. Mais surtout il constitue un levier thérapeutique vers la régression thérapeutique. Les familles, en appui sur le fonctionnement psychique des thérapeutes, sur leur cadre, la rythmicité des séances et l’appel des rêves, parviennent à se laisser aller à cette situation inédite, jamais rencontrée auparavant. Les familles réinvestissent la pensée, le contenant onirique. Nous retrouvons souvent cette observation dans nos séances. Pour autant, certaines familles ne trouvent pas le chemin du rêve, cette respiration vitale du fonctionnement psychique individuel et groupal. L’appel au jeu, le trouvé-joué ou le rêve inventé-joué peuvent alors devenir des équivalents transitionnels[3].

L’origine onirique de l’appareil psychique familial

L’appareil psychique familial a ses origines profondes dans une pensée hallucinée, une pensée de rêve. Il est fait, dans son fond, de rêves et d’hallucinations. Rappelons que c’est dans la rêverie maternelle que se bâtit la psyché de l’enfant, sa propre fonction alpha (Bion, 1962). Les éléments alpha contiennent une certaine résonnance affective et une pénombre d’associations, caractéristiques du fonctionnement préconscient, ce qui amène André Ruffiot à penser que le Préconscient, en plus d’être un fonctionnement individuel, comporte une dimension et une origine groupales.

Le rêve est le moteur et le repère de l’appareil psychique familial. André Ruffiot nous alertait toujours sur la tentation de la “pensée” opératoire et l’enlisement dans le factuel ou les conseils. Le thérapeute familial n’est ni un pédagogue ni un parentologue, disait-il. Le moteur du rêve constitue un cadre psychique pour tout le groupe thérapeutique. Le thérapeute familial est à l’écoute de la communication inconsciente, sur fond de fantasmes, de vécus mis en communs, l’interfantasmatisation, ou l’intersensorialité[4]. Pour André Ruffiot, le groupe-famille en souffrance est aux prises avec un blocage de l’interfantasmatisation. Les thérapeutes familiaux ont par la suite mis en évidence le rôle des formations psychiques plus primitives, endeçà de la représentation, en rapport avec les aspects sensoriels, sensori-moteurs, tonico-posturaux…

Les rêves servent donc à repérer le fonctionnement de l’appareil psychique familial: l’onirisme familial est le lieu de fusion des psychés individuelles. Le thérapeute repère les angoisses, les éprouvés… en mal de contenance traversant la famille. Les rêves ont un rôle de moteur, de relance du préconscient familial, «moteur essentiel pour la remise en fonctionnement des parties non moi de chacun, et pour la maturation des mois individuels dans la matrice psychique originaire, constituée par la rêverie maternelle, maternelle et infantile» (Ruffiot, 1981, p.58).

Les fonctions de l’appareil psychique familial

L’appareil psychique familial remplit un certain nombre de fonctions dont la première et l’une des plus remarquables est la fonction de contenance des psychés naissantes (les premiers éprouvés du bébé) ou des psychés en souffrance. Parmi les fonctions principales, nous retrouvons le préconscient familial et la mythopoïèse, abordée plus loin.

L’appareil psychique familial est un lieu de dépôt (au sens de Bleger, 1966) et de réinscription des éprouvés de douleur, des vécus non expérienciés (Winnicott, 1971; 1974). André Ruffiot mettait en avant cet aspect: l’appareil psychique familial est capable d’avoir enregistré, de revivre et de reproduire dans l’ici-et-maintenant des séances, non seulement la réalité historique du bébé mais surtout sa réalité psychique pictographique et fantasmatique, c’est-à-dire les éprouvés corporels bruts originaires et les premiers scénarios primaires. Il a beaucoup encouragé les travaux de ses doctorants sur ces thèmes: les éprouvés périnataux, l’infra-verbal, la communication familiale autour d’un enfant autiste, par exemple. Il nous exerçait à un travail d’écoute groupale psychique et quasi-physique, corporel, nous mettant à l’épreuve: “repriser” une trame associative abimée, décousue, déchirée. Retapisser la psyché familiale grâce à un investissement des différents aspects plurimodaux de la chaîne associative familiale.

Le miroir onirique familial: l’hypothèse d’un stade du miroir familial

Il a porté une attention particulière au rôle de miroir rempli par le rêve. Il existe pour lui une analogie entre le miroir du visage de la mère selon Winnicott et le miroir du rêve. Le miroir onirique opère comme le visage de la mère. Le miroir onirique familial bâtit, réfléchit et restaure l’identité de la famille, le Soi familial (Eiguer, 1983). Il en est venu à penser le rêve, dans son interjeu familial, en termes de stade du miroir familial: «La famille se constitue, se reconnaît mais également se sent constituée comme une famille dans ce miroir onirique groupal où elle se voit une» (Ruffiot, 1981, p.58).

André Ruffiot insistait sur ce point: la psyché du bébé ne pourrait s’étayer dans le soma sans prendre en même temps appui sur la fantasmatisation familiale. L’onirisme familial est donc pour lui le lieu de rencontre des psychés, la voie de la communication inconsciente. Il soutient les processus de régression thérapeutique et de rematuration grâce à un retour dans la fantasmatique familiale et à la réinscription, dans les psychés individuelles, des vécus traumatiques, des angoisses d’effondrement… aidant l’enfant à se constituer un roman familial individuel.

La fonction d’antidote du rêve

Le holding onirique familial remplit une fonction de contenant-contenu (au sens de Bion). André Ruffiot a montré comment la conjugaison des productions oniriques de chacun des membres est destinée à donner un sens, à offrir des représentations à la souffrance, aux agonies primitives (Winnicott), aux terreurs sans nom (Bion) du patient psychotique mais aussi du patient-famille. Cette rêverie commune inconsciente «paraît exercer une fonction d’antidote de la pensée paradoxée» (Ruffiot, 1981, p.97). Il s’agit, à travers le mixage des productions oniriques et les associations qu’elles déclenchent, de “soutenir la mentalisation défaillante du patient psychotique”. Le rêve a non seulement une fonction de contenance groupale des angoisses, des vécus non symbolisables, notamment ceux de la période périnatale, mais il devient un contenu à “cette faille primordiale dans le penser” (Ruffiot, 1983) d’un ou des membres de la famille.

Dans notre clinique des familles abandonniques[5], nous avons observé comment l’onirisme familial déclenche des associations sur un passé douloureux commun, sur des vécus périnataux traumatiques, saisis dans des silences durables et mutilants. Le miroir onirique groupal reflète alors la famille se sentant en train de mourir.

Une névrose d’abandon familiale : extrait clinique

Cette famille6 que j’ai suivie avec André Ruffiot au CMPP de l’Académie de Grenoble (avec de nombreux autres doctorants!), se compose du père, de la mère, et leurs deux enfants: Pierric, 12 ans, et Nicolas, 10 ans. De nombreuses séparations ou ruptures dans les liens d’alliance et les liens filiatifs émaillent l’histoire familiale. Les vécus périnataux de la mère et du père sont marqués par la mort. La mère a survécu, à la naissance, à des difficultés somatiques graves tout comme le père lors de sa petite enfance. Les parents se sont séparés une première fois, la mère a fait une tentative de suicide. Dans les extraits qui suivent, issus de la première année de thérapie, ils vivent à nouveau ensemble. Les deux garçons présentent des troubles sévères de l’apprentissage, des problèmes de comportement ou des attitudes dépressives massives. Pierric, le fils aîné, a eu lui aussi des problèmes somatiques importants à la naissance.

Pierric: J’ai rêvé que j’étais au lac. Je coulais. Je me suis noyé. Je nageais, j’étais fatigué de nager. J’ai avalé un peu d’eau. Je suis tombé dans les pommes, noyé. Je ne me suis pas réveillé. C’était le matin. Mais après, je me suis mal rendormi. Je ne pouvais plus respirer et après j’étais noyé. J’ai fait un autre rêvé. J’ai rêvé que de grosses boules voulaient m’écraser.

Nicolas: Dans mon rêve, des robots nous avaient attrapés. J’étais tombé dans le ravin. Il y avait mon frère aussi.

Père: Dans mon rêve, un ami d’enfance se tenait près de la maison de ses parents. Il voulait déboucher une fosse septique et il a glissé dedans. Je l’ai retiré par les cheveux. Il y avait un bébé, son bébé.  Mère: Je me voyais dans un champ en pente. J’essaie de m’accrocher et l’herbe ne tient pas. C’est un cauchemar.

Pierric: Je suis dans une vieille maison à côté de chez nous. On y faisait de l’escalade. J’ai glissé et je suis tombé dans des sacs de farine. Je m’étais ouvert la tête. J’étais dans des marécages. Je m’enfonçais. Il y avait un renard qui voulait me manger.

Au cours d’une séance où il est question de feu, Pierric dit: Quand la cheminée est allumée, j’ai peur qu’une braise tombe sur une poutre et mette le feu à la maison. Je pense souvent que la maison va flamber.

Ces extraits cherchent à illustrer en quoi les rêves et leurs associations sont à la fois le repère et le moteur de l’appareil psychique familial, grâce au mixage des angoisses, des éprouvés corporels douloureux, des sensations-éléments bêta, dans des images oniriques, des productions scéniques communes. Il s’agit de transmettre et de transformer les vécus d’angoisse à travers les figures oniriques. Les rêves permettent la transmission des vécus traumatiques. Ils restituent la souffrance actuelle et passée du trauma de l’abandon. La famille découvre de nouveaux aspects de son fonctionnement groupal en mettant en commun ses images, sa convivialité langagière (Ruffiot et Ciavaldini, 1989). Elle redessine les contours de son Soi familial, elle dégage un espace pour exposer ses propres créations, son arbre généalogique reconstruit, ses tableaux et autres figures préconscientes parentales ou grand-parentales. Les thérapeutes familiaux connaissent bien ces moments particuliers de refondation de la psyché familiale, correspondant à des pictogrammes de plaisir, après des traversées épuisantes.

L’onirisme familial, grâce à sa fonction réparatrice et de holding, permet une détente de l’appareil psychique marqué par une surcharge d’éléments bêta immobilisant dans l’agir et la répétition le fonctionnement familial psychique. La fonction économique des rêves a pour but de psychiser le quantitatif, le déferlement d’éléments traumatiques.

La chaîne associative groupale remplit des fonctions identiques de contenance et de reprise élaborative. Dans la même séance et d’une séance à l’autre, les rêves des uns répondent en écho à ceux des autres, illustrant la notion de fusion des mois primaires dans l’onirisme familial. On peut parler d’une groupalité des chaînes associatives et oniriques.

Dans une séance ultérieure, le père, dans un rêve, dit à son fils aîné: “Ne te laisse pas mourir mon petit”. Ces rêves relatifs à la famille se sentant en train de mourir traduisent la reprise de la fonction-alpha familiale et du Préconscient familial. «Cet onirisme familial constitue une progressive fonction-alpha, commune à la famille, et qui a fait défaut dans le passé familial. On assiste alors à une renaissance fantasmatique…» (Ruffiot, 1985, p.81).

La respiration mythopoïétique

La reprise de la fonction alpha thérapeutique et mythopoïétique, qui s’exprime à travers le miroir onirique groupal, transforme peu à peu ces images monstrueuses en pensées du rêve et en souvenirs. Le rêvoir familial redevient un lieu de trouvailles des objets trouvés-créés surmontant enfin le quantitatif tout-puissant et traumatique. Rappelons[6] qu’André Ruffiot a introduit la notion de mythopoïèse familiale (1980) pour désigner cette aptitude propre à toute famille à produire des mythes, des fantasmes, des rêves, des secrets, à se livrer à toute une activité créatrice. Cette co-création continue de la famille est même l’une des fonctions essentielles de l’appareil psychique familial, une respiration vitale.

Dans nos séances de thérapie familiale, les différents drames familiaux, se répétant au fil des générations, produisent presque toujours un discours opératoire. Le processus thérapeutique vise à réanimer l’activité mythopoïètique familiale, qui s’oppose à l’acting psychopathique, abandonnique, aux courts-circuits de la pensée paradoxée.

En thérapie familiale, la co-création d’histoires communes renfloue le Soi familial, renforce la reconnaissance en une appartenance commune ouvrant le passage vers l’individualisation. Cette créativité mythopoïétique a un pouvoir relibidinalisant qui alimente à son tour le rêvoir familial, devenant un objet-zone complémentaire[7] groupal, pourvoyeur de “tétées” associatives groupales et terreau de nouvelles empreintes originaires porteuses de désir. C’est là, l’un des autres enseignements fondamentaux d’André Ruffiot[8].

L’abandonnisme familial: le pays de nulle part ou le nomadisme intrafamilial

L’intérêt de l’étude de l’abandonnisme familial réside, entre autres, dans le fait que les familles ne consultent pas par rapport à une souffrance issue de l’un des membres, un enfant ou un adulte autiste, psychotique ou handicapé… Ces familles viennent en thérapie car la partie souffrante, autiste, handicapée, si l’on peut dire, est comprise comme émanant du lien lui-même. Ainsi, dans cette thérapie familiale comprenant la mère et ses deux garçons pré-adolescents, le plus jeune dit: “Nous sommes une famille de co-locataires, des handicapés de la communication”. Ils souffrent de ne pas être une famille, de ne pas être des frères. Le Soi familial des familles abandonniques est inconsistant, endommagé, troué, il ne restitue pas à la famille un vécu d’appartenance groupale. Au contraire, il insuffle des sentiments de vide, de béance, un nomadisme familial broyeur de liens. Dans le même temps, la famille développe un fantasme de famille idéale unie massif, attaquant à la fois l’identité familiale et l’identité individuelle de chacun. Cette organisation défensive est pourtant inefficace et laisse libres les angoisses d’effondrement ou d’éclatement du lien familial. Ils vivent un sentiment permanent et quasi-délirant d’être des clandestins les uns pour les autres, des intrus, ou des exclus. L’intrus n’est pas l’enfant autiste, ou l’adolescent faisant explosant le cadre familial, l’intrus est l’autre-familier.

Le stade du miroir familial onirique opère alors comme moment organisateur lors de la reprise thérapeutique de la fonction d’antidote du rêve: la famille, notamment la famille abandonnique, se retrouve, reconstruit son Soi familial, en se mirant dans la créativité groupale thérapeutique. Lorsque cet espace onirique fait défaut, la fonction d’antidote consistera pour les thérapeutes à créer une aire de jeu, un espace potentiel au sens de Winnicott, grâce à des séquences de jeu de type psychodramatique par exemple (ou à d’autres médiateurs), un trouvé-joué où thérapeutes et membres de la famille s’appuient sur la polyphonie associative, l’expressivité familiale multiple. Le miroir familial est reconstitué grâce au matériel psychique scénique, ludique ou psychodramatique.

Familles à fonctionnement autistique

Dans des thérapies de familles à fonctionnement autistique (ou psychotique ou hyperkinétique), nous avons observé combien les éléments d’étrangeté de l’enfant autiste rencontrent de façon troublante, presque harmonieuse, les éléments d’étrangeté en provenance de leurs parents, en rapport avec la violence, la confusion, la mort ou la sidération. En effet, les errements et l’agitation psychomotrice de l’enfant sont comme des équivalents et un reflet de l’agitation de la pensée, du trouble de la pensée de ses parents. L’attaque contre les liens (Bion, 1959) est redoutable, féroce. Elle détruit les liens entre les représentations du groupe thérapeutique, elle contre les émergences affectives et entrave les processus de réminiscence: les parents n’ont aucun passé commun ou presque, ou le souvenir de l’un attaque celui de l’autre. La rupture du fil de la pensée des parents entre étonnamment en résonance avec les ruptures réalisées par l’enfant qui secoue le cadre thérapeutique: il entre, sort, soulève la table ou donne des coups de pied, enlève la peinture…  Les thérapeutes de la famille, grâce à leur dispositif, rassemblent ces différents morceaux du lien transférentiel déposés dans le cadre. Ils savent que ces morceaux dispersés de l’histoire et du fonctionnement familial sont une voie d’accès aux troubles de la filiation et de la transmission psychique.

Dans les situations les plus critiques, aux prises avec des fonctionnements paradoxaux graves et mortifères, l’attaque de l’appareil à penser prend une forme ultime: les mots des thérapeutes deviennent des éléments bêta, inintégrables, tout comme leur non intervention, leurs silences, leur retrait temporaire. La fonction désobjectalisante (Green, 1986) détruit les objets de relation et de penser: c’est l’atteinte de l’appareil à penser thérapeutique. La compréhension elle-même devient un acte transgressif, menaçant, débouchant sur un transfert (et un contre-transfert) paradoxal: pour dire, il faut surtout se taire et ne pas penser. Ces familles ont souvent eu plusieurs expériences thérapeutiques avant d’arriver en thérapie familiale. Elles appréhendent plus que tout de dire : mieux vaut mourir que dire. Elles sont dans une angoisse totale que l’on s’en prenne à l’essence même de leur être, de leur lien, leur être-familial. Les thérapeutes pourraient devenir ob-scènes, mettant au-devant de la scène des liaisons mortifiantes que connait bien le thérapeute de famille: des collusions aliénantes entre la vie et la mort, entre le désir et le monstrueux…

Dans la thérapie familiale psychanalytique, il est primordial que les thérapeutes parviennent à accepter un tel mode de fonctionnement. Comme nous l’enseigne André Ruffiot, les thérapeutes doivent accepter cette zone de non-investissement et de non-représentation, aussi longtemps que nécessaire, en traversant des zones de non-droit psychique. «Ces familles peuvent avoir besoin de cheminer longtemps en thérapie, sans que le contre-transfert des thérapeutes ne vienne empêcher l’élaboration des angoisses de mort et d’abandon. Le vécu contre-transférentiel est difficile car il concerne aussi bien la mort de la famille que celle des thérapeutes» (Ruffiot et Knera, 1998, pp.26-27).  Le néo-groupe thérapeutique offre donc des contenants-contenus de pensée qui arriment le vide associatif, les excitations, les ruptures associatives (ou tout autre assaut de la fonction désobjectalisante contre l’appareil de liaison thérapeutique), à des représentations et à des valeurs affectives portant sur ce groupe thérapeutique se sentant en train de mourir et se sentant redevenir vivant.

Pour conclure, je dirais que l’héritage d’André Ruffiot nous a appris à

(tenter de) contenir les souffrances toujours excessives, profondes et authentiques des familles, à retisser lentement la toile de fond familiale en prenant appui sur ses concepts si précieux, des objets vivants, des concepts-alpha qu’il avait un plaisir évident à nous transmettre. Ce faisant, il nous a aussi transmis l’esprit-même du familial, cette “délicate essence du familial” pour reprendre la belle expression de Jean-Philippe Pierron (2012), une généreuse mythopoïétique de la vie et du désir.


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[1] J’ai moi-même pu réaliser ma thèse de doctorat en participant à plusieurs thérapies familiales avec André Ruffiot, au CMPP de l’Académie de Grenoble, portant sur l’abandonnisme familial.

[2] cfr. les travaux sur la parentalité confuse d’Elisabeth Darchis et de Gerard Decherf (2003;2004)

[3] A ce propos, on peut se reporter à l’article de Philippe Castry (2010) sur une figure de l’appel au jeu élaboré à partir de nos séances de thérapie familiale psychanalytique aux CMP de Romainville et de Montreuil.

[4] cfr. les recherches plus récentes de Francine André-Fustier (2009), Françoise Aubertel et Francine André-Fustier (1991; 1997), Françoise Aubertel (2011), Evelyne Grange (2004), de Christiane Joubert (2006) ou nos propres travaux menés avec Gérard Decherf et Elisabeth Darchis (2003).

[5] Mais aussi dans les familles autour de pathologie autistique ou autre. 6 Déjà évoquée dans des écrits précédents (1998; 2003).

[6] cfr. mon article: “La mythopoïèse et son rapport avec le préconscient envisagé sous un angle familial”, Le divan familial, 29/2012: 47-57.

[7] Piera Aulagnier (1975) parle de l’objet-zone complémentaire à propos du sein maternel happé par la bouche du bébé.

[8] Mais aussi d’Alberto Eiguer (1983; 1987), de Gérard Decherf (Caillot et Decherf, 1982), ou d’Evelyn Granjon (1982; 1985; 1986), pour ne citer que ces auteurs-là.

International Review for  Couple and Family Psychoanalysis

IACFP

ISSN 2105-1038