REVIEW N° 15 | YEAR 2016 / 2
Summary
Working with myths and dreams in psychoanalytic family therapy: our link to André Ruffiot’s thinking.
André Ruffiot showed how the family onirism and the narrative of myths were essential to feed the vitality of family intersubjective tissue. The native family, weaved by full of sense links, by antasies and by repair psychic exchanges, allows every individual in the family to recognize itself to it, and to part from it.
In a clinical context, where the interfantasmatisation became impoverished, it is important to recognize the family suffering through its not verbal expressions, while suggesting to the family finding little by little its psychic competence for each of his members, in a therapeutic space convenient to musing and historisation.
Keywords: family onirism, myths, dreams, interfasmatisation, psychoanalytic family therapy
Résumé
Travailler avec les mythes et les rêves en thérapie familiale psychanalytique: notre lien avec la pensée d’André Ruffiot
André Ruffiot a montré comment l’onirisme familial et le récit des mythes étaient essentiels pour nourrir la vitalité du tissu intersubjectif familial.
L’originaire familial, tissé de liens chargés de sens, de fantasmes et d’échanges psychiques réparateurs, permet à chaque individu dans la famille de s’y reconnaître, pour mieux s’en séparer. Dans un contexte clinique où l’interfantasmatisation s’est appauvrie, il importe de reconnaître la souffrance familiale à travers ses expressions non verbales, tout en proposant à la famille de retrouver peu à peu sa compétence psychique au service de chacun de ses membres, dans un espace thérapeutique propice à la rêverie et à l’historisation.
Mots-clé: onirisme familial, mythes, rêves, interfantasmatisation, thérapie familiale psychanalytique.
Resumen
Trabajar con los mitos y los sueños en la terapia Familiar psicoanalítica: nuestros vínculos con el Pensamiento de André Ruffiot
André Ruffiot mostró cómo el onirismo familiar y el cuento de los mitos eran esenciales para alimentar la vitalidad del tejido intersubjetivo familiar. El familiar originario, tejido por lazos llenos de sentido, por fantasmas y por intercambios psíquicos reparadores, le permite a cada individuo en la familia reconocerse, para separarse mejor de eso. En un contexto clínico donde el interfantasmatisation se empobreció, es importante reconocer el sufrimiento familiar a través de sus expresiones no verbales, proponiéndole a la familia recobrar poco a poco su competencia psíquica al servicio de cada uno de sus miembros, en un espacio terapéutico propicio al ensueño y al historisation.
Palabras clave: onirismo familiar, mitos, sueño, interfantasmatisation, terapia familiar psicoanalítica.
ARTICLE
André Ruffiot a consacré une part importante de ses recherches aux familles dont un des membres est atteint de psychose. Dès 1985, il a remarqué dans ces familles l’état de souffrance psychique, qui est devenue un habitus face au fonctionnement psychotique de l’un des siens.
Cette souffrance devant l’impensable de l’irruption délirante tire l’ensemble du groupe familial vers un appauvrissement des échanges verbaux signifiants, et donc de la symbolisation, tandis que la famille se replie sur elle-même. La communication, dit Ruffiot, apparaît “blanche” entre les membres de la famille: la pensée est “engluée dans la réalité”. Ruffiot reprend les termes employés par Marty et de M’Uzan (1963); il remarque la même “pensée opératoire”: une pensée sans lien avec une activité fantasmatique notoire, et qui double l’action plutôt qu’elle ne la signifie (Ruffiot, 1985).
La pensée blanche s’observe dans le cadre des thérapies familiales psychanalytiques, dans des contextes familiaux où les angoisses de mort sont constamment présentes, où les liens sont remplacés par de véritables ligatures anti-séparatives (Racamier, 2005). Dans ces configurations familiales fermées, l’imaginaire est comme tari, et le découragement saisit parfois les thérapeutes, qui peuvent être pris au piège du récit minutieux de la vie quotidienne.
Pourtant, le plus remarquable est que de telles familles viennent aux séances de thérapie familiale, et parviennent à adresser un message qui porte l’espoir d’une relance de l’activité fantasmatique dans la famille.
La demande de la famille chez laquelle est présente une pathologie du narcissisme et de l’identité peut s’entrevoir dès les premières séances à travers une forte sollicitation des thérapeutes. Le transfert sur leurs personnes et sur le cadre est souvent massif, d’aspect archaïque: ainsi, la communication des expériences traumatiques et des affects va passer électivement par le corps et par des formes d’expression non verbales, malaisées à repérer et à interpréter de manière adéquate. La capacité à durer en face de ces familles, et à accepter leur mode de communication pendant le temps qu’il faudra, donc l’endurance du thérapeute, et son empathie, sont particulièrement mis à l’épreuve. Selon René Roussillon, de la même manière que l’enfant “préverbal” utilise l’affect, le soma, le corps, la motricité, le registre mimo-gestopostural etc. pour communiquer et faire reconnaître ses états d’être, les sujets en proie à des formes de souffrance narcissique-identitaire en lien avec des traumatismes précoces, vont utiliser aussi ces différents registres d’expressivité pour tenter de communiquer et faire reconnaître ceux-ci, et ceci de manière centrale dans leur économie psychique (Roussillon, 2008).
Certaines familles tendent à communiquer prioritairement à travers des sensations corporelles partagées; elles évoquent l’existence de ce fonds commun familial primitif, où chacun s’inscrivait non comme un individu séparé, mais comme élément d’un grand corps pris dans des vécus sensations en attente de transformation, de nomination. Un en deçà de l’échange verbal et de la subjectivité, souvenir des modalités de communication des tous premiers temps de la vie.
L’adresse aux thérapeutes familiaux, dans le cadre de la thérapie analytique, passe pour ces familles par l’intermédiaire de ce somatique éprouvé, et exhibé sans paroles: qu’il, quel message n’a pu être reconnu, quels vécus innommables non transformés? Certes la famille veut nous inclure dans son fonctionnement, mais elle est aussi en attente d’une issue hors du traumatique et de sa répétition. Elle est donc aussi à la recherche d’interlocuteurs, autres qu’elle-même, qui pourront par leurs qualités d’autres-sujets (pour reprendre les termes de René Roussillon) introduire l’inter subjectivité et engager la famille dans une relance de ses propres capacités élaboratrices.
André Ruffiot nous a montré que c’est par la voie du “holding onirique” thérapeutique que la famille retrouve la capacité de réanimer son activité psychique groupale, et de remettre en mouvement une transformation des éprouvés traumatiques. Le holding onirique familial est, nous dit Ruffiot: une production onirique intense, de la part des parents et des frères et sœurs, qui semble destinée à venir donner un sens, fournir un contenu, une représentation à la souffrance du (ou des) membre porteur de psychose, à cette terreur sans nom, à cette angoisse innommable, sans visage, que vit le psychotique au sein de sa famille, répétition au jour le jour de ce que Winnicott appelle les “agonies primitives” du début de la vie. (Ruffiot, 1985).
Dans ces tous premiers moments de la vie, la transmission psychique familiale va être vive, parce qu’elle se diffuse de manière non consciente à travers des ressentis partagés, du “sensori-sensoriel” et des vivances émotionnelles, en écho aux besoins élémentaires du nourrisson. L’absence de réponse de l’entourage à ses manifestations, ou des réponses inappropriées, peuvent entraîner des états de détresse chez l’enfant, et inscriront les expériences vécues comme non significatives; ce sont, en quelque sorte, des négatifs photographiques, dans la mesure où le “corps familial” n’a pu les révéler, c’est à dire, les reconnaitre et les qualifier.
Pour André Ruffiot, le “corps familial”, métaphorique, est une représentation primitive de l’appareil psychique groupal de la famille; un ensemble destiné à la pensée, et à la symbolisation, que l’on peut se représenter, dit-il, comme une sorte de tissu où les individus sont comme des “points nodaux” suspendus dans un réseau (Ruffiot, 1982). A l’image de cette trame psychique familiale, trame qui relie, se joint aussi celle de la tresse des brins du plaisir, qui lie les expériences narcissiques avec la première rencontre interhumaine (Roussillon, 2008).
Mais les capacités élaboratrices naturelles du groupe familial, qui lui permettent d’éprouver avec, penser, imaginer, se représenter, transformer, et sa capacité à faire des liens, sont parfois mises à mal: la famille, à la suite de la rencontre avec du traumatique et de l’impensable, a perdu sa vitalité, sa compétence pour traiter les vécus somatiques et psychiques. Ruffiot nous invite à faire travailler la pensée familiale, mais aussi la rêverie, c’est à dire à provoquer du transitionnel, de l’intermédiaire, du jeu, de l’épaisseur psychique: nous sommes les couturiers, les “petites mains”, de ce tissu psychique, pour continuer à filer la métaphore de Ruffiot. Tout ce qui peut contribuer à nourrir ce tissu nous intéresse prioritairement, et la narration, le souvenir, l’attention aux détails de l’histoire, du corps, pour chacun des membres de la famille, ainsi que les récits concernant les ancêtres, ont une place éminente, auprès des rêves, qui étaient pour André Ruffiot comme les catalyseurs aptes à déclencher la réaction en chaîne de l’imaginaire.
C’est dans la régression et la sécurité du cadre de la séance de thérapie familiale psychanalytique que des familles qui n’ont pas pu exercer ce holding au profit de leurs enfants, vont pouvoir, en sécurité et devant la présence silencieuse et intéressée des thérapeutes (pour reprendre une expression de Winnicott) développer peu à peu les mythes, représentations, fantasmes et rêves, qui redonneront consistance et volume à ce tissu fait de pensées et de liens. Ils travailleront ainsi à faire grandir un indispensable préconscient familial, seul apte à amortir et traiter psychiquement les états de crises évolutives que toute famille traverse lorsqu’elle est vivante; et en particulier, les moments de séparation, d’individuation.
L’exemple de la famille D.
Dans cette famille, composée des deux parents cinquantenaires et d’une jeune fille psychotique de 24 ans, la demande au départ est d’apaiser la violence dans la maison. Les soignants qui se préoccupent de la jeune malade ont fait des propositions de vie séparée de la maison, mais les parents les jugent impossibles: “Le monde est trop dangereux, les gens sont méchants”. Le père en vient aux mains avec sa fille, par exemple à propos de savoir qui choisit la chaîne télé, ils se chamaillent comme deux enfants, au point de se faire tomber dans les escaliers; la situation les met réellement en danger.
Le père a émigré, il est venu travailler en France dès l’âge de 14 ans avec un de ses oncles; il a été très peu entouré dans son enfance et dans son pays il a connu une certaine misère. Il est devenu un travailleur manuel acharné, sans vacances ni loisirs.
La jeune fille de son côté vit comme collée à sa mère, il lui faut un contact visuel et verbal quasi permanent. Hors de chez elle, elle garde le lien par le téléphone portable, avec parfois une dizaine d’appels successifs, pour dire où elle se trouve. Dans le même temps, elle se venge d’un enfermement relatif par des exigences et des cris; la famille vit repliée, car les parents partagent le même vécu d’hostilité du monde.
La mère est issue comme le père de l’immigration, et a souffert de maltraitance dans un quartier tolérant peu la différence. Depuis la petite enfance, sa fille était une enfant particulière, difficile à apaiser, collée à elle; à l’école, elle n‘arrivait pas à suivre au même rythme que d’autres enfants. Dans un but de compenser les déficits apparents de sa fille, elle a toujours exercé une hyper vigilance à son égard, par exemple, en la reprenant sur tous ses faits et gestes, et en lui faisant répéter des mots, des phrases, des soirées entières après l’école. “Je voulais lui injecter ce que j’avais dans l’esprit, lui faire rentrer dans la tête par force, pour son bien”, explique-t-elle. Une intrusion psychique permanente qu’elle dit regretter maintenant.
Cette mère est atteinte d’une maladie digestive chronique douloureuse, aggravée par le stress, elle met d’emblée les poussées ulcéreuses de la maladie en rapport avec la contrainte permanente que lui fait vivre sa fille. Elle se dit “rongée, dévorée de l’intérieur”.
Au cours d’une séance où la mère parle de sa maladie et de ses conséquences, la fille est comme “agrippée” au regard de la mère, en même temps, elle se tortille sur sa chaise et nous dit “j’ai mal au ventre”. Le père saisit l’occasion pour nous dire ses difficultés à avaler, il n’a pas d’appétit, il digère mal. Il se sent peu compris par son entourage. Par la suite, il interrompra fréquemment en séance les efforts collectifs pour tenter de penser les situations de violence partagées en famille, par l’apparition de céphalées qui, dit-il, l’empêchent d’entendre.
Le grand corps familial archaïque s’exprime. Pendant tout un temps, il nous parait essentiel de mettre des mots sur ces douleurs multiples apportées pendant les séances, mais surtout de les reconnaître, les accueillir en dépôt, faute de quoi nous serions aussi participants de cette disqualification des sensations et vécus intolérables de la famille. La mère dit qu’elle ne peut pas parler de sa fratrie: il y a trop de morts. Elle emploie pour le dire une expression singulière: “Ma famille, je ne peux pas en parler, elle est à trous”.
Elle évoquera plus tard une mère très endeuillée par la perte d’un enfant avant sa naissance, et qui a ensuite perdu accidentellement deux enfants, dont un tué par un chasseur. Elle dira peu de choses au sujet de son père, craint, très violent. Les évènements tragiques de cette histoire restent comme des “trous” vides de sens. Ce qui suggère que la maladie ulcéreuse serait un mode d’expression archaïque figurant les “trous”; soit pour la mère, les traumatismes de la toute petite enfance sans représentation. Nous pensons aux “trous” dans le tissu familial, énigmatiques, des zones blanches psychiques sans liens. Au fil du temps, cette famille s’installe dans le cadre et investit très fidèlement les séances. Nous voyons apparaître des mouvements évolutifs de la psyché familiale, tandis que les violences à la maison s’estompent.
Le père fait un rêve, qu’il raconte spontanément en séance: il se retrouve dans son pays, dans la maison familiale; il revoit son père, dont il rêve pour la première fois. Il évoque sa mort très douloureuse et traumatique pour l’entourage lorsqu’il avait 7 ans. Il associe sur le poids des morts, dans sa famille et sa culture. La maison de son rêve est celle de ses grands parents paternels, un lieu de rencontre familiale; un oncle y est mort peu de temps après son père. Il raconte comment après la mort de cet oncle, le soir venu, les hommes et les femmes réunis dans la salle principale pour un repas mortuaire s’étaient tous tus, en entendant le défunt circuler à l’étage supérieur. Il expose alors sa croyance de toujours dans une présence diffuse des morts, croyance à laquelle toute sa famille adhérait. Il a vu récemment nous dit-il, des “personnages en costume d’époque” (celle de ses grands parents) traverser le cimetière proche de son domicile, après quoi ils se sont comme évaporés… La mère intervient alors pour dire qu’elle aussi croit que les morts se manifestent. Ainsi il lui a semblé plusieurs fois que son plus jeune frère, mort à l’âge de cinq ans, et qui lui était particulièrement cher, venait dans l’obscurité du demisommeil souffler sur sa joue; elle est effrayée lorsqu’elle y pense… A ce moment, les parents nous apparaissent comme deux enfants, totalement démunis et angoissés en face de ces sensations
fantomatiques, proches de la folie; et la jeune fille de la maison est sidérée, puis se rapproche physiquement de ses parents, partageant dans une communauté subjective avec eux ces histoires de famille fantastiquement revisitées.
Quand à nous, les deux thérapeutes, nous sommes touchés par l’angoisse de ces parents-enfants, et par ces efforts d’expression, mais nous sommes aussi dans le respect et le partage de ces souvenirs: leurs mots, leurs émotions, l’évocation des ancêtres, appartiennent à la psyché familiale, et nous n’avons pas à intervenir: la mythologie familiale est en marche; mais c’est à nous qu’ils adressent le message. Peut être s’agit-il de savoir si nous allons supporter ces évocations, ou si nous prendrons la fuite devant les morts-vivants?
L’épaisseur du transgénérationnel est palpable, à travers ces fantasmes partagés, significatifs d’un mouvement évolutif dans la psyché familiale; et l’impossibilité de la séparation se relie aux angoisses de mort évoquées dans cette séquence. La jeune fille dans son adhésivité pathologique, tient le rôle du haut parleur familial, elle exprime qu’il n’y aura pas d’individu, pas de différence, puisque celleci met en danger.
Le travail effectué pendant trois ans avec cette famille dans le cadre de séances de thérapie familiale psychanalytique, autour des deuils multiples et des situations traumatiques, a permis de revitaliser un peu la psyché familiale. Les individualités se décollent et s’affirment. Le père voyage avec un certain plaisir dans le pays de son enfance, et la mère a investi dans de nouvelles relations. Les deux parents conjointement ont autorisé leur fille à vivre dans une petite collectivité. La jeune fille profite de cette nouvelle opportunité, accepte des temps de coupure du téléphone; ce qui ne signifie pas que la séparation psychique soit réalisée.
Comme le dit Racamier (2005), le régime économique antœdipien, s’il ne disparaît pas, peut du moins être rendu moins écrasant.
Dans des situations de traumatismes graves et précoces, la psyché familiale peut perdre son mouvement d’élaboration naturel pour prendre le chemin de la régression somatique. Dans cet exemple, le recours au corps familial souffrant partagé par chacun est un refuge contre la séparation, vécue comme dangereuse. Cette proximité régressive des sensations et des corps étouffe les individus et génère la violence. La thérapie familiale psychanalytique selon André Ruffiot, avec l’appel aux rêves et à la pensée, restaure les capacités transitionnelles de la psyché familiale. Comme dans le cas de la famille D., l’émergence d’une histoire mythique reliant le groupe familial à son corpus psychique ancestral est un moment important que les thérapeutes familiaux peuvent saisir. Il devient alors possible de travailler avec la famille les angoisses de mort qui sous tendent les défenses et de tenter une relance élaborative des vécus traumatiques et des deuils.
Bibliographie
Marty P., de M’Uzan M. (1963), La pensée opératoire, Revue Française de Psychanalyse, 28: 345-356.
Racamier P.-C. (2005), Le génie des origines, Paris, Payot. Roussillon R. (2008a), Le jeu et l’entre-je(u), Paris, PUF.
Roussillon R. (2008b), Corps et actes messagers, in Chouvier B., Roussillon R. (Eds.), Corps, acte et symbolisation, psychanalyse aux frontières, Bruxelles, De Boeck.
Ruffiot A. (1985), Originaire et imaginaire. Le souhait de mort collective en thérapie familiale psychanalytique, Gruppo, 1: 69-85.
Ruffiot A. (1982), Appareil psychique familial et appareil psychique individuel. Hypothèse pour une onto-éco-genèse. Dialogue, 72: 3143.