REVIEW N° 20 | YEAR 2019 / 1

Narrative in the family session: how to build history

Narrative in the family session: how to build history 

 

The narration of the family history told by each of the members during the session, and reconstructed in the presence of the analyst reveals, according to the author, a powerful diagnostic and therapeutic tool. Starting from therapeutic experiences with adolescents or young adults who have experienced a psychotic decompensation or a serious interruption of the development of the self, and who present with an autobiographical history that is incomplete or saturated by parasitic and pathogenic objects that interfered with the construction of a private space of the self, the author considers the importance of work with individual and family biographies. The analyst is confronted with two different kinds of memory: explicit and implicit, and he/she will have to create a container, as well as to observe, reconnect and highlight the blind spots in the story. The analyst’s task will be to help to develop a progressive narrative that permits clarification of the story, thus highlighting new aspects of the latter as a new structuring experience.

 

Keywords: biography of the individual, biography of the family, narration of family history, therapeutic tool.


La narration dans la séance familiale: comment construire l’histoire

La narration de l’histoire familiale racontée par chacun des membres en séance et reconstruite en présence de l’analyste s’avère, selon l’auteur, un puissant outil diagnostique et thérapeutique.  A partir des expériences thérapeutiques avec des adolescents ou des jeunes adultes qui avaient eu une décompensation psychotique ou une rupture sévère du développement du soi et qui présentaient une histoire autobiographique défectueuse ou saturée d’objets parasitaires et pathogènes qui interféraient dans la construction d’un espace privé du Soi, l’auteur propose de considérer l’importance du travail avec la biographie de l’individu et de la famille. L’analyste est confronté à deux types de mémoire explicite et implicite, et il devra créer un contenant et aussi observer, relier et mettre en évidence les tâches aveugles de l’histoire. La tâche de l’analyste sera d’aider à développer une narration progressive permettant de clarifier l’histoire et mettant ainsi en lumière de nouveaux aspects de cette dernière, comme une nouvelle expérience structurante.

Mots-clés: biographie de l’individu, biographie de la famille, narration de l’histoire familiale, instrument thérapeutique.


Narración durante la sesión familiar: cómo construir la historia

 

El relato de la historia familiar, narrada por cada uno de los miembros durante la sesión y reconstruida en presencia del analista ha resultado ser, según la autora, un poderoso instrumento diagnóstico y terapéutico. A partir de experiencias terapéuticas con adolescentes o jóvenes adultos que habían sufrido una crisis psicótica o evidenciaban una grave interrupción del desarrollo del self, con una historia autobiográfica muy fragmentada o saturada de objetos parasitarios y patógenos que interferían en la construcción de un espacio privado del self, la autora propone considerar la importancia de trabajar con la biografía del individuo y de la familia. El analista se halla frente a dos tipos diferentes de memoria: explícita e implícita y será necesario crear un contenedor así como también observar, re-anudar y poner en evidencia las manchas ciegas de la historia. La tarea del analista será la de ayudar en el desarrollo de una narración progresiva que permita esclarecer la misma, enfocando aspectos que permitan una nueva experiencia estructuradora.

Palabras clave: biografía del individuo, biografía de la familia, relato de la historia familiar, instrumento terapéutico.


ARTICLE

Travailler avec des adolescents ou des jeunes adultes qui avaient eu une décompensation psychotique ou une rupture sévère du développement a attiré mon attention sur leur vécu de rupture du sens de la continuité du Soi. Ils présentaient une histoire autobiographique défectueuse ou saturée d’objets parasitaires et pathogènes qui interféraient dans la construction d’un espace privé du Soi. Nous avons pu observer la présence de secrets qui ont séquestré le fonctionnement de l’esprit et créé des vides dans la mémoire. D’après Fonagy, les personnes présentant des pathologies sévères du Soi auront des limites profondes de structuration des représentations multiples de soi dans une “perspective autobiographique” (Fonagy et al., 2002). Un travail complexe de négociation sur les souvenirs et les données biographiques pouvait alors devenir une tentative de donner un sens à une origine perdue, sans jamais y avoir accès (Aulagnier, 1984). Mais, une fois que leur état psychopathologique s’était amélioré, ils me demandaient de les aider à retrouver les vécus et la compréhension des événements qui avaient caractérisé l’émergence de leur crise. Avec ces patients, il m’a été utile de travailler avec leurs souvenirs avant ou au début de la crise et de rétablir, si possible, une continuité de leur histoire au cours de leur vie dans la mesure où ils pouvaient se rappeler des événements ou les reconstruire.

J’ai compris que, même avec les familles de ces patients, il était important d’opérer cliniquement de la même manière. La narration de l’histoire familiale par chacun des membres en séance et reconstruite en présence de l’analyste s’est avérée, au fil du temps, un puissant outil diagnostique et thérapeutique.

Par exemple, à l’adolescence, il peut être très utile pour un garçon/une fille de connaître l’histoire de l’adolescence de ses parents, les modèles parentaux que ces derniers ont appris de leurs propres parents et, pour un parent, de connaître l’opinion et les émotions de ses enfants à cet égard. La narration de l’histoire produit de nombreux effets, au niveau de la connaissance mutuelle, sur le renforcement de l’identité familiale, et permet une comparaison entre ses membres. En tout cas, la narration offerte dans le cadre familial n’est jamais individuelle: elle est le produit collectif de nombreux récits, une “co-narration” construite dans le champ familial par tous les membres en interaction entre eux et avec l’analyste.

L’histoire de la famille sera alors toujours différente de l’histoire que chaque membre prend avec lui, car il y a une famille différente pour chaque membre et un couple de parents différent pour chaque enfant. Cela permettra une comparaison entre les différentes histoires ou les différentes versions des mêmes épisodes racontés par les divers membres de la famille, et cette comparaison, déjà thérapeutique en soi, fonctionnera comme une interprétation psychanalytique pour chacun des membres et comme une interprétation sur le lien qui existe entre eux. En effet, chacun pourra comparer ses propres vécus aux vécus de l’autre, et effectuer ainsi un test de réalité ou réduire et vérifier ses propres projections et représentations.

De plus, l’histoire ne se limite jamais au temps de la vie, elle est toujours transgénérationnelle; elle comprend plusieurs générations parfois présentifiées dans la culture du groupe familial ou transmises par des modèles d’identification ou coagulées dans le mythe familial (Nicolò, 1993).

L’imprévisible à travers l’histoire

Le débat qui se déroule autour de la mémoire depuis de nombreuses années est assez connu. En particulier, la mémoire autobiographique est produite par des composantes issues de l’expérience originelle qui, cependant, est reconstruite sur la base de modèles produits par le Soi de l’individu (Brewer, 1986) et basés sur de nouveaux éléments et de nouveaux aspects, construits et reconstruits par le narrateur qui tente implicitement de maintenir la cohérence avec ses propres croyances culturelles et personnelles (Barclay, 1996). Pour cette raison, un souvenir nous donne des informations sur une expérience vécue, mais aussi sur qui l’a vécue et se la remémore à ce moment précis.

De plus, le stimulus produit en évoquant le souvenir a une influence sur lui et sur sa construction-reconstruction. Le contexte de récupération d’une mémoire est important dans la remémoration (ré-évocation) d’un souvenir et l’analyste et les autres membres de la famille, si tel est le cadre, sont des coparticipants à sa construction-reconstruction.

Il n’y a jamais de mémoire reconstruite qui ne soit pas également construite par l’individu et son imagination. Mais naturellement, comme nous l’a enseigné Freud, le souvenir et la narration appartiennent au patient, tandis que la construction du sens appartient à l’analyste. Et encore, dirions-nous aujourd’hui, il appartient à l’analyste d’aider le patient, et les membres de la famille, à construire le sens de ce qui est remémoré.

Ayant reconnu, comme Freud l’avait souligné dès son Esquisse d’une psychologie (1895), “la nature tendancieuse de nos souvenirs” (Freud, 1924) qu’il avait appelés “souvenirsécrans” (1899a; 1899b), nous savons que, grâce à notre imagination, nous construisons et nous reconstruisons ainsi les souvenirs de notre vie dans un va-et-vient constant entre vérité historique et construction imaginaire.

Mais Freud était également un clinicien extraordinaire: il semble reconnaître intuitivement qu’à côté de la mémoire explicite et autobiographique (Fonagy, 2001) qui permet d’accéder à ce qui appartient à l’inconscient dynamique d’un patient déterminé, il existe une mémoire[1] que nous définirions aujourd’hui d’implicite, à savoir «l’ensemble des expériences, des fantasmes et des défenses précoces, présymboliques et préverbales, qui fondent l’inconscient et la personnalité du sujet» (Merciai et Cannella, 2009, p. 253). Dans Remémoration, répétition et perlaboration (1914), après avoir affirmé que ce qui ne peut pas être remémoré à l’aide des mots est en réalité remémoré autrement, à travers la répétition dans l’agi, Freud ajoute: «Pour une catégorie de situations très importantes qui se produisent à une période reculée de l’enfance […] il est impossible de susciter le souvenir. On arrive à en prendre conscience à travers les rêves […]3» (p. 355, édition italienne).

La tâche de l’analyste, confronté à deux types de mémoire, est donc difficile. Avec la mémoire explicite, il reconstruira et construira[2] ce qui a été oublié, qui prendra une forme et un sens en fonction justement de l’analyste et de ses interventions.

Avec la mémoire implicite, la tâche de l’analyste sera plus complexe car ce genre de mémoire, constituée par des représentations préverbales et présymboliques, continue d’œuvrer même chez l’adulte (Mancia, 2004, p. 42); selon plusieurs auteurs, nous pouvons les retrouver dans le transfert et dans le rêve, et je crois aussi dans la narration autobiographique[3] que les membres de la famille construisent et reconstruisent ensemble dans le setting familial.

Je pense que, dans la famille et dans son monde fantasmatique, chaque membre est le porte-parole d’une partie qui peut être méconnue, ou niée, ou clivée, à la fois de soi-même et de l’autre et de toute la famille. Cette partie peut être un fragment de l’histoire, clivée ou supprimée ou rejetée, qui est cependant sauvegardée dans la mémoire explicite ou implicite de l’individu mais qui peut trouver son expression dans la narration de l’autre. La tâche cruciale de l’analyste sera alors de créer un contenant, un holding, où chacun peut se sentir libre de s’associer et de raconter. Mais il lui faudra aussi observer, relier et mettre en évidence les taches aveugles de l’histoire; comparer les histoires de chacun des membres, leurs différentes interprétations; permettre l’existence de différentes versions de la même histoire jusqu’à la création d’une histoire partagée. Ceci est particulièrement important lorsqu’il y a des secrets qui bloquent le fonctionnement et l’évolution de la famille et qui peuvent se manifester dans des lacunes conscientes ou inconscientes de l’histoire, des sauts logiques, une amnésie, des incohérences que la participation collective au récit, à la narration, peut non seulement révéler mais surtout combler et réparer. Grâce à ce travail que fait l’analyste à la fois en séance et dans son propre esprit, et dans le déroulement du processus, la famille et chacun de ses membres retrouvent leur continuité et la famille avance dans sa “pensabilité” potentielle.

Cependant, il ne faut pas penser que, pour l’analyste, c’est une tâche facile car pour arriver à ce résultat, il/elle est mis(e) au défi à plusieurs niveaux: il/elle doit favoriser la création d’un contenant qui permette le déroulement de la narration avec confiance. L’analyste doit maintenir un espace protégé dans le cadre et défendre la vie privée spécifique de chacun, en différenciant les moments, les temps et les occasions où le membre de la famille peut ou ne peut pas communiquer. Alors, seulement, le fait même de raconter et de se raconter librement en présence de l’autre sera un puissant facteur thérapeutique. La tâche de l’analyste est d’aider à développer une narration progressive permettant de clarifier l’histoire et mettant ainsi en lumière de nouveaux aspects de cette dernière, comme une nouvelle expérience structurante et vitale pour reféconder le passé ou amorcer l’oubli des zones traumatiques.

Je donnerai un exemple d’une séance familiale au troisième mois de traitement. La famille se compose de deux sœurs et d’un frère. L’une des deux sœurs est la patiente pour laquelle l’intervention est demandée, à cause des voix intérieures qui la persécutent, dévalorisant tout ce qu’elle fait, la forçant à rester enfermée et isolée à cause de son indignité. Après une adolescence décrite comme agitée, Béatrice a quitté l’établissement d’études supérieures qu’elle fréquentait, à cause des voix qui la persécutent; elle s’est enfermée chez elle et sa seule activité est de jouer au PC. Même sa sœur, Aurora, est bloquée; elle ne fait rien et elle semble plutôt hypocrite, mais elle crée moins de problèmes à la famille.

Luigi fréquente l’université avec difficulté. Le père est un manager souvent à l’étranger. Au début, il semble ouvert et bien élevé tandis que sa femme apparaît déprimée et très confuse. L’explication que la famille a donnée du problème de Béatrice est qu’elle avait peu étudié, qu’elle était en échec scolaire et que, pour cette raison, elle passait beaucoup de temps sur ses jeux et sur Internet dont elle était devenue dépendante.

Normalement, lors des premières séances, je demande aux parents de raconter l’histoire de la famille et de donner des informations sur la famille d’origine; mais, dès le début, cette opération est apparue difficile en raison de la réticence des parents et de l’ignorance des enfants.

Au cours d’une séance du troisième mois, j’ai décidé d’aborder ce thème et j’ai explicitement demandé à chacun de me raconter l’histoire de la famille. Ce récit a duré de nombreuses séances, en montrant chaque fois de nouveaux aspects de plus en plus complexes. La première séance a été consacrée à la mère qui a raconté son enfance avec ses parents, des artisans de l’Italie du Sud, et son expérience d’exclusion dans la famille pour favoriser le frère. Elle se rappelait néanmoins de l’argent dont son père faisait cadeau à ses filles, ce qui avait suscité la surprise de Béatrice et de sa sœur Aurora, qui affirmaient n’avoir jamais rien reçu. Devant l’embarras de sa femme, le père est intervenu en disant que sa femme et lui avaient gardé et mis cet argent à la banque pour éviter que leurs filles ne le gaspillent. Les montants n’étaient cependant pas très élevés et allaient de 100 à 500 euros. La mère a ajouté qu’elle ne rendait plus visite à ses parents parce que son mari ne les aimait pas. Celui-ci s’est justifié en prétendant que la famille de sa femme habitait loin et que ses parents étaient agressifs. Les enfants, interrogés sur les souvenirs qu’ils avaient de leurs grands-parents, ont raconté tous les trois des épisodes agréables dont ils avaient la nostalgie, les gâteaux préparés, le travail dans l’atelier du grand-père, la mer où ils allaient. La mère semblait de plus en plus mal à l’aise et elle mit fin à la séance en pleurant.

Dans la séance suivante, c’est le père qui raconte son histoire, avec un embarras et une colère qui m’étonnent. Son père était un technicien. Il était mort tôt. Il avait été élevé par sa mère, enseignante, et il s’était éloigné d’elle pour aller à l’université. Malheureusement, la mère était morte quand il avait vingt ans et il avait été élevé par un oncle. Le père a ensuite continué avec l’histoire de son couple en racontant qu’il avait voyagé dans le monde avec sa femme en faisant différents métiers. Les enfants étaient très intéressés par cette histoire qu’ils semblaient entendre pour la première fois. La mère avait une attitude renfermée et embarrassée et elle a dit qu’elle ne se souvenait nullement de la mère de son mari et que, peut-être, elle ne l’avait jamais rencontrée. Je demande aux enfants quelle idée ils ont de leur grand-mère paternelle et ils se souviennent qu’ils ne l’ont jamais vue, même en photographie. Béatrice se souvient qu’à l’adolescence, ils recevaient de temps en temps un coup de téléphone d’une femme qui disait être leur grand-mère. Sa sœur et son frère confirment, mais Luigi ajoute que cela lui semble étrange. Une fois, une femme qui prétendait être leur grand-mère était venue chez eux, mais elle avait ensuite disparu, et le père leur avait dit que sa mère était morte avant leur naissance. À ce moment de la séance, un grand silence embarrassé et surpris tombe lourdement. La mère intervient et accuse subitement son mari d’avoir voulu isoler la famille de tout le monde, même des familles d’origine, d’avoir créé des problèmes chaque fois qu’elle rendait visite à sa famille et d’avoir été agressif avec sa belle-famille pour des raisons économiques. Lentement, avec l’aide des enfants, il a été possible de retrouver l’histoire et la mémoire de la famille d’origine du père et du grave accident de voiture qui avait changé la vie de sa famille après la mort de son père. La mère était restée entre la vie et la mort pendant quelques mois, après lesquels elle ne s’était jamais vraiment rétablie, demeurant déprimée et enfermée à la maison pendant des années, comme cela était arrivé à Béatrice. À la fin de ces séances, la mère avoua que la dame mystérieuse, qui venait rarement chez eux, était en effet la mère du mari encore vivante qui venait dans l’espoir de voir ses petits-enfants.

Ces séances, consacrées à l’histoire de la famille et à la biographie participative de tous, ont été très efficaces: un secret caché sous la surface a été révélé et l’attitude paranoïaque et violente du père, qui semblait dominer totalement la famille par ses menaces et son contrôle sur les enfants, exercés sur sa femme et à travers sa femme, a été mise en évidence. La mère a avoué qu’elle s’était adressée à un psychologue lorsque ses enfants étaient petits et qu’il lui avait dit que son mari était maltraitant.

De nombreuses hypothèses ont été faites sur les problèmes de la grand-mère paternelle : elles allaient de l’affirmation que cette femme était mentalement dérangée à celle qu’elle avait été maltraitée par son seul enfant. Beaucoup de choses ont changé après cette période consacrée à la biographie de chacun et à la reconstruction de l’histoire familiale. La mère a pris courage et a renoué un lien avec sa famille; Luigi et Aurora se sont dégagés, et Béatrice en a également bénéficié, en commençant à sortir de chez elle et en entreprenant un travail thérapeutique personnel.

Le travail sur la biographie de chacun a impliqué de nombreuses séances ; tous y ont participé en apportant une contribution, en corrigeant les événements mentionnés, en ajoutant des informations ou en relativisant certains vécus. Là où il y avait des vides ou des taches aveugles, tout le monde est intervenu avec sa propre imagination. À la fin, on a créé une histoire co-construite, dans la famille et avec la famille, qui était une nouvelle histoire dans laquelle chacun pouvait trouver, en partie, sa propre racine identitaire. En tout cas, à un autre niveau, on était aussi dans l’ici et maintenant de la séance en train de créer une nouvelle histoire, en présence de l’analyste, qui pouvait aussi représenter un nouveau départ.

Je crois qu’il est important de travailler efficacement dans ces cas, en identifiant dans la narration autobiographique les mémoires traumatiques qui empêchent le patient d’organiser son histoire, des mémoires explicites et implicites – ces dernières inconnues du sujet – qui influent sur l’organisation de son Soi. Dans ce cas, l’analyse a besoin d’élaborations fécondes – fournies aussi bien par les associations libres que par l’expérience vivante dans le transfert – pour fonder une nouvelle identité et déclencher en même temps, à travers la création de nouveaux liens et significations, un mouvement d’éloignement d’avec ces objets pathologiques et pathogènes qui ôtent son essence au Soi.

Cette histoire en soi était moins importante que ne l’était la narration comme une sorte de processus ayant des fonctions multiples: 1) le rétablissement d’une continuité temporelle dans un sens linéaire; 2) la réflexion sur sa propre identité historique et narrative, à travers un dédoublement du Soi; 3) l’introjection et la consolidation d’une fonction psychique (l’aspect peut-être le plus important): la capacité de créer et de recréer continuellement sa propre histoire. À cette narration est liée la constitution de la conscience d’une histoire, celle que Bollas (1992) appelle “une conscience historique” qui renvoie en même temps à une aire réceptive dans l’esprit de l’analyste qui permet à l’analysant de développer la partie de la psyché qui connaissait l’histoire du Soi.

L’expérience autobiographique

Nous pourrions donc penser qu’en reconstruisant notre vie, nous pouvons la changer et reconnaître que notre histoire autobiographique est une “matière en mutation”.

Il s’agit naturellement d’une construction complexe dans la mesure où cette activité, à la fois personnelle et créative, est entièrement subjective; d’autre part, dans cette construction, on ne peut faire abstraction de l’autre: le partenaire, le parent, l’histoire familiale communiquée, les mémoires présentes et/ou passées que les autres nous rapportent. Dans cette perspective, la fonction de l’autoréflexion – à partir de la réalité subjective, mais à l’intérieur d’une relation à deux ou avec plus personnes – acquiert une importance particulière.

Il n’y a de construction identitaire qu’à travers l’intervention de l’autre en tant que miroir (Winnicott, 1967), en tant que porteur de la parole et du sens (Aulagnier, 1984).

Cet ensemble d’images conscientes et inconscientes est en mouvement constant dans le creuset identitaire qui, tel un kaléidoscope, permet la création de nouvelles formes, incomplètes ou temporaires, d’“essais”, qui reflètent les négociations entre les expériences passées et actuelles.

Cette activité intense et ces contenus sont, naturellement, recréés dans l’imagination; dans cette opération de donner un sens, l’individu doit avoir recours à une imagination créative. L’imagination peut servir de soutien si elle est utilisée comme un instrument de connaissance. L’autobiographie devient alors un dispositif narratif très articulé, qui contient des éléments de base du fonctionnement mental du sujet et des indications sur son évolution future.

Ce qui intéresse l’analyste, c’est la manière dont l’individu se place devant lui-même, comment il se représente, comment il flotte entre la représentation idéale de soi et comment “il est”; mais il est également important, pour l’analyste, de savoir quelle est la place que les images du passé occupent en lui, si elles lui donnent la possibilité de créer une nouvelle image de soi ou l’empêchent de le faire en le retenant dans l’indéfini.

Dans l’histoire de patients plus difficiles, comme le borderline ou le psychotique, le rapport avec le fait évoqué se perd, reste en arrière-plan, alors que la narration devient l’expression des défenses du patient, de ses constructions organisées et imaginaires. Le fil rouge s’interrompt parfois pour laisser la place à des sauts logiques et les vides de mémoire sont remplacés par les rêveries qui empiètent sur la capacité mentale d’élaboration. Comme nous l’avons vu dans la famille de Béatrice, le temps est circulaire et répétitif. Nous pouvons trouver un même schéma narratif, une même trame qui se répète au cours du temps. Dans les plis du récit, l’analyste peut découvrir le fonctionnement actuel de la famille et de l’individu et la manifestation masquée d’anciennes mémoires traumatiques qui sont en toile de fond.

Utilité de la narration autobiographique

Mais pourquoi est-il utile de se raconter à l’autre, en l’occurrence à l’analyste, même dans le cas d’un patient sévère? Qu’acquiert-on durant ce processus?

Ricœur parle d’identité narrative au croisement de deux manières de raconter: l’une, historique, est liée à la mémoire, aux documents de mon existence, aux photos de famille; l’autre est de l’ordre de la “fiction” et de l’exploration de l’imaginaire: c’est le récit de moi-même, autrement dit le roman de ma vie dont les trames sont liées à mon existence. Bion (1970) aussi distingue la mémoire littérale de la réminiscence.

Ne peut-on donc pas affirmer que la narration autobiographique se trouve à mi-chemin entre la vérité et l’imagination?

Une narration intérieure n’est pas, en effet, un compte rendu statique, objectif; elle peut être modifiée, modelée parce qu’elle se rapporte au Soi et que, dans une optique relationnelle, elle est issue du dialogue, de l’échange de mots, de représentations et d’images avec l’autre que soi ou avec l’autre soi imaginaire et dissocié auquel le narrateur est confronté dans cette opération. Cet autre a, par ailleurs, un rôle d’observation. Si c’est également ce en quoi consiste la narration – un autre qui écoute ou qui lit –, dans l’autobiographie, l’autre est un dédoublement de soi-même, un aspect du Soi séparé qui représente l’autre. Ceci entraîne une dissociation générative: l’individu se raconte à luimême et il est comme le personnage du Soi, à l’instar du rêveur qui rêve et de celui qui écoute le rêve (Grotstein, 2000). Pour construire la nouvelle histoire, il faut toutefois défaire les nœuds qui bloquent l’autre, observer les vides et les sauts que cette histoire présente, effectuer cette opération complexe qui défait et renoue à la fois. Ferro (2014) parle de déconstruire les liens emmêlés, un aspect très délicat et complexe.

Le résultat est une narration qui fournit un mode d’identification du Soi où imagination et autobiographie s’entremêlent pour construire un nouveau discours sur le Soi.

Reconstruire les moments de la vie peut être également une tentative de réparer des sentiments de dispersion en gardant le contact avec des parties de la mémoire, avec des expériences qui peuvent être réévoquées, de survivre au refoulement et de conserver ainsi les états du Soi Le souvenir peut être traité comme une projection pour comprendre le fonctionnement mental du patient, du moment qu’il peut être lu à l’égal du rêve.

Les objectifs de l’analyste avec ces patients sont donc multiples.

En premier lieu, il enclenche un processus qui met dialectiquement en relation les “traces” du passé avec l’expérience du présent – un présent en mesure d’“œuvrer” sur le passé – en établissant une influence mutuelle de mise en forme du Soi. Cette opération ne se rapporte pas seulement aux mémoires explicites, mais aussi à ce connu non pensé qui constitue très souvent le dépôt des traumatismes non élaborés et quotidiens ayant constitué la vie précoce de ces patients. Un autre objectif consiste à donner une cohérence et une continuité à un Soi historique en permettant sa définition et, par cette opération, à favoriser chez le patient une capacité active de s’auto-historiser.

Il existe toutefois un autre aspect plus important, très semblable à ce qu’affirme Bolognini (2008) dans son travail sur les styles et les techniques d’exploration de l’inconscient à propos de l’intégration expérientielle qui peut advenir dans le préconscient: lorsqu’on nous offre la possibilité «de flotter, ondoyer, nous en remettre à une réalité qui suit des codes différents et inattendus, mais qui ne nous est pas interdite… le fleuve associatif dissout le mortier de la “porte murée”, le “mur” s’effrite petit à petit, sans effondrements catastrophiques, en rouvrant des zones auparavant inaccessibles» (p. 604, édition italienne).


Bibliographie

 Aulagnier, P. (1984). L’apprenti-historien et le maître-sorcier – Du discours identifiant au discours délirant. Paris: PUF, 2004.

Barclay, C. R. (1996). Autobiographical remembering: narrative constraints on objectified selves.

In Rubin D.C. (Ed.), Remembering our past, pp. 94-125. Cambridge: Cambridge University Press.

Bion, W.R. (1970). L’attention et l’interprétation. Paris: Payot, 1990.

Bolognini, S. (2008). Passaggi segreti verso l’inconscio: stili e tecniche di esplorazione. Torino: Bollati Boringhieri.

Brewer, W.F. (1986). What is autobiographical memory? In Rubin D.C. (Ed.), Autobiographical memory, pp. 25-49. Cambridge: Cambridge University Press.

Bollas, C. (1992). Being a Character. London: Routledge.

Ferro, A. (2014). Le viscere della mente. Sillabario emotivo e narrazioni. Milano: Cortina.

Fonagy, P. (2001). Attachment theory and psychoanalysis. New York: Other Press.

Fonagy, P., Gergely, G., Jurist, E., Target, M. (2002). Affect Regulation, Mentalization, and the Development of the Self. New York: Other Press.

Freud, S. (1895). Esquisse d’une psychologie. Toulouse: Érès, collection Scripta, 2011.

Freud, S. (1899a). Des souvenirs-couverture. Œuvres complètes, III. Paris: PUF, 2005.

Freud, S. (1899b). L’interprétation du rêve. Œuvres complètes, IV. Paris: PUF, 2003.

Freud, S. (1908). Le roman familial des névrosés. Œuvres complètes, VIII. Paris: PUF, 2007.

Freud, S. (1914). Remémoration, répétition et perlaboration. Œuvres complètes, XII. Paris: PUF, 2005.

Freud, S. (1924). Souvenirs d’enfance et souvenirs-écrans. In Psychopathologie de la vie quotidienne. Paris: Payot, 2004.

Freud, S. (1937). Constructions dans l’analyse. Œuvres complètes, XX. Paris: PUF, 2010.

Grotstein, J.S. (2000). Who is the dreamer who dreams the dream? A study of psychic presences. Hillsdale, New Jersey: The Analytic Press.

Mancia, M. (1981). On the Beginning of Mental Life in the Foetus. The International Journal of

Psychoanalysis, 62: 351-357.

Mancia, M. (2004). Feeling the words. Routledge: Howe, 2007.

Merciai, S., Cannella, B. (2009). La psicoanalisi nelle terre di confine. Tra psiche e cervello. Milano: Raffaello Cortina.

Stern, D. (1985). Le monde interpersonnel du nourrisson: une perspective psychanalytique et développementale. Paris: PUF, 2003.

Winnicott, D.W. (1967). Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant. In Winnicott D.W., Jeu et réalité, pp. 153-162. Paris: Gallimard, 1975.


[1] Remémoration, répétition et perlaboration (1914). 3 NDT: traduction libre de la version italienne.

[2] Pour employer les mots de Freud (1937) «[…] l’analysé doit être amené à se remémorer quelque chose qu’il a vécu ou refoulé […]» (p. 542). L’analyste doit, «à partir des indices échappés à l’oubli, construire ce qui a été oublié» (p. 543).

[3] Les études sur la psychologie du développement ont montré clairement l’importance de la mémoire dans l’organisation des premières représentations de soi (Mancia, 1981). De manière très significative, de nombreux psychanalystes soulignent que la capacité autobiographique apparaît tardivement dans l’évolution de l’enfant. Stern (1985), par exemple, affirme que le soi narratif défini par les narrations autobiographiques n’apparaît qu’avec l’avènement du langage, mais que ces narrations sont naturellement conditionnées par les stades précédents. Selon ces auteurs, le soi narratif est l’un des stades les plus évolués du développement du Soi et il comprend naturellement les stades précédents, ce qui est un point crucial.

International Review for  Couple and Family Psychoanalysis

IACFP

ISSN 2105-1038