REVIEW N° 16 | YEAR 2017 / 1
BOOK REVIEW
L’extension de la psychanalyse. Pour une métapsychologie de troisième type, René Kaës, Dunod, 2015.
Note de lecture[1] de Massimiliano Sommantico[2]
Le dernier ouvrage de René Kaës, où il nous livre une réflexion épistémologique et méthodologique complexe, est l’aboutissement d’un long parcours de recherche. Ce parcours commence avec L’appareil psychique groupal (1976, revu et complété en 2010), passe par des ouvrages tels que Le groupe et le sujet du groupe (1993), La parole et le lien (1994), La polyphonie du rêve (2002), Un singulier pluriel (2007) et Les alliances inconscientes (2009), pour ne citer que les principaux, et introduit aujourd’hui l’idée d’une métapsychologie de troisième type, d’une «théorie générale de la psychanalyse qui puisse avoir un sens pour la compréhension de la psyché individuelle et de la psyché des configurations de liens».
Sans résumer cet ouvrage, je m’attacherai plutôt à indiquer quels en sont les nœud théorico-cliniques majeurs.
La première partie du livre est consacrée à l’introduction de la question de «l’extension de la psychanalyse» à des dispositifs autres que celui de la cure type et à ses conséquences épistémologiques, notamment aux «transformations nécessaires dans le corpus de la psychanalyse» et aux bouleversement de «sa connaissance de l’Inconscient». Les questions suivantes y sont traitées: «le savoir de et sur l’Inconscient est-il affecté lorsque changent les dispositifs de travail de l’Inconscient?», «le concept de l’Inconscient est-il transformé par la prise en considération de la diversité des formes de la réalité psychique?», «quels concepts théoriques, techniques et cliniques issus de la pratique de la cure sont-ils pertinents pour rendre compte des processus et des formations de la réalité psychique inconsciente plurisubjective, de la pluralité des espaces psychiques et de leurs interférences?». Mais l’interrogation la plus radicale, celle qui se heurte à de très forts obstacles épistémologiques et épistémophiliques est celle qui consiste à se «demander si l’Inconscient est seulement d’origine psychosexuelle ou s’il est aussi et conjointement fondé dans l’intersubjectivité» et, par conséquent, si l’on peut encore soutenir que l’Inconscient est contenu seulement et «tout entier dans les limites de l’appareil psychique individuel», ou s’il ne s’inscrit pas plutôt dans d’autres espaces psychiques. Autrement dit, n’est-il pas «polytopique»?
La deuxième partie du livre récapitule le parcours de recherche de l’auteur à propos des «nouveaux espaces de la réalité psychique», quand l’espace psychique est défini comme «une étendue de matière psychique dans laquelle agissent les processus et les formations de l’Inconscient qui constituent cette matière».
Commençons par ces divers espaces articulés entre eux, intriqués, partiellement superposés, sans doute interférents. L’auteur les définit ainsi: «celui, transpsychique, du groupe en tant qu’ensemble spécifique […] et, au-delà et le traversant, des relations transgénérationnelles, sociales, culturelles; celui, interpsychique, des liens que ces sujets nouent ou ont noués dans le groupe[3]; et celui, intrapsychique, des sujets qui, construisant le groupe, en deviennent les membres, introjectant de celui-ci certains objets ou certains processus internes, mais en les liant avec ceux d’autres sujets». Plus loin, les spécificités de ces espaces seront précisées à partir des logiques, des formations et des processus qui leur sont propres; il sera aussi question de réfléchir sur leurs limites, et donc sur les enveloppes qui les contiennent et les sur passages entre eux. Le but principal de tout l’ouvrage est de parvenir, en définissant chacun de ces trois espaces selon leur topique, leur économie et leur dynamique spécifiques, à une métapsychologie de troisième type, en traversant nécessairement d’autres questions, notamment celle du temps et des temporalités psychiques. L’auteur distingue différents types de temps et de temporalité dans les groupes selon qu’ils sont référés aux sujets dans les groupes ou qu’ils sont d’essence spécifiquement groupale: «l’achronie groupale», «les synchronies permanentes», «les synchronies groupales ponctuelles», «les polychronies groupales». Puis il aborde le concept fécond d’appareil psychique groupal, que nous connaissons bien et dont dérivent les concepts d’appareil psychique de couple, de famille, fraternel et institutionnel. A ce propos, je soulignerai seulement sa fonction majeure, qui est de nous «permettre de penser, avec les énoncés de la psychanalyse, des structures, des lieux, des économies et des dynamiques de la psyché qui se trouvent à la conjonction de la réalité psychique du sujet et de celle du groupe». C’est un modèle qui «admet l’hétérogénéité et l’irréductibilité des espaces psychiques» déjà cités. Identifier la spécificité de la réalité psychique du groupe nous permet de voir celle-ci comme «constituée par des formations et des processus inaccessibles hors du dispositif de groupe» et qui sont «les points de passage entre l’espace intrapsychique et l’espace intersubjectif». Des sujets sont chargés dans et par le groupe d’assurer ces fonctions intermédiaires, des fonctions phoriques de porte-parole, porte-rêve, porte-symptôme, entre autres.
Après une réflexion approfondie sur les conditions méthodologiques d’accès à la réalité psychique inconsciente dans les ensembles plurisubjectifs (dispositif, cadre, situation psychanalytique), l’auteur consacre un chapitre très important aux transferts, aux processus associatifs et à l’interprétation dans de tels contextes.
Sans revenir sur les concepts qui nous sont familiers, à propos du champ transféro-contretransférentiel dans les ensembles plurisubjectifs – notions de diffraction, d’objets du transfert et de leurs composantes archaïques ou œdipiennes, par exemple – il me paraît essentiel de souligner la spécificité du travail psychique d’associativité qui se réalise en «chaînes associatives de différents niveaux d’organisation. Les associations de chaque sujet rencontrent les associations d’un autre ou de plusieurs autres sujets. Chaque chaîne associative est organisée dans le transfert par des représentations-but propres à chaque sujet, et elle s’inscrit dans une chaîne associative composée de tous les discours». C’est à cette interdiscursivité polyphonique que se prête l’écoute de l’analyste en groupe et c’est sur la base de cette écoute que l’interprétation peut être formulée. Toujours dans ce contexte, on fera «des interprétations qui concernent les transferts, les résistances et les emplacements pris dans un lien ou dans un groupe par tel ou tel sujet»; c’est-à-dire que l’interprétation ne vise pas l’histoire personnelle du sujet singulier, mais «ce qui appelle sens» dans sa position singulière de sujet d’un lien.
Concernant la conception proposée du lien, je soulignerai deux points importants. Tout d’abord, je noterai que le lien intersubjectif ne se superpose pas, ne peut être assimilé «à une série de relations d’objet, ni à un pur système d’interactions», ce qu’oblige à prêter attention à l’«altérité de l’objet» et aux «corrélations de subjectivité»; ensuite, que le fait de penser en termes de lien ne signifie pas exclure, ni abandonner la notion de pulsion de la théorie psychanalytique; il apparaît plutôt que «pulsions, fantasmes, investissements de l’objet, identifications, mécanismes de défense constituent les composantes des liens intersubjectifs et trans-subjectifs». En ce sens, l’intersubjectivité n’est «pas un régime d’interactions comportementales entre des individus qui communiquent leurs sentiments par empathie, mais l’expérience et l’espace de la réalité psychique qui se spécifient par leurs rapports de sujets, en tant qu’ils sont sujets de l’Inconscient […] L’intersubjectivité est ce que partagent les sujets liés entre eux par leurs assujettissements réciproques…». Dans la troisième partie, l’auteur développe la notion d’une métapsychologie de troisième type nécessaire pour répondre à l’extension de la pratique psychanalytique à des dispositifs pluripsychiques, au vu de leur spécificité. Le concept théorico-clinique central de cette métapsychologie est celui des alliances inconscientes, qui sont des formations et processus psychiques intersubjectifs bifaces construits par les sujets d’un lien ou d’un ensemble «pour renforcer en chacun d’eux certains processus, certaines fonctions ou certaines structures dont ils tirent un bénéfice tel que le lien qui les conjoint prend pour leur vie psychique une valeur décisive…». René Kaës souligne surtout que ces alliances «se développent dans plusieurs espaces de la réalité psychique et entre ces espaces […qui sont] en coconstruction et en interférence». Et c’est sur cette base, sur le fait que l’Inconscient se manifeste dans plusieurs espaces psychiques, que l’auteur travaille la notion d’un Inconscient polytopique, ectopique, hétérotopique pour rendre «compte de cette métapsychologie des lieux pluriels et des scènes multiples de la psyche». Sont alors à construire, et c’est la proposition forte de René Kaës:
- une topique de troisième type, fondée sur l’idée de processus et formations inconscientes qui ne sont pas «localisés» dans le seul espace psychique intrapsychique,
- une dynamique de troisième type – qui puisse travailler les corrélations et les conflictualités entre les différents espaces psychiques,
- et une économie de troisième type – qui prenne en considération l’économie pulsionnelle «propre au lien, fondatrice du lien».
Cette conception implique donc une modification de l’idée de sujet de l’Inconscient, car l’Inconscient n’y est plus déterminé par les seuls processus et formations intrapsychiques. Pour René Kaës, l’Inconscient du sujet est à la fois intrapsychique et extratopique: il est donc dans le sujet, il est entre les sujets, mais et il est aussi hors sujet. C’est tout cela qui nous permet de parler de l’intersubjectivité comme de la matrice intersubjective du processus de subjectivation pour un sujet qui est singulier-pluriel.
[1] Déjà parue dans la Revue Le divan familial, 36 (1/2016), pp. 195-198.
[2] Psychologue, Psychothérapeute psychanalytique de couple et de famille, Chercheur à l’Université de Naples “Federico II”, Membre de l’Association Internationale de Psychanalyse de Couple et de Famille. sommanti@unina.it
[3] Quand il sera question de groupe, on comprendra qu’il peut s’agir de couple, de famille ou d’institution.