Summary
Groupalist illusion and paradoxe
What means « being in group » ? The fact of « having something to share with others », says the french dictionnary « Le petit Robert », in other words, to share something with others. To groupalise is to establish a sharing relationship. And what is the thing to share ? A relationship. Or more. Two elements that come together share, only of this assembly, a community relationship. The assembly constituted by the relationships shared consciuous and unconscious form the interface domestic. The paradox groupaliste is to pretend form a group with practicing a subrepticious exclusion of others ; groupalist illusion to claim to a group by excluding oneself. Thus, do not share with the couple the same problem setting is back to exclude yourself from the group marriage on which you claim to work. Thus, defining the groupality only by unconscious psychic formations amount to exclude those who disagree with this definition of group level. Exclusion of group and group exclusion are only groupalisations aborted. The logical developpment of the concept of groupality necessarily leads to « field ».
Keywords: groupalist, groupal, groupality, paradox of the groupalist, illusion of the groupalist
Résumé
Paradoxe et illusion groupalistes
Que signifie l’expression « être en groupe » ? Le fait d’ « avoir part à quelque chose avec d’autres », écrit le dictionnaire Petit Robert, autrement dit de partager quelque chose avec d’autres. Groupaliser, c’est établir une relation de partage. Et quelle est la chose à partager? Une relation. Ou plusieurs. Deux éléments qui s’assemblent partagent du seul fait de cet assemblage une communauté de relation. L’ensemble constitué par les relations partagées conscientes et inconscientes forme l’interface conjugale. Le paradoxe groupaliste consiste à prétendre faire un groupe en pratiquant subrepticement une exclusion de l’autre ; l’illusion groupaliste, à prétendre faire un groupe en s’en excluant soi-même. Ainsi, ne pas partager avec le couple une même problématisation revient-il à s’exclure soi-même du groupe conjugal sur lequel l’on prétend travailler. Ainsi, définir la groupalité par les seules formations psychiques inconscientes revient-il à exclure de fait ceux qui ne partagent pas cette définition du groupal. Exclusion de groupe et groupe d’exclusion ne sont que des groupalisations avortées.
Le développement logique de la notion de groupalité amène nécessairement à celle de « champ ».
Mots-Clé : groupal, groupalité, groupaliste, paradoxe du groupaliste, illusion groupaliste
Resumen
Paradoja e ilusión grupalista
¿Qué significa la expresión «estar en grupo»? El hecho de “tener algo que compartir con los demás,” escribe el Diccionario Petit Robert. Grupalizar, es establecer una relación de reparto. ¿cuál es esa cosa que se comparte? Una relación ó varias. Dos elementos que se ensamblan comparten, del solo hecho de esta unión, una comunidad de relación. El conjunto constituido por las relaciones compartidas conscientes e inconscientes constituye la interfaz conyugal. La paradoja grupalista consiste en pretender hacer grupo practicando subrepticiamente la exclusión del otro; la ilusión grupalista pretende hacer un grupo excluyéndose uno mismo. Por lo tanto, no compartir con la pareja una misma problematización equivale a excluirse del grupo conyugal sobre el que se pretende trabajar.
Definir la grupalidad solamente por sus formaciones inconscientes es excluir de hecho los que no comparten esa definición de lo grupal. Exclusión de grupo y grupo de exclusión son sólo grupalizaciones abortadas.
La evolución lógica de la noción de grupalidad conduce necesariamente a la noción de campo
Palabras claves: grupal, grupalista, grupalidad, paradoja del grupalista, ilusión grupalista
ARTICLE
Paradoxe et illusion groupalistes
JACQUES ROBION[1]
Qu’est-ce que le groupal ? Qui peut se prétendre groupaliste ? Est-ce celui ou celle qui s’occupe des imagos ou, à la limite, des fantasmes inconscients organisateurs ? Et les autres, ne feraient-ils pas partie de la noble confrérie ?
Je vais, dans les pages à suivre, la reposer cette question épineuse du groupal, au risque d’une désappartenance de groupe, en essayant surtout de ne pas sombrer dans ce qu’on pourrait appeler par autodérision le paradoxe du groupaliste : constituer un groupe d’exclusion dans le temps même où l’on se réclame de la groupalisation. Se croire plus groupal que l’autre ? Nul n’est à l’abri de cette illusion groupaliste (de groupalisation).
La groupalité
Est déjà groupaliste celui ou celle qui prend une simple relation pour objet de travail, car, dès que relation il y a, groupe il y a. Faire partie d’un groupe, c’est en effet avoir quelque chose en commun avec un(e) autre, partager quelque chose avec cet autre. Il suffit donc que a et b s’assemblent dans une relation quelconque pour qu’ils fassent immédiatement un groupe, à partager une même relation aRb. La groupalité se définit par une relation de partage. Et le partagé n’étant rien d’autre qu’une relation donnée, il y a groupalité dès qu’il y a une relation de partage de relations. Qui s’occupera d’une relation interélémentaire partagée sera en conséquence déjà groupaliste.
Et puisqu’il n’y a pas de solution de continuité entre la relation d’appartenance et la relation inter-élémentaire (a qui veut voir changer b, exprime de fait, au-delà du désir d’une nouvelle relation aRb, son désir de voir b appartenir à un nouveau système), qui s’occupera d’une relation d’appartenance sera dit également groupaliste.
Et, puisque se constitue un « système » dès que s’organise une multiplicité de relations (R1, R2, R3), qui s’occupera des règles spécifiques régulant ce système fera par conséquent encore partie de la noble confrérie des groupalistes.
Tout système humain se révèle capable de se représenter son organisation spontanée. Les représentations du système par luimême se subdivisent en représentations conscientes (les mythes) et représentations inconscientes (les fantasmes). Qui s’occupera des formations psychiques groupales conscientes que sont les mythes, sera dit groupaliste. « Nous voulions former une famille, avoir tant d’enfants, nous voulions …. » Neuburger R. (1997) perçoit à juste titre dans ces représentations un « mythe fondateur ». Mythe cimenteur, plutôt que fondateur, serait probablement à mon avis une expression plus appropriée, et encore à condition de pouvoir l’écrire : mythe si-menteur, dans la mesure où la représentation du système par lui-même précède rarement son organisation spontanée, dans la mesure où les relations n’ont pas attendu pour se mettre en place qu’une représentation d’elles-mêmes émerge quelque part. Dans l’esprit par exemple d’un analyste conjugal.
Les représentations des relations désirées et interdites inconsciemment se groupalisent au travers des « fantasmes organisateurs inconscients » et des « imagos ». Qui s’occupera de ces entités sera encore et toujours groupaliste.
Certains pensent même, à ce faire, l’être encore un peu plus que les autres.
La groupalité se définit donc par le partage d’un ensemble de relations et de représentations de ces relations, conscientes et inconscientes, interagissant les unes sur les autres.
On prend la mesure, avec une telle définition, de la complexité et de l’ampleur de la tâche d’un thérapeute groupal. De quoi devra-t-il s’occuper en priorité ? Des relations conscientes, des relations inconscientes, des représentations conscientes, des représentations inconscientes ?
Une chose apparaît cependant dores et déjà solidement acquise : s’il prétend à une groupalité, son objet de travail spécifique ne pourra pas être ce qui se passe à l’intérieur de a ou de b, l’intra-élémentaire ; ce dernier ressortit clairement de la thérapie individuelle.
Que a demande à b de changer (la demande conjugale la plus fréquemment et immédiatement exprimée) ne saurait conduire le thérapeute à aider a à changer b. Le thérapeute conjugal restera groupal en ce cas, si et seulement s’il redéfinit cette demande de changement de l’autre en une demande de changement de relation. Et la chose doit se clarifier dès le départ. « Je ne suis pas là pour vous aider, Madame ou Monsieur, à faire admettre à votre conjoint(e) votre résolution bien arrêtée de divorce ».
La relation aRb est bien l’objet de travail minimal du thérapeute groupal. Les représentations des relations aRb désirées consciemment ou inconsciemment, également. Les représentations des relations interdites consciemment (les « rituels ») ou inconsciemment (les « imagos »), également.
À partir du moment où une approche quitte le terrain de l’intrapsychique pour celui de la relation, réelle ou représentée, désirée ou interdite, elle est groupale.
Relations conscientes, relations inconscientes
Pour l’analyste conjugal que je suis, la relation conjugale s’est résumée trop souvent à la relation de deux inconscients interagissant l’un sur l’autre, dans une « interfantasmatisation » (Eiguer A., 1998) productrice d’un fantasme inconscient commun. La chose est du reste parfaitement exacte, mais pourquoi avoir choisi de travailler essentiellement sur la représentation plutôt que sur l’interaction réelle ? Aux comportementalistes les interactions conscientes, aux systémiciens les relations de l’ensemble à l’élément, aux analystes groupaux la noble tâche de l’analyse de deux intra-élémentaires inconscients groupalisés interactivement ? Chacun approcherait ainsi le couple en chaussant ses lunettes théoriques spécifiques, chacun construirait à sa façon sa compréhension de la réalité conjugale et bien entendu s’empresserait de jeter aux oubliettes celle de son voisin ?
Ce cloisonnement d’école n’a plus de sens pour moi. C’est un pur phénomène de groupe à analyser en termes groupalistes.
J’ai donc préféré revenir à une définition plus pragmatique du couple qui ne soit pas faite exclusivement d’inconscient.
Je ne crois pas bien évidemment qu’il existe un seul analyste groupal qui méconnaisse cette vérité, à la limite de la généralité plate et vaine. Et pourtant dans nos pratiques concrètes, il n’en est pas vraiment tenu compte. Il s’y produit une indéniable et regrettable focalisation du thérapeute analytique groupal sur l’inconscient groupal. Il n’est question dans nos propos et préoccupations d’analystes groupaux que d’ « alliances inconscientes ».
Je ne remets pas du tout en cause l’intérêt fondamental de ce concept d’alliance inconsciente. J’ai moi-même essayé de mettre à jour une alliance inconsciente conjugale particulière : la relation prothétique (Association libre n° 3, 2011). Je la rappelle pour mémoire. Dans une identification projective classique, le sujet s’identifie mentalement à un(e) autre auquel il a attribué projectivement une partie insupportée de soi. Il s’incarne mentalement en cet autre (il ou elle « se met dans la peau » de l’autre). Par contre, dans une « assignation projective », il utilise encore ce mécanisme de l’identification projective, mais après avoir contraint l’autre à incarner réellement le projeté. Cette valeur de réalité du projeté lui permet ensuite une incarnation mentale sans risque de réintrojection. Pour l’autre ainsi assigné, « l’identité est à prendre ou l’objet à laisser » (ibidem). Or, devoir passer pour refouler un contenu insupporté par une induction-manipulation de la réalité, signale en fait l’extrême faiblesse des mécanismes défensifs du sujet assignant. L’assignation projective est donc corrélative d’une absence d’autonomie défensive, puisque sans la réalité de l’autre, un contenu donné ne peut plus être contenu. L’objet y fonctionne comme une prothèse. Perdre l’autre revient à perdre son refoulement. La relation prothétique est par conséquent une espèce particulière d’alliance inconsciente, parmi d’autres, tel par exemple le « pacte dénégatif » de Kaës (Kaës R. 1999).
Mais faire comme si un couple n’était fait que d’alliances inconscientes, voilà par contre un réductionnisme qu’il est temps aujourd’hui d’abandonner.
On l’évitera, ce réductionnisme, dès que l’on considèrera qu’un couple est fait en proportion variable aussi bien d’alliances que de « projets ». Rendre toute l’importance qu’il convient à ce qui lie consciemment un couple, ce que Jean-Maurice Blassel nomme judicieusement le « projet conjugal » (Association libre n°1), ne signifie pas dénier la présence possible d’un inconscient conjugal. Cela veut seulement dire que les conjoints se sont aussi et parfois exclusivement – car tous les couples ne constituent pas nécessairement des alliances inconscientes – assemblés sur la base d’une communauté reconnue et identifiée de désirs, de goûts, de valeurs, de projets, etc. Une simple affirmation de bon sens.
L’imago
Imago, es-tu là ? Si tu m’entends, frappe trois coups ! Pan ! En un seul coup bien asséné, le thérapeute se retrouve au tapis. Manifestement, vu la force du coup, l’imago était paternelle !
Que penser de ce coup de pied occulte ? Qu’il était mérité ; à coup sûr, si j’ose dire.
Claude Pigott est un homme charmant, que je respecte infiniment. Un auteur que j’ai beaucoup de plaisir à lire également. Mais son ouvrage, Les imagos terribles (Pigott C. 1999), a donné naissance à un usage de ce concept d’imago qu’il n’avait probablement pas prévu. L’imago est en effet conçue par certains comme une figure réelle capable d’exercer une emprise psychique réelle sur le couple qui s’y verrait assujetti. Quelle différence avec le spiritisme, cette croyance dans le pouvoir d’un esprit, plus ou moins frappeur, venant visiter notre psychisme ? Strictement aucune. Quelle différence avec les esprits divins de la mythologie ? Strictement aucune. Au lieu de voir dans l’imago groupale une représentation potentielle partagée inconsciemment, on l’a transformée en une réalité agissante, capable d’une emprise analogue à celle d’un être réel. Incroyable retour à un animisme, qu’on espérait pourtant dépassé dans une approche analytique moderne !
Un assujettissement à une imago « omnipotente », c’est purement et simplement de la pensée magique. Assujettis par contre à leur deux surmoi, qui se combinent interactivement et donnent lieu à une unique figure imagoïque, les conjoints le sont sans nul doute. L’imago qui apparaît en creux aux yeux de l’analyste dans la fantasmatique commune sous la forme d’un père abusif ou d’une mère omnipotente n’est pas à prendre comme une réalité capable d’emprise. Cela va de soi. Mais elle n’est pas davantage à prendre comme la réminiscence d’une figure parentale réelle. Les imagos groupales ne sont le plus souvent que les figurations émergentes de deux censures surmoïques se réactivant interactivement dans le transfert. On se trompe donc lourdement à considérer systématiquement ces représentations comme des remémorations de figures réelles du passé. Ce qu’elles peuvent être cependant parfois. Elles sont avant tout les mentalisations groupalisées interactivement des interdits relationnels des deux conjoints. « Nous ne devons pas avoir la relation aRb », voilà ce que signifie tout simplement une imago groupale, pour l’analyste qui en détecte l’émergence. Il faut en effectuer une lecture beaucoup plus métapsychologique qu’historique.
L’interface
Revenons au couple défini comme l’ensemble constitué par un assemblage de relations conscientes et inconscientes.
Deux conjoints assemblent dans une interface tout un ensemble de satisfactions et de refoulements de satisfaction. Une distribution des rôles s’établit, une régulation des échanges s’instaure, permettant la satisfaction de besoins individuels soit identiques soit différents. Le commun est fait de tout ce qui se trouve dans l’intersection des deux ensembles individuels (que l’on peut se représenter aisément par deux cercles), à l’intérieur de cette interface, à savoir : relations et représentations de ces relations, interdits de relation et représentations de ces interdits, désirs de relation et représentations de ces désirs. L’interface est l’espace du partagé. Du vivre ensemble, de l’être ensemble, du faire ensemble, du penser ensemble etc. Plus une interface est grande, plus grand est le partagé.
La contradiction des projets individuel et commun
Lorsqu’un système conjugal n’assure plus à son élément la satisfaction de ses besoins essentiels, l’élément tend à reprendre sa liberté. La séparation commence à être envisagée comme solution de la contradiction projet individuel-projet commun. Les conjoints se plaignent alors de n’avoir plus le même « projet de vie ». Un projet individuel entre de fait en contradiction avec le projet commun.
Viennent alors nous consulter, plutôt qu’un avocat, les couples dans lesquels l’élément, dont le projet individuel s’éloigne de plus en plus du projet commun, vit une angoisse de séparation conjugale l’empêchant de tenir en lui-même et pour lui-même le cap de son désir de séparation. Une situation d’irrésolution désirante, précisonsle, totalement différente de celle dans laquelle un conjoint vit une angoisse de culpabilité, à l’idée d’abandonner l’autre, l’empêchant de mettre en œuvre une résolution de séparation déjà solidement arrêtée.
La contradiction projet-alliance
Les angoisses de séparation conjugale, le lot quotidien du thérapeute de couple, prennent une dimension carrément intolérable, lorsque malgré sa prise de conscience de l’incompatibilité grandissante et insoluble des projets individuel et commun, l’élément en souffrance dans son couple ne peut pas plus maintenir son désir de séparation que le mettre en acte. La présence invisible d’une alliance inconsciente est ce qui rend son irrésolution indépassable. Le sujet « oscille paradoxalement », écrivent avec justesse Caillot et Decherf (1989), d’un désir de séparation à son contraire. Cette angoisse très particulière de séparation conjugale, qui prend la forme d’une « oscillation paradoxale », n’a cependant rien à voir avec le narcissisme de « l’indifférenciation des êtres » (Racamier P. C. 1993). C’est seulement la contradiction projet-alliance qui la génère. Et cette contradiction projet-alliance est au couple ce qu’est à l’individu la contradiction conscient-inconscient : une source de tension incompréhensible.
L’impossibilité de quitter celui ou celle avec qui on sait n’avoir plus rien en commun, voilà l’incompréhensible pour le sujet qui ignore l’existence de son alliance inconsciente.
Alliance inconsciente et conflit conjugal
Utiliser le concept d’alliance inconsciente comme nous le faisons quotidiennement nous conduit en fait insidieusement à penser l’existence d’une sorte d’entente, d’accord, d’harmonie entre les conjoints. Or, une alliance inconsciente de refoulement, c’est tout le contraire. Elle s’exprime au travers d’un conflit conjugal permanent. C’est d’ailleurs au surgissement immédiat de ce conflit, dès les premiers temps du couple, qu’on la repère, cette alliance. La conflictualité fait nécessairement partie d’une alliance de refoulement. Décrivons le processus.
Une absence d’autonomie défensive amène un conjoint à contraindre son partenaire à incarner réellement une partie de son intériorité. Le sujet projetant s’en prend à l’autre, pour éradiquer de l’autre cette partie de l’autre qui l’insupporte. Il lutte en réalité contre ce qu’il n’aime pas de lui, attribué à l’autre, mais ignore en même temps qu’il lutte pour supprimer ce qui précisément le protège : l’endossement par l’autre de son propre insuppporté. Sa demande consciente de changement de l’autre ne devra donc pas aboutir (1). Qu’elle aboutisse et le sujet y perdra son refoulement. « Tu n’es pas un homme ! Quand t’affirmeras-tu enfin ? » Qu’il s’affirme et elle y perdra son identification phallique défensive, à devoir devenir femme s’il devenait homme. Et elle se retrouvera alors confrontée à sa propre conflictualité. Et elle ne sera plus en mesure d’énoncer : « Il ne fait rien pour me permettre d’accéder à la féminité ». Un sujet assignant entre ainsi paradoxalement en lutte contre l’autre pour voir supprimé le comportement de l’autre qui l’empêche d’accéder au bonheur et pour le voir maintenu. Supprimé le comportement qui déplaît ? Supprimée la défense du sujet. La conflictualité conjugale permanente est vitale pour des conjoints contraints de recourir à une alliance inconsciente de refoulement, en particulier à un mode de refoulement prothétique par assignation projective. 1) Mony El Kaïm a décrit très bien ce paradoxe dans son essai Si tu m’aimes, ne m’aimes pas.
Qu’est-ce qui dans ces conditions conduit en consultation un couple prothétique, rompu dès ses origines à l’exercice de la lutte conjugale? La disparition de la communauté des projets. La disparition des plaisirs partagés.
La disparition des plaisirs communs qui rendaient supportables les déplaisirs de l’alliance inconsciente prothétique. Dans l’interface commune des plaisirs et des déplaisirs, le déplaisir a fini par l’emporter sur le plaisir. Ne se partage plus que du déplaisir. L’interface conjugale s’est réduite progressivement à une alliance inconsciente. Plus rien ne vient équilibrer les déplaisirs du conflit. Et pour autant, malgré cet enfer quotidien, le sujet ne peut mettre fin à son union conjugale, faute de pouvoir comprendre pourquoi il reste.
Les angoisses de séparation conjugale
Pourquoi se séparer de l’objet conjugal est-il si angoissant ? Telle est la question de fond à laquelle tente de répondre le concept bien connu de l’ « oscillation narcissique paradoxale » (Caillot et Decherf 1989), auquel plus haut j’ai brièvement fait allusion.
Pour moi, l’angoisse de séparation conjugale naît avant tout de l’obligation d’avoir à perdre un objet élu, un objet devenu de ce fait unique, irremplaçable. Faire le deuil du seul objet capable dans l’immédiateté du présent de satisfaire une multiplicité de besoins n’a rien en soi de facile. L’épreuve est terrible.
Si le sujet doit en même temps y perdre une alliance de refoulement, type « pacte dénégatif » (Kaës 1999), on comprend que l’angoisse de séparation s’aggrave sensiblement.
Si cette alliance inconsciente s’avère être une alliance prothétique, la séparation devient carrément insupportable.
Mais telle n’est pas l’explication la plus fréquemment donnée dans la littérature analytique. Il se dit plutôt que le conjoint(e) peine à se séparer parce que la séparation conjugale « réactive » une angoisse de séparation autre que conjugale, « archaïque ». Par exemple celle vécue dans l’ « oscillation narcissique paradoxale », devenue le paradigme de ce modèle explicatif. L’angoisse de séparation conjugale y réactiverait une angoisse primitive de séparation des corps, qui serait donc partagée initialement par les deux conjoints, comme si ces conjoints étaient restés individuellement fixés à cette phase spécifique du processus psychogénétique de différenciation : l’ « indifférenciation des êtres ».
Mais, premier point, pourquoi penser que cette phase soit la seule à laquelle puissent être restés fixés des conjoints ? On sait en effet qu’à la fusion des corps (l’ « indifférenciation des êtres »), succède la fusion des âmes (indifférenciation des désirs du sujet et de l’objet, lors de la phase schizo-paranoïde omnipotente, chère à Mélanie Klein), puis la fusion des sexes, puis celle oedipienne des générations, celle ensuite des valeurs, celle enfin des moyens de subsistance. On sait qu’à chacune de ces étapes du processus mental de différenciation, le sujet doit passer d’une mentalisation syncrétisante à une mentalisation d’unisson avant d’établir une altérisation, qu’il doit passer par exemple d’un sexe combiné à un sexe gémellaire (l’autre a le même sexe que soi) avant d’accepter l’altérité du sexe de l’autre (l’autre a définitivement un autre sexe). Le processus mental de différenciation consiste en un passage permanent de l’un au même, puis du même à l’autre (Robion J. 2009). Pourquoi, dès lors, parmi toutes les autres possibilités d’indifférenciation n’en privilégier qu’une seule (ne faire qu’un corps)? Ne faire qu’une âme, ne faire qu’un sexe, ne faire qu’une idéologie, ne faire qu’une bourse, tous ces autres points de fixation archaïque peuvent théoriquement donner lieu à une réactivation.
Second point, et essentiellement, l’angoisse de séparation conjugale se suffit amplement à elle-même, hélas, pour les raisons évoquées plus haut, sans qu’il soit nécessaire pour en comprendre l’intensité, de lui ajouter la réactivation d’une autre angoisse, plus primitive. Angoisse de séparation conjugale et angoisse de différenciation psychogénétique sont choses radicalement différentes. Et la première n’a nul besoin de la seconde pour faire ressentir au sujet ses effets dévastateurs !
Il reste vrai, par contre, que lorsque l’objet conjugal fonctionne inconsciemment comme un objet pourvoyeur d’une satisfaction refoulée d’indifférenciation, le quitter, cet objet conjugal, revient bien à quitter les plaisirs transgressifs d’une indifférenciation psychogénétique donnée, à laquelle le sujet est resté effectivement fixé. Quitter la fusion « narcissique primaire » des corps, par exemple. En ce cas, et en ce cas uniquement, les angoisses de séparation conjugale se doublent effectivement d’angoisses archaïques, autres que conjugales. Se réveille alors chez le sujet la douleur d’avoir à renoncer à un plaisir socialement condamné d’indifférenciation, en plus d’avoir à quitter l’objet conjugal.
Hors de cette situation singulière, l’« oscillation paradoxale » qui se produit dans les couples unis par une alliance inconsciente de refoulement ne gagne rien à être qualifiée systématiquement de « narcissique ». Une angoisse de séparation conjugale ne renvoie pas nécessairement à une angoisse de séparation des êtres, ou à quelque autre angoisse d’indifférenciation.
L’impossibilité pour un sujet de maintenir en lui-même un désir réel de séparation prend essentiellement sa source dans une contradiction inconsciente : projet-alliance.
Groupe et système
Au début du présent article, j’ai défini le groupaliste comme étant celui ou celle qui s’occupait de la relation de partage. Je suis passé ensuite implicitement, sans explication, de la notion de groupe à celle de système. Et ce, pour la simple raison que, suivant en cela les préceptes systémiciens, je ne crois pas qu’un groupe puisse ne pas s’organiser comme un système, ne pas obéir aux principes systémiques bien connus. Tout groupe, fût-ce le plus infime, est système. Et le couple ne fait pas exception à cette règle. Les relations s’y organisent en système, les représentations aussi. C’est d’ailleurs ce que signifie sans équivoque aucune le concept eiguerien d’ « interfantasmatisation ».
Cela veut dire que concevoir deux entités individuelles identiques s’assemblant et donnant lieu par une addition du même à une entité commune identique à celle des composants, 1+1=1, ce n’est pas penser correctement la groupalité ! Dans l’addition du même, on part d’une problématique individuelle d’un élément, on la suppose identique à celle de l’autre, et au l’étend ensuite au groupe formé. Alors qu’un groupe ne commence véritablement que lorsqu’entre en scène un partagé, f, qui est le produit d’un assemblage interactif de différences (f = g x h) ou d’identités (f = h x h). Le même partagé, f, n’y est pas un partage du même, comme par exemple, dans l’ « oscillation narcissique paradoxale ».
Autre exemple : l’incestualité. Dans une vraie groupalisation, elle devient l’état psychique commun que vivent mère et enfant, l’une attachée à son phallus imaginaire, l’autre à son corps unique imaginaire. Sous couvert d’une transgression d’allure incestueuse, deux transgressions d’indifférenciation différentes, et autres qu’incestueuses, s’y réalisent. Une pseudo-groupalisation consistera au contraire à penser l’incestualité comme la somme de deux problématiques incestuelles identiques préexistant à leur émergence groupale : 1+1=1. Ce qui revient en quelque sorte à faire de l’incestualité une phase du développement psychogénétique individuel. Une vraie pensée groupale fera par contre de la transgression quasi incestueuse partagée le moyen utilisé par chaque terme de la relation, de réaliser une transgression non foncièrement incestueuse. L’incestualité n’y désigne plus une fixation individuelle de la mère, qu’on étendrait ensuite à un autre élément, l’enfant, et qu’on attribuerait ensuite au groupe, une mise en commun d’un même infantile, individuel, préexistant au vécu partagé. L’incestualité doit rester le produit de la mise en commun de deux transgressions d’indifférenciation différentes. Ou éventuellement parfois identiques, en tout cas autre qu’oedipiennes.
Penser ainsi le groupe à l’aune des principes systémiques permet de comprendre cette évidence sans cesse vérifiable cliniquement, à savoir que le groupal diffère de l’addition de ses constituants élémentaires. Ceux-ci fussent-ils d’ailleurs identiques. Cet acquis que l’on doit aux systémiciens, il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître, est aujourd’hui incontournable.
Groupe et champ
Mais cette façon systémique de penser le groupe, conjugal ou autre, peut cependant se révéler manquer encore elle aussi d’une vraie et totale groupalisation !
Quel système forment en effet des conjoints avec un thérapeute qui veut les faire réfléchir sur leur système d’appartenance, s’ils ne partagent pas sa problématisation systémique ? Quel groupe forment des conjoints avec un thérapeute qui veut les faire réfléchir sur leur fantasme groupal inconscient, s’ils ne partagent pas sa vision du problème et de sa solution ? Est-il si groupal que cela de penser le couple en termes de groupe ou de système et d’omettre de penser le groupe formé par le couple et le thérapeute, le « néogroupe » (concept que je reprends à Evelyne Granjon) ?
L’aboutissement logique de la pensée groupale consiste à penser le système ou le groupe constitué par le couple et le thérapeute, à penser par conséquent en termes de « champ » (Barranger et Corrado, cité par Ferro). En d’autres termes, une groupalisation, cela se partage.
Le « champ » est une groupalisation partagée par tous les acteurs de la rencontre.
À lire l’abondante littérature psychanalytique conjugale, on acquiert rapidement l’impression que les couples décrits évoquent leurs fantasmes inconscients comme s’ils se déplaçaient en milieu connu et familier, au diapason du thérapeute, que tout ce petit monde s’accorde à penser que les reproches adressés à l’autre ne sont que broutilles et billevesées, à dépasser le plus vite possible, que toutes ces violentes querelles conjugales ne sont que le symptôme d’une autre réalité, à dévoiler d’urgence. La vérité du couple est ailleurs que dans ce changement tant attendu de l’autre, elle est dans l’inconscient commun, dans l’imago. Et bien entendu le couple partage totalement ce credo de l’analyste conjugal. En un mot la groupalisation est parfaitement partagée.
Groupalisation partagée, problématisation partagée, illusion groupaliste
Une illusion totale le plus souvent, dans la mesure où n’a pas été prise la précaution de vérifier que les problématisations du thérapeute et du couple sont effectivement partagées. Une groupalisation vraiment partagée, c’est en effet une problématisation partagée. Penser « groupe » implique de penser l’interface constituée par le (ou la) thérapeute et le groupe qui lui fait face, de penser par conséquent ce qui s’y partage et ne s’y partage pas. Notamment la définition du problème et de son mode de résolution.
Encore une évidence d’une banalité affligeante, me renverra-t-on sans doute, sauf que la pratique de problématisation non partagée, par exemple la mise en place d’un cadre conjugal analytique qui ne serait pas véritablement consenti, est beaucoup plus fréquente qu’on ne veut bien le dire. Comment s’installe cette absence de partage ? La demande de changement adressée à l’autre est d’emblée considérée comme un symptôme masquant une réalité latente, laquelle doit être mise à jour dans et par une interprétation transférentielle d’inconscient. Seules devront donc être prises en considération par le thérapeute les productions ou formations psychiques inconscientes du couple, en vertu du fait qu’il vaudra toujours mieux en présence d’un symptôme traiter la cause que l’effet. Il s’ensuit de ce raisonnement fallacieux qu’on a d’un côté, un thérapeute rivé à sa « règle du jeu » analytique prétendument groupale, une pure illusion groupaliste, et de l’autre, (au moins) un sujet qui la conteste cette « règle du jeu » dans son principe même.
Réaction thérapeutique négative primaire
Une problématisation imposée ou hétéroprescrite a toujours pour inconvénient majeur de provoquer une violente « réaction thérapeutique négative primaire » (Robion J. Association libre n°3). Prescrire un cadre donné, sans tenir compte de la demande, autrement dit sans problématisation partagée ou groupalisation vraie, revient en effet exactement à ne pas tenir compte de l’état des défenses du sujet, dans la mesure où toute demande d’aide révèle, comme en négatif, le système défensif du demandeur. Il s’ensuit de cette non prise en considération de l’expression spontanée de la demande une « réaction thérapeutique négative primaire », c’est-àdire la mise en place d’une attaque du cadre en réaction à l’attaque des défenses du couple effectuée par l’hétéro-prescription de cadre.
À travailler sur un changement de ses représentations, sur un dévoilement de représentations inconscientes, celles-ci fussent-elles communes, le conjoint qui désire seulement voir changer l’autre n’est pas forcément prêt. Et ce n’est pas parce que son auto-négation de son désir réel de changement revêtira malgré lui une tournure transférentielle, qu’on pourra espérer l’en sortir en interprétant ledit transfert. Ce serait littéralement faire comme si ce sujet était en accord avec le principe de l’interprétation, la « règle du jeu », alors que c’est justement ce principe qu’il conteste ! Une véritable pétition de principe que cette interprétation de l’attaque du cadre ! Quand le symptôme n’est symptôme que pour l’analyste, à poser prématurément un cadre analytique, on ne pratiquera qu’une interprétation intempestive en croyant avancer une interprétation « tempérée » (concept repris à Donnet).
Conclusion
Qu’est-ce qui doit donc déterminer concrètement le recours à telle ou telle méthodologie pratique ? L’état des défenses des demandeurs, contenu implicitement dans l’expression spontanée de la demande de consultation. Il suffit en fait de se laisser guider par la nature de cette demande, à la réserve près, on l’a vu, d’une redéfinition groupale minimale du cadre conjugal. On peut appeler cela une thérapie psychanalytique d’accompagnement. Le thérapeute y évolue insensiblement, au rythme de l’assouplissement des défenses du couple, des interactions concrètes aux « rituels » (Neuburger, 1997), des mythes aux fantasmes, des règles aux imagos. Il est au final assez réjouissant de constater que le développement théorique de plus en plus approfondi du concept de groupalité a conduit à une pratique un peu plus respectueuse des patients. S’exclure d’une groupalisation donnée ou en exclure l’autre, restent cependant un risque permanent. Illusion et paradoxe groupalistes guettent toujours le thérapeute conjugal.
Bibliographie
Blassel J. M. (2010), Écoute psychanalytique groupale du couple, in Association libre n° 1.
Caillot J. P. et Decherf G. (1989), Psychanalyse du couple et de la famille, Apsygée
Eiguer A. (1998), Clinique psychanalytique du couple, Dunod.
Kaës R. (1999), Pacte dénégatif et alliances inconscientes in « Autour de l’inceste », Editions du Collège de Psychanalyse Groupale et Familiale.
Neuburger R. (1997), Les nouveaux couples, Odile Jacob.
Pigott C. (1999), Les imagos terribles, Éditions du Collège de psychanalyse groupale et familiale.
Racamier P. C. (1993), Cortège conceptuel, Apsygée.
Robion J. (2009), Pour une psychanalyse dialectique, Cassiope Editions.
[1] Psychothérapeute conjugal robionjacques@orange.fr