REVIEW N° 24 | YEAR 2021 / 1

Family sculpting: an embodied group mediation in psychoanalytic family therapy

Family sculpting: an embodied group mediation in psychoanalytic family therapy

 

Family sculpting a tool of embodied mediation based on the concept of the co-construction of a static and physical representation of the family. The author proposes a redefinition of an approach derived from the systemic field, to place it in that of group psychoanalysis epistemology. In situations of family distress linked to a lack of symbolisation, family sculpting can work as an attractor of psychological material that has been poorly, or not at all metabolised. By this group bodily figuration, which recreates, through regression, a fantasy of a common body, a renewed coming together can then take place. A clinical vignette helps to demonstrate the value of this tool in psychoanalytic family and couple therapies.

Keywords: family sculpting, embodied group mediation, regression, common body fantasy.

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La sculpture familiale, une médiation corporelle groupale  en thérapie familiale psychanalytique

La sculpture familiale est un outil de médiation corporelle qui consiste à proposer la coconstruction d’une représentation statique et corporelle de la famille. Issue du champ systémique, l’auteur en propose une redéfinition dans le champ de l’épistémologie psychanalytique groupale. Dans les situations de souffrance familiale liées à un défaut de symbolisation, la sculpture familiale devient un attracteur du matériel mal, peu ou pas psychisé. Par cette figuration corporelle groupale qui réactualise, par régression, un fantasme de corps commun, une relance associative va alors pouvoir s’effectuer. Une vignette clinique nous aidera à en montrer l’intérêt en thérapie psychanalytique familiale et de couple.

Mots-clés : sculpture familiale, médiation corporelle groupale, régression, fantasme de corps commun.


La escultura familiar, una mediación corporal grupal en terapia familiar psicoanalítica

 La escultura familiar es una herramienta de mediación corporal que consiste en proponer la co-construcción de una representación estática y corporal de la familia. Procedente del campo sistémico, el autor propone una redefinición en el campo de la epistemología psicoanalítica grupal. En situaciones de sufrimiento familiar vinculadas a la falta de simbolización, la escultura familiar opera atrayendo los materiales mal, poco o no psiquizados. Mediante esta figuración grupal del cuerpo que actualiza, por regresión, una fantasía del cuerpo común, se podrá producir un renacimiento asociativo. Una viñeta clínica nos ayudará a mostrar su interés para la terapia psicoanalítica familiar y de pareja, así como para la supervisión en el contexto de la investigación.

 

Palabras clave: escultura familiar, mediación corporal grupal, regresión, fantasía corporal común.


ARTICLE

La construction du cadre de la cure-type par Sigmund Freud a visé, en particulier, à contenir et atténuer les excitations du corps. Tout a été pensé pour permettre au sujet de se détacher de la réalité environnante. En psychanalyse individuelle, les représentations internes des objets extérieurs et leur place au sein de scénarii fantasmatiques, qui renvoient toujours, in fine, aux objets primaires, sont au premier plan. Faire taire l’environnement et parfois même les corps, par un appauvrissement sensoriel, permet l’ouverture du monde interne du sujet tandis que la règle fondamentale doit susciter la mise en mots.

Plus encore que le face à face thérapeutique, la prise en charge de pathologies plus archaïques et les dispositifs d’accueil des couples, des familles et des groupes ont imposé une évolution théorico-clinique. Les corps s’imposent, s’exposent au regard de tous. Chacun, dans cette rencontre groupale, va occuper une place qu’il imagine lui correspondre et qui, en même temps, est déterminée par celle des autres. Tous les thérapeutes de groupe sont attentifs à ces aspects : la façon dont les individus rentrent en séance, leur manière de s’asseoir, d’avancer ou de reculer leur chaise, la place choisie, les distances établies entre les membres de la famille, les postures, etc. Chacun prendra une place dans “la chorégraphie des interactions familiales” (Benghozi, 2014).

Un rôle de plus en plus important est accordé, en deçà de l’échange verbal, à une communication primitive: «En dehors de l’échange verbal et langagier, il est nécessaire de prendre en compte l’excitation, l’éprouvé corporel, la gestuelle, les perceptions et la sensorialité qui viennent en lieu et place de la représentation. Ce sont donc de nouveaux types de traces à symboliser» (Chapelier, 2015, p. 12). Cette attention portée aux manifestations et à la fonction du corps est «facilitée par les aménagements du cadre-dispositif, comme les psychodrames, la thérapie familiale, la relaxation analytique et les psychothérapies de groupe» (ibidem, p. 12). Cette remise en cause du primat de la parole tel que l’avait défini André Ruffiot (1992) impose de penser d’autres modalités de fonctionnement de l’appareil psychique. Et par voie de conséquence, il est nécessaire de repenser la relation transféro-contretransférentielle.

Nous nous proposons d’explorer le thème du corps en thérapie familiale psychanalytique (TFP) à travers un outil issu de l’approche systémique, la sculpture familiale, redéfinie dans le cadre de l’épistémologie psychanalytique groupale. Objet de médiation corporelle groupale, cet outil est une mise en scène statique des corps de chacun pour représenter la famille. Cette médiation s’étaye sur les travaux portant sur le corps, la sensorialité et leur lien avec la représentation. Elle permet d’offrir une possibilité figurative au matériel pas, peu ou mal psychisé, maintenu sur le plan sensori-moteur, tant aux niveaux intra, inter ou transpsychique.

Une vignette clinique nous aidera ensuite à penser la notion de corps familial, ou plus précisément d’image du corps familial, comme incarnation de l’appareil psychique familial.

Pour alléger la lecture, nous n’évoquons pas l’utilisation de cette médiation dans le cadre des thérapies psychanalytiques de couple bien qu’elle y soit tout aussi pertinente (parts mal symbolisées, clivées et mises de côté par le pacte dénégatif).

 Historique de la sculpture familiale

 Dans le cadre d’un entretien familial systémique, la sculpture familiale est un outil de médiation qui consiste à demander à chaque membre d’une famille de “sculpter” celle-ci. Le sujet va se lever et, tel un plasticien, utiliser le corps des autres comme “pâte à modeler” pour donner une forme corporelle à sa représentation familiale, à l’intérieur de laquelle il se placera en dernier. Il invite ainsi chaque membre de sa famille à occuper un endroit, à mimer une posture corporelle (assis, debout, bras levé, etc.) et une mimique (souriante, triste, colérique, etc.), à regarder dans telle direction (un autre membre de la famille, vers l’extérieur, etc.). Chacun, à tour de rôle, fait sa sculpture familiale, il y aura donc autant de sculptures que de membres dans la famille (Caillé et Rey, 2004).

Le terme de family sculpturing ou de family sculpting a été introduit par David Kantor, aux États-Unis en 1965. Pour lui, cette technique permettait de traduire le concept de stabilité relationnelle par une métaphore spatiale. Il s’agissait également, à cette époque, de travailler sur les postures corporelles familiales, contournant du même coup le rôle prédominant donné à la parole. Cette technique pouvait être utilisée dans les situations cliniques où cette dernière était considérée comme insuffisante ou source de confusion. Rappelons que nous sommes à ce moment-là en plein essor de la pensée systémique: l’intrapsychique est assimilé à une boîte noire et l’espoir est de découvrir de grandes règles fondamentales, comme le double-bind, pour expliquer les pathologies mentales. Pour Peggy Papp, la sculpture familiale est une “chorégraphie familiale par le langage universel de la vision et du mouvement” et elle met en scène le réseau de communication entre les membres de la famille.

Depuis les années 1980, cet outil est plutôt utilisé pour parler ensemble de ce qui vient d’être représenté. Caillé et Rey (2004) proposent deux types de sculpture: l’une pour mettre en scène les relations entre les membres du groupe, appelée “sculpture phénoménologique”, et une autre pour représenter les fondations du couple ou de la famille, appelée “sculpture mythique”. Onnis (2012) introduit la temporalité et complète la sculpture du présent avec celles du passé et de l’avenir.

La sculpture familiale dans le cadre de la TFP

 Notre travail propose une redéfinition de cet objet de médiation sur les plans épistémologique et clinique. Dans le cadre de la psychanalyse groupale, nous souhaitons en faire un moyen pour appréhender la dynamique des ensembles plurisubjectifs et notamment accéder à une figuration corporelle de l’appareil psychique groupal. La consigne de travail en est profondément modifiée dans la forme et dans le fond: un objet ou une technique acquièrent le statut d’objet médiateur psychanalytique à condition d’être détournés de leur usage habituel et d’une fonction exclusivement communicationnelle pour être encadrés dans un espace thérapeutique analytique avec ses règles fondamentales (Quélin-Soulignoux, 2003).

Consigne de la sculpture familiale

Dans le cadre de l’épistémologie psychanalytique groupale, nous proposons de penser la sculpture familiale comme la représentation corporelle groupale de la famille. Aucun sujet n’est désigné comme sculpteur par le thérapeute, ipso facto délivré d’une posture directive et projective. C’est le groupe familial dans son entier qui va s’auto-sculpter. Une séance entière est souvent consacrée à cette sculpture familiale organisée en quatre étapes: la construction, la statue, la déconstruction et le temps de parole.

La consigne est la suivante: “Je vous propose de faire, dans l’espace de cette pièce, une sculpture de votre famille/de votre couple, avec vos corps et en silence. Ensuite, nous prendrons un moment pendant lequel chacun pourra s’exprimer librement sur ce qu’il a vécu au cours de cette sculpture”.

L’emploi du signifiant “corps” et la sollicitation explicite du corps de chacun et des corps des autres, sous le regard de tous, peuvent susciter de l’excitation. Cette dernière est contenue par la tâche à accomplir (sculpture familiale statique), le moyen d’y parvenir (sculpture vivante en silence), ceci en appui sur le cadre de la TFP (règle de non-passage à l’acte, respect de l’espace-temps de la séance). La famille peut éprouver la fonction sécurisante du thérapeute pour assurer ce rôle de gardien du cadre.

Le silence réclamé par la consigne peut surprendre, mais sans cette règle la sculpture peut se réduire à une mise en scène d’un scénario élaboré au préalable : les corps montrent ce qui a été discuté en famille. À ce moment-là, la motricité témoigne des représentations internes de l’appareil psychique (Robert, 2004). En revanche, la règle du silence oblige, dans une situation d’improvisation groupale, à l’expression d’un vécu interne via sa modalité sensori-motrice; tout se passe comme s’il s’agissait d’une séance de mime familial.

La parole de chacun et le fil associatif groupal pourront se déployer lors du temps de discussion libre. Chacun est alors invité à dire ce qu’il a vécu (pensées et ressentis). L’emploi du terme “vécu”, plutôt que “pensé”, évite de susciter trop directement les processus secondaires. Il est important de signifier la scansion du jeu corporel pour ensuite relancer les associations libres groupales. En dépit de son inscription dans une thérapie par et pour la parole, la sculpture familiale ne donne lieu à aucune interprétation. Elle est plutôt pensée comme un tableau qui renvoie aux premières représentations de choses corporelles, et se rapproche de la notion de pictogramme (Aulagnier, 1975). Autrement dit, ce travail de figuration tire sa valeur thérapeutique de l’élaboration verbale ultérieure, arrimée à la règle d’association libre. La relance de l’associativité verbale répond au processus de symbolisation primaire, lui-même relancé par la figurabilité corporelle familiale. Cette alternance est à l’image du jeu interne qui s’instaure entre les éprouvés et les représentations psychiques, entre les ressentis propres et la place de chacun dans le groupe, entre soi et les autres.

Ces deux temps de la sculpture familiale (temps de parole précédé de la coconstruction corporelle) reprennent les deux types de représentation définis par Freud, auxquelles Rouchy (1998; 2009) ajoutera les représentations sociales. Les représentations de mots résultent du travail d’association entre l’image verbale et l’image mnésique de la chose, et ce lien est constitutif de la conscience (Freud, 1915). Les représentations de choses, inconscientes, sont sensorielles et proviennent des objets extérieurs (Konicheckis, 2015). Pour le bébé, la répétition de l’expérience sensorielle partagée avec l’objet primaire favorise l’hallucination et la satisfaction qu’elle génère en l’absence de ce même objet désiré. Ces processus, situés dans l’aire transitionnelle entre l’infans et l’objet, contribuent à la formation du moi, au sein d’un appareil psychique d’abord groupal. «Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface […] C’est-à-dire: le moi est finalement dérivé des sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps. Il peut ainsi être considéré comme une projection mentale de la surface du corps…» (Freud, 1923, p. 270).

 Processus thérapeutique

 Le processus thérapeutique familial réalise une régression des appareils psychiques individuels vers un mode de fonctionnement groupal archaïque et indifférencié, pour ensuite, dans un nouvel élan au sein du néo-groupe (Granjon, 2007), permettre aux psychés individuelles de se différencier (Ruffiot, 1992).

La sculpture groupale en TFP sert cette réactualisation sensori-perceptive hallucinatoire des symbolisations primaires et contribue à la reprise des processus de figuration, représentation et symbolisation à partir de ces traces archaïques retrouvées. «Ces expériences [sensori-motrices] reçoivent leur signification dans le contact qu’elles médiatisent entre le patient et le thérapeute. Elles servent de support à la reviviscence d’expériences corporelles restées en attente de signification qui se trouvent à leur tour engagées dans une expérience relationnelle» (Tisseron, 2000, p. 166).

Dans la sculpture familiale, le résultat groupal dépasse la juxtaposition des vécus corporels de chacun et représente une figuration projective de l’image inconsciente du corps psychique familial. Cet objet-attracteur, lieu de dépôt des parties clivées de chaque sujet en situation de groupe, est un objet-famille, un objet-tiers qui facilite une parole dans la famille et sur la famille. «Il faut donner une chance à l’expérience informe, aux pulsions créatives motrices et sensorielles de se manifester, elles sont la trame du jeu» (Winnicott, 1971, p. 126).

Cette co-construction corporelle groupale, active dans une aire transitionnelle, fait circuler la parole et favorise la prise de conscience par chacun de la place qu’il occupe. Elle invite au jeu: jouer en soi-même avec la représentation interne des autres et, à un niveau externe, jouer au sein des interactions avec la place et la posture des autres, ce qui suscite des remaniements identificatoires. Réciproquement, elle permet de se confronter à la représentation des autres, de la place et de la posture de chacun. Par ce biais, elle met en image des aspects des alliances inconscientes et apparaît comme une fiction transitionnelle (Cuynet, 2015) entre l’espace psychique interne groupal et la réalité des relations externes, entre les espaces psychiques individuels et l’espace psychique groupal, entre les espaces psychiques familiaux (individuels, intersubjectifs et groupaux) et l’espace psychique du néo-groupe.

La consigne permet un renforcement du Moi en exerçant un contrôle pulsionnel tout en allégeant la contrainte surmoïque par l’invitation à une improvisation coconstruite (Cuynet, 2015). Emboîté dans le cadre de la TFP, ce dispositif sollicite, tout en le contenant, un niveau plus archaïque: la co-sensorialité familiale. Celle-ci est le siège corporel groupal du fantasme de corps commun qui active la mise en représentation et la verbalisation. La sculpture familiale met en contact ces parties archaïques par un contenant figuratif co-sensoriel groupal, tout en jugulant les angoisses de régression qui pourraient bloquer le processus thérapeutique. Elle représente un miroir onirique dans lequel chacun percevra une figure groupale qui mettra au travail sa propre groupalité interne. Sur un plan topique, cette fonction de figuration d’un rêve groupal (Anzieu, 1985) s’inscrit dans une valorisation du travail du préconscient groupal familial (Benghozi, 2014).

Offrant une représentation identitaire familiale unique et éphémère, elle participe au sentiment d’appartenance en instaurant une limite entre l’intérieur et l’extérieur, au service de son investissement narcissique, et souvent repéré par des manifestations de jubilation. Formation trans-subjective, elle est le terreau de la représentation d’une enveloppe psychique groupale familiale, en appui sur la mythologie familiale, avec ses croyances et son idéologie, évoquées lors du temps de parole.

Le groupe est bien le dispositif le plus approprié pour appréhender ce matériel archaïque. «L’implication des corps au sein des dispositifs de groupe favorise l’émergence des émotions, leur mise en mots, et leur liaison avec les souvenirs. Il y a donc à la fois activité de liaison [… et] de décondensation par le déroulement dans l’espace figuratif de la scène des représentés condensés dans le psychisme du patient, ce qui empêchait le plus souvent leur expression» (Chapelier, 2015, p. 16).  Le “champ de la transférance” (Benghozi, 2014) se définit comme la néoproduction groupale transféro-contre-transférentielle: «la transférance est ce nouvel espace groupal méta-transférentiel. La transférance est l’expression d’un nouveau champ de réalité inconsciente fondateur des conditions d’un processus de transformations psychiques. C’est une co-production du corps psychique groupal famille-thérapeute». Le matériel archaïque convoqué grâce à la sculpture familiale va résonner au sein de ce champ transférentiel propre au néo-groupe. Le thérapeute sera sensible aux transferts dans leur dimension sensori-motrice (excitation ou apathie, douleur, sensation de chaleur ou de froid, bruits viscéraux, etc.). On notera une baisse d’intensité du transfert sur le thérapeute et une intensification des transferts latéraux.

Indications

 La TFP engage un travail de transformation: du quantitatif en qualitatif, d’un processus primaire en processus secondaire et d’une excitation sensorielle en représentations.

La pathologie, les dysfonctionnements et la souffrance, d’une manière générale, trahissent un défaut de ce travail de symbolisation. Une part de l’histoire du sujet et de sa famille est restée en souffrance d’élaboration. Une écoute et des attentes trop secondarisées du thérapeute familial risquent de plaquer un idéal thérapeutique individualisant et intellectualisant. La parole peut alors se cliver d’un fond groupal indifférencié primaire et le travail thérapeutique peut peiner à contenir les fantasmes d’éclatement, de démembrement, de chute (risque de thérapie interminable ou d’arrêt brutal). Le médium groupal corporel, utilisé dans le cadre de la TFP, induit une régression vers le fantasme d’un corps commun à partir duquel un travail de différenciation peut ensuite s’effectuer. L’hypothèse pour rendre plus fluide et non catastrophique la différenciation des sujets qui constituent et vivent le groupe famille serait qu’il faille, dans un premier temps, leur donner la possibilité de retrouver un éprouvé de corps commun familial dans une activité où ils sont tous mis en scène à des degrés divers (Cuynet, 2015). Lâcher prise pour régresser vers des ressentis d’ordre corporel peut aider le thérapeute à se lier à cette part indifférenciée, non pathologique, qui constitue sa cohésion et son identité. C’est sans doute là que se situe la véritable alliance thérapeutique, signe de la constitution du néo-groupe à partir d’une groupalité corporelle famille-thérapeute indifférenciée.

Les indications, emboîtées dans les objectifs généraux de la TFP, concernent surtout la mise au travail du matériel insuffisamment symbolisé et les questions autour de la contenance et de la qualité du lien intra-familial, et donc du néo-groupe, ou encore lorsqu’existe un clivage entre le verbal et le non-verbal. La sculpture familiale permet de figurer les frontières générationnelles, le dedans et le dehors, les limites et les distances entre les membres de la famille, les articulations entre l’intime et ce qui peut être partagé, ainsi que le couple dans la famille.

Un critère de contre-indication pourrait être la présence d’enfants trop jeunes pour s’en tenir à la consigne. En réalité, il n’est pas grave qu’un membre de la famille (enfant ou adulte) ne soit pas statique. L’utilisation de la sculpture familiale est à éviter dans les situations d’emprise, de suspicion de maltraitance, dans toutes les situations qui feraient craindre des mesures de rétorsion entre les séances du fait des propos ou des postures qui y auraient été exprimés. Les décompensations à symptomatologie persécutrice sont également une contre-indication. Il faut qu’il existe un sentiment de sécurité suffisant pour s’impliquer dans ce dispositif.

Vignette clinique

 Voici une vignette clinique, relatant l’utilisation de la sculpture familiale au cours d’une TFP menée en monothérapie. La consultation se déroule à une fréquence bimensuelle.

La famille T. est composée des deux parents âgés d’une cinquantaine d’années et de quatre enfants: un garçon, deux filles puis un garçon. Seuls les parents et Lucas, dernier enfant encore mineur, sont présents. La mère est à l’origine de la démarche sur les conseils de son médecin traitant qui connaît bien la famille. Madame explique que les trois aînés sont étudiants en grandes écoles et qu’ils vont bien ; le problème ne concerne que Lucas. Malgré mes sollicitations, le reste de la fratrie restera longtemps absent des séances. L’inquiétude, exprimée sur un mode opératoire, est centrée sur ce garçon qui présente depuis quelques mois des comportements inadaptés au sein de son lycée professionnel: par exemple, il a jeté par la fenêtre une paire de ciseaux qui est retombée deux étages plus bas, à quelques mètres d’un professeur. Les entretiens se passent toujours de la même manière. Le père, cadre supérieur dans une grande entreprise, reste en retrait. Attentif et silencieux, il répond aux sollicitations sur un mode rationnel et intellectuel. La mère, très anxieuse, n’a de cesse de répéter à son fils la liste de toutes les règles de bonne conduite à suivre et les risques encourus en cas de transgression. Elle semble à peine croire à ce qu’elle dit. Le fils, depuis longtemps objet d’inquiétude en raison d’un retard dans l’acquisition de la parole, a souvent la tête baissée et marmonne quelques paroles banalisantes qui n’ont d’autre effet que de relancer les mises en garde maternelles. Je me surprends à entendre la parole de chacun comme on écoute une musique, étant plus touché par le rythme, l’intonation, la mélodie répétitive que par les contenus verbaux. Mon appareil à penser, séance après séance, reste incapable de transformer en fantasmes et en pensées le contenu des entretiens. Dans une dimension transférentielle, si je me sens identifié à l’adolescent lorsque j’entends, sans comprendre, la musicalité maternelle de la séance, je me sens ensuite, comme le père, spectateur impuissant de ce qui se joue sous mes yeux et pris dans le paradoxe: plus je lutte contre l’impuissance par l’intellectualisation, plus je suis impuissant. Cette identification au père pourrait se révéler défensive contre la régression groupale. La scène de la paire de ciseaux jetée par la fenêtre se révèle ainsi métaphorique de l’organisation imaginaire de la famille et, transférentiellement, de celle du néo-groupe. Un objet coupant et contondant échoue à symboliser la castration et devient une arme potentiellement dangereuse et intrusive. Voilà ce qui arrive à qui veut les séparer…

Comment introduire du jeu dans l’espace thérapeutique du néo-groupe pour contenir et transformer la théâtralisation d’une incestualité familiale qui apparaît elle-même comme une organisation défensive contre un accrochage sensoriel, sonore et dé-subjectivant, à la voix de la mère (identification primaire)? Mon contre-transfert est organisé par un clivage entre intellectualisation défensive “à vide” et sensorialité (écoute “musicale” de la séance, posture crispée, inconfortable et figée), sans évolution. La sécheresse de mes ressentis m’évoque une forme de paralysie psychique et somatique, une aimantation hypnotique à une partie corporelle clivée. La sculpture familiale permettra une figuration de cette partie sensorielle non symbolisée.

Ce médium corporel groupal est un objet de médiation attracteur et figuratif du matériel peu, mal ou pas psychisé; il introduit un objet, la représentation corporelle de la famille, pour faire tiers dans les différentes relations du néo-groupe; il permet d’alléger l’investissement de la fonction de porte-symptôme au profit du groupe familial en passant d’un travail thérapeutique individuel en présence de la famille à un travail sur et de la famille considérée comme objet trans-subjectif. Sur un plan transféro-contre-transférentiel, le recours à cette médiation signifie aussi une protection du néo-groupe contre des angoisses de régression archaïque avec défaut de tiercéisation, de différenciation et de symbolisation, d’où mon trouble de la pensée, et la reprise d’une position active pour éviter une passivité source d’angoisses d’intrusion et de séduction-pénétration narcissique.

Je propose donc de réaliser une sculpture familiale. La mère se rend rapidement au centre de l’espace de jeu, puis repart prendre une chaise haute et revient au centre. Elle se met à genoux tout en maintenant la chaise au-dessus d’elle, sa tête se trouvant encadrée par les pieds de la chaise, comme emprisonnée derrière des barreaux. Lentement, comme flottant, Lucas se positionne dans le dos de sa mère et dirige son regard à l’opposé, vers la porte de sortie. Le père, semblant hésiter, regardant alternativement sa femme et son fils, se dirige vers Lucas et essaie de le “rattraper” par le bras pour le rapprocher de sa mère, comme pour former un bloc familial. Au moment où il vient presque se coller à sa femme, il fait un geste du pied dans sa direction, geste qui ressemble à un coup de pied ou au mouvement fait par un éléphant avec sa trompe. Madame lui prend la main. L’enfant me regarde, interrogateur, me dit qu’il ne comprend pas ce qu’il doit faire. Je lui répète la consigne, il reprend alors une position plus excentrée, dos au couple de ses parents. Ils ne bougent plus, c’est la sculpture de leur famille.

Parents et enfant se rassoient et j’annonce le temps d’association libre. Madame: “Je suis comme un oiseau en cage, mais je peux communiquer avec mon fils, il est le seul à m’entendre. Mon mari me soutient, c’est très important qu’il soit à mes côtés, nous formons un couple très uni”. Monsieur: “J’ai été très triste de voir mon fils éloigné de sa mère, elle fait tellement pour lui. Nous avons besoin de rester ensemble”. Lucas: “Je me sens différent de la famille… je suis en échec scolaire… Tout le monde réussit, a de bonnes notes, et moi je rate tout”.

Chacun, différemment, exprime un vécu de solitude: sentiment de madame T. d’être en cage, tristesse du père de voir Lucas s’éloigner de sa mère et impression du garçon de ne pas être à la hauteur de la fratrie et du père. La dynamique familiale, bloquée dans une fixité des places de chacun et un discours répétitif et opératoire, a trouvé une première issue dans la mise en mots d’un affect commun. Il me semble que c’est la figuration corporelle groupale qui a permis cette émergence dépressive et la relance associative des représentations, des affects et de la pensée. Cette mise en scène corporelle a figuré une paradoxalité familiale: rapprochement du couple et, dans le même temps, inclusion de Lucas, mouvement du père vers la mère (trompe) et, dans le même temps, rejet agressif (coup de pied), sentiment d’être seule emprisonnée dans une cage et lien avec Lucas, préoccupation du père pour maintenir le collage mère-fils, demande d’aide psychothérapique familiale et surdésignation de Lucas (absence des autres enfants). La sortie de jeu de Lucas, qui me demande transférentiellement ce qu’il doit faire, s’inscrit dans la recherche d’un étayage extérieur à la famille pour maintenir une posture personnelle. Il acte également une sortie de jeu du mythe familial (la famille ne doit pas se séparer) dont le père se fait le porte-parole (la fonction phorique dont parle René Kaës, 2013). Une temporalité est alors figurée par le regard et le corps de Lucas dirigés vers la porte, témoignant d’un possible travail familial de séparation. Après son départ, le couple se retrouverait sans enfant à la maison (et seul avec moi si l’adolescent prenait la porte). Lucas a pu s’appuyer sur la consigne grâce à un mouvement de réflexivité subjectivante: il a vu (transfert) dans mon attention à son égard (contre-transfert) un accueil de ses propres ressentis, comme dans un miroir vivant. Le sentiment d’existence passe par le regard de l’autre, mais il demande à être confirmé par son propre ressenti de ce que l’autre perçoit (Dechaud-Ferbus, 2011). Sur le plan sonore, il sollicite ma voix au moment où il n’entend plus celle de sa mère (silence dans la consigne), ce qui m’évoque la fonction protectrice de la sonorité extérieure pour lutter contre la violence de la sonorité sexuelle interne à l’adolescence (Brault, 2019).

La régression en famille, induite par la mise en scène corporelle groupale, a permis une figuration de l’appareil psychique familial, pris entre un fantasme de corps commun anti-séparation (rester toujours tous collés) et un mouvement de différenciation. Cette opposition se constitue ici en paradoxalité: se séparer, c’est abandonner. Ainsi, à l’image de mon ressenti en séance (impression de bercement musical), l’utilisation du mot “entendre” par Madame renvoie plus à cette dimension sensorielle de captation sonore qu’à un appel pour écouter le sens de ce qu’elle a à dire. Monsieur, appui narcissique pour son épouse, essaie de ramener Lucas vers sa mère, ce qui inaugure cette tentative d’une organisation groupale incestuelle, chaque parent incarnant le clivage Haut (le père) – Bas (la mère). La tiercéisation échoue face aux angoisses claustrophobiques d’enfermement dans une cage autistique de la mère qui a un besoin vital d’un lien sensoriel avec son fils comme objet-qui-entend. Le couple charnel semble être l’objet d’un évitement, sauf s’il prend la forme rassurante d’un étayage intellectualisant. Mes fantasmes contretransférentiels conjugaux (coup de pied, trompe d’éléphant) relèvent d’une pulsionnalité agressive et sexuelle caricaturale et brutale, violente et intrusive, surinvestie défensivement contre des angoisses dé-différenciatrices. La voie vers l’œdipe est terrifiante. L’appareil psychique conjugal peut difficilement assurer sa fonction structurante du fait d’un fantasme de scène primitive insuffisamment élaboré (Leprince et Pilorge, 2014; Nguyên, 2019), du fait de la violence de la déliaison qui oblige à placer Lucas dans un rôle de protecteur.

À la séance suivante, le père parlera de son étonnement; il a senti son fils affecté par son sentiment d’être différent et inférieur. Il associera en parlant de son propre père qu’il craignait et en face duquel il ne se sentait jamais à la hauteur. Madame expliquera qu’elle doit toujours défendre ce garçon qui, dès sa naissance, a été un enfant que le père critiquait. En pleurs, elle évoquera la peur que son fils finisse par se sauver de la maison. Lucas est ainsi l’objet d’identifications projectives massives et vecteur de transmissions transgénérationnelles (Ciccone, 2012). Plus tard, les parents parleront des agressions sexuelles commises par Lucas sur ses sœurs alors qu’il avait 15 ans. Encore plus tard, madame T. évoquera les viols qu’elle a subis de la part de son propre frère. Aucune plainte, dans un cas comme dans l’autre, n’a été déposée. La famille a, par la suite, pu venir au complet aux séances, étant moins saisie par l’angoisse de se retrouver tous réunis. «Comme un corps environnement, la sensorialité accueille les restes insuffisamment élaborés par les aïeux» (Konicheckis, 2015).

Ainsi, nous avons été habité par deux niveaux contre-transférentiels : un niveau plus secondarisé, fantasmatique et défensif contre un niveau plus archaïque sensorimoteur qui a trouvé, après avoir été reconnu et nommé, une mise en scène familiale. Cette figuration d’un contenant corporel groupal, malgré son coût (souffrance, passages à l’acte, attaque des processus cognitifs), a une fonction protectrice contre la violence du sexuel en chacun et dans le couple. Resterait à penser le travail avec une partie seulement de la famille, avec médiation ou pas, mais nous sortirions de l’objet de cet article.

Conclusion

 Par l’utilisation de la sculpture familiale, nous avons tenté de montrer l’intérêt de susciter la co-création improvisée d’une représentation corporelle groupale de l’appareil psychique familial suivie d’un temps de parole. La remobilisation de cette dimension sensori-posturo-motrice groupale permet, grâce à la régression et à la reprise verbale, une figurabilité attractrice du matériel psychique clivé mal, peu ou pas élaboré. Cet objet-famille corporel groupal constitue un adossement pour le corps psychique familial (Loncan, 2015) à partir duquel les processus de lien, de transmission et d’affiliation vont se réfléchir et permettre une relance de la symbolisation et de la subjectivation. Le groupe familial peut alors redevenir une “fabrique de représentations” (Borgel, 2010).


Bibliographie

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International Review for  Couple and Family Psychoanalysis

IACFP

ISSN 2105-1038