REVIEW N° 24 | YEAR 2021 / 1

Family phantasmagoria and the mediation process in PFT

Family phantasmagoria and the mediation process in PFT 

The author seeks to show how the use of mediation in the context of a family therapy from a psychoanalytic perspective reflects the processes at work in the intersubjective therapeutic relationship. Offering the family a process of mediation means welcoming their different modes of expression, bringing what makes sense to therapists and will support the links in the “new therapeutic group”, so that what is causing suffering in the family can be worked out and represented. It means accepting a certain malleability of the therapeutic setting in order to be as close as possible to the family. The introduction of mediation will contribute to the establishment and restoration of the links necessary for the transitionalisation and the individualisation of psyches in the family. It will allow a putting into perspective of phantasies, the deployment of family mythology and promote the mythopoiesis of the family and therapeutic group. The traumatic dimension can also be heard through the effects of absence and its staging in the family phantasmagoria.

Keywords: mediation, transitional and cultural space, family mythology, therapeutic setting, interphantasizing.


Fantasmagorie familiale et processus de médiation en TFP

L’auteur s’attache à montrer comment le recours à des médiations dans le cadre d’une thérapie familiale d’orientation psychanalytique rend compte des processus à l’œuvre dans la relation thérapeutique intersubjective.

Proposer à la famille une médiation, c’est accueillir ses différents modes d’expression, amener ce qui fait sens pour les thérapeutes et qui va soutenir les liens dans le néo-groupe afin que puisse se figurer et se représenter ce qui fait souffrance dans la famille. C’est accepter une certaine malléabilité du cadre afin d’être au plus près de la famille. L’introduction d’une médiation va contribuer à l’instauration et à la restauration des liens nécessaires à la transitionnalisation et à l’individualisation des psychés dans la famille. Elle va permettre une mise en perspective de l’aire fantasmatique, le déploiement de la mythologie familiale et favoriser la mythopoïèse du groupe familial et thérapeutique. La dimension traumatique est aussi à entendre à travers les effets de l’absence et sa mise en scène dans la fantasmagorie familiale.

Mots-clès: médiation, transitionnalité et espace culturel, mythologie familiale, cadre thérapeutique, interfantasmatisation


Fantasmagoría familiar y proceso de mediación en terapia psicoanalítica familiar 

 La autora quiere mostrar cómo el uso de mediaciones en el contexto de una terapia familiar de orientación psicoanalítica refleja los procesos que se activan en la relación terapéutica intersubjetiva. Proponer la mediación familiar significa acoger sus diferentes modos de expresión, aportando para los terapeutas lo que tiene sentido y sosteniendo los lazos en el neogrupo para que se pueda imaginar y representar el sufrimiento en la familia. Esto significa aceptar una cierta maleabilidad del encuadre, para estar lo más cerca posible de la familia. La introducción de la mediación va a contribuir al establecimiento y al restablecimiento de los lazos necesarios para la transicionalidad y la individualización de las psiques en la familia. Permitirá una perspectiva del área fantasmática, el despliegue de la mitología familiar y promoverá la mitopoiesis del grupo familiar y terapéutico. La dimensión traumática también debe ser escuchada a través de los efectos de la ausencia y su puesta en escena en la fantasmagoría familiar.

 

Palabras claves: mediación, transicionalidad y espacio cultural, mitología familiar, encuadre terapéutico, interfantasmatización.


ARTICLE

Introduction

 Notre pratique en pédopsychiatrie nous conduit à utiliser, avec les enfants et les adolescents en souffrance, diverses médiations tant en individuel qu’en groupe. Ces supports ou ces appoints, selon la terminologie utilisée par Castry (2010) pour désigner le “moment favorable” à leur introduction mais aussi leur fonction de complémentarité dans un processus thérapeutique, nous renvoient à la prise en compte de l’intersubjectivité. Ils vont permettre de tisser des liens là où le langage est en construction, la parole difficile à prendre, là où les mots manquent ou nous échappent, ou encore nous embrouillent. Là où, pour citer Dolto (1984), «Les mots, pour prendre sens, doivent d’abord prendre corps, être… métabolisés dans une image du corps relationnelle» (p. 45).

La mise en place d’un dispositif institutionnel de thérapies familiales d’orientation psychanalytique dans le pôle de pédopsychiatrie d’un Centre Hospitalier Spécialisé, s’est inscrite dans le cadre d’une unité fonctionnelle départementale dite de psychothérapies à médiations spécifiques et est venue, en quelque sorte, ranger paradoxalement le familial parmi les médiations thérapeutiques assignant les thérapeutes à une place intermédiaire particulière dans l’institution.

Pour les thérapeutes familiaux, la famille constitue, pour l’enfant, un premier espace groupal de médiation en tant que premier “berceau psychique” (AndrèFustier et Aubertel, 1997). Dans les familles en souffrance que nous recevons, les capacités de contenance et de transformation des éprouvés sont insuffisantes, ceuxci font violence aux membres de la famille ou les débordent et la parole est parfois vécue comme dangereuse et destructrice. Nous faisons l’hypothèse que les fonctions médiatrices du groupe familial, en tant qu’organisatrices des liens, en tant qu’interface entre espaces interne et externe, pare-excitatrices, et mythopoétiques, sont défaillantes.

Pour que la parole puisse faire sens, il nous faut souvent renforcer les fonctions médiatrices de la famille et, pour cela, introduire une aire transitionnelle qui réponde aux notions de holding, de handling, d’objet-presenting et d’objet trouvécréé développées par Winnicott (1958). Cette réintroduction vient remobiliser la dynamique transféro-intertransférentielle et contre-transférentielle dans la thérapie ainsi que les capacités mythopoétiques des thérapeutes.

Restaurer les fonctions médiatrices de la famille, c’est introduire suffisamment de jeu entre les thérapeutes et la famille ainsi qu’entre les membres de la famille. C’est prendre soin du néo-groupe (Granjon, 2007) comme berceau de la thérapie et du groupe familial comme objet médiateur.

Nous allons essayer d’approcher la complexité des processus de médiation à l’œuvre dans la famille et dans l’espace de thérapie familiale ainsi que leur articulation et leur nouage dans le processus thérapeutique. L’espace thérapeutique est comparable à une aire de jeu qui nous fait expérimenter ce qui se joue dans la famille, se rejoue dans le dispositif et se déjoue à des fins de figuration, de symbolisation et de transformation. Nous tenterons de repérer la mise en œuvre des processus de médiation dans le néo-groupe lors d’une thérapie familiale.

Médiations et articulation des espaces psychiques dans la famille

Pour Kaës (2004) «c’est toute la vie psychique qui apparaît comme un processus complexe de médiation», il nous rappelle que l’objet «n’est médiateur que dans un processus de médiation» (p. 19). La psyché humaine a besoin de construire, dans «une expérience de catastrophe ou de chaos, des représentations capables de faire lien et sens entre des éléments disjoints et séparés». «Toute médiation interpose et rétablit un lien entre la force et le sens, entre la violence pulsionnelle et une figuration qui ouvre la voie vers la parole et vers l’échange symbolique. La médiation comme lien transforme conjointement l’espace intrapsychique et l’espace intersubjectif» (pp. 13-14). Pour Kaës, la médiation «implique une représentation de l’origine ou renvoie à une scène des origines» (ibidem), elle nous parle de ce qui relie les sujets entre eux et plus particulièrement de ce qui les relie à une scène primitive. Elle amène la problématique des limites en tant que processus de défense contre les indifférenciations, «elle est une sortie de la confusion des origines» (ibidem) en permettant d’instaurer un écart et un pont de l’Un à l’Autre. Elle réinstaure un cadre spatio-temporel et a une fonction d’“espace tiers entre deux ou plusieurs espaces”. Elle introduit «une oscillation entre créativité et destructivité» et permet au «sujet d’explorer, sans s’y perdre, l’espace interne et l’espace externe, puis l’espace singulier et l’espace commun et partagé» (ibidem). Une dernière constante à la médiation est son opposition à l’immédiateté et à la violence des liens.

Nous pouvons étendre ces dimensions propres aux processus de médiation à la vie psychique familiale comme organisatrices des liens familiaux et repérer leurs défaillances dans les pathologies du lien intersubjectif et dans la souffrance familiale, «l’enjeu de la question des médiations dans la vie psychique se situe dans l’articulation des trois espaces: l’espace intrapsychique et subjectif, l’espace interpsychique et intersubjectif, l’espace transpsychique et transubjectif» (Kaës, 2004, p. 18). Reprendre avec la famille ces processus médiateurs, c’est tenter de restaurer leurs fonctions protectrices, délimitantes, par-excitatrices, articulatoires des liens familiaux. Cette reprise passe par l’expérimentation d’un nouvel espace de médiation représenté par le néo-groupe aux propriétés suffisamment contenantes, au sens de Bion (1962), et suffisamment bonnes, selon les notions de Winnicott (1971). Dans ce dispositif peuvent s’éprouver de nouvelles expériences qui «mettent au jour et en travail les fonctions médiatrices de la psyché de l’autre dans la formation de l’appareil psychique et de la subjectivité» (p. 19).

Pour Kaës (2004), les médiations telles que le jeu, le modelage, le collage, les contes, les marionnettes… sont associées au travail du rêve en tant «que travail de figuration, de dramatisation et de symbolisation des troubles qui se produisent sur les frontières intrapsychiques et intersubjectives» (p. 20). Dans le néo-groupe formé par la famille et les thérapeutes (Granjon, 2007), les médiations vont soutenir le processus associatif et mettre en œuvre «par identification, des liaisons jusqu’alors inaccessibles entre des processus primaires et des processus secondaires» (Kaës, 2004, p. 22). Ce processus associatif repose sur les fonctions intermédiaires, médiatrices, portées par différents sujets (porte-rêve, porte-parole, portesymptôme…) et pré-suppose une fonction “méta-préconsciente” telle qu’elle a été décrite par Bion (1962) dans la notion de “capacité de rêverie maternelle”, par Winnicott (1958) dans celle de “présentation de l’objet” et par Aulagnier (1975) dans celle de “porte-parole”. «C’est sur ces fonctions intermédiaires que les autres, ou certains autres, peuvent trouver un étayage de leur propre activité de représentation et laisser se former leurs propres pensées» (Kaës, 2004, p. 22).  À propos de la psychothérapie, Winnicott (1971) écrivait «La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire? À deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire» (p. 55).

Articulation de l’aire transitionnelle et de l’espace culturel à travers les mythes familiaux

Kaës (2004) souligne chez Winnicott (1971), l’importance de l’articulation de l’aire transitionnelle avec l’espace culturel définit par celui-ci comme “la tradition dont on hérite”. Cette articulation permet «de penser le rapport entre le monde interne et le monde des signes, du sens et des rites établis en commun, sans les rendre exclusifs l’un de l’autre mais, tout au contraire, en admettant leur intrication» (Kaës, 2004, p. 23). L’avènement de l’espace transitionnel marque le temps de la désillusion qui ne peut advenir que si l’enfant a pu éprouver une illusion suffisante. L’illusion perdue va se transformer en la croyance à la réalité du monde extérieur et en sa propre réalité interne, sans cette croyance, le sujet risque de se fixer dans une pathologie narcissique, limite ou psychotique. Kaës (2004) nous rappelle que «le transitionnel est donc transitoire, mais il doit sans cesse être réinventé. A l’expérience de l’illusion doit succéder l’expérience de la désillusion» et corrélativement «aucune médiation n’est productrice d’effet de croissance psychique si elle n’est pas d’abord présentée par un sujet à un autre sujet et alors seulement inventée-crée par l’un et par l’autre dans cet accompagnement mutuel» (p. 27). Les différentes forment du jeu se situent dans un entre-deux, elles permettent à l’enfant d’explorer la limite du dedans et du dehors, du moi et du nonmoi, du mien et du non-mien, et de développer ses capacités de symbolisation et de créativité. Pour Winnicott (1971), ces dernières introduisent le sujet à l’expérience culturelle si nous avons “un lieu où mettre ce que nous trouvons”.

Ce lieu nous renvoie à ce qui est mis en commun par l’humanité, et dans lequel nous allons puiser. Le mythe constitue une des articulations entre l’aire transitionnelle et l’espace culturel, il a une fonction médiatrice.

Le mythe est considéré comme “un organisateur culturel du groupe” (Loncan, 2010), il se situe «à l’interface du conscient et de l’inconscient, du social et de l’individuel, du privé et du public, de l’intime et de l’exposé» (p. 29). Il révèle et transmet «des productions psychiques communes à l’humanité», est porteur «de fantasmes partagés organisés en croyances» (ibidem). Il renvoie à la question des origines du monde et des humains, s’étaye sur le passé et le sacré, et participe «à la constitution et au maintien des liens entre les individus d’un même groupe» (ibidem). Dans la famille, on peut repérer des mythes familiaux qui ont une fonction fondatrice et qui nous renseignent sur les liens familiaux et le sentiment d’appartenance à la famille, le “soi familial”. «Ils sont porteurs de ce qui définit les modes de vie et de pensée communs aux différents membres d’une famille». Ils reflètent «la qualité et la vitalité des liens intersubjectifs» et favorisent «la constitution et la protection de l’identité familiale et, à ce titre de l’identité du sujet lui-même», leur faiblesse traduit «des modalités pathologiques d’installation et de fonctionnement des liens intrafamiliaux» (p. 30). Les fantasmes originaires portant sur la vie intra-utérine, la séduction, la scène primitive, la castration, sont les fondements du roman familial partagé dans lequel le sujet va puiser ce qui servira à la construction de son propre roman familial. Dans le roman familial se connectent les mythes et les idéaux familiaux, ses limites sont flous du fait de la multiplicité de ses contenus et des nombreuses «reprises des accrocs du passé, au bénéfice escompté du présent et de l’avenir» (p. 31).

En thérapie familiale, la famille amène ses propres capacités mythopoïétiques, ce qui est «mis en jeu et joué dans l’espace psychique familial n’est pas seulement issu des psychés singulières. Il provient aussi du fonds commun et partagé du groupe familial» (Granjon, 2006, p. 46). Nous pouvons rajouter que ce fond commun renvoie également aux mythes familiaux et aux processus de médiation culturelle familial. Les jeux amenés en séance participent au processus mythopoïétique et contribuent au processus thérapeutique, ils révèlent l’état de fonctionnement psychique groupal et organisent les liens dans le néo-groupe.

Eiguer (2013) associe le mythe familial au mythe social et aux représentations sociales selon la formule “Dans notre famille, on est comme…ceci ou cela”, qui permet d’atténuer les écarts et les contradictions dans les liens familiaux ainsi qu’entre le groupe familial et le socius. Pour lui, plus une famille est vulnérable au niveau transgénérationnel, plus elle sera sensible aux “théories explicatives” des troubles psychiques proposées par les représentations sociales en cours et qui permettent au sujet d’être reconnu socialement. Il nous paraît intéressant d’articuler et de différencier les notions de mythes culturels fondateurs qui puisent leur origine dans les fantasmes originaires inconscients communs aux humains, la notion de mythe social qui renvoie au socius et aux attentes sociétales quant à l’individu et la notion de mythe familial élaboré par le groupe familial. Les thérapeutes familiaux ont à accueillir, à favoriser, l’émergence des fantasmes communs familiaux qu’André Ruffiot (1983) apprenait à entendre comme des modes de défense contre les traumatismes familiaux.

Médiation et malléabilité du cadre thérapeutique

Roussillon (1991) retient la dimension sensorielle des objets de médiation, il reprend le concept de médium malléable introduit par Milner en 1977 et défini comme «une substance intermédiaire au travers de laquelle des impressions sont transportées aux sens» (Roussillon, 1991, p. 133). Ce médium, par ses propriétés sensorielles, va se prêter à la matérialisation de l’activité représentative. Il se caractérise par sa disponibilité, sa prévisibilité, sa sensibilité, ses capacités de transformation et de survie à la destructivité. Roussillon étend ce concept au cadre thérapeutique et à la dimension transférentielle. En thérapie familiale, la famille expérimente la malléabilité du cadre, elle le découvre au fur et à mesure des transformations qu’elle tente de lui imposer. Le transfert sur le cadre concret (Eiguer, 2006) caractérise les débuts de la thérapie et met en scène l’indifférenciation. Le sensoriel, les éprouvés sont alors au premier plan renvoyant au registre de l’originaire qui, selon. Aulagnier (1975), a pour fonction d’inscrire les éprouvés corporels dans la psyché. C’est sur le cadre que viendront se déposer les liens les plus indifférenciés et archaïques de la famille.

Nous sommes amenés à articuler ce qui est de l’ordre de la malléabilité et ce qui est de l’ordre de la transitionnalité, le premier se réfère au pré-symbolique et le second au symbolisme. L’objet malléable préfigure l’objet transitionnel qui va permettre à l’enfant de maintenir une continuité au moment où il affronte l’expérience de la rupture et est un indicateur des processus de représentation et de symbolisation à l’œuvre chez l’enfant. «En utilisant le symbolisme, le petit enfant établit déjà une distinction nette entre le fantasme et le fait réel, entre les objets internes et les objets externes, entre la créativité primaire et la perception» (Winnicott, 1971, p. 14). La question de la malléabilité du cadre en thérapie familiale a été amenée lors d’aménagements du dispositif dans des situations traumatiques comme l’introduction d’entretiens avec les parents seuls en cours de thérapie afin de les soutenir dans le deuil d’un de leurs enfants (Aubertel, 2018). La malléabilité renvoie aux adaptations du cadre et à sa souplesse afin qu’il puisse offrir un espace de contenance permettant de répondre aux besoins de la situation psychique des patients et de la famille et soutenir le contrat thérapeutique, voire permettre qu’il advienne, comme c’est le cas pour les familles qui ne sont pas prêtes à se réunir ou qui risquent d’induire une rupture des liens dans la famille et avec les thérapeutes.

Le recours à des médiations ou à des objets de médiation dont chacun peut se saisir et auxquels certains, parfois, peuvent “s’accrocher, s’agripper”, s’inscrit dans la malléabilité du cadre thérapeutique.

Les garants de la continuité de cet espace de malléabilité dans lequel doit advenir la transitionnalité sont alors à penser du côté des invariants du cadre thérapeutique dont font partie le cadre interne des thérapeutes mais aussi les différents métacadres, dont le cadre institutionnel, qui fonctionnent en co-étayage (Tisseron, 2006).

L’implication thérapeutique dans la médiation familiale

Le processus thérapeutique va s’étayer sur les processus de médiation familiale. Dans l’espace thérapeutique, la famille amène ses propres objets externes qui prennent une valeur expressive et représentative de l’économie familiale, il peut s’agir des objets renvoyant au corps familial, tels que le port de vêtements sur lesquels figurent parfois des messages écrits ou dessinés, de bijoux, d’accessoires, d’objets transitionnels comme “les doudous”…, elle peut également se saisir des objets (jeux, crayons, pâte à modeler…) mis à sa disposition ou encore se saisir de propositions faites par les thérapeutes. Pour Chouvier (2006), «l’objet devient médium quand il prend corps dans la relation transférentielle» (p. 71).

La mise à disposition d’objets concrets ou de propositions par les thérapeutes rend compte de ce qui se joue dans le pré-transfert, l’inter-transfert et le contre-transfert, elle renvoie également à ce qui fait fonds commun pour les thérapeutes et pour l’institution, notamment à la pratique de médiations “dites” thérapeutiques dans un service de pédopsychiatrie et qui a une fonction de métacadre et de métaconteneur au sens de René Kaës (2012). À travers le concept de conteneur, celui-ci cherche à rendre compte d’une des fonctions du cadre thérapeutique qui est la fonction de transformation des représentations d’objets et des affects en représentation de mots. La fonction conteneur s’étaye sur les organisations institutionnelles nécessaires à la mise en place des dispositifs de soin psychique, elles favorisent ou limitent les capacités créatrices de ses membres.

Durastante (Joubert, Ruffiot, Durastante, 2016) à propos des processus psychiques mobilisés par les médiations dans la thérapie familiale décrivent la médiation comme une «composante de l’alliance thérapeutique» et «un mode d’expression de l’implication et de l’engagement du thérapeute, en fonction des blocages ou des impasses ressenties au cours de la thérapie» (p. 42). Ils mettent en avant la place du corps dans la relation thérapeutique intersubjective à travers la sensorialité, la pulsionnalité et la co-émotionnalité. «L’émotion partagée fait suite à l’affect, puis à la représentation, permettant l’accès à l’ordre symbolique» (p. 47). «L’engagement du thérapeute dans le cadre de la médiation révèle son engagement corporel» (ibidem). L’implication du thérapeute va le conduire à une écoute des éprouvés corporels profonds en résonance avec la dynamique de la séance. Les auteurs montrent l’intérêt de cette écoute, notamment dans le champ de la psychosomatique dans lequel l’impact des failles narcissiques, les traumas primaires, les traces du transgénérationnel viennent s’inscrire dans le corps souffrant.

Castry (2010) montre l’intérêt du recours au jeu psychodramatique à certains moments de la thérapie avec des familles envahies par des angoisses d’effondrement ou prises dans des liens d’empiétement. Il définit ce recours comme “un appoint” au sens de “moment favorable”, ce sont les possibilités de figuration, de symbolisation, de déplacement et de mise en perspective accessibles par le psychodrame qui sont recherchées. L’engagement des thérapeutes dans le jeu va contribuer au holding onirique et à rendre les éléments traumatiques dans la famille plus pensables, il introduit également de la tiercéité dans les liens. Le moment d’introduction d’une médiation au cours de la thérapie, sa ponctualité ou sa répétitivité rend compte du travail d’ajustement des thérapeutes aux besoins de la famille. Il renvoie à la temporalité qui caractérise l’objet-presenting à savoir ni trop tôt, ni trop tard. Nous ajouterons à la qualité d’appoint de la médiation celle de “liant”, dont le sens premier est d’assurer la liaison entre deux produits difficilement miscibles, la médiation, comme liant, va favoriser le processus d’interfantasmatisation dans le néo-groupe.

La fonction tierce et la fonction médiatrice

«Lorsque l’absence est absente, la pensée fait défaut» (Schneider, 1982, p. 39), cette expression nous renvoie à l’expérience de la frustration et du non-ajustement de la mère à l’enfant nécessaire à l’expérience de désillusionnement. C’est la présence de tiers qui ne s’inscrivent pas forcément dans la réalité mais sont présents dans la psyché maternelle qui va soutenir ce travail de désillusionnement et permettre à l’enfant de sortir de la symbiose maternelle: «la fonction tierce introduit le différent là où était l’identique, la discontinuité là où il n’y avait que continuité. Cette fracture fonde la triangulation, qui, pour être opérante, requiert la différenciation» (Frejaville, 1990, p. 93). Elle est souvent associée à la fonction paternelle qui se différencie toutefois de la paternité et introduit la castration. Cette désillusion ne doit pas être trop brutale sinon elle équivaut à une perte traumatique et à une désymbolisation.

Green (2002), souligne l’importance de “la métaphore paternelle” et la nature triadique des relations. Il reprend la phrase de Freud (1923) dans Le moi et le Ça: «La première et la plus importante identification de l’individu est l’identification au père de la préhistoire personnelle» (pp. 74-75), il fait l’hypothèse d’une triangulation primitive concernant la place de cet autre dans l’esprit de la mère.

Cette fonction tierce est figurée dans le cadre thérapeutique à travers les limites qu’il impose et les règles qu’il fixe mais aussi à travers l’objet analytique. La fonction médiatrice joue également cette fonction, elle sépare et relie.

Mise en œuvre des processus psychiques de la médiation dans une thérapie familiale

Présentation d’une famille

Nous allons présenter une thérapie familiale et la mise en œuvre du processus de médiation au cours de celle-ci à travers les différents objets de médiations qui l’ont parcourue et ont contribué au processus thérapeutique.

Le cadre institutionnel de cette thérapie est celui d’une unité fonctionnelle spécifique au sein du pôle de pédopsychiatrie d’un Centre hospitalier spécialisé. Cette situation clinique est tirée de notre pratique, respectant la confidentialité et l’anonymat. Les données cliniques rapportées concernent les deux premières années de la thérapie. Le respect des patients étant de rigueur, nous les remercions d’alimenter en permanence notre réflexion scientifique de praticien chercheur. Nous remercions également nos collègues co-thérapeutes qui ont participé à l’élaboration de cette clinique lors de nos post-séances.

La famille E. est suivie au rythme d’une fois par mois par deux thérapeutes. Ce rythme est difficile à tenir, la famille est très demandeuse de nous revoir rapidement après chaque séance mais trouve à chaque fois qu’il y a trop peu de temps qu’elle est venue. Elle est composée de Madame, Monsieur et de leurs trois enfants, deux filles, que l’on nommera ici Marion et Léa, âgées à leur venue de 14 et 13 ans, et un garçon de 10 ans, Dorian. Ce qui motive la famille à venir après plusieurs années d’encouragements par nos collègues concerne les liens dans la fratrie marqués par la violence physique et verbale et devenus ingérables pour les parents. Marion ne viendra pas aux entretiens, Madame y participera jusqu’à ce qu’une dépression l’en tienne éloignée.

La famille est arrivée dans la région une année avant la naissance de Dorian, elle a déménagé à plusieurs reprises, les trois enfants sont nés dans des régions différentes. Des raisons professionnelles concernant le père sont mises en avant pour expliquer ce dernier déménagement.

Madame a déjà été mariée, elle a vécu avec son premier conjoint au Canada, puis est partie vivre en Chine pendant plusieurs années. Les liens avec les familles des parents ont été rompus à la suite d’une dispute survenue à une fête de Noël après la naissance de Léa. L’aînée a conservé des liens téléphoniques avec une cousine. Léa et Dorian aimeraient rencontrer la famille élargie, pour les “voir vraiment dans la réalité”. Les fêtes commémoratives sont très marquées par la famille qui passe beaucoup de temps à faire des décorations qui restent installées longtemps et peuvent finir par se superposer. Le père n’apprécie pas les fêtes de Noël qui lui rappellent “de mauvais souvenirs”, Madame est décrite comme celle qui “entretient les croyances”.

Les parents amènent d’emblée les difficultés qu’a connues Marion, lorsqu’elle était en CM2, suite à un harcèlement scolaire et pour lesquelles elle a été déscolarisée pendant trois mois. Dorian, alors au CP, s’est blessé et a beaucoup manqué l’école également. Les parents ont changé leurs enfants d’établissement scolaire. Un “effet domino” s’en est suivi. Les faits ne sont pas resitués dans une temporalité et nous déduirons des âges et de la scolarité leur datation. Léa a également été suivie au CMP en primaire pour des problèmes relationnels avec sa sœur qui n’aurait pas supporté qu’elle vienne au CP dans son école. Dorian est suivi pour des troubles du comportement et des apprentissages, il perturbe la classe en faisant “le clown”, se bagarre.

La maison a été achetée à leur arrivée dans la région et exige beaucoup de travaux. Elle est située à la campagne, en bordure de champs mais aussi d’une route décrite comme dangereuse dont l’accès est interdit aux enfants et qui limite les visites extérieures, la famille vit plutôt en autarcie. Les enfants partagent une chambre sous les toits et des empiétements sont décrits qui sont source de conflits “de territoire”. Il est reproché aux enfants de mettre du désordre et un manque de “cagibis”, d’espaces de rangement, est mis en cause. Les parents n’avaient pas de chambre et dormaient dans le séjour au début de nos rencontres. La famille partage une passion commune pour le judo, le couple raconte s’être rencontré “sur le tatami”, Monsieur est aussi le coach de ses enfants. Les thérapeutes entendent, à travers cette gestion des espaces, la confusion des corps et des sexes dans le fraternel et entre les générations.

Des préoccupations corporelles conduisant à des réactions d’isolement et de surprotection sont mises en avant par les parents. Ils font part de leurs craintes que leurs enfants ne se blessent, soient victimes d’enlèvement, d’incendie. Des phobies des insectes, des peurs du noir, du feu, de la noyade sont présentes chez les enfants. Ces mécanismes sont associés par les parents à des traumatismes liés à des décès d’enfants dans la famille élargie (décès in utero d’une petite sœur de Madame et mort subite d’une nièce bébé). Ces collusions mort/naissance ont conduit les parents à prendre des précautions particulières lors de la naissance de leurs enfants. Madame renvoie une toxicité de l’intérieur du corps, “liquide amniotique contaminé par les fèces du bébé et l’ayant empoisonné”, et un dégoût du corporel qui seront mis en lien après-coup avec le dépistage d’un cancer chez elle concomitant avec l’apparition des difficultés de l’aînée.

Recours aux médiums malléables et figuration des angoisses

Pendant les séances, les enfants investissent massivement le matériel mis à disposition; la pâte à modeler et le dessin. Les réalisations sont laissées et les enfants tiennent à les retrouver. Madame E a pris en photo l’une d’entre elles faite en pâte à modeler par Dorian. Ils associent leurs réalisations à des souvenirs de sorties en famille.

Dorian réalise des infrastructures (bowling, arche pour les animaux…) dont il représente la charpente, l’ossature, amenant la question de la dangerosité des relations et la nécessité de cloisonnements. Il se saisit de la pâte à modeler en tant que médium malléable pour la transformer et construire un univers dans lequel il semble projeter la spatialité familiale. Ses réalisations nous rappellent les représentations de la maison comme “corps commun” révélateur de l’appareil psychique familial. Cuynet (2017) montre que la maison représente un «objet médium malléable» en tant qu’élément contenant et structurant «nécessaire à l’élaboration psychique d’un Moi-corps individuel et familial» (p. 154), elle évolue dans le temps en fonction des changements familiaux et en porte la trace. Dorian nous renvoie l’image d’une maison à l’architecture mise à nu, sans murs, sans possibilité d’intimité, dont l’infrastructure est en travaux et dont il faut boucher les trous. Il la reconstruit et la modifie à chaque séance, sollicitant l’appui et la contribution de chacun. Ses constructions nous rappellent le nomadisme familial à travers les déménagements et les ruptures du cadre de vie. Les murs et le toit font défaut comme symboles d’une enveloppe contenante, protectrice. On peut y voir, en résonance, la fragilité de l’enveloppe psychique familiale mais aussi de la personnalité de Dorian et l’exposition de chacun aux regards des thérapeutes.

À une séance, Monsieur et ses enfants arrivent avec des baskets neuves qui leur donnent une démarche particulièrement pesante. Léa construit en pâte à modeler “un vaisseau camouflé en lézard qui transporte des gens miniaturisés en mission secrète, ils sont partis à la recherche de Bigfoot. Ils ont trouvé une femelle Bigfoot et cherchent un mâle pour les faire se reproduire”, Léa et Dorian arrachent alors la tête du vaisseau. L’histoire se poursuit, Léa dit avoir tué les humains, Dorian dit avoir fait des steaks hachés avec la queue du vaisseau, leur père rajoute que, de toute façon, la queue des lézards cicatrise seule. Le titre donné à leur histoire serait Les origines du monde. La famille associe sur la survie et la mort comme “fin qui soulage des horreurs de la vie”. Le récit familial se déploie à l’initiative de Léa, il fonctionne comme un rêve éveillé partagé, il se réfère au voyage de leur mère au Canada et à la créature légendaire Bigfoot ainsi qu’à la création du monde, on y entend une scène de fécondation; le vaisseau comme spermatozoïde. Des références au chamanisme sont présentes comme pouvoir de guérison mais aussi comme lien avec d’autres univers. On y entend également une thématique autour de la filiation à travers le personnage de Bigfoot (“grand pied” en anglais) et autour des angoisses de castration dans la famille qui renvoient aux liens de couple, aux figures parentales et aux problématiques identificatoires chez les enfants et contribuent à la polyphonie du récit.

Cette capacité de rêverie et de jeu à partir de l’utilisation de la pâte à modeler comme médium malléable mise à disposition par les thérapeutes nous renvoie au concept de “holding onirique” de Bion comme formation à partir des fonctions alpha de chacun des membres de la famille mais aussi des thérapeutes. La pâte à modeler s’anime sous le souffle des membres de la famille nous évoquant le mythe du Golem fabriqué à partir d’argile à laquelle les mots auraient insufflé la vie. Le récit familial fait écho chez les thérapeutes avec la légende de Cronos, fils d’Ouranos (le ciel) et de Gaïa (la terre), marié à sa sœur Rhéa. Cronos va émasculer son père pour prendre sa place et dévorer ses enfants pour la garder, il va engendrer Zeus.

Léa semble être celle qui peut laisser une trace graphique, elle dessine des personnages inspirés de récits d’Heroic fantasy. Ainsi, elle représente un personnage féminin ailé, couronné, à la silhouette androgyne, aux oreilles pointues et aux yeux carrés comme des miroirs dont les origines seraient animales, proviendraient de différents éléments, et seraient purifiées de toute contamination humaine. Elle nous transporte dans des univers de magie (de fées, de sorcières) et de croyances au surnaturel entre chamanisme, croyances orientales mais aussi locales (“la dame blanche”) qui sont diversement partagées par les membres de la famille et notamment par les parents qui recourent à des médecines parallèles et alternatives. Madame pratique le Reiki, le Shiatsu et l’auto-hypnose. Des croyances aux extraterrestres sont également amenées. Des pouvoirs sont attribués aux membres de la famille, Léa ferait appel aux rêves, Dorian aurait des pouvoirs de guérisseur.

La famille redéploie son fonctionnement dans la séance et les thérapeutes participent à la circulation fantasmatique dans le néo-groupe. Des fantasmes d’enlèvement, d’enfermement, de destruction corporelle, d’étouffement, de contamination, en lien avec des angoisses de mort, sont renvoyés. Ces angoisses sont projetées sur l’extérieur vécu comme potentiellement dangereux, et la famille recourt à des modes de défense de type phobique. Des défenses visant également à renforcer l’enveloppe corporelle familiale à travers, notamment, le sport de combat partagé par chacun sont présentes.

La thérapie va conduire à des réaménagements dans la gestion des espaces concrets, les parents vont “monter une cloison pour avoir leur chambre” et vers l’assouplissement des relations. Davantage de liens avec l’extérieur vont être mis en place, Marion va faire un stage dans l’entreprise où travaille son père, Dorian sera moins envahi par ses peurs.

 La mythologisation familiale comme quête des origines

Le récit familial fait voyager les thérapeutes dans l’espace mais aussi hors du temps. Elles se sentent coupées de la réalité. La référence à des mythes prend une place importante pour cette famille qui peut être interprétée comme le besoin de combler des manques dans l’enveloppe psychique familiale et dans l’enveloppe généalogique mais également dans l’enveloppe corporelle mise à mal par la maladie maternelle.

Dans la famille, la mère, par son histoire et les voyages qu’elle a accomplis, est porteuse des mythes familiaux et de leur transmission. La surabondance des références aux mythes puisés dans diverses cultures met en avant la fragilité des transmissions familiales et la nécessité de puiser dans les mythes culturels pour construire sa propre identité familiale, renforcer le narcissisme familial ainsi que le sentiment d’appartenance à travers un fantasme commun d’auto-engendrement. Ce fantasme renforce l’illusion groupale et joue le rôle d’une matrice symbolique (Chapelier, 2005). Le mythe destructeur mis en avant par le travail d’interfantasmatisation dans le néo-groupe est celui d’une matrice toxique. Ce mythe s’appuie sur les traumatismes non élaborés de la perte de nouveau-nés (collusion mort/naissance) auxquels est venue s’ajouter la maladie maternelle. L’image maternelle et féminine est fragilisée, le père a pallié les défaillances de sa conjointe, il instaure des modes éducatifs fondés sur des valeurs de compétition et de confrontation qui prônent la désaffectivation des relations et la désaffiliation des liens. La période de préadolescence de son fils et l’adolescence de ses filles viennent d’autant plus interpeller les fonctions parentales.

Le roman familial construit par la famille, en reprenant notamment des croyances locales, lui permet de s’ancrer dans un nouvel environnement géographique après des discontinuités liées à des déménagements et de construire de nouveaux liens avec l’extérieur.

Dans la thérapie familiale, une mythologisation et une interfantasmatisation peuvent s’instaurer avec les thérapeutes. Elles peuvent s’entendre comme la mise en œuvre d’un processus de médiation psychique dans la famille et dans le néogroupe organisateur du processus thérapeutique et des liens. Ces liens sont marqués par une certaine co-excitation et une familiarité à l’égard des thérapeutes qui se sentent débordées par les fantasmes renvoyés dans le discours et les réalisations familiales.

Elles se sentent neutralisées mais aussi fascinées et dans l’incapacité à recourir à des objets médiateurs externes mais également constitutifs de leur propre cadre interne commun tels que le dessin de la maison de rêve, l’arbre généalogique (Cuynet, 2017). Elles craignent de faire violence à la famille en proposant des médiations dans lesquelles elles resteraient extérieures et de réactiver les collusions présentes entre les fantasmes et la réalité.

 L’engagement du thérapeute: proposition d’une médiation ludique

Au cours de la thérapie, une des thérapeutes a ressenti le besoin de recourir à une proposition de médiation afin de “décollusionner” le fonctionnement familial et de réintroduire des différenciations dans un mouvement à la fois défensif vis-à-vis de l’envahissement fantasmatique suscité par la famille et créatif quant à ce qui pourrait faire contenance, tiers. Elle va essayer de réinstaurer une dimension ludique, ancrée dans le concret en tant “qu’enveloppe de jeu” sur laquelle le corps groupal pourrait venir s’étayer.

Lors de la séance faisant suite au discours maternel concernant les décès d’enfants dans la famille, plusieurs personnes sont absentes, Madame et Marion ainsi qu’une des thérapeutes.

Une compétition de judo est prévue pour les deux sœurs, Monsieur précise: “Ce n’est plus du jeu, il n’y a plus de copine ni de sœur”.

Les enfants régleraient leur compte entre eux à la maison. L’absence de Madame est explicitée par Monsieur à travers l’expression: “Elle est radioactive, elle a dû boire des résidus pour passer une scintigraphie”.

Les absences sont associées à des voyages de la famille, les pays et les villes de France sont mis sur le même plan par Dorian qui les confond. Un voyage au Maroc est évoqué alors que Madame était enceinte de Dorian. Celui-ci est décrit comme arrachant les jambes des poupées de sa sœur et faisant des trous dans les murs qu’il rebouche ensuite avec de la pâte à modeler. Pour Léa, cela ressemble au vaudou, elle renvoie un fantasme d’ensorcellement de son frère pendant la grossesse, elle réalise un personnage en origami dont elle obstrue la bouche et les yeux avec de la pâte à modeler. Dorian raconte avoir trouvé un crâne de chevreuil sur un piquet, il imagine que quelqu’un l’a laissé là pour marquer son passage et il a joué autour à l’Indien chamane.

La thérapeute propose alors de participer avec les membres de la famille à la création d’un jeu de l’oie et d’y jouer avec eux. La consigne est de construire un jeu sur le modèle du jeu de l’oie traditionnel, à savoir un parcours fait de cases, et de remplir des cases “obstacle” (cases pièges ou cases bénéfiques) ainsi que des cases portant des questions concernant la famille (questions “neutres sans gains ni pertes”). Les cases peuvent être remplies au fur et à mesure de la partie, elles peuvent rester vides. La règle est de jouer chacun son tour en lançant un dé. Il est précisé que ce jeu pourra se poursuivre et se reprendre à d’autres séances. Cette proposition suscite un climat de tension et d’hyper-contrôle. Les deux enfants se co-étayent. Dorian propose d’abord de fabriquer des pions en papier et chacun réalise le sien. Léa est interprétative quant au dessin fait par son frère sur un petit papier et se lance dans un récit fantastique. La thérapeute reprécise la proposition et Léa dessine un parcours en spirales en forme de cœur rempli de cases. Les cases sont très nombreuses, sept cœurs composés de cases sont emboîtés du plus grand au plus petit, le dernier représentant la case “arrivée”, beaucoup de cases resteront vides, l’ensemble formant une sorte de quadrillage. Leur numérotation restera inachevée. Monsieur fait constamment des remarques à son fils sur son écriture, Dorian accepte sans protester la correction de ses fautes d’orthographe par sa sœur, son écriture est illisible et l’orthographe non acquise. Monsieur se montre maladroit lorsqu’il doit scotcher deux feuilles de papier ensemble. Père et fils renvoient une sorte de honte quant à leur habileté gestuelle alors que Léa est très à l’aise. Dorian tourne autour de la feuille pour y inscrire ses idées.

Une installation émerge pour déjouer la longueur du parcours: un “roule trottoir” permet de passer directement de la première à la dernière spirale. Léa inscrit des consignes en anglais. Les cases “obstacle” comportent un mot: “police – prison – agence de tourisme – feu – caserne”, la case “vol” conduit à la case police, la case “être perdu” à la case “agence de tourisme”, la case “feu” à la case “caserne”. Les incidents permettent ainsi d’avancer. Une case “retour case départ” a été installée à l’avant-dernière case. Les cases “neutres” comportent des consignes qui concernent l’imitation d’animaux ou le mime de personnages de films et de personnes présentes “dans la salle”, ou la recherche d’objets (horloge, tabouret, objet dont la première lettre commence par un “p”). Léa met des questions concernant l’âge des participants ou demandant à ceux-ci de faire cinq fois le tour de leur chaise. Si ces “épreuves sont réussies, le joueur peut avancer de plusieurs cases”.

Dorian abandonne son pion en papier pour prendre à la place un jouet de playmobil qu’il écrase sur le pion de son père. Un certain jeu de confrontation s’exprime entre le père et son fils alors qu’une complicité s’instaure entre Léa et son père, ce dernier prend la voix du personnage du film Star Wars, Dark Vador, pour lui dire: “Je suis ton père”. Monsieur refuse toutefois de rentrer dans le jeu de sa fille qui lui propose un plat de pâtes imaginaire qu’il repousse en disant préférer cuisiner lui-même les plats affectionnés par sa femme. Les rôles de parents, adultes, enfants, se redistribuent, un désordre important règne sur la table et le rangement s’impose pour pouvoir continuer à jouer. Un dessin sera fait par Léa sur la feuille qui est un zoom sur la case prison, elle y a représenté un enfant derrière des barreaux et un dé en trois dimensions sur lequel est entouré le six libérateur.

Le jeu s’organise de façon très opératoire, les corps, la gestuelle, la trace écrite, sont mobilisés qui font appel aux notions de “corps familial et groupal” mais aussi d’éprouvés corporels et sensoriels dans l’ici et maintenant de la séance. Les membres de la famille semblent privés de leurs ressources imaginaires et se raccrocher au cadre concret (le matériel, le mobilier, la temporalité). Le transfert sur le cadre mais aussi sur les thérapeutes est agi (connaître l’âge des thérapeutes, les animer physiquement, “les faire courir”) de même que les relations entre les membres de la famille. La thérapeute rend possible la réalisation commune, met de l’ordre, rappelle la règle de non-jugement pour soi-même et pour les autres, tend à limiter l’envahissement fantasmatique et la co-excitation. Elle prend une place de médiatrice tout en participant au jeu. Par cette proposition, elle “reprend la main” et pose de nouvelles règles de fonctionnement pour pouvoir “jouer ensemble”, tout en restant non-directive et non interprétative quant à ce que vient déposer la famille dans le jeu.

Le recours à la médiation vient refléter le cadre de la thérapie et le fonctionnement familial. La médiation vient en miroir tout en instaurant un décalage, elle réinstaure du jeu en réintroduisant des différenciations. Le parcours du jeu de l’oie, qui prend sa source dans des représentations collectives, vient symboliser un cycle temporel qui fait écho avec le processus de la thérapie. Il vient limiter la collusion fantasmatique entre les membres de la famille et le thérapeute. Les cases vides viennent figurer les absents. La médiation permet de réintroduire la fonction tiers et la continuité des liens dans la thérapie, le jeu pourra être repris à nouveau.

Pouvoir nommer l’absence

La question des absences dans la thérapie s’impose, les thérapeutes ne les remettent pas en cause, elles les entendent comme une mise en scène dedans/dehors et admettant une certaine malléabilité du cadre. La mère et l’aînée se tiennent et sont tenues à distance des rencontres, comme si elles étaient dangereuses mais devaient aussi être protégées de leur impact nocif, renvoyant au fantasme primaire de toxicité intra-utérine. Le père est celui qui assure les transports et la venue aux entretiens familiaux.

On peut s’interroger sur les effets de l’absence dans la dynamique transférentielleintertransférentielle et contre-transférentielle et sur l’activité représentative dans le néo-groupe. L’aînée reste dans l’ombre comme porteuse des fantômes familiaux, elle est décrite comme celle qui garde des liens avec la famille élargie, le mot “garder” prend une connotation de sauvegarde mais aussi de non-partage, de frontière avec les autres membres de la famille et par rapport au néo-groupe. Elle semble faire barrière, protection, afin que rien ne puisse être transmis de ces liens. Ce qui fait absence fait aussi silence et non-dits pour les thérapeutes.

L’absence fait aussi expérimenter la séparation dans la famille et dans la thérapie mais également des retrouvailles; retrouvailles de l’aînée avec sa mère lorsqu’elles restent à la maison pendant que les autres membres de la famille viennent aux entretiens, retrouvailles avec les absents lors de leur retour à la maison et ce qui peut se rapporter de la séance dans un mouvement de balancier. Elle met au travail la séparation entre la mise à distance de l’autre vécu comme dangereux et la survie à l’absence de l’autre, entre les angoisses d’intrusion et les angoisses de perte.

L’absence de Madame associée à celle de la thérapeute conduit sa collègue à réaménager le dispositif en proposant de réintroduire “du jeu” au sens mécanique du terme, à savoir ce qui permet l’ajustement de deux pièces asymétriques et de réduire le clivage tout en évitant la fusion afin qu’une articulation autorisant le mouvement soit possible… Monsieur confie à la thérapeute présente “la radioactivité de sa conjointe” et laisse entendre des préoccupations autour de la santé de celle-ci par ce jeu de mots.

La séance suivante, en présence cette fois de la thérapeute et de Madame, va permettre de parler de ses problèmes de santé, tant sur le plan physique que psychique. Dorian vient à cette séance avec une nouvelle coiffure, il a fait couper ses cheveux.

Madame nous apprend qu’elle a eu un cancer des intestins dépisté quatre ans après la naissance de Dorian, “il a alors cessé de me dire qu’il m’aimait”, Léa se souvient de “petits tuyaux qui sortaient du corps de sa mère”. Des angoisses de perte, de rupture dans les liens d’attachement, d’étrangeté, et des préoccupations encore présentes peuvent être mises en mots qui réinscrivent dans une réalité traumatique la souffrance de chacun et éclairent la fantasmagorie familiale. Les absences/présences de la mère aux entretiens nous renvoient à une sorte de jeu de la bobine et à une rupture brutale dans les liens qu’André Green a décrit dans le complexe de la mère morte, la rupture se fait du côté maternel, celle-ci ne reconnaît plus son fils et du côté des enfants qui ne reconnaissent plus leur mère (Green, 1980). Les difficultés maternelles sont antérieures à l’apparition des troubles somatiques et évoquent une dépression maternelle, la figure paternelle s’est substituée partiellement à l’image maternelle.

Les modalités de liens dans la famille viennent se répéter et se rejouer dans la thérapie. L’absence est d’abord mise en scène avant de pouvoir être intériorisée par chacun et de conduire à une transformation des liens intersubjectifs.

Nous pouvons penser que le processus de médiation psychique à l’œuvre dans la famille et dans la thérapie contribue à figurer cette absence et à la rendre accessible à la symbolisation. L’absence prend alors sens comme situation intermédiaire entre la présence et la perte, entre l’intrusion et l’anéantissement comme l’a montré Green (1974). Pour Fischof (2019), c’est «dans la psyché des thérapeutes que le jeu des aires transitionnelles et des potentialités doit pouvoir se vivre et s’élaborer, avant qu’il ne puisse produire des effets de sens dans l’espace thérapeutique» (p. 160).

Conclusion

La dimension intergénérationnelle qui est aussi porteuse de la dimension inter- et intra-culturelle à travers la présence des adultes et des enfants à des âges différents mais aussi de l’enfant dans l’adulte va faire émerger différents modes d’expression, de représentation et de symbolisation. Ceux-ci vont contribuer à la polyphonie du groupe familial et du néo-groupe thérapeutique et susciter parfois une cacophonie mais également des non-dits et des silences qui rendent compte des pactes et des alliances nécessaires pour maintenir les liens.

Le support des médiations amenées par la famille, par les thérapeutes ou par le néogroupe dans une dynamique de co-création, va servir de “liant” entre chacun mais amener aussi suffisamment de tiercéité pour permettre une mise en perspective des modalités de lien dans la famille et dans le néo-groupe. Il va aider à une figuration des fantasmes à l’œuvre et à l’accès aux représentations traumatiques dans la famille. Il soutient le processus d’illusion mais aussi de désillusion groupale et favorise l’autonomisation des psychés.

Le processus de médiation va contribuer au processus d’interfantasmatisation et de mythopoïèse en permettant d’animer et de contenir les liens en souffrance.

La proposition d’une médiation au cours de la thérapie constitue un aménagement du dispositif, tout en maintenant le cadre thérapeutique, elle introduit des discontinuités par son aspect ponctuel, inattendu, spontané. Le cadre thérapeutique, par ses invariants et sa malléabilité, assure la continuité et apporte une sécurité suffisante afin que la présentation de la médiation ne fasse pas infraction.

Nous dirons que les médiations familiales concourent au déploiement de la fantasmagorie familiale dont le sens premier est “l’art de faire parler les fantômes en public”.


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International Review for  Couple and Family Psychoanalysis

IACFP

ISSN 2105-1038