REVIEW N° 18 | YEAR 2018 / 1
Summary
Experience of catastrophe, cold melancholy, and defensive trilogy. Closed paradoxality, narcissistic perversion, incestuality
The author studies the links between experience of individual and family group catastrophe, loss of object and value, cold melancholy and a certain defensive trilogy. This is constituted by the processual articulation of closed paradoxality, narcissistic perversion, and incestuality. To better understand this complexity, the author draws on the psychopathology of “perinatal trauma”. In this one, the baby is fantasized as a vital threat to the parental self. He loses his status of othersimilar, transitional, and becomes a radical other. In the same way, the experience of catastrophe is rooted in the radicality of the antagonism self-other. The author studies in what reminiscences of the disaster, including negativism, are obstacles and support for the work of transformation.
Keywords: catastrophe, negativism, paradoxality, narcissistic perversion, incestuality.
Résumé
Expérience de catastrophe, mélancolie froide et trilogie défensive. Paradoxalité fermée, perversion narcissique, incestualité
L’auteur étudie les liens entre expérience de catastrophe individuelle et groupale familiale, perte d’objet et de valeur, mélancolie froide et une certaine trilogie défensive. Celle-ci est constituée par l’articulation processuelle de la paradoxalité fermée, de la perversion narcissique et de l’incestualité. L’auteur, pour mieux comprendre cette complexité, prend appui sur la psychopathologie de la “traumatose périnatale”. Dans celle-ci, le bébé est fantasmé comme une menace vitale pour le soi parental. Il perd son statut d’autre-semblable, transitionnel, et devient un autre radical. De même, l’expérience de catastrophe a pour noyau la radicalité de l’antagonisme soi-autre. L’auteur étudie ce en quoi les réminiscences de la catastrophe, notamment le négativisme, font obstacle et appui pour le travail de transformation.
Mots-clés: catastrophe, négativisme, paradoxalité, perversion narcissique, incestualité.
Resumen
Experiencia de catástrofe, melancolía fría y trilogía defensiva. Paradoxalidad cerrada, perversión narcisista, incestualidad
El autor estudia los vínculos entre la experiencia de catástrofe individual y familiar, la pérdida de objeto y valor, la melancolía fría y una cierta trilogía defensiva que está constituida por la articulación procesual de paradoxalidad cerrada, perversión narcisista e incestualidad. Para comprender mejor tal complejidad, el autor recurre a la psicopatología del “trauma perinatal”, en el cual el bebé se fantasea como una amenaza vital para el self parental. Pierde su estatus de otrosimilar, transicional, y se convierte en otro radical. Del mismo modo, la experiencia de la catástrofe está enraizada en la radicalidad del antagonismo self-otro. El autor estudia en qué la experiencia de catástrofe, incluido el negativismo, son obstáculos y apoyo para el trabajo de transformación.
Palabras clave: catástrofe, negativismo, paradoxalidad, perversión narcisista, incestualidad.
ARTICLE
L’expérience de catastrophe est la forme souffrante, paroxystique ou permanente, de la crise. L’existence de la famille est parsemée de crises, “en bien ou en mal”, en corrélation avec les processus de croissance ou avec une multitude d’évènements affectant un membre de la famille ou celle-ci toute entière, voire son groupe d’appartenance et son environnement socio-culturel: «Ce qui est désaccordé, [dans le malêtre contemporain], ce sont aussi les liens sociaux et les liens intersubjectifs… La rapidité et l’ampleur des changements… confèrent à cette expérience certaines affinités avec l’expérience traumatique massive» (Kaës, 2012, pp.14-16).
La période périnatale est un bon modèle clinico-théorique de crise en raison de la complexité et de la diversité des processus intra et interpsychiques qui s’y déploient: «La périnatalité psychique est ainsi considérée comme un des moments féconds de la réminiscence des expériences traumatiques des sujets et du groupe famille, un moment privilégié aussi pour la mise au travail dans la cure des souffrances actuelles et passées dont ces réminiscences témoignent» (Carel, 2007, p. 100). Malgré les progrès réalisés pour en prévoir et en prévenir les issues dommageables, l’aléatoire préside souvent au devenir de la crise. L’aléatoire, c’est-à-dire, non pas l’indéterminé, mais l’indéterminable, sinon parfois sur le mode probabiliste. Un triple aléatoire, celui de la recombinaison génomique lors de la conception, celui des évènements biologiques ou sociologiques au temps de la grossesse et de l’accouchement, aléatoire surtout de la reconfiguration, dans l’inconscient, de l’infantile des parents et du générationnel de la famille, selon le processus de l’après-coup, organisateur ou désorganisateur. L’après-coup contribue, pour beaucoup, au destin de la potentialité traumatique de la naissance dans l’appareil psychique familial car le temps périnatal est fécond en réminiscences, celles qui surgissent du passé, celles qui commencent à germer dans l’actuel et qui, peut- être, se feront jour dans le futur. Ainsi, l’histoire n’est jamais déjà écrite, elle est en perpétuel remaniement, y compris à la faveur du traitement psychique qui va pouvoir s’instaurer, au cours ou au décours, plus ou moins lointain, de la crise.
En ce sens, l’instauration de tout dispositif de traitement psychique, quelle qu’en soit la configuration technique, est l’occasion d’une reviviscence des expériences psychiques qui ont eu lieu pendant cette période périnatale, laquelle a vu apparaitre un nouvel être, inédit, c’est la naissance, et un nouvel état de la culture familiale générationnelle, c’est la renaissance. Ces transformations affectent trois domaines (Kaës, 2015, p. 82, figure 6.1, “La conjonction interactive entre trois espaces psychiques”), l’intrapsychique de chacun des sujets de la famille, leurs liens intersubjectaux et la groupalité psychique familiale, trois registres sur lesquels l’attention aura à se déployer au rythme des séances. Les temps premiers, et aussi chaque nouvelle étape du traitement psychique, constituent donc une période particulièrement propice aux réminiscences, pour le meilleur et pour le pire. Toute crise, en effet, n’est pas traumatique. En ce sens, la naissance n’est pas, en ellemême, traumatique. Il faut penser la naissance ordinaire, une naissance en tant qu’épreuve existentielle indexée d’une potentialité traumatique. Celle-ci peut s’actualiser sous une forme modérée, en névrose traumatique, ou sous une forme sévère, en catastrophe, celle que je vais évoquer plus avant.
Par convention, je réserverai le terme de catastrophe familiale à cette forme grave du traumatisme où la douleur du changement affecte l’ensemble des sujets du groupe famille et génère une cascade de solutions défensives qui tendent à se transmettre au fil des générations. Toutes cherchent à combattre le climat de mélancolie froide, cryptée, consécutif à la catastrophe, toutes génèrent un accroissement de celui-ci.
Les évènements susceptibles d’être considérés comme une catastrophe psychique familiale sont d’une grande diversité, des plus bruyants aux plus silencieux, des plus collectifs aux plus intimes. La condensation, voire la confusion vie-mort, animé-inanimé est au cœur de l’expérience de catastrophe, de la difficulté de sa perlaboration, au cœur de la construction de solutions défensives nécessaires mais aliénantes, au cœur de son retour dans le traitement psychique, individuel, familial ou groupal. Le problème est que, le plus souvent, la catastrophe a fait l’objet d’un tel ensemble de formes de travail du négatif, individuelles et collectives, que sa perlaboration, dans la rencontre transférentielle, va cheminer longtemps dans le brouillard.
Brouillards
L’expérience de la catastrophe n’est transformable que par la médiation des réminiscences qu’elle induit dans la rencontre, au sein d’un dispositif analysant où l’analyste, le thérapeute, quel que soit le format technique du traitement psychique mis en place (avec une personne, un couple, une famille, un groupe), est exposé à des mouvements émotionnels et fantasmatiques d’une grande intensité, à des agirs personnels, à des expressions du corps propre qui échappent pendant un certain temps à son entendement. L’analyste subit tout d’abord les effets du transfert-exportation-dépôt en lui des affects de détresse-désaide non métabolisées jusqu’alors, ou si peu. Il chemine dans le brouillard en trébuchant, il voue aux gémonies, plus que de coutume, le sujet, le groupe famille et ce métier impossible. De tels éprouvés, mal-être, désarroi, impuissance, confusion, sont tout d’abord ni qualifiables, ni repérables comme contre-transférentiels. L’analyste, incapable alors de faire émerger des éléments de mise en sens et en histoire, se sent gagné par la “tentation de Venise” du refus d’identification, d’investissement et de connaissance. D’ailleurs, à quoi bon tout ça! Tel Bartleby, le héros insolite du nouvel éponyme de Hermann Melville (1853), il pourrait se répéter cette phrase énigmatique, réputée intraduisible: “I would prefer not to!”, “Je préfèrerais ne pas, j’aimerais mieux pas!”. Un tel discours intérieur produit en soi honte, angoisse et culpabilité jusqu’au moment où l’analyste commence, souvent avec l’aide d’un tiers, à pouvoir se formuler que de tels éprouvés inanitaires sont le fruit d’un “transfert négativiste”: «Le clinicien méconnait qu’il s’engage dans un contretransfert négativiste, lequel lui fait désinvestir les liens d’identification et de connaissance qui avaient commencé de se construire» (Carel, 2016, p. 31). L’analyste entre alors dans la dynamique du travail du négatif. Il émerge peu à peu du brouillard négativiste, il peut se formuler que son négativisme est en résonnance avec celui du sujet et du groupe famille. Ceux-ci ont dû procéder à une projection évacuatrice de leurs éprouvés de détresse-désaide, une détresse sans recours, sans objet secourable, une détresse qui a coupé les ponts avec l’autre, autrefois et maintenant, dans le temps des commencements du traitement psychique. L’analyste devient accessible au fait que le contretransfert négativiste, énigmatique et douloureux, est le fondement du partage des affects et de leur reconnaissance, mutuelle, dans l’asymétrie du lien. Le passage obligé par le contretransfert négativiste prend valeur de réminiscence, pour le compte d’un autre, des expériences de catastrophe et des défenses qu’elles ont nécessitées. Le travail du négatif peut commencer car quelqu’un est là, l’analyste, qui, restauré dans son empathie et sa capacité de prendre soin du patient en détresse-désaide, est davantage en mesure de perlaborer, en soi même tout d’abord, les formes de négativité inhérentes à la catastrophe. Mais quelle catastrophe?
Sans histoire
Le plus souvent le sujet, le groupe famille se présente sans histoire: en séance, dans les débuts de la thérapie, le thérapeute se heurte au non-sens et au sans-histoire, il est gagné à son tour par le transfert négativiste jusqu’au moment où il fait l’hypothèse que le sanshistoire a une histoire, celle de l’effacement des traces d’une histoire traumatique que les entretiens familiaux pourraient faire advenir, grâce à quoi le transfert du négatif peut s’instaurer (Carel, 2018). D’autres fois, moins que des fragments d’histoire ne soient sont évoqués en passant, sans affect, sans scénarisation, sans contextualisation, sur le mode opératoire dit-on. Souvent, ils disparaissent aussitôt de la mémoire du thérapeute pour réapparaitre bien plus tard dans le tissu co-associatif. Ce tempo mémoriel serait-il regrettable? N’est-il pas plutôt la condition d’une historisation tempérée? Car la précipitation du patient à fournir un récit, en général répétitif, de la catastrophe, corrélée à l’attention trop soutenue et vigilante de l’analyste donne à la narration la valeur d’une réactualisation quasi hallucinatoire du trauma et non d’une symbolisation. La curiosité, sous tendue par la séduction exercée par le trauma, est ressentie par le sujet, le groupe famille comme une pénétration intrusive de son espace intime, comme une emprise sans égard pour sa souffrance narcissique, nécessitant alors une déliaison intersubjectale. Celle-ci est projectivement attribuée à l’analyste devenu cause du ressenti de laissétombé.
Ce “sans histoire” est donc de bon aloi dans le contexte économique des réminiscences de la catastrophe dans la cure, même s’il confine parfois à un négationnisme farouche. Cependant, il comporte un risque, coté analyste, celui de lui faire méconnaitre que ce “sans histoire” a une histoire, celle de l’effacement des traces de l’histoire par des formes de négativité individuelle et collective où dominent le déni et le clivage. De même, l’analyste peut être tenté de considérer les formations défensives rencontrées comme seulement structurelles et non comme aussi historielles, c’est-à-dire générées par les contraintes défensives de la catastrophe. Le regard porté par l’analyste sur la défense en question sera alors infiltré excessivement par un point de vue moral réprobateur, surtout quand il s’agit de celles que j’ai réunies en trilogie, la paradoxalité, la perversion narcissique et l’incestualité. Il faut reconnaitre que, dans certaines familles, d’une génération à l’autre, “on” s’est employé, sur le mode inconscient, à sécréter du secret, à encrypter les traces mnésiques de la catastrophe, à défaire les ébauches associatives qui pourraient y conduire, toutes précautions qui se répètent en séance et mettent à rude épreuve la bienveillance du thérapeute.
L’historisation dans le traitement psychique n’est pourtant pas obsolète, mais elle portera tout d’abord sur l’histoire des liens au sein de la cure, une fois que la sécurité émotionnelle et narcissique aura été suffisamment établie. Ensuite seulement, l’histoire du sujet, de la famille pourra se mettre en œuvre.
La prise en considération de l’expérience de la catastrophe se heurte donc à de nombreux obstacles lorsqu’il s’agit de saisir la complexité des turbulences psychiques et des solutions défensives auxquelles elle donne lieu.
Dans l’espoir d’éclairer cette complexité, je propose de faire appel maintenant aux données clinico-théoriques concernant ce que j’ai nommé la «traumatose périnatale» (Carel, 1997, pp. 83-86), que l’approche psychanalytique du familial a permis de faire émerger et qui constitue un modèle utile à la compréhension métapsychologique du devenir de l’expérience de catastrophe.
La traumatose périnatale
Je vais résumer ces données en me focalisant sur la problématique de la condensationconfusion de la vie et de la mort, dans le temps périnatal et sur les réminiscences qui s’y font jour. On peut considérer en effet que cette problématique est présente, au-delà du périnatal, dans toute catastrophe, individuelle et/ou collective, au sens où la vie, la vitalité psychique coïncide subitement ou à petit feu, avec la mort, la mortification.
La traumatose périnatale peut survenir dans le contexte précis d’une coïncidence temporelle manifeste entre, par exemple, le décès d’un proche et la naissance d’un enfant dont le parent est en état de vulnérabilité psychique. D’autres fois, la perte d’objet narcissique, survenue dans la vie du parent du bébé, est beaucoup plus lointaine dans l’histoire infantile ou générationnelle. Mais elle fait réminiscence car la douleur de la perte a été traitée par un déni familial puissant et durable, obérant la mise en œuvre du travail de deuil. D’autres fois encore, la perte d’objet se perd dans la nuit des temps et des mises au secret, et ne pourra jamais qu’être inférée par une construction, surtout si cette perte est de l’ordre, non tant de la mort que de la perte des valeurs et des idéaux. L’atteinte de la communauté d’appartenance est, bien sûr, une circonstance aggravante car elle prive le sujet, le groupe famille de ses “garants métapsychiques”: «J’ai introduit les concepts de cadre et de garants métasociaux et métapsychiques et j’ai mis au centre de cette analyse la formation transversale des alliances inconscientes» (Kaës, 2012, p. 99). L’élément processuel commun à cette diversité de circonstances est l’identification que l’inconscient parental (et pas seulement celui de la mère) effectue sur le mode isomorphique (sans différence) entre le bébé à venir ou déjà né et telle imago, récente ou ancestrale, figurant la mort, la mortification. Dès lors, la vitalité pulsionnelle libidinale, créative de liens tend à se confusionner avec la pulsionnalité destructive de liens. Corrélativement, le bébé devient le “représentant-incarnation” de l’imago ancestrale meurtrielle. «Ce représentant a la particularité de se situer, non pas sur la scène de la pensée inconsciente ou fantasmatique, ou bien encore du mythe, mais sur celle de la réalité du comportement, comme une image de la vie onirique qui prendrait corps» (Pigott, 1999, p. 82) de l’imago ancestrale meurtrielle.
Dans la situation de naissance normale-ordinaire, le nouveau-né est, au regard des parents et du groupe famille, à la fois semblable et différent, familier et étranger, moi et non moi. Il prend donc le statut d’un objet transitionnel appelé à devenir un objet-autre sujet dans le groupe, source de co-narcissisation. La conflictualité soi-autre, parent-enfant, inhérente à la croissance, est alors régulée par le surmoi-idéal du moi post-œdipien bienveillant qui régule les processus de liaison-déliaison.
Dans la traumatose périnatale, l’imago du bébé-ancêtre négativiste est source d’une inquiétante étrangeté, plus encore il est source d’effroi, il acquiert le statut d’un autre, antagoniste du moi parental et du nous familial.
La catastrophe génère donc une confusion entre libido et destructivité (qui n’est pas leur intrication) ainsi qu’un antagonisme radical soi-autre, double changement qui altère en profondeur tout l’équilibre métapsychologique des liens premiers.
Dans l’inconscient parental, la scène originaire prend la forme de “un bébé tue un parent”. Par généralisation, tout autre devient une menace pour le soi. La rythmicité liaison-déliaison, intra et interpsychique est entravée. La pulsionnalité manque à se transformer dans le trajet entre soi et l’autre. L’alternance de l’être ensemble et de l’être séparé se heurte à des obstacles insurmontables. Une solution à cette douleur dans le lien est la désaffiliation, le désengendrement, plus fréquent, sur le mode cryptique, qu’il n’y parait. L’enfant et le groupe famille paraissent alors protégés de l’effroi réciproque, mais c’est au prix d’un contre-investissement pulsionnel qui fait le lit de l’«évitement relationnel dysharmonique» (Carel, 2000, p. 378) dès le temps des liens premiers.
Il est très important, pour la qualité du contretransfert, de théoriser cette dynamique, non comme l’effet d’une haine générée par une destructivité “structurelle” du parent, mais comme un empêchement à déployer, sous l’effet du retour des éprouvés de catastrophe, l’ambivalence bien tempérée amour-haine, pourtant potentiellement réanimable. Un très bref exemple clinique l’illustre. Une femme donne naissance à des jumelles. L’une reste trois mois en néonatologie entre la vie et la mort puis revient dans sa famille avec un handicap moteur. Le lien mère-bébé et le développement psychique du bébé sont d’excellente facture. L’autre rentre chez elle quelques jours après la naissance, sans dommage aucun. Le lien devient très évitant et le développement de l’enfant durablement dysharmonique. Comment comprendre cette concomitance temporelle de deux états si contrastés? La thérapie mère-bébé fera émerger un double scénario fantasmatique maternel: la jumelle saine a endommagé sa sœur in utero; son agressivité est en résonnance avec des souvenirs d’hostilité coupable au cours de conflits douloureux autrefois entre la mère et sa propre mère. De ce fait, la mère avait dû contre-investir sa dynamique pulsionnelle, et donc sa tendresse vis-à-vis de ce bébé, alors qu’elle se montrait, dans le même temps, très compétente avec sa sœur jumelle. Le travail associatif autour de ces matériaux psychiques lui permit, à son grand bonheur, de prodiguer la même qualité de soins à ses deux fillettes qui, dès lors, eurent une évolution très semblable.
Cascade de dénis
Une évolution favorable est longue à obtenir dans les situations cliniques marquées par des éprouvés de catastrophe beaucoup plus intenses que dans la clinique évoquée. En effet la souffrance générée par ceux-ci dans les liens premiers, comme plus tard en séance, nécessite la mise en place de plusieurs lignes défensives. La première est intrapsychique: le déni et le clivage tendent à rendre inadvenus les matériaux que l’associativité pourrait remettre en contact avec le noyau douloureux agonistique, mais cela ne suffit pas. La seconde est interpsychique: la projection-exportation dans un autre appareil psychique de ce qui continue à déborder les capacités du sujet. Cette mise hors de soi n’est pas seulement une évacuation, elle est aussi, potentiellement, une forme du lien à l’autre à qui est confié la tâche de métaboliser, en fonction alpha, l’extrême pulsionnel, en trop ou en trop peu, source d’excitation persécutoire. Cependant, l’autre sujet, devenu pour le soi un antagoniste, est tenu en méfiance, d’autant qu’il est lui aussi affecté par le déni. Dès lors, le trajet pulsionnel ne peut se déployer. Le dénié-projeté parait être évacué et perdu. En fait, il tend à faire retour en boomerang à l’envoyeur, le sujet en détresse, chargé, en plus, de la détresse de l’autre. Un boucle amplificatrice s’installe, d’où la nécessité d’une troisième ligne, nommée “verrouillage” par PaulClaude Racamier (1992): «Le verrou vise à parachever la défense opérée par le déni; il contribue dons à camoufler ce déni et à le rendre lui-même méconnaissable» (p. 252). Cette défense est destinée à empêcher le retour du dénié-projeté. Il s’agit cette fois de perpétuer le déni de la valeur de l’autre, valeur qui pourrait se réanimer dans le lien, j’en re parlerai plus avant.
Il résulte de cette cascade de dénis une désobjectalisation, plus encore une “désintersubjectalisation” (Carel, 2006) qui, si elle protège quelque peu de l’intensité douloureuse, présente l’inconvénient majeur de geler de grandes quantités pulsionnelles et d’accentuer le fond de “mélancolie froide” post-catastrophe. Le sujet, le groupe famille est en position existentielle de dilemme: il doit, en quelque sorte, investir et désinvestir, en simultané, faire lien hors lien. C’est dans ce contexte que se met en place ce que j’ai appelé la “trilogie défensive”, paradoxalité fermée, perversion narcissique, incestualité (Carel, 2016, p. 38). J’ai en perspective ici, moins de développer chacun de ces trois ensembles, dont la clinique et la théorie doivent tant à Paul-Claude Racamier (1992; 1995), que d’argumenter leur solidarité processuelle défensive dans la groupalité interne du sujet singulier et dans l’appareil psychique du groupement familial.
Paradoxalité fermée
La paradoxalité dite fermée, aliénante, est opposée, selon un continuum, à la paradoxalité ouverte, transitionnelle. Elle peut être considérée, dans son fond défensif, comme une tentative d’accomplissement de deux projets corrélés: d’une part, surmonter l’antagonisme soi-autre et la confusion libido-destructivité; d’autre part, réconcilier les besoins et désirs complémentaires, fondateurs de la subjectivation dans le lien, être ensemble et séparé, semblable et différent.
Car les petites différences sont, en économie psychique tempérée, source de satisfaction narcissique puisqu’elles permettent au sujet de se représenter comme un être différent, original et comme semblable, donc reconnaissable par l’autre.
Lorsque la catastrophe a fait de l’autre un antagoniste de soi, les “petites” différences deviennent grandes et antinarcissiques car elles sont interprétées en soi comme un signal de destructivité par l’autre. L’altérité et le changement, même s’ils sont présupposés bienfaisants, comme lors de la mise en place du traitement psychique, ne manquent jamais de réactualiser cette menace.
Je vais, pour essayer de comprendre la “tentative d’accomplissement” dont je viens de faire l’hypothèse, observer de près ce qui se passe dans le lien paradoxal fermé parentbébé (Carel, 2000, pp. 381-382). Le parent souffre de ne pas pouvoir instaurer le dynamisme rythmique de la succession temporelle liaison-déliaison, présence-absence, amour-hostilité qui promeut la tendresse et la fermeté dans l’ordinaire des liens. En lieu et place, il développe un autre type de lien au cours duquel il va, en simultané, cette précision séméiologique est capitale, de rapprocher et d’éloigner de soi le bébé, par un geste, un regard, une écoute. Cette conduite, un double message, de type “vas-t-enreviens”, se rencontre à vrai dire dans le lien ordinaire et ne devient aliénant que sous certaines conditions que l’on rencontre en régime catastrophé. Le double message intense, répété et la conflictualité radicale sont irreprésentables pendant longtemps. Le double message devient alors double contrainte. Celle-ci s’impose au bébé qui en ressent un grand désarroi car lui, moins encore que l’adulte, ne peut “analyser” une telle contradiction. Il va bien vite s’identifier à l’agresseur qu’est devenu le parent et développer sa propre conduite paradoxale. Les conditions sont réunies pour que la paradoxalité aliénante devienne une modalité prévalente du lien, en inter et en intrapsychique. Sur la base des conduites initiales, elle va se déployer ensuite dans la pensée et le langage, comme Bateson (1956) l’a découvert avant que Racamier (1973) et Anzieu (1975) n’en reprennent l’étude du point de vue psychanalytique.
La double contrainte, caractéristique de la paradoxalité fermée, contient donc, en agir et en faire-agir, une contradiction qui parait irréductible car scellée, non seulement par un interdit de penser la contradiction sous peine de représailles, comme on le dit volontiers, mais aussi et surtout par ce qu’elle est l’indice de la catastrophe déniée. Je mets donc l’accent, sur le fait que la paradoxalité actuelle a valeur de réminiscence, dans la vie et dans la cure, des conditions existentielles qui ont présidé à son émergence en tant que formation défensive et qu’elle est potentiellement historisable.
Cependant, l’historisation se heurte à un obstacle de taille. En régime paradoxal, la temporalité subjective est figée ou précipitée, le temps qui passe entre la naissance et le décès parait aboli, ou réinventé par le fantasme d’auto-engendrement. Il en résulte le “sans histoire” déjà présenté.
L’analyste renoue avec l’historisation lorsqu’il parvient à prendre conscience, par l’analyse du contretransfert paradoxal (Anzieu, 1975), des troubles de l’éprouver, notamment la rage narcissique, et du penser qu’il subit à son tour.
La paradoxalité fermée perpétue, au bout du compte, l’antagonisme soi-autre qu’elle tentait de surmonter. L’autre et le groupe des autres continuent de constituer une menace narcissique. La mélancolie froide, cryptée, post catastrophe s’avère renforcée par la défense en paradoxalité qui était censée la réduire. C’est la raison pour laquelle la perversion narcissique doit venir apporter son concours au système défensif.
Perversion narcissique
La perversion narcissique tente de contribuer à la sauvegarde narcissique face au danger représenté par l’autre, en organisant un ensemble de dénis concernant, à des degrés variables, son existence, son origine, son autonomie, sa valeur. L’autre ne doit plus être un autre sujet, il devient un “ustensile” ou un “objet-fétiche”, selon le terme proposé par Paul-Claude Racamier (1992, pp. 244-247). Sa disqualification vise à réduire sa dangerosité. Les procédures en sont diverses, mais toutes sont du registre de l’agir et du faire agir, y compris verbal: séduction voire abus narcissique, idéalisation outrancière, déni des différences, confusion du vrai, du faux et du faire semblant, intimidation voire terrorisme sournois, dénigrement harcelant, etc. L’autre en vient à se ressentir comme inapte à reconnaitre ce à quoi il est assujetti, comme coupable de ce dont il est innocent, comme complice de la prédation narcissique qui lui est imposée, et ce, d’autant plus qu’il est en position de dépendance de par son âge, son statut, sa vulnérabilité.
De telles procédures ont une propension particulière à fleurir en institution lorsque celleci traverse une crise qui la met en résonance avec la problématique de la confusion naissance-décès, vie-mort, liée à sa propre histoire, à celle de ses membres et à celle de ses usagers.
La reconnaissance, par l’analyste, de telles opérations défensives est malaisée car son appareil à symboliser est là aussi entravé. Son empathie, sa rêverie, son jeu identicatoire, sa réflexivité, bref tout l’ordinaire de son fonctionnement mental en séance, n’a plus cours que difficilement. Ce passage obligé par la désubjectivation est pourtant le moment fécond, j’y reviens, d’un rebond de l’intersubjectalisation, dans la mesure où il vaut partage et donc reconnaissance mutuelle asymétrique de la réalité des épreuves traversées par les uns et par les autres.
La perversion narcissique, recrutée pour traiter la menace supposée exercée par l’autre, croit y parvenir en disqualifiant celui-ci, mais elle a des effets secondaires redoutables. L’autre ne peut plus être le prochain secourable avec lequel se noue un pacte de conarcissisation. En disqualifiant l’autre, le sujet ignore scier la branche sur laquelle il est assis, il se prive des ressources pulsionnelles de l’autre et du groupe famille. Il croyait triompher mais il augmente sa mélancolie froide et son désarroi intime. D’où la nécessité de la troisième composante de la trilogie défensive, l’incestualité.
Incestualité
On se rappelle que l’incestualité se définit, à la suite des travaux de Paul-Claude Racamier (1995), comme un ensemble de comportements et d’agirs qui peuvent être considérés comme des équivalents d’inceste sans le passage à l’acte sexuel. L’incestualité est à différencier aussi du registre du fantasme incestueux dont le refoulement dans l’inconscient s’est effectué par l’action psychique du surmoi-idéal du moi de qualité post œdipienne qui régule la pulsionnalité. Dans l’incestualité, le surmoi est devenu malveillant, anticroissance du moi et du lien, d’où le néologisme forgé par Racamier de «surantimoi» (1995, pp. 56-57). Corrélativement, l’idéal du moi est devenu extrémiste, grandiose et/ou nihiliste, contribuant à son tour à la dérive de l’enfant-roi en enfant-tyran, figuré par le personnage shakespearien de Richard III (Carel, 2002, pp. 34-35).
Les agirs incestuels, associés à la disqualification des fantasmes, me paraissent, dans ce contexte, remplir la fonction de suppléer aux défaillances, par excès ou par défaut, de la pulsionnalité libidinale et agressive en instaurant un régime prévalent de co-excitation pseudo pulsionnelle. Elle est pseudo car en fait elle est anti libidinale, anti liens de tendresse et anti séparation. Cette co-excitation mime le sexuel et promeut en sourdine une destructivité déliée.
Là encore, la solution défensive incestuelle échoue à réduire la souffrance narcissique du sujet et du groupe, elle accroit le risque de la répétition des éprouvés de catastrophe et donc la mélancolie. Mais elle est difficile à endiguer car elle procure des formes de satisfaction perverse très résistantes au changement.
L’incestualité peut générer un contretransfert de complaisance, en complicité de déni de la violence qu’elle met en œuvre. A l’inverse, en formation réactionnelle, un contretransfert de condamnation globale moralisante de la personne incestualisante se déploie. Il est éloigné, en fait, d’une action surmoïque appropriée. Celle-ci consiste à ne pas cautionner, par abstention, l’agir incestuel qui survient en séance, et à énoncer un “non” explicite, ferme et tranquille, sans blesser le narcissisme. Une telle intervention est alors entendue, en dépit de la protestation plus ou moins bruyante, comme une offre surmoïque bienveillante qui renforce le moi du sujet et du groupe famille.
Trilogie défensive: traits en communs
Les trois composantes de la trilogie défensive ont un certain nombre de traits en commun. Elles mettent en avant un “sans histoire” qui prendra peu à peu valeur de réminiscence des conditions initiales de l’effacement, par le déni individuel et collectif, des traces de la catastrophe.
Elles génèrent des effets contre-transférentiels négativistes puissants qui font méconnaitre longtemps la nature de ce qui se répète en séance et qui sont pourtant le fondement de la transformation des éprouvés agonistiques.
Elles produisent des atteintes sophistiquées de l’éprouver, du penser et de l’intersubjectalisation.
Elles nécessitent un travail attentif portant sur le clivage du surmoi-idéal du moi, entre ses deux polarités, bienveillance et malveillance. En effet la catastrophe est toujours interprétée, en dépit du fait que l’aléatoire préside, pour l’essentiel, à sa survenue, comme le fruit d’une intentionnalité et d’un abandon par les puissances tutélaires extérieures et intérieures, c’est à dire par le surmoi bienveillant et par l’idéal du moi tempéré dont la place, devenue vacante, est aussitôt occupée par le surantimoi et l’idéal du moi extrémiste, d’où l’intensité de la honte et de la culpabilité, sur le mode primaire, en tout ou rien. C’est dire l’importance des interventions d’“offre surmoïque” à valeur contenante pour réguler les débordements pulsionnels et le grand intérêt de faire porter le travail d’historisation sur les formes du surmoi dans la cure, puisqu’elles commémorent les évènements psychiques dont elles ont été contemporaines.
Conclusion
L’approche psychanalytique du familial a permis d’approfondir la connaissance des processus défensifs nécessités par la survenue de l’expérience de catastrophe et de ses réminiscences, dans la vie et dans la cure. Tous ces processus visent à surmonter la mélancolie cryptée consécutive à la perte d’objet et de valeur, cependant tous l’aggravent. Elle a permis aussi de mieux se représenter l’articulation de l’intrapsychique, de l’intersubjectivité et du groupal familial et de valider des modifications de dispositif analysant qui, autrefois, auraient été considérés comme transgressifs alors qu’ils sont simplement hors normes antécédentes.
Enfin, ces gains clinico-théoriques ne doivent pas faire méconnaitre les limites que nous rencontrons pour transformer suffisamment rapidement une configuration familiale alors que la souffrance du très jeune enfant obère si vite ses chances de développement.
Il faut savoir renoncer à bon escient à la transformation de la famille au profit d’une solution de substitution, car la thérapie familiale peut masquer la perpétuation de graves dysfonctionnements, à l’abri du déni en commun. Il faut apprendre à renoncer à nos velléités d’omnipotence réactivées par les familles en détresse-désaide. La trop intense souffrance de la perte et les entraves au travail de deuil étaient le motif de la mise en place du traitement psychique. Le renoncement endeuillant à celui-ci, aux idéaux qu’il porte, de la part du thérapeute, peut se présenter comme l’ultime manière de sauvegarder l’essentiel: des liens de famille, ailleurs, autrement, au service de la croissance psychique de chacun.
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