REVIEW N° 31 | YEAR 2024 / 2
Summary
Texture of the family’s psychic envelope and adjustments to the therapeutic framework in the care of adolescents in private practice: between interactions and interdependence
In this article, I reflect on the interactions between the texture of the psychic envelope of the family group and the therapeutic framework in the care of an adolescent in private practice. I argue that the texture of the psychic envelope of the family group evolves over the course of the first stages of a clinical encounter and that its consistency conditions the possibilities of developing an adapted therapeutic framework in the individual care of the adolescent. More specifically, I hypothesize that during the first stages of the clinical encounter of an adolescent and his family, projective movements are important, leading to a partial and transitory oscillation of the family psychic envelope, between disintegration and integration. The emergence of these integrative movements constitutes a necessary preliminary step towards the use of role play in particular as a development of the therapeutic framework by the clinician and its safe use by the adolescent in individual sessions.
Keywords: Psychic envelope, therapeutic framework, family, group, adolescence.
Résumé
Texture de l’enveloppe psychique de la famille et aménagements du cadre thérapeutique dans la prise en charge de l’adolescent en cabinet libéral : entre interactions et interdépendance
Je propose dans cet article une réflexion sur les interactions entre la texture de l’enveloppe psychique du groupe familial et le cadre thérapeutique dans la prise en charge d’un adolescent en cabinet libéral. Je soutiens que la texture de l’enveloppe psychique du groupe familial évolue au fur et à mesure des premiers temps d’une rencontre clinique et que sa consistance conditionne les possibilités d’aménagements d’un cadre thérapeutique adapté dans la prise en charge individuelle de l’adolescent. Plus spécifiquement, je fais l’hypothèse que, lors des premiers temps de la rencontre clinique d’un adolescent et de sa famille, les mouvements projectifs sont importants, conduisant à une oscillation partielle et transitoire de la texture l’enveloppe psychique familiale, entre désintégration et intégration. L’émergence de ces mouvements d’intégration constitue une première étape nécessaire pour le recours notamment au jeu de rôles en tant qu’aménagement du cadre thérapeutique par le clinicien et son utilisation sécure par l’adolescent en séance individuelle.
Mots-clés : Enveloppe psychique, cadre thérapeutique, famille, groupe, adolescence.
Resumen
Textura de la envoltura psíquica familiar y ajustes del encuadre terapéutico en la atención a adolescentes en la práctica privada: entre interacciones e interdependencia
En este artículo propongo una reflexión sobre las interacciones entre la textura de la envoltura psicológica del grupo familiar y el marco terapéutico en el cuidado de un adolescente en una práctica privada. Sostengo que la textura de la envoltura psicológica del grupo familiar evoluciona progresivamente a lo largo de las primeras etapas de un encuentro clínico y que su consistencia condiciona las posibilidades de desarrollar un marco terapéutico adaptado en el cuidado individual del adolescente. Más específicamente, planteo la hipótesis de que durante las primeras etapas del encuentro clínico entre un adolescente y su familia, los movimientos proyectivos son importantes, conduciendo a una oscilación parcial y transitoria de la textura de la envoltura psíquica familiar, entre desintegración e integración. El surgimiento de estos movimientos de integración constituye un primer paso necesario para el uso del juego de roles, en particular como una disposición del marco terapéutico por parte del clínico y su uso seguro por parte del adolescente en sesiones individuales.
Palabras clave: Envoltura psíquica, marco terapéutico, familia, grupo, adolescencia.
ARTICLE
Introduction
Je propose d’aborder dans cet article la question de l’évolution de la texture de l’enveloppe psychique de la famille en tant que groupe primaire (Anzieu, 1968) dans les premiers temps du suivi psychothérapeutique d’un adolescent en cabinet libéral. Je choisis de traiter ici des effets de cette texture sur les aménagements du cadre thérapeutique de la prise en charge du sujet adolescent et la façon dont le clinicien peut s’en saisir pour permettre une relance de la pensée dans cette configuration de liens.
Ainsi, j’ai pu observer que, lors des premiers temps de la rencontre clinique d’un adolescent et de sa famille en cabinet libéral, de nouveaux organisateurs psychiques inconscients (Anzieu, 1975) tels que l’enveloppe psychique groupale se mobilisent, formant le lit d’une mise en chantier topologique de l’espace clinique. Ainsi, une nouvelle dialectique des champs de rencontre potentiels, intermédiaires, transitionnels et transitoires s’organise, donnant l’occasion au clinicien d’opérer des aménagements dans son cadre thérapeutique, comme l’introduction de médiations spécifiques. Dans cette perspective, je fais l’hypothèse générale que la texture de l’enveloppe psychique du groupe familial évolue au fur et à mesure des premiers temps d’une rencontre clinique et que sa consistance conditionne les possibilités d’aménagements d’un cadre thérapeutique adapté dans la prise en charge individuelle de l’adolescent. Plus spécifiquement, je propose que :
– Lors des premiers temps de la rencontre clinique d’un adolescent et de sa famille, les mouvements projectifs sont importants, conduisant à une oscillation partielle et
transitoire de l’enveloppe psychique familiale, entre désintégration et intégration – Les mouvements d’intégration de l’enveloppe psychique du groupe familial constituent une première étape nécessaire pour le recours au jeu de rôles en tant qu’aménagement du cadre thérapeutique par le clinicien et son utilisation sécure par l’adolescent en séance individuelle.
Pour étayer mes propos, je vais revenir sur quelques éléments théoriques concernant les notions de cadre thérapeutique, d’enveloppe psychique groupale et de jeu de rôles. Dans un second temps, j’illustrerai ce que j’avance à partir du suivi individuel d’une adolescente et de sa famille.
Retour sur la notion de cadre thérapeutique
Le mot “cadre” provient du latin quadrum et signifie carré. Il peut s’agir de l’ensemble d’un châssis qui entoure un objet à exposer ou à tenir, ou de l’ensemble des gradés d’une troupe militaire. En tauromachie, le mot “cadre” renvoie à l’immobilisation de l’animal par l’ensemble de passes avant de l’estoquer. Le terme de cadre est avant tout un moyen pour atteindre un objectif plaçant au centre des enjeux interactionnels l’ordre et la maîtrise. Dans cette perspective, le cadre thérapeutique s’appréhende dans le mouvement et la dualité : il se caractérise par ce qu’il est, mais aussi parce qu’il permet de faire.
Winnicott (1971) utilise le terme de setting pour définir le cadre et renvoie à l’ensemble de tous les détails concernant la conduite du clinicien et des aménagements du dispositif. Le cadre conduit à la création d’une aire intermédiaire où le patient et l’analyste vont se rencontrer. Le cadre thérapeutique peut s’envisager également dans une dimension polysémique. En effet, Green (1995) envisage le cadre comme formé de deux parties, une partie matricielle composée du couple thérapeute/patient et une partie écrin qui va être le lieu du transfert, c’est-à-dire là où la rencontre va pouvoir être envisagée.
Bleger (1967) définit le cadre comme une institution au sein de laquelle se déploie l’ensemble des comportements. Ce cadre ne peut pas être perçu, selon lui, sauf lorsqu’il se modifie ou se casse, conduisant à une “angoisse catastrophique” (Fustier, 1993). Dit autrement, c’est l’implicite dont dépend l’explicite. À ce sujet, Bleger (1967) recourt aux termes de “monde fantôme” ou de “méta-comportement”. Ainsi, la construction du cadre thérapeutique se compose de constantes telles que les repères spatio-temporels, mais aussi les parties les plus primitives de la personnalité du patient et du clinicien.
Kaës (1979, 1994) met en exergue plusieurs fonctions du cadre: une fonction contenante qui permet de contenir les parties psychotiques de la personnalité (Bion, 1961), une fonction limite car le cadre garantit les limites psychiques du sujet ainsi que la construction d’une intériorité et d’une extériorité corporelles. Kaës met également en exergue une fonction symboligène du cadre, car condition de la pensée, et une fonction transitionnelle telle que Winnicott (1971) a défini cette notion.
J’ai proposé qu’en situation de groupe, le cadre thérapeutique revête plusieurs spécificités se situant entre transitionnalité, créativité et parts syncrétiques des personnalités des membres du groupe (Vollon et duchet, 2020). Le cadre thérapeutique, dans une configuration groupale, est le support de l’activité fantasmatique des participants, mettant en jeu la dynamique des frontières psychiques, l’assignation des places, la figuration des désirs, mais aussi l’économie pulsionnelle (Douarche, 2012). Par ailleurs, le cadre thérapeutique en situation de groupe est dépositaire de la sociabilité syncrétique de ses membres, c’est-à-dire l’immobilisation de l’individuation et de la non-relation (Bleger, 1989). Dès lors que le psychanalyste reçoit dans son cabinet un patient et sa famille, il s’agit d’une configuration groupale dont les parts syncrétiques de chacun des protagonistes vont conduire à l’aménagement d’un cadre thérapeutique singulier. Ce cadre thérapeutique, bien que centré sur le traitement du patient lui-même, inclura nécessairement des spécificités groupales, héritières des rencontres préalables avec le groupe familial, qu’elles soient ponctuelles ou régulières. Ce sont donc les aménagements de ce cadre qui, de mon point de vue, sont dépendants de la texture l’enveloppe psychique groupale de la famille lors des premiers temps de la rencontre clinique en cabinet libéral.
Retours sur la notion d’enveloppe psychique groupale
La notion d’enveloppe psychique groupale trouve ses origines épistémologiques dans les travaux d’Anzieu (1985) qui utilise, dans un premier temps, le terme de Moi-peau groupal et qu’il appréhende dans le cadre d’une illusion duelle (ou gémellaire) définit comme «le fantasme d’une peau commune à la mère et au bébé […]» (Anzieu, 1985, p. 239). Hormis l’hypothèse d’un fantasme gémellaire originaire, les apports relatifs aux spécificités du Moi-peau groupal sont épars, faisant de cette notion un champ d’études encore peu exploré. De fait, j’ai proposé d’envisager l’enveloppe psychique groupale comme une refonte de la notion de Moi-peau groupal, à l’instar du Moi-peau et de l’enveloppe psychique (Vollon et Gimenez, 2015).
Parallèlement, j’ai proposé que les fonctions de l’enveloppe psychique au niveau groupal, notamment celles qui ont un rôle particulier dans des situations d’intersubjectivité, puissent apporter de nouveaux éléments de compréhension sur la construction, les fonctions et le développement du Moi-peau groupal et donc de l’enveloppe psychique groupale (ibid.). Plus spécifiquement, j’ai proposé que l’émergence de l’enveloppe groupale soit due à un mécanisme de projection d’éléments appartenant aux enveloppes psychiques individuelles des membres du groupe sur le groupe lui-même (Vollon et Gimenez, 2022). Cette hypothèse s’appuie sur les travaux d’Anzieu (1987) et d’Houzel (1994) qui montrent l’existence possible d’une projection de l’enveloppe psychique du patient sur le cadre analytique (Houzel, 1994, p. 61). Parce que les membres du groupe projettent dans un premier temps des parties de leurs enveloppes respectives sur le groupe luimême, la formation progressive d’une structuration psychique groupale commune va pouvoir émerger entre mouvements d’intégration et de désintégration, comme Klein (1946) a pu les décrire dans la formation précoce du Moi.
Complémentairement, enfin d’expliquer la façon dont ces parties d’enveloppes psychiques individuelles se désolidarisent et sont mises en mouvement dans l’espace groupal, j’ai recours à ce que j’ai formalisé en 2015 comme le concept de porosité (Vollon, Gimenez et Bonnet, 2014). Je nomme porosité, un processus qui émerge dans des situations d’interactions rappelant les expériences précoces d’échanges, de mouvements de circulation entre la peau du bébé et celle de la mère. L’émergence de ce processus se manifeste par une modification de la texture des enveloppes psychiques individuelles qui perdent en pondérance et en intégrité.
Dans cette perspective, les premiers temps de la situation clinique de groupe en tant que nouvelle situation d’interactions intenses permettent l’augmentation de la porosité des enveloppes psychiques individuelles. Cette augmentation conduit au détachement de certaines parties des enveloppes individuelles, qui, rendues libres, pourront être projetées et progressivement s’agglomérer pour former l’enveloppe psychique groupale. C’est pourquoi je propose que lors des premiers temps de la rencontre clinique d’un adolescent et de sa famille les mouvements projectifs soient importants, conduisant à une oscillation partielle et transitoire de l’enveloppe psychique familiale, entre désintégration et intégration.
Quelques mots sur le jeu de rôles comme médiation
Mon approche de la pratique du jeu de rôles en cabinet libéral s’appuie sur les travaux de Moreno (1954), Kestemberg et Jeammet (1984), Kaës (1999), mais surtout Avron (1996). En effet, ma pratique du jeu de rôles en cabinet se rapproche de ce qu’Avron a pu définir comme le jeu psychodramatique en tant que mobilisation des conflits psychiques et qui fait appel à la fois aux tensions internes liées à l’organisation psychique individuelle et à la mise en lien des réactions conscientes et inconscientes entre les participants.
Je partage avec Avron l’idée que le jeu et le faire semblant ont l’avantage de condenser la création d’une histoire avec la mise en liaison des partenaires. Dans cette perspective, le travail thérapeutique touche spécifiquement les projections transférentielles et l’actualisation scénique à plusieurs (ibid., p. 42).
Ici, la pulsion d’interliaison va pouvoir se manifester à partir de la présence incarnée des individus (ibid., p. 106). Sa fonction est de permettre une première forme de liaison énergétique entre les individus, «soubassement du développement psychique par soutènement réciproque» (ibid., p. 106). Je pense que cette liaison énergétique est fondatrice dans la rencontre clinique entre l’adolescent et le clinicien et qu’elle constitue l’ébauche d’un maillage structurant à partir duquel des processus ayant attrait à la mise en pensée et à l’élaboration vont pouvoir se déployer que ce soit lors des séances avec l’adolescent seul ou avec sa famille.
Ainsi, je soutiens que les mouvements d’intégration de l’enveloppe psychique du groupe familial constituent une première étape nécessaire pour le recours au jeu de rôles en tant qu’aménagement du cadre thérapeutique par le clinicien et son utilisation sécure par l’adolescent en séance individuelle.
Illustration clinique
Quand je rencontre Chloé à mon cabinet, elle a 13 ans, elle est accompagnée de son père M. D. Il y a six mois, Chloé aurait fait une tentative de suicide en prenant des médicaments dans l’armoire à pharmacie et subirait depuis plusieurs années du harcèlement scolaire. Un suivi psychothérapeutique avait commencé avec une autre psychologue, mais elle est partie à la retraite. Pour autant, Chloé étant toujours en demande d’accompagnement, son père a pris rendez-vous avec moi.
Séance 1 : mouvements projectifs de fragments d’enveloppes individuelles et mouvements de désintégration de l’enveloppe psychique du groupe familial
Lors de la première séance, M. D. prend rapidement la parole et dit : “Chloé me ment beaucoup et ment aussi beaucoup à sa maman. Elle nous pousse à bout en permanence et remet toujours tout en question. Même sa tentative de suicide, je me suis demandé si c’était pas un mensonge pour attirer notre attention”. Le père est plutôt figé, relatant de façon très détachée, voire presque désabusée, les difficultés que son enfant traverse. Je le trouve dur avec sa fille et je ressens de l’agacement à son égard. Pendant ce temps, Chloé est immobile, comme en attente, et me regarde avec un vif intérêt. Elle a de grands yeux verts qui m’hypnotisent. Je me surprends à perdre le cours de ma pensée et à rester suspendue dans la contemplation de son visage que je trouve très doux et très beau. Je n’écoute plus du tout M. D. qui continue pourtant à se plaindre de son enfant.
Repérons dans les tout premiers temps de cette rencontre, l’expression de mouvements agressifs au-devant de la scène psychique de cette rencontre clinique. Ces mouvements viennent tant de la part de M. D. que de mon propre environnement interne. L’expression de ces motions agressives s’accompagne d’un mouvement de régression de mon côté puisque je tends à me couper d’une partie de la réalité au profit d’un mouvement dissociatif me conduisant à vivre une expérience presque esthétique via la contemplation du beau visage de Chloé. J’interprète ce mouvement comme l’expression de la modification de mon enveloppe psychique individuelle et donc le premier temps de la modification de l’enveloppe psychique de cette famille. J’apprends que les parents sont séparés depuis six ans et que Chloé est en garde alternée avec son frère Jules, de quatre ans son cadet. À l’issue de cette première rencontre, je propose d’organiser deux rendez-vous : un avec Chloé seule pour que nous puissions faire toutes les deux connaissance et un autre avec sa mère, son père et elle. M. D me dit : “Ça va pas être simple de trouver un créneau pour être tous ensemble, je suis maître de conférences et c’est compliqué les emplois du temps à l’université”. L’agacement fait place à un sentiment de sympathie et d’empathie à l’égard de ce collègue dont je me sens tout d’un coup très proche. Je hoche la tête en signe de compréhension. Je m’interroge sur ce revirement dans mes ressentis contre-transférentiels, mais je me demande surtout si son intervention n’est pas l’expression d’une résistance à cette rencontre familiale. Je m’interroge sur les raisons qui peuvent expliquer cette attitude défensive et me mets à fantasmer que la séparation n’a pas été simple entre ces deux parents.
Observons que ce deuxième temps de la rencontre se caractérise par l’émergence de mouvements projectifs. En effet, je repère que mes propres difficultés professionnelles viennent se télescoper dans mon écoute des propos de M. D. conduisant à une modification des mouvements contre-transférentiels: l’agacement laisse place à une identification projective permettant d’envisager M. D. comme une personne semblable à moi, confrontée au même environnement de travail que moi. Pour autant, j’interprète la résistance de M. D. à programmer une nouvelle rencontre, cette fois avec la mère de Chloé, comme l’expression d’une ébauche de mouvement de désintégration de l’enveloppe groupale de la famille. À peine formé, il n’est pas certain que ce groupe puisse de nouveau se tenir, laissant planer l’ombre d’un processus thérapeutique qui resterait à l’état d’inachevé.
Séance 2 : l’inhibition face à Chloé
La semaine suivante, je rencontre Chloé toute seule. Elle m’explique avec froideur ce qui se passe au collège: “C’est comme dans une ruche, il y a la reine et il y a les abeilles ouvrières qui lui tournent autour. C’est soit on est la reine, soit on fait partie de celles qui suivent. Ben, moi, comme je suis ni l’une ni les autres, donc je suis toute seule et les autres me détestent”. Je suis saisie par cette lecture chirurgicale de sa situation sociale. Parallèlement, je ressens un profond sentiment de tristesse et de solitude. Je lui dis: “Ça ne doit pas être facile tous les jours au collège…”. Je constate avec étonnement que Chloé se raidit sur son fauteuil et c’est avec un ton plutôt mécanique et les yeux dans le vague qu’elle change brusquement de sujet en m’expliquant ses hobbies, qu’elle écrit actuellement un roman et participe à plusieurs concours d’écriture. Elle me dit aussi qu’elle aime aller chez ses grands-parents, se glisser dans un grand châle et se mettre face à la fenêtre de sa chambre avec sa tisane pour écrire pendant de longues heures. Elle m’explique enfin qu’elle lit actuellement un livre qui explique que les hommes viennent de Mars et les filles de Vénus et qu’elle trouve ses camarades franchement immatures.
Repérons, durant ces échanges, que Chloé est très défensive face à l’expression de mes affects en tant que tentative d’appareillage psychique (Gimenez, 2010). J’interprète son changement de ton, de posture et de sujet comme une défense maniaque visant à me mettre à distance, mais également à mettre à distance des affects qui lui seraient particulièrement pénibles à éprouver.
Au sujet de ses parents, Chloé m’explique qu’elle se dispute beaucoup avec sa mère qu’elle trouve illogique: d’un côté, elle lui interdit tout un tas de choses, mais aussi les écrans, le téléphone, et en même temps elle fume des joints et passe des heures devant la télévision. Elle ne comprend pas bien pourquoi elle devrait, dans ce contexte, l’écouter. Je me surprends à ressentir progressivement de l’inhibition, mais aussi à être empêchée dans ma capacité de penser: si elle pense tout ça de sa mère, de ses camarades, qu’est-ce qu’elle pense des autres? Quelle lecture peut-elle bien avoir de notre rencontre? Je me dis qu’une adaptation de mon cadre thérapeutique avec l’introduction d’une médiation jeux de rôles pourrait être efficace pour permettre aux affects de circuler avec plus de fluidité, mais j’ai la sensation que cela pourrait être interprété par elle comme quelque chose de puéril, voire de ridicule.
Repérons qu’à ce stade de ma rencontre avec Chloé, l’inhibition, la sensation d’empêchement mais aussi la posture défensive colorent les échanges. J’interprète a posteriori ces éprouvés comme l’expression d’une absence de cadre interne et externe suffisamment étayant pour l’adolescente comme pour moi d’accueillir la régression de nos mouvements psychiques respectifs en toute sécurité. J’espère qu’une rencontre sera possible avec les parents de Chloé afin de me permettre de cheminer dans ma posture clinique et mes propositions thérapeutiques pour cette jeune patiente.
Séance 3: mouvements intégratifs de l’enveloppe psychique du groupe familial
Après plusieurs échanges téléphoniques, nous parvenons à trouver un créneau commun et quand je reçois Chloé, son père et sa mère Mme C, je suis saisie par le froid polaire entre les parents. M. D et Mme C.: ils ne se regardent pas et ne se parlent pas. Chloé est assise entre eux, les yeux rivés sur le sol qui semble étonnamment avoir, ce jour-là, un intérêt tout particulier pour elle. Je me dis que la séance va être longue et je me demande si, tout compte fait, c’était une bonne idée de tous les réunir dans la même pièce aujourd’hui.
À ce stade de la rencontre avec cette nouvelle configuration groupale, les mouvements de désintégration sont encore prédominants. Les postures de rejet entre les deux parents, le retrait de Chloé et mon impossibilité d’accueillir sereinement ce groupe dans mon cadre interne sont l’expression d’une mise en tension forte des fragments des enveloppes psychiques individuelles qui ne tendent clairement pas vers le rassemblement.
Quand je demande comment ça se passe avec Chloé en ce moment, Mme C. prend la parole en premier: “Je ne peux dire que ce qui se passe chez moi, je ne sais pas ce qui se passe chez son père. Nous ne communiquons pas, nous ne nous envoyons pas de messages. Nous nous organisons uniquement via un agenda partagé”. M. D. ne réagit pas et regarde dans le vide. Je porte malgré tout sur lui un regard soutenant et bienveillant pour l’inviter à prendre la parole, il dit: “Ben, chez moi c’est pareil. Chloé a tout ce qu’elle veut, on lui achète tout ce qu’elle demande et en contrepartie on a le droit qu’à des mensonges et des histoires pas possibles. Si elle continue comme ça, on va même arrêter les séances chez le psy: c’est un luxe, pas tout le monde peut se permettre. Ça coûte cher”. Les paroles de M. D. me font l’effet d’une gifle, Mme C. et Chloé le regardent avec interrogation. Mme C. prend une voix douce et dit en s’adressant à M. D.: “… c’est pas grave, je payerai, moi…”.
Nous pouvons repérer dans ces échanges des mouvements psychiques antagonistes dans le groupe: à la fois des attaques portées par M. D. à l’égard du dispositif et l’émergence d’une posture protectrice et conservatrice portée par Mme C. J’interprète cette émergence comme l’expression de la fonction d’encerclage (qui permet à l’enveloppe de délimiter un territoire fixe – Anzieu, 1993) de l’enveloppe psychique groupale de la famille actant la mise en mouvements d’un processus intégratif.
Je prends la parole à mon tour: “Emmener votre enfant ici est avant tout une démarche de soin dont les parents doivent être les premiers convaincus du bienfondé…”. Le père lève les yeux vers moi: “C’est pas ce que je voulais dire, c’est juste que Chloé doit comprendre qu’on peut pas avoir tout ce qu’on veut dans la vie et faire tout ce qu’on veut”. Je me demande ce que peut bien vouloir M. D. et, en creux ce groupe, je réponds: “Ici, c’est un espace où nous pouvons parler de ce que nous voulons et de ce que nous ne voulons pas, mais aussi de ce qui nous coûte”. M. D., Mme C. et Chloé me regardent cette fois avec attention, nous commençons à revenir sur l’histoire de Chloé où chacun s’écoute et parle à tour de rôle.
Nous pouvons repérer que, progressivement, les échanges prennent une tout autre tournure. Avec mes interventions, j’ai tenté de soutenir les prémices de l’émergence de mouvements intégratifs de l’enveloppe psychique groupale en rappelant les enjeux de la rencontre, mais surtout la possibilité d’une écoute polyphonique de la chaîne associative de ce groupe en évoquant notamment les désirs potentiels du groupe lui-même.
Séance 4 : l’aménagement du cadre thérapeutique avec l’utilisation de la médiation jeux de rôles
Chloé m’explique avec contrition qu’elle a encore menti à ses parents et qu’elle culpabilise. J’ai du mal à la croire et je ressens de l’agacement envers l’adolescente. J’ai la sensation qu’elle n’est pas tout à fait elle-même et qu’elle joue un rôle. Sans trop réfléchir, je propose un jeu de rôle. À l’instar de Winnicott (1971) lorsqu’il propose un squiggle aux enfants, je propose le jeu avec beaucoup de détachement, comme s’il s’agissait de quelque chose de pas très important. Pour autant, j’énonce tout de même quelques règles : nous imaginons une scène que nous jouons ensemble en inventant un prénom et un âge pour chacun des participants, nous n’avons pas le droit de nous toucher non plus, puisque nous faisons semblant. À ma grande surprise, Chloé est très enthousiaste, elle propose une scène de dispute entre un papa et son enfant. Nous pouvons repérer que mon passage à l’acte permet une levée de l’inhibition ressentie lors de la séance précédente. En effet, je me sens beaucoup plus en confiance pour prendre le risque de lui proposer une médiation et je sens Chloé suffisamment en confiance pour s’en saisir. Je pense que l’expression des mouvements d’intégration de l’enveloppe psychique groupale de la famille lors de notre dernière rencontre n’est pas sans lien. De mon point de vue, cette enveloppe, en tant qu’organisateur psychique inconscient, est venue renforcer les contours de notre cadre de travail interne et externe, permettant l’émergence de nouvelles modalités d’élaboration via l’utilisation de la médiation jeux de rôles.
Chloé propose d’être le père, Simon, 45 ans. Je prends le rôle du fils, Arthur, 7 ans. Simon est énervé et dit: “Maintenant tu sors de ta chambre tu pourras pas toujours resté enfermé comme ça”. Arthur répond: “Mais je suis un enfant, j’ai envie de jouer”. Simon s’énerve un peu plus: “On n’est pas tes esclaves, il y a des choses à faire à la maison. Je fais déjà beaucoup d’effort, je travaille dur toute la journée pour payer toutes les factures, tu crois que ça m’amuse? Et en plus il faudrait que je vide le lave-vaisselle tous les jours? Du coup, je vais mettre en place un système d’alarme, une première alarme pour que tu penses à vider le lave-vaisselle, une seconde alarme pour que tu penses à vider le sèche-linge”. J’ai envie de me mettre dans un petit trou de souris, je ne comprends pas pourquoi ce déchaînement d’agressivité. Je n’ai pas envie que mon personnage lâche son désir de jouer et de rester enfant. Mon personnage répond: “C’est pas ma faute si tu dois travailler dur pour payer les factures, tu as qu’à changer de travail si ça ne te plaît pas”. Simon s’énerve brusquement: “Quoi?? Mais tu sais combien de temps ça m’a pris pour avoir ce poste? Le travail que j’ai dû fournir pour mon agrégation, pour mon doctorat? De toute façon, c’est simple, si tu ne fais ce que je te dis, je ne te ferai plus de cadeaux”. Simon me fait peur, je vois de la haine dans les yeux de Chloé. Arthur répond non sans un brin de malice: “C’est pas grave, le père Noël continuera à m’apporter des cadeaux, lui”. Et là, dans un déchaînement de violence, Simon répond: “Mais tu crois que quoi ??? Le père Noël n’existe pas, c’est moi qui les achète ces putains de cadeaux!!”. Moment de silence. Je regarde Chloé, je suis très émue, elle s’en rend compte immédiatement et change de posture en faisant un pas vers l’arrière. Je me surprends à vouloir prendre Chloé contre moi pour la rassurer et la consoler. Arthur répond en pleurant: “Tu es horrible avec moi, je vais dans ma chambre, laisse-moi tranquille, je ne veux plus jamais te parler”. Je tourne les talons et me réfugie dans un coin de la pièce… Chloé me talonne, je décide d’arrêter le jeu. Nous nous regardons longuement, dans un silence plein d’émotions. Je demande à Chloé à quoi elle pense, elle me répond doucement avec ses grands yeux verts:“Vous jouez vachement bien”. Je réponds: “Simon a été vraiment très dur et très violent, je me dis que ça ne doit pas être facile pour Arthur de vivre avec lui tous les jours…”.
Repérons que les aménagements du cadre thérapeutique via l’introduction de la médiation jeux de rôles permet de mettre en scène de façon sécure l’agressivité de Chloé qu’elle peut éprouver aussi bien envers ses parents qu’à mon égard. En effet, je fais l’hypothèse qu’à ce stade de la rencontre clinique, Chloé puisse ressentir de la colère à mon encontre, puisque j’ai mis ses parents dans la même pièce et que je lui ai très probablement fait passer un moment désagréable. Pour autant, le jeu de rôle permet alors d’explorer avec contenance une partie des spécificités du lien qu’elle entretient avec ses parents. À l’issue de cette rencontre, nous aborderons avec Chloé le jour où elle a compris que le père Noël n’existait pas, nous évoquerons ses émotions et ses ressentis à l’égard de ses parents. Nous continuerons à jouer des scènes de disputes où nous alternons les rôles, moi celui de la mère ou du père abusif et absurde et elle celui de l’enfant qui ne se laisse pas faire. Nous utiliserons de façon sécure le jeu de rôles comme aménagement de notre cadre thérapeutique, chaque séance commençant par cette phrase de Chloé: “On joue à quoi aujourd’hui?”.
En guise de conclusion
J’ai voulu montrer dans cet article que la texture de l’enveloppe psychique du groupe familial occupe un rôle important dans l’aménagement du cadre thérapeutique d’un suivi psychothérapeutique de l’adolescent en cabinet libéral. En effet, les premiers entretiens avec un adolescent et ses parents, sans s’inscrire dans une thérapie familiale mobilisant le néo-groupe (Granjon, 2007), font émerger pour autant des enjeux centraux concernant les modalités du suivi thérapeutique de l’adolescent et l’investissement de ce dernier dans la relation au clinicien, dit autrement les premiers nouages transférentiels, et plus largement son adhésion au processus de soin. Je situe ces enjeux autour de la mobilisation d’organisateurs psychiques inconscients comme l’enveloppe psychique groupale. Il serait intéressant de pouvoir poursuivre cette réflexion autour des autres organisateurs psychiques inconscients engagés dans ces premiers temps de rencontres groupales singulières.
Texture de l’enveloppe psychique de la famille et aménagements du cadre thérapeutique dans la prise en charge de l’adolescent en cabinet libéral : entre interactions et interdépendance
https://doi.org/10.69093/AIPCF.2024.31.07
Clarisse Vollon
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