REVIEW N° 29 | YEAR 2023 / 2

DESTINY AND VICISSITUDES OF TRANSMISSION WITHIN SIBLINGS


Destiny and vicissitudes of transmission within siblings

The author proposes to analyse the problem of fraternal transmission starting from the psychic group and its fantasy organisation, in the psychoanalytic family therapy device. This subgroup occupies a central place in the transmission, linked to its filial position in the family. Three fantasies articulate the fraternal links: the cloning fantasy, the death fantasy and the fantasy of origins. Various clinical vignettes will support this purpose, opening up new linking possibilities.

In its function as a container and transformer, the fraternal link plays a fundamental role in the family, because it is the youngest of the links of filiation. As such, it has a generational plasticity, which allows it to lead the elaboration of traumatisms, in the new situations it has to live through.

Key-words: Fraternal transmission, psychic groupness, organising fantasies (cloning, death, origins), generational plasticity.


Destino y vicisitudes de la transmisión en la fratria 

El autor propone analizar la problemática de la transmisión fraternal a partir de la grupalidad psíquica y de su organización fantasmática, en el dispositivo de la terapia familiar psicoanalítica. Este subgrupo ocupa un lugar central en la transmisión , ligado a su posición filiativa en la familia. Tres fantasmas articularían los vínculos fraternales : el fantasma de clonaje, el fantasma de muerte y el fantasma de los orígenes. Diferentes viñetas clínicas sostendrán este propósito, abriendo nuevas posibilidades vinculares.

En su función de continente y de transformador el vínculo fraternal cumple un papel fundamental en la familia, pues la fratría es el más joven de los vínculos de filiación. Como tal, tiene una plasticidad generacional, que le permite liderar la elaboración de los traumatismos, en las nuevas situaciones que le toca vivir.

Palabras claves: Transmisión fraternal, grupalidad psíquica, fantasmas organizadores (clonaje, muerte, orígenes), plasticidad generacional.


Destin et avatars de la transmission dans la fratrie

L’auteur propose d’analyser le problème de la transmission fraternelle du point de vue de la groupalité psychique et de son organisation fantasmatique, dans le dispositif de la thérapie familiale psychanalytique. Ce sous-groupe occupe une place centrale dans la transmission, liée à sa position filiative dans la famille. Trois fantasmes articulent les liens fraternels: le fantasme de clonage, le fantasme de mort et le fantasme des origines. Différentes vignettes cliniques viendront étayer ce propos, ouvrant de nouvelles possibilités de liaison.

Dans sa fonction de contenant et de transformateur, le lien fraternel joue un rôle fondamental dans la famille, car la fraternité est le plus jeune des liens de filiation. À ce titre, elle possède une plasticité générationnelle qui lui permet de guider l’élaboration des traumatismes, dans les situations nouvelles qu’il est amené à vivre.

Mots-clés : Transmission fraternelle, groupalité psychique, fantasmes organisateurs (clonage, mort, origines), plasticité générationnelle.


ARTICLE

Présentation

L’objet de cet article est d’analyser la question de la transmission transgénérationnelle du lien fraternel dans le dispositif de la psychanalyse familiale. La relation entre frères et sœurs varie selon la représentation du lien tant dans l’indépendance que dans la relation aux parents comme couple conjugal et parental. Se constituer comme frères et sœurs oblige à se représenter les parents comme un couple sexuel dont les enfants sont exclus. La fraternité permet la reconnaissance de la différence des générations, de la différence des sexes et de l’interdit de l’inceste.

Je présenterai, dans cet article, le problème de la groupalité fraternelle et de ses modes d’organisation fantasmatique. Je proposerai différents exemples pour illustrer ces questions.

L’appareil psychique fraternel

La problématique que j’avance est que le lien fraternel correspond à un mode d’organisation de la groupalité psychique qui est édifié comme l’héritage et comme la construction psychique propre aux membres d’un groupe consanguin ou pas. Son caractère est d’assurer la médiation et l’échange de la transmission des liens intrasubjectifs, intersubjectifs et transsubjectifs dans ses aspects sociaux, culturels et politiques.

Et c’est dans sa fonction de médiateur, “d’échangeur”, que la fratrie constitue un groupe interne parce qu’elle fonctionne comme un opérateur par lequel peuvent être mis en relation réciproque les formations et les processus de la réalité intrapsychique et ceux de l’appareil psychique du groupement inter- et transgénérationnel (Kaës, 1976).

L’appareil psychique fraternel occupe, dans le champ théorique, une position homologue à celle de la pulsion et à celle de la représentation du mot, dans leur fonction d’articulation entre les niveaux de la réalité corporelle, du langage et de la réalité psychique. Mais il a également une fonction d’appropriation qui permet la transmission de la représentation du groupe primaire interne transgénérationnel (parents et famille interne).

Le destin de la transmission de la fratrie

Le lien fraternel est destiné à la transmission; il est assujetti, attaché à cette fonction de transmission transgénérationnelle.

La transmission psychique provient à la fois de ce qui est transmis dans la filiation sur les modèles du lien fraternel (organisé sur les idéaux maternels et paternels de la généalogie parentale) et de ce qui est déficient, à savoir, ce qui fut un obstacle dans les liens fraternels des ancêtres.  

Ainsi la fratrie est doublement porteuse. D’une part, elle est porteuse du narcissisme parental. En effet, les enfants, princes héritiers de la relation aux parents narcissiques, deviennent l’idéal commun d’une famille, mais aussi d’une culture. D’autre part, le lien fraternel est également porteur de ce qui fait défaut dans la relation fraternelle par rapport à la filiation et aux multiples identités d’origines des ancêtres. La fratrie est destinée à combler, à élaborer, à réparer et à restituer ce qui a été défaillant dans le lien fraternel des aïeux.

Une autre dimension de la transmission concerne le niveau intergénérationnel. M. Sommantico (2018) a analysé l’incidence du décès d’un frère ou d’une sœur et ses conséquences sur le fonctionnement psychique familial. Il a analysé l’importance de la dynamique de la haine et de la rivalité fraternelle: la rivalité de la fille avec le frère aîné décédé et les liens de haine entre elle et le frère cadet.

Avatars ou formes d’organisation de la transmission

En religion, l’avatar se réfère à l’incarnation d’un dieu sur la terre: la réincarnation. Par extension, il signifie la métamorphose, la transformation. Nous pouvons dire que les avatars constituent la manière dont les événements s’organisent pour la transmission du lien fraternel des aïeux. Ce sont les fantasmes de répétition de l’héritage maudit ou bien l’espoir de la transformation de ce qui est reçu qui organisent le lien fraternel et qui déterminent la forme des transmissions.

Les organisateurs psychiques du groupe fraternel sont des formations inconscientes qui rendent possible l’association des liens de groupement. Celles-ci vont créer des modes particuliers de transmission. Les organisateurs psychiques du groupe fraternel sont constitués par des formes associées de la réalité psychique inconsciente qui permettent l’intégration et la transformation des liens de groupement.

Le niveau plus ou moins important de distinction entre frères et sœurs s’explique par la différenciation préalable entre la fonction parentale et la fonction filiale et par le degré de contradiction à l’intérieur du lien. Dans ce sens, trois formes de groupement fraternel caractérisent cette configuration de liaison: le lien syncrétique, le lien de “peau” et le lien pensant (Jaitin, 1998).

La thérapie familiale psychanalytique nous permet de repérer ces différents niveaux à propos du problème de l’identification frères-sœurs par le désir des parents. Ce fantasme inscrit la fratrie en termes de contrat narcissique ou d’alliance symbolique. La question est de savoir comment les parents arrivent à investir le lien fraternel par rapport à leur propre généalogie et comment la fratrie arrive ou non à constituer ou à représenter les parents comme tels. C’est là que la fratrie porte le mythe de l’origine et de l’héritage.

Afin de poursuivre la réflexion sur la question des tissages du lien fraternel, il est important de souligner que l’alliance fraternelle se modélise au sein de chaque famille.

Comme le soulignent Kuras, Moscona et Resnisky (2007), de l’école argentine, il existe une tension inéluctable entre la similitude, la différence et l’altérité dans la fraternité.

Les fantasmes organisateurs

Une manière de conceptualiser la fantasmatique du lien fraternel à partir des récits bibliques a été proposée par Louis Kancyper (1997). Cet auteur différencie les fantasmes fratricides (Caïn et Abel), les fantasmes furtifs et d’excommunication (Jacob et Ésaü), les fantasmes de gémellité (Romulus et Rémus), de bisexualité (mythe de Narcisse, selon Pausanias), de complémentarité (Moïse et Aaron, et de confraternité (Joseph et ses frères).

Pour ma part, à partir de mon travail clinique en thérapie familiale psychanalytique, j’ai repéré trois fantasmes qui seront à l’origine de la figuration de la transmission inter- et transsubjective du lien fraternel et parental: le fantasme de clonage, le fantasme de mort et le fantasme des origines.

Le fantasme de clonage

Le fantasme de clonage correspond au frère perçu comme un double identique.  Le frère clone est un jumeau réel ou fantasmé qui a partagé le ventre maternel par lequel le lien fraternel est perçu comme un “proto-groupe”, comme un lien fraternel syncrétique. Plus particulièrement, le lien fraternel syncrétique, sur le mode de l’illusion groupale, se caractérise par un mode de relation où la différence des sexes et celle des générations et des cultures n’existent pas. En effet, elle n’intègre pas la représentation du temps dans lequel la succession avant-après la naissance du frère est déniée et la fratrie est représentée par un fantasme de mère archaïque (Jaitin, 1998).

Le clonage peut aussi prendre une forme dans laquelle la fratrie joue le rôle du double des parents.

Le fantasme de clonage nous confronte à différentes formes d’organisation du lien:

  • Quand la fratrie est située à la place des parents, elle est régulée par des fantasmes d’inversion générationnelle, qui sont moteur du lien ou de la déliaison des parents. Ces fantasmes peuvent se présenter dans des fratries où les parents sont divorcés, dans des fratries d’adolescents, dans des fratries de familles recomposées et de familles adoptantes.
  • Quand une sœur ou un frère sont installés comme réincarnation de l’Ancêtre, ou comme le gardien du frère. Cette situation est fréquemment repérable dans la famille migrante ou dans des fratries au sein desquelles il y a un grand décalage d’âge entre les enfants ou encore quand il y a un enfant handicapé.
  • Quand frères et sœurs se liguent entre eux pour satisfaire la jouissance et le pouvoir des parents, nous nous trouvons en présence d’une famille perverse. C’est dans ces cas là que se situent les incestes intra- ou intergénérationnels. Les frères et sœurs incestueux sont aussi incestés par la génération qui les précède. Par exemple, on observe des incestes de deuxième type dans la génération des ancêtres et des incestes fraternels directs dans la génération contemporaine.

Si le frère et la sœur sont un couple de suppléance, porte-voix des parents, la rivalité fraternelle peut apparaître comme un déplacement spécifique: elle représente alors la rivalité avec le parent du même sexe.

L’inceste fraternel est porteur d’une indifférenciation entre l’interne familial et l’externe non familial; il s’agit d’une séduction narcissique dans le lien fraternel qui nous place dans une problématique transgénérationnelle.

L’inceste fraternel n’était pas prohibé dans toutes les cultures. Chaque culture établit une forme de régulation de cette prohibition.

Je voudrais faire quelques remarques pour bien différencier le concept d’“inceste secondaire” des autres concepts tels que: “l’incestuel”, “l’inceste de premier type”, “l’inceste de second type”, et l’inceste d’une façon générale.

Racamier (1995, p. 147) fait allusion à “l’incestuel” et dit que la «vie psychique individuelle et familiale est porteuse de l’empreinte de l’inceste non fantasmé, sans pour autant que les formes génitales en soient accomplies».

  1. Héritier (1994) distingue un “inceste de premier type” qui est un inceste entre consanguins et un inceste de “second type” qui est l’inceste entre deux personnes du même sexe qui partagent le même partenaire sexuel.

Pour ma part, je différencie un inceste fraternel primaire et un inceste fraternel secondaire. Une union sexuelle entre consanguins de la même génération, à savoir frère et sœur, qui peuvent avoir la même mère et le même père ou bien un des parents commun est un inceste fraternel primaire. L’inceste fraternel primaire est différent de l’inceste secondaire. J’ai défini l’inceste secondaire comme un inceste perpétré par un groupe de pairs qui prend symboliquement la place des frères et sœurs, comme cela est le cas des enfants placés dans des institutions (Jaitin, 1998). J’ai aussi développé ce sujet chez une famille dont les grands-parents étaient frères et sœurs (Jaitin, 2000b)

Quand l’investissement érotique de la jalousie primaire pour le frère se transforme, on se retrouve à la racine de l’homosexualité. C’est une autre possibilité, celle de la transformation de la bisexualité fraternelle en homosexualité.

Le lien fraternel pourrait être une quatrième raison pour la définition homosexuelle du sexe, qui accompagne les trois motifs classiques décrits par Freud: la fixation et l’identification à la mère, d’une part, le choix d’objet narcissique, d’autre part, et enfin le renoncement à la concurrence avec le père du fait de l’intensité de l’angoisse de castration.

Le suivi d’un patient homosexuel en analyse m’a permis de repérer que l’homosexualité peut être une façon de résoudre le désir incestueux entre sœur et frère: c’est une solution pour l’économie du lien.

Joaquin a 35 ans. Il se situe dans sa fratrie entre deux sœurs. La cadette a subi des hospitalisations psychiatriques récurrentes. Lors d’une de ses hospitalisations, elle confie à son frère qu’elle est amoureuse de lui. Cette révélation va entraîner des chaînes associatives où son désir pour sa sœur va être mis en lumière. Sa difficulté à renoncer à la double place de ses désirs homo-érotiques et hétéro-érotiques prend une signification face à sa sœur, source d’excitation. Elle est son double comme sujet débordé pulsionnellement par la folie. Folie et homosexualité constituent la façon de rester ensemble face à une mère défaillante et à un père mort très jeune quand Joaquin avait 14 ans. Il évoque le mariage de ses parents: ce même jour le seul frère de la mère s’est suicidé. Faire un choix homosexuel lui permet d’éloigner sa sœur d’un péril mortel.

Voyons maintenant comment se structure le fantasme de mort. Tout d’abord, je vais différencier la mort réelle de la mort fantasmatique.

Le fantasme de mort

Freud a signalé que la naissance du frère ou de la sœur mobilise la pulsion du savoir par le double aspect de l’emprise et du scopique. La pulsion d’emprise pousse à l’utilisation de l’objet; le frère voudrait le même jouet que son frère, il voudrait s’approprier l’objet et l’assimiler à lui-même. Le jouet aurait donc un double propriétaire. Dans le litige, le sujet, dans son fantasme, détruira l’autre pour garder le jouet pour lui seul et ce jouet lui donnerait une identité. Il deviendrait alors le propriétaire de ce jouet. Le jouet deviendrait un objet identitaire. Et c’est parce que le sujet va reconnaître son frère comme le propriétaire qu’il va tolérer le partage du jouet comme un objet social et culturel à savoir comme un objet hors de soi. Le frère devient alors un objet de jeu. Et c’est pourquoi le lien scopique, comme champ de vision, va s’élargir. Le frère ne sera plus le seul objet de regard et de comparaison: il deviendra un objet d’utilisation et d’exploration pour accompagner la recherche du soi et du monde.

Dans ce sens, l’élaboration de la destruction imaginaire du frère différenciée de la mort réelle permettrait au sujet de se représenter les frères et sœurs comme des survivants internes de la destruction. Ceux-ci permettent de différencier réel et imaginaire. En suivant l’idée de Winnicott et dans le cadre de la thérapie familiale psychanalytique, j’ai introduit l’idée du frère comme premier jouet, comme premier objet d’appropriation culturelle (Jaitin, 2000c) La relation fraternelle constitue une expérience d’appropriation et de différenciation entre le réel et l’imaginaire. C’est ainsi que pour utiliser un objet, il faut que le sujet ait développé une capacité à le faire, ce qui découle d’un changement intervenant dans le principe de réalité. Ce changement, qui va du mode de relation à l’utilisation, signifie que le sujet détruit l’objet en tant qu’objet fantasmatique (Winnicott, 1971).  Examinons les deuils fraternels non élaborés.

Le lien fraternel est le premier objet de jeu. Il peut devenir un objet d’étayage ou de désétayage de la pulsion de recherche de l’origine. Dans ce dernier cas, il va entraîner un obstacle épistémologique. Cet obstacle épistémologique a été décrit comme des “cryptes” par Abraham et Torok (1976), comme des “télescopages” pour Haydée Faimberg (1993) et comme des “objets bruts” pour Evelyn Granjon (1990). C’est ainsi que la fratrie, ne pouvant pas s’approprier des objets de transmission, se voit interdire de penser à ses origines communes, à sa différence à l’intérieur du lien et à son rapport avec la réalité sociale et culturelle.

En ce qui concerne la transmission transgénérationnelle, les recherches ont montré la place des deuils non élaborés orientés contre la personne elle-même. Quand il n’y a pas de transformation dans la transmission, elle se transforme souvent en obstacle épistémologique.

Abraham et Torok ont signalé que souvent, dans la crypte endo-psychique, la mort dans la fratrie est en cause dans la transmission transgénérationnelle. Par ailleurs, Rosolato (1975) a étudié l’infrastructure de la dépression qui comporte une blessure du Moi idéal dans sa figuration du double. Le sujet va s’accuser et prendre sur lui la mort du double. La dépression répondrait donc à l’image d’“un frère mort”.  Examinons un autre aspect du fantasme de mort: le dédoublement narcissique du lien fraternel dans la dépression.

Le caractère narcissique de l’investissement fraternel et son ambivalence ont été soulignés par plusieurs auteurs. Le double narcissique n’est pas seulement la mère comme représentant du Moi Idéal, mais aussi le frère, la sœur ou un autre enfant du même âge. Ainsi G. Rosolato a défini la fonction centrale de dédoublement dans la dépression. L’auteur montre que l’infrastructure des dépressions comporte une blessure du Moi idéal dans sa figuration du double. Celle-ci réactive la plus archaïque des angoisses, celle de l’enfant mort. La menace pour le Moi est telle que la seule ressource est de s’accuser virtuellement de ce manque, le prendre sur soi comme meurtre du double. Pour Rosolato, c’est le manque et la relation de dépendance à la mère qui suscitent la voie narcissique et principalement le dédoublement projectif. Pour R. Kaës (1992), ce dédoublement narcissique est le socle sur lequel s’effectue le dédoublement de la bisexualité dans le lien fraternel. D’autres auteurs, tel J.-F. Rabain (1996), ont abordé la question de la mort dans la fratrie.

Une petite vignette clinique nous permettra de comprendre la relation qu’il y a entre la dépression et la question du dédoublement narcissique dans le cadre de la thérapie familiale.

Ainsi je vais présenter la famille Dupont qui vient me consulter au sujet de l’état dépressif de la mère qui a fait une dépression après son divorce. Elle a demandé le divorce lorsque ses trois enfants ont atteint l’adolescence. Cette femme est fille unique. La mère de Madame Dupont a travaillé avec son mari qui était bijoutier. La famille est très proche de l’arrière-grand-mère maternelle. Ses souvenirs d’enfance lui rappellent qu’elle passait tous ses week-ends et ses vacances chez sa grand-mère maternelle.

Cette grand-mère a eu trois enfants: un fils et deux filles. Son fils a été fait prisonnier et tué par les Allemands peu avant la Libération. Sa première fille est décédée d’une pneumonie pendant la guerre et la deuxième est la seule vivante.

Les destins des arrière-grands-pères sont similaires. Ils sont morts jeunes et ce sont leurs femmes respectives qui les ont remplacées au travail. L’arrière-grand-mère paternelle est une femme de caractère. C’est une intellectuelle qui a repris l’entreprise de son mari. Son fils était très dépendant de son épouse et infantilisé par elle. Par conséquent, il occupait dans la famille la position de frère de sa fille. La mère de Madame Dupont a offert à sa propre mère deux petits-enfants de substitution: son mari et sa fille. Ils étaient destinés à combler l’absence de son frère et de sa sœur morts.

Madame Dupont s’est séparée de son mari qu’elle fantasmait comme son père. Elle ne voulait pas s’occuper d’un homme âgé comme l’avait fait sa mère avec son père qui était devenu invalide. Elle s’est séparée de son mari avec le désir de retrouver sa jeunesse. Elle se considérait comme une fille modèle. Elle avait comblé tous les désirs maternels. Cette fille modèle, jamais détachée de sa famille d’origine, n’a pas accepté de vieillir. Elle était perçue comme une enfant immortelle et éternelle, comme une enfant de substitution des pertes fraternelles de la lignée maternelle.

Nous traiterons maintenant le fantasme de mort dans la famille dont le résultat est la destruction de la fonction parentale, que j’ai dénommé “ parentalité morte”. Les parents traversent une situation de deuil qui empêche l’investissement de l’enfant. Il s’agissait d’un deuil social, produit par génocide d’une famille d’origine cambodgienne qui avait vécu dans un camp de concentration en Thaïlande. La parentalité morte correspond à un “deuil blanc”. C’est un désinvestissement massif des enfants qui laisse des traces dans l’inconscient sous la forme de trous psychiques. (Jaitin, 1999, 2021). Je prolonge ici la notion de la mère morte de A. Green. Mais la parentalité morte se réfère aussi au cas des couples parentaux ou d’ancêtres qui ont vécu la mort d’un enfant. Le contraire de la parentalité morte peut être le surinvestissement parental de l’enfant de “substitution” (ce sont les cas de Salvador Dali et de S. Freud).

Mais par ailleurs, la possibilité de transformer les deuils dans la fratrie peut avoir comme effet l’investissement particulier de la pulsion de savoir. Voyons maintenant de plus près le fantasme d’appropriation.

Nous nous référons ainsi aux histoires de personnalités célèbres qui ont été confrontées à l’expérience de la mort d’un frère et à la substitution de celui-ci par un pair (soit un autre frère, soit un cousin ou bien un couple) (Jaitin, 1999).

Ainsi S. Freud avait 18 mois à la mort de son frère Julius, frère mort qui portait le prénom de son oncle maternel auquel il s’est substitué. Salvador Dali remplaça son frère mort par sa femme, Gala, qui se constitua comme son double. Vincent Van Gogh portait le prénom de son frère aîné mort-né. Théo, son frère aîné survivant, fut son support vital, mais à la naissance de son fils Vincent, il se suicida. Enfin, Camille Claudel, dont la naissance fut précédée par celle de Charles Henri, frère mort, a été internée pendant quarante ans. En revanche, Paul, son frère cadet, qui a été un intellectuel brillant, a constitué un support pour la survivance de sa sœur. Nous pouvons supposer que les destins psychiatriques de Van Gogh et de C. Claudel ont été influencés par la rivalité fraternelle non résolue de ces frères témoins de la création et de la destruction.

Fantasme des origines

  1. Freud (1905) conçoit la “pulsion de savoir” à partir des questions que les enfants se posent sur leur origine, sur la différence des sexes et sur la naissance. Il écrit: «Ce sont des intérêts pratiques qui mettent en branle l’activité de recherche chez l’enfant et notamment la peur de perdre l’amour et le privilège des soins de l’objet lors de l’arrivée d’un frère ou d’une sœur dans la famille» (Freud, 1905, p. 123).

Il définit la “pulsion de savoir” ou “pulsion du chercheur” comme une action qui correspond, d’une part, à un aspect sublimé de la pulsion d’emprise et, d’autre part, au plaisir de la pulsion scopique. La création comme acte de créer est liée à la naissance d’un puîné qui pousse l’enfant à la découverte de l’origine de sa naissance. Comme Freud le signale en se référant à Léonardo, c’est le frère qui mobilise la pulsion épistémophilique. Une des résolutions de cette pulsion d’investigation peut être la sublimation qui renforce le désir d’être mis au service de l’intérêt intellectuel ou artistique, substitut de l’activité sexuelle.

L’enfant-chercheur conduit une activité de théorisation dont les objectifs sont de répondre à toutes ses questions concernant ses origines. C’est le frère qui pousse à faire des découvertes sur la question de la filiation. Et c’est le frère qui pousse à l’appropriation instrumentale de l’objet.

La naissance du frère mobilise la pulsion de savoir comme réponse au traumatisme narcissique de la crainte de la perte d’amour maternel. L’activité de penser assure au Moi fraternel la possibilité de différenciation et d’autonomie de la relation parentale. Freud et Ferenczi font du traumatisme une place prépondérante pour que la pensée devienne investigatrice et théoricienne.

L’activité de la pensée fraternelle s’organise comme un espace de secret. Et je prends le secret dans le sens de P. Aulagnier (1976) comme le droit à pouvoir penser. Le lien fraternel s’organise comme un espace potentiel de penser. C’est une alliance inconsciente qui constitue une ligne de démarcation entre le lieu privé du fantasme et le lieu partageable de la communication de l’idée. Le frère est la première ligne de démarcation entre l’intérieur du lien fraternel et l’intérieur du lien familial. Le lien fraternel est l’extérieur d’un intérieur, dont il reste exclu (la scène originaire).

Voyons une séquence d’une séance avec une famille que je suis dans le cadre d’une thérapie familiale psychanalytique. Il s’agit de deux frères et d’une sœur, d’origine argentine, adoptés à cinq, onze et douze ans par des parents français. Les trois enfants sont nés de la même mère. Pendant une séance, Antoine dessine un terrain de football. L’initiale de son nom de famille s’inscrit sur l’encadrement du but. Celui-ci est le “C” couché de son nom d’adoption et les autres joueurs portent les lettres de son prénom. Anne, la fille aînée, fait du gribouillage pendant que la famille parle des événements du quotidien. Elle fait un dessin esthétique, avec des couleurs vives, qui évoque la forêt de son village natal. La lettre “M” porte sur sa dernière jambe une petite fille.  Les enfants nous montrent leurs dessins. Le football nous fait penser à l’Argentine, au prénom et au nom d’Antoine (ces doubles origines franco- argentines). De même, la lettre “M” de la petite fille nous évoque une maman qui porte un enfant; et la forêt caractérise la région du pays où sont nés ces enfants.

C’est à partir de cette séquence que les trois enfants nous racontent leur secret, leurs noms et leurs prénoms sur leur acte de naissance argentin et la transformation à partir de l’adoption.

Le fantasme de l’origine qu’ils partagent, enveloppe le lien fraternel et trace une ligne de démarcation entre la double origine filiale et culturelle. Ce mouvement s’actualise dans le transfert car notre équipe de thérapie est d’origine culturelle mixte.

Une autre possibilité serait le déplacement de la rivalité identitaire familiale en rivalité groupale, sociale ou culturelle. On entre ici dans la problématique de l’idéologie.  Le dernier des fils de la famille C. est hospitalisé après une crise dans laquelle il s’est déguisé en travesti. Philippe adhère aux Témoins de Jéhovah. Ils lui rendent régulièrement visite à l’hôpital. Chaque membre de cette famille a une croyance différente. Le frère aîné est luthérien, la sœur bouddhiste, le frère cadet adventiste, les parents, quant à eux, sont catholiques. Les entretiens familiaux permettent de comprendre cet éventail de croyances.

Dans la lignée paternelle, le grand-père a fait fortune en Afrique et en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est mort assassiné quand le père de la famille Canton a 5 ans. C’est une “histoire de vengeance, dit le père. Il était envié par les autres”…  Les grands-parents maternels voient leur entreprise faire faillite car pendant la Deuxième Guerre mondiale ils ne faisaient pas de commerce avec les Allemands. La mère est la cadette d’une fratrie de quatre filles. À sa naissance, son père la renie car ce n’est pas un garçon et l’inscrit à l’État civil sans prénom.

L’acceptation de l’idéologie multiple de l’appareil psychique fraternel tend à réparer l’affrontement des lignées paternelle et maternelle. Philippe reste lié à sa mère de la même façon que son père était resté lié à la sienne, veuve. Philippe est le double identitaire de sa mère, le Moi-peau maternel dans son déguisement de travesti.

L’idéologie crée l’illusion de la différenciation entre parents et enfants et à l’intérieur de la fratrie. La famille Canton préserve son unité à l’intérieur comme l’ont fait les ancêtres. La seule différenciation s’établit entre le groupe primaire interne familial transgénérationnel et le monde externe dangereux, qu’organise le délire de persécution de Philippe.

Du Moi-peau au Moi-pensant

Pour reprendre le début de mon texte, j’ai différencié trois formes spécifiques du groupement fraternel qui sont le lien syncrétique, le lien de “peau” et le lien pensant qui se transforment dans sa dominance au long de la relation fraternelle. L’élaboration du fantasme de clonage vers la reconnaissance et la différenciation des origines pousse vers la sublimation, c’est-à-dire la potentialité de transformation du lien fraternel à travers la différenciation du Moi-pensant (Anzieu, 1994).

Dans un premier temps, dans les conditions normales, le lien fraternel fonctionne comme un “Moi-peau”, comme une enveloppe. Et, en ce sens, la relation entre les frères agit comme un “holding”. Le lien fraternel fonctionne comme une représentation topique qui permet l’organisation spatiale du Moi corporel et du Moi psychique. Ce premier niveau permet la transmission “transubjective” dans laquelle le lien fraternel fonctionne comme un lien syncrétique.

Si le groupe familial ne remplit pas sa fonction de handling, c’est le lien fraternel qui assume celle-ci: dans ce cas, il n’y a pas d’espace entre l’interne et l’externe du lien fraternel, et la déficience dans la fonction de handling nuit à l’individuation du lien fraternel. La fratrie reste enfermée dans un fonctionnement “d’hypothèse de base” du type “attaque-fuite”, tel que le définit Bion. La relation devient alors incestueuse ou incestuelle.

Mais le lien entre les frères, inséré dans le groupe familial, remplit une deuxième fonction de “handling” en tant que contenant et transformateur. Quand il peut jouer son rôle de transformateur, un appareil psychique se constitue au niveau du lien fraternel, ce qui facilite l’individuation. En ce sens, la transmission intersubjective permettrait la séparation à l’intérieur du lien. Le niveau plus ou moins important de différenciation entre les frères est déterminé par la distinction préalable entre la fonction parentale et la fonction filiale.

Quand les conditions familiales le permettent, le lien fraternel favorise le développement d’un “Moi-pensant” qui questionne sur l’origine et sur la généalogie. Penser cela serait une métonymie du Moi que D. Anzieu appelle “Moi-pensant”. La pulsion de savoir devient pensée et prend la place d’un objet médiateur de la relation fraternelle. Par conséquent, la relation fraternelle se transforme en liaison et appui mutuel et a comme résultat l’utilisation de l’objet, c’est-à-dire le développement de la pulsion épistémologique. J’ai abordé cette question dans l’analyse de la famille Lumière (Jaitin, 2000a).

 

Conclusions

La fratrie est un groupe interne qui organise la transmission intrasubjective, intersubjective et transsubjective du lien fraternel des ancêtres. La fratrie est destinée à réparer les conflits des liens fraternels des ancêtres.

Les trois fantasmes du lien fraternel assurent l’organisation et la transformation du lien.

Le fantasme de clonage en tant que problématique du double facilite la construction identitaire. Mais il peut également conduire à la confrontation au risque de devenir le double parental ou le double conjugal.

Le fantasme de mort pousse à la différenciation entre la mort réelle et la mort imaginaire, à la discrimination entre le groupe interne et le groupe externe. Mais les deuils non élaborés sont à la base de la souffrance psychique, en particulier de la dépression.

Cependant, le lien fraternel organisé sous le fantasme des origines est un espace de construction de la pensée ou de l’obstacle épistémologique.

Comme je l’ai déjà souligné, dans le développement normal, l’appareil psychique fraternel construit un espace intermédiaire dans lequel les enveloppes tournées vers l’intérieur et vers l’extérieur se différencient, ce qui permet de distinguer une double inscription: le Moi-pensant, d’une part, le Moi-peau, d’autre part. Dans ce cas, le lien fraternel fonctionne comme un espace de transformation, comme un signifiant qui traduit métaphoriquement une configuration particulière de l’individuation de l’espace psychique.


Destin et avatars dans la fratrie
Rosa Jaitin
https://doi.org/10.69093/AIPCF.2023.29.04


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International Review for  Couple and Family Psychoanalysis

IACFP

ISSN 2105-1038