REVUE N° 31 | ANNE 2024 / 2
INTRODUCTION N°31
Introduction au numéro “Cadre, transfert, contre-transfert et interprétation en psychanalyse du couple et de la famille”
Massimiliano Sommantico[*], Daniela Lucarelli[**], Almudena Sanahuja[***]
Depuis ses débuts, le travail psychanalytique avec les couples et les familles s’est démarqué de l’approche traditionnelle basée sur un travail individuel en plusieurs points cruciaux: le cadre, le transfert, le contre-transfert et l’interprétation. Cadre, transfert, contre-transfert et interprétation sont, sans aucun doute, parmi les outils techniques privilégiés de toute pratique psychanalytique, y compris avec les couples et les familles; ils sont les leviers fondamentaux du processus thérapeutique. La présence de deux patients ou plus dans le cabinet a rendu nécessaire la révision de chacun de ces outils dans une perspective nouvelle. Le cadre, bien que confirmé dans sa fonction de stabilité, est de plus en plus considéré comme sujet à des variations qui mettent en valeur sa fonction et son contenu, dans une relation dialectique avec le processus.
En outre, consécutivement à la mise au jour de l’intersubjectivité au sein du néogroupe thérapeutique, il est devenu plus significatif encore que l’accent soit mis sur l’entrecroisement du transfert et du contre-transfert, ainsi que sur la nécessité de leur
analyse et de leur interprétation. Cela peut aider pour le repérage des mouvements de répétition dans la cure, comme pour celui des éléments nouveaux qui émergent dans l’actualité des séances.
Si beaucoup d’écrits ont déjà porté sur ces aspects techniques majeurs du travail psychanalytique avec les couples et les familles, ce numéro a pour objectif de comprendre les changements que le malaise actuel dans les liens implique dans le travail clinique. Parallèlement, ce numéro voudrait attirer l’attention sur les différentes orientations théoriques et cliniques qui caractérisent la psychanalyse du couple et de la famille à travers le monde. Quelle est aujourd’hui, et dans les différents courants de la psychanalyse de couple et de famille, la manière d’entendre et de travailler cliniquement le cadre, le transfert, le contre-transfert et l’interprétation? Sont-ils traités et compris à partir d’une référence préférentielle à la métapsychologie, à la relation objectale, à l’intersubjectivité, au lien?
Dans son article «De-mystifying the countertransference in the couple analytic process», Mary Morgan remarque comment, dans la thérapie de couple, le contretransfert peut parfois sembler plus compliqué car le thérapeute peut éprouver des sentiments intenses qui semblent difficiles à comprendre en termes de monde intérieur et de relation de couple. Dans cette situation, le thérapeute a besoin de l’aide des concepts analytiques du couple. L’auteure propose plusieurs façons d’envisager le contre-transfert dans la thérapie de couple et suggère comment un «état d’esprit de couple» fournit un cadre pour travailler sur le contre-transfert avec un couple. En examinant le concept du contre-transfert aujourd’hui, elle identifie trois développements importants: le contre-transfert en tant que création du patient, la nature du contre-transfert mise en œuvre et le travail sur le contre-transfert. Elle affirme avoir, dans son article, démystifié le contre-transfert parce que nous devons être conscients que «nous ne comprendrons jamais complètement la façon dont un inconscient s’accorde à un autre, ni ne serons jamais pleinement conscients de la partie inconsciente du travail sur le contre-transfert».
L’article de Silvia Resnizky «Acerca de los dispositivos y su diferencia con el encuadre», à la lumière des théories de Foucault, Deleuze et Agamben, propose une réflexion sur le concept de dispositif et met en évidence ses points de contact avec la clinique contemporaine. En particulier, en comprenant les dispositifs cliniques comme des constructions conjointes entre l’analyste et le patient, qui émergent du lien analytique dans le transfert, et en se concentrant sur l’approche de la psychanalyse du lien, l’auteure souligne la possibilité d’inclure et de théoriser la présence de l’autre dans le dispositif. À la lumière de l’idée de la psyché ouverte à la nouveauté qui surgit dans la rencontre, elle propose différentes formes d’interprétation et d’intervention dans le travail psychanalytique avec les familles et les couples, en réfléchissant au développement du transfert et à l’inclusion du concept d’interférence, en soulignant la présence de la réalité sociale et subjective du patient et de l’analyste dans la séance.
L’article de Christelle Lebon «En néo-groupe avec le couple: du cadre groupal aux spécificités du transfert», à partir d’un ancrage théorique portant sur la psychanalyse de couple et d’une vignette clinique, met en avant les enjeux de la thérapie de couple concernant le cadre, les dynamiques transféro-contretransférentielles et l’interprétation des mouvements psychiques via l’analyse de l’appareil psychique du “néo-groupe”, constitué par le couple et le(s) thérapeute(s). L’auteure met le focus sur la spécificité de la dynamique transférentielle, en l’occurrence celle de l’intime en séance, la puissance des mouvements de séduction narcissique et libidinale, les tentatives d’emprise et d’alliance, l’indifférenciation et la fragilité des enveloppes psychiques, et leurs effets dans le contre-transfert.
Barbara Bianchini, avec son article «Couple psychoanalytic psychotherapy and the analytic field model», vise à mettre en évidence la manière dont le modèle du champ analytique, tel qu’il a été développé par l’école de Pavie, peut être pertinent et fructueux dans la psychothérapie psychanalytique avec les couples. Elle montre comment, selon cette théorie, le transfert et le contre-transfert sont moins utilisés dans le sens classique et directement explicite. Dans cette perspective, l’accent est mis sur la promotion du développement d’outils pour penser ensemble, dans le but de transformer les états proto-émotifs et protosensoriels en quelque chose de plus compréhensible, et sur le développement de la création de nouveaux récits qui ont été co-construits par le couple et l’analyste.
L’article de Christopher Clulow «Interpretation viewed through the lens of attachment informed couple psychotherapy» propose une critique de la vision classique de la «talking cure», selon laquelle le pouvoir mutatif de la psychanalyse était attribué à l’interprétation du transfert et le lieu du changement transformationnel était identifié dans la relation patient-analyste réalisée à travers le langage. À la lumière de la théorie de l’attachement, l’auteur souligne le potentiel mutatif des relations dans lesquelles les deux parties sont impliquées dans le processus réciproque de création de quelque chose de nouveau, l’apanage des facteurs «non spécifiques». En particulier, l’auteur examine la «musique d’ambiance» de la psychothérapie, suggérant que l’interprétation peut être considérée comme un acte d’amour, qui naît et résulte du changement.
Clelia De Vita, avec son article «“So close, so far away”. Change of perspective in online sessions with the family», se référant au concept de trouvé-créé de Winnicott, propose une réflexion sur un moment particulier de transformation, dans le travail clinique avec une famille psychotique fonctionnelle, qui s’est produit au cours de séances menées en ligne. Ce moment a produit un double effet paradoxal où le thérapeute, se trouvant accueilli par la famille à la maison, malgré la distance en ligne, a ressenti de manière contre-transférentielle la création d’une plus grande intimité. Dans le même temps, la famille a également gagné une plus grande confiance dans le thérapeute. Enfin, l’auteur souligne l’importance de se référer au cadre interne pour aborder et comprendre les changements produits par la psychothérapie en ligne.
L’article de Clarisse Vollon «Texture de l’enveloppe psychique de la famille et aménagements du cadre thérapeutique dans la prise en charge de l’adolescent en cabinet libéral: entre interactions et interdépendance», à partir d’une vignette clinique, propose une réflexion sur les interactions entre la texture de l’enveloppe psychique du groupe familial et l’importance de son rôle dans l’aménagement du cadre thérapeutique du suivi d’une adolescente. Plus précisément, l’article montre que la texture de l’enveloppe psychique familiale évolue progressivement pendant les premiers entretiens avec un adolescent et ses parents. Ces entretiens font émerger les premiers nouages transférentiels où les mouvements projectifs sont importants.
Ils conduisent à une oscillation partielle et transitoire de la texture de l’enveloppe psychique familiale, entre désintégration et intégration. L’émergence de ces mouvements d’intégration constitue une première étape nécessaire pour l’adhésion au processus de soin du sujet qui passe par le recours notamment au jeu de rôles en tant qu’aménagement du cadre thérapeutique par le clinicien et son utilisation sécure par l’adolescent en séance individuelle.
La critique de Barbara De Rosa sur le film de Patrice Leconte Confidences trop intimes (2004) interprète cette œuvre comme une sorte de comédie des malentendus, à partir de l’incipit du film : un lapsus de la protagoniste l’amène à confondre la porte de son psychanalyste avec celle d’un fiscaliste qui devient d’emblée le conteneur des confidences sexuelles très intimes de cette femme. L’auteure nous montre comment l’atmosphère légère du début glisse progressivement vers une ambiance de plus en plus sombre, troublant le spectateur.
Le numéro se clôt avec la note de lecture d’Anne Loncan sur le livre d’André Sirota, Retour à Jitomir (Éditions Le Manuscrit, 2023). Comme le souligne l’auteure, ce livre constitue un traité sur la mémoire familiale, les conditions de sa construction, de son effacement et sur les aléas de sa reconstitution.
Jitomir ou Jytomyr est une ville située dans l’actuelle Ukraine occidentale, autrefois partie de l’empire russe. En 1919, la ville est disputée par les troupes de l’Armée rouge, puis incluse dans le nouvel empire, celui des Soviets.
Le récit d’André Sirota nous confronte au drame de l’issue des guerres, à la destruction qui anéantit, avec les villes, les villages, l’histoire des gens, provoquant des traumatismes dont il est incroyablement difficile de guérir. Le contenu de cet ouvrage – comme l’écrit Anne Loncan – vaut toutes les considérations savantes sur le psychotraumatisme et sa transmission générationnelle.
La présentation de ce livre nous aide à réfléchir sur l’ampleur, à notre époque, de la prolifération des guerres, des destructions, causant non seulement la mort d’innombrables personnes, mais aussi l’anéantissement d’appartenances, de liens et la perte d’histoires familiales: des situations si dramatiques que, lorsqu’en tant que thérapeutes nous entrons en contact avec des patients qui ont ce type d’expériences, nous réalisons la «part d’autodéfense qu’il est nécessaire de construire dans le contre-transfert pour pouvoir être en mesure d’assurer une thérapie».
Nous espérons que ce numéro suscitera l’intérêt des lecteurs et les amènera à réfléchir sur ces éléments clés du travail psychanalytique avec les couples et les familles.
[*] Psychologue, psychanalyste SPI-IPA, psychothérapeute psychanalytique de couple et de famille, Professeur associé en Psychologie dynamique à l’Université de Naples Federico II, membre fondateur de l’Association Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille, rédacteur en chef de la Revue AIPCF. sommanti@unina.it
[**] Psychologue, psychanalyste, membre IPA/SPI, membre du CA de l’AIPCF, directrice de la Revue AIPCF, professeur et superviseur au PCF (cours de Post-spécialisation et recherche clinique en psychothérapie psychanalytique du couple et de la famille de Rome). daniela.lucarelli@gmail.com
[***] Professeur de psychologie clinique et psychopathologie, laboratoire de psychologie (EA 3188), psychothérapeute familiale et psychologue clinicienne. maria.sanahuja@univ-fcomte.fr