REVUE N° 16 | ANNE 2017 / 1
DICTIONNAIRE
La crise selon René Kaës
Rosa Jaitin[*]
René Kaës (1997) définit la crise en termes de grandes fractures, de schismes du monde interne infantile s’actualisant par une rupture vécue dans le corps, les affects, les liens et les savoirs. Ses déterminants spécifiques, ses modes de résolution et sa signification sont inhérents à la psyché du sujet, l’homme étant essentiellement un être de crise. L’organisation des activités psychiques groupales offre des garants métapsychiques paracritiques et para-excitatrices. L’ébranlement de ces garants métasociaux et source de crise et de mal-être.
René Kaës parle de l’être humain comme “animal critique” aux deux sens du terme; avoir un sens critique et la capacité de pouvoir se mettre en crise.
Il traite de l’aspect subjectif de la crise quand elle apparaît comme une rupture dans le cours des choses. C’est un vécu de la rupture qui met douloureusement en question la continuité de soi chez le sujet. Il ajoute que le prototype de toute crise est la crise de la naissance. Cette rupture d’avec un milieu pour aller vers un autre, demande la mise en place de modes de régulation nouveaux.
Pour René Kaës, plusieurs dimensions participent au vécu de la crise, dimensions qui constituent chacune un élément de la rupture par lequel s’exprime subjectivement la menace inhérente à “l’état de crise”.
Il repère trois dimensions principales:
La consultation conjugale peut nous donner des repères pour comprendre comment ces dimensions se présentent.
- L’union-séparation et la problématique de l’espace transitionnel:
espace qui fait transition, qui offre un espace de transition entre un état et un autre. Cet espace est celui de la reconnaissance, le vécu du sujet, sa représentation comme n’étant plus dans une relation avec le partenaire, mais plutôt comme étant seul et en lien avec seulement lui-même en tant que quelque chose de séparé. Ici, l’intervention de la catégorie de l’après coup est essentielle: le sujet a vécu/traversé deux étapes, deux états: la première, antérieure est celle de l’union auquel s’est substitué un second et nouvel état à intégrer, celui éprouve comme extériorité, séparation et solitude dans l’incertitude de reconstituer une nouvelle union.
Exemple:
La consultation conjugale peut être utilisée pour offrir cet espace durant le temps de la crise et permettre le travail de séparation de ce que l’on quitte; séparation de l’autre, ou d’un mode relationnel ou de l’attente envers l’autre, support de la projection des attentes insatisfaites envers les parents de l’enfance.
- Le continu-discontinu et la problématique du cadre:
le petit d’homme est un prématuré, en état de détresse et requérant l’étayage suffisamment imparfait de l’environnement psychique. La qualité de cet environnement maternant fournit la base du sentiment de la permanence, de la sécurité et de la continuité de l’être, et constitue ce qui Bleger (1966) nome cadre, c’est-à-dire le réceptacle des parts indifférenciées (psychotiques ou symbiotiques) de la personnalité. Son importance, comme celui de l’environnement, ne se révèle que par leur carence (car il est un non-processus), qui est inéluctable et est indispensable au développement, car cette carence met l’être humain en crise. René Kaës (1997) pointe le rôle du groupe comme mère de suppléance pour dégager l’équivalence mère-cadre-groupe. Autrement dit, le cadre en situation thérapeutique est une reproduction de ce réceptacle.
Exemple:
Le cadre de la consultation conjugale peut assurer la continuité de soi durant les remaniements relationnels de la relation à l’autre. Dans le meilleur des cas, le cadre social ou familial aurait dû assurer cette continuité de soi dans la discontinuité de la crise, mais pour de nombreux couples l’environnement est défaillant, répétant, le plus souvent, une défaillance de l’environnement primaire c’est-à-dire de la première relation à la Mère dans un environnement qui la contient.
- L’articulation contenant-contenu (W.R. Bion) et les problématiques du conteneur (R. Kaës), des niveaux logiques et du paradoxe:
le cadre étant la partie fixe et stable de la personnalité, le conteneur est l’aspect actif de ce support par lequel la mère, par sa capacité de rêverie (Bion, 1962), est capable de modifier les projections douloureuses du bébé, de les rendre possibles, tolérables et fructueuses, recevables et restituables.
Exemple:
Bien souvent, le discours social sur le couple, discours qui devrait servir de contenant au couple, est en désaccord complet avec le contenu, c’est-à-dire avec la possibilité qu’ont les conjoints de construire une relation conjugale et l’appareil psychique de couple est en difficulté.
Bibliographie
Bion, W.R. (1962). Aux sources de l’expérience. Paris: Puf, 1979.
Bleger, J. (1966). Psycho-analysis of the psycho-analytic frame. International Journal of Psychoanalysis, 48: 511-519.
Kaës, R. (1997). Crise, rupture et dépassement. Paris: Dunod.
[*] Professeur de l’Université de Buenos Aires associé à l’Université Paris Descartes, psychanalyste, groupe, couple, famille; SFPPG, FAPAG, directrice d’Apsylien-rec et d’Apsylien-online, présidente de l’Association Internationale de Psychanalyse de Couple et Famille. rosajaitin@orange.fr