REVIEW N° 21 | YEAR 2019 / 2
Summary
Violence and somatic illnesses in families
More and more frequently in our clinical work we see families whose psychic functioning shows a predominating lack of a capacity to symbolise, where concrete thinking leads to a tendency to act, and where a condition of undifferentiation emerges between family members and within each one of them. It seems to us that the emergence of these psychic features can be related to the failure of linking processes that are imposed on the mind in its relationship with the body, with intersubjectivity, and with meaning. The aim of this study is to analyse how this kind of impossibility of achieving adequate and sufficient differentiation between family members can give rise, either to violent outbursts where the body is attacked, as if it cannot be perceived to be another’s body, or to psychosomatic illnesses, as a reaction to the anxiety of disintegration result from a failure to contain the family’s body. We also intend to discuss the ultimate correspondence between particular ways of psychic functioning and psychic discontents in links and culture. The article includes clinical case studies.
Keywords: psychic life, psychosomatic symptom, integration of psyche-soma, mutual recognition, differentiation.
Résumé
La violence et la maladie somatique dans les familles
Il nous arrive de plus en plus souvent, dans notre travail clinique, de rencontrer des familles qui ont un fonctionnement psychique où un manque de capacité de représentation prédomine, où une pensée concrète avec une tendance à l’agir est présente et où une condition d’indifférenciation émerge entre les membres et à l’intérieur de chacun d’eux. Il nous semble que l’émergence de ces fonctionnements psychiques peut être mise en rapport avec l’échec des processus de liaison imposés à la psyché dans sa relation au corps, à l’intersubjectivité et au sens. Le but de ce travail est d’analyser comment l’impossibilité d’une différenciation adéquate et suffisante entre les membres des familles caractérisées par ce fonctionnement peut donner lieu à des manifestations violentes où le corps est attaqué, dans l’impossibilité d’être pensé comme corps de l’autre, ou bien à des maladies psychosomatiques en réponse à une angoisse de désagrégation liée à l’échec d’une fonction de contenance du corps familial. Notre but est également de nous interroger sur les correspondances éventuelles entre certains fonctionnements psychiques et le malêtre psychique actuel dans les liens et dans la culture. Des exemples cliniques seront présentés.
Mots-clés: vie psychique, symptôme psychosomatique, intégration psyché-soma, reconnaissance mutuelle, différenciation.
Resumen
Violencia y enfermedades somáticas en familias
Cada vez con más frecuencia en nuestro trabajo clínico vemos familias cuyo funcionamiento psíquico muestra una falta de representaciones, pensamiento concreto que conduce a una tendencia a actuar y poca diferenciación entre los miembros y en cada uno de ellos. Creemos que la aparición de estos eventos psíquicos puede estar relacionada con el fracaso de los procesos de vinculación impuestos a la mente en su relación con el cuerpo, con la intersubjetividad y con el significado. En este artículo pretendemos explorar cómo la imposibilidad de experimentar una diferenciación adecuada y suficiente entre los miembros de familias de este tipo puede conducir a manifestaciones violentas, donde el cuerpo es atacado ya que no puede considerarse como el cuerpo del otro, o a enfermedades psicosomáticas. como reacción a la ansiedad de desintegración derivada del fracaso de la contención del cuerpo de la familia. También tenemos la intención de discutir la posible correspondencia del funcionamiento psíquico con los descontentos psíquicos actuales en los enlaces y la cultura. Algunas historias de casos completarán la presentación.
Palabras clave: vida psíquica, síntoma psicosomático, integración psique-soma, reconocimiento mutuo, diferenciación.
ARTICLE
Introduction
L’angoisse liée à l’incertitude du présent détermine de plus en plus, chez les individus, des troubles qui affectent aussi bien les processus de liens intrapsychiques que les configurations de liens intersubjectifs. D’où une exigence accrue d’organiser des défenses contre l’insécurité et la présence de plus en plus fréquente chez les individus, les couples et les familles – comme le confirme l’expérience clinique – d’un fonctionnement psychique qui a recours à des défenses très primitives. Le refoulement et la sublimation ont laissé la place essentiellement au déni, au clivage, à la mise en acte, à l’externalisation, à la projection, au dépôt sur l’autre. Des formes symptomatiques apparaissent, qui touchent particulièrement le corps et la dépendance dans les liens. Ces symptômes sont accompagnés d’intenses angoisses archaïques. La possibilité de rester en contact avec sa propre réalité psychique et avec celle des autres, comme la disponibilité à penser et à reconnaître la souffrance, semble s’être réduite également. Il semble aussi qu’il existe une tendance prédominante à “se débarrasser de la vie psychique”, qui est perçue comme insupportable et par rapport à laquelle on se sent impuissant (Kaës, 2012).
Parmi les différentes manifestations de souffrance psychique que l’on rencontre plus souvent – au niveau social, mais aussi et surtout dans l’expérience clinique – nous nous sommes penchées en particulier – le nombre de cas ayant fortement augmenté – sur les fonctionnements psychiques des familles où les actes de violence sont fréquents, où le corps est l’objet privilégié sur lequel se déverse cette violence, et sur les familles où les troubles psychosomatiques sont particulièrement présents. Nous laisserons pour le moment de côté les aspects pouvant différencier ces deux situations pour nous pencher sur les aspects de fonctionnement qui nous ont semblé caractériser tant l’une que l’autre.
Dans ce travail, nous proposons une réflexion précisément sur le fonctionnement des familles dans lesquelles, face à des actes de violence ou à des manifestations psychosomatiques, des difficultés apparaissent au niveau de la reconnaissance mutuelle et de la différenciation entre les individus. Une difficulté à mentaliser ses propres vécus psychiques et à les reconnaître, une défaillance du préconscient, la présence d’un discours opératoire, une inaffectivité diffuse peuvent déterminer des conditions qui conduisent souvent à des actes de violence ou, dans d’autres cas, à l’émergence de manifestations psychosomatiques, elles aussi de plus en plus fréquentes.
Une fois installés, ces fonctionnements s’intègrent dans les liens familiaux: la violence peut devenir un élément du lien, un style de communication, et peut même constituer un facteur stabilisateur du fonctionnement familial. La maladie aussi peut cimenter la famille, l’organiser et l’ouvrir aux échanges affectifs.
Dans le travail avec ces familles, il nous a semblé que les manifestations violentes ou le symptôme psychosomatique “prenaient la place” d’une reconnaissance mutuelle, d’une altérité, d’un investissement objectal. L’autre n’est pas reconnu en tant qu’autre que soi et les frontières interpersonnelles sont floues: l’autre est traité comme une partie de soi. Cette situation empêche toutefois la proximité, l’intimité et le partage.
Il nous a également semblé que, dans ces cas, les relations ont comme fonction principale de maintenir des liens d’interdépendance étroite pour contrôler, bloquer et satisfaire, en particulier, l’émergence des “besoins immatures”, comme les définit Bleger (1967), besoins liés à l’échec de la réponse de l’objet maternel dans les premières phases du développement où l’implication est originellement physique et physiologique.
À ce propos, il nous a semblé utile, en poursuivant la réflexion, d’évoquer les notions d’intégration, de non-intégration et de désintégration de Winnicott (1945; 1962), ainsi que la notion de personnalisation, autrement dit “le sentiment que l’on a de sa personne dans son corps”. Ce sont, en effet, la contenance, le holding et les soins physiques maternels (handling) qui favorisent, chez l’enfant, le processus d’intégration de la psyché dans le soma, donnant lieu à une expérience de continuité de l’être. La capacité de se sentir vivant permet à l’individu de vivre et d’expérimenter des émotions intenses, sans devoir les cliver et se dépersonnaliser ou créer des défenses aux déterminants très puissants (Winnicott, 1964), qui débouchent souvent sur la maladie psychosomatique (Giannakoulas, 1998). C’est dans la tentative même de poursuivre et de maintenir une pseudo-intégration, en se concentrant sur le soi corporel, que le clivage se concrétise.
L’échec des expériences qui soutiennent les états non intégrés peut conduire à la peur de l’effondrement du fait de défenses, telles que l’auto-contenance ou la dépersonnalisation, qui protègent l’individu contre l’angoisse de tomber à jamais et contre la dissociation psychosomatique.
Nous avons relevé, dans de nombreuses familles, que les liens s’organisent précisément autour du besoin de se défendre contre les menaces de désintégration, perçues comme particulièrement dangereuses du fait du processus incomplet de personnalisation et d’intégration du soi réalisé par ses membres.
Ces menaces peuvent se présenter lors de changements, de pertes, de deuils, de tensions qui traversent la vie familiale ou de la réémergence de parties dissociées. Nous allons maintenant présenter brièvement deux situations cliniques.
La famille B.[1]
Elle est formée par le père et la mère, qui ont la cinquantaine, et deux fils âgés de 25 et 27 ans.
La demande d’un traitement est exprimée à la suite de l’hospitalisation du fils aîné, dans le coma et en danger de mort après avoir été renversé une nuit sur son scooter, à un carrefour, par une voiture qui avait brûlé le feu rouge. La collision avait littéralement causé un “morcellement du corps” du garçon à cause de fractures multiples et d’une atteinte des organes internes (dont une dissection de l’aorte). À la suite de cette expérience tragique où la famille s’est trouvée, pour la première fois, unie et coopérative et où la souffrance physique a fourni une occasion de partage et d’échange, la mère propose aux autres membres de la famille d’entreprendre une thérapie familiale pour ne pas perdre le climat de proximité et d’union qui s’est créé durant cette période. L’histoire de la famille est, en effet, marquée par un climat de violence lié aux actes violents répétés du père à l’égard de ses fils durant leur enfance, actes qui ont été vécus avec un sentiment d’impuissance par la mère et de crainte par les fils.
Les deux fils, quoiqu’adultes et depuis que le fils aîné avait maintenant complètement récupéré, acceptent de participer aux séances hebdomadaires.
La violence du père est présentée initialement comme la cause de tout le malêtre; j’éprouve contre-transférentiellement un sentiment de malaise vis-à-vis de cette sorte de tribunal qui semble me demander de m’associer à la condamnation du père. On dirait presque qu’ils sont venus pour cela, pour avoir une sentence de condamnation contre le coupable, et le père semble accepter ce rôle. La mère, par contre, se présente initialement comme le parent protecteur des enfants maltraités, avec lesquels elle identifiait sans doute ses parties infantiles.
Les séances qui suivent mettent en évidence un état dépressif sévère de cette dernière, traité également par pharmacothérapie. Le père parvient, petit à petit, à indiquer que cet état existe depuis toujours, avant même la naissance des enfants, et qu’il obligeait sa femme à garder le lit pendant des journées entières. Le père se sentait complètement abandonné et, ne tolérant pas ce vécu qui le faisait sentir impuissant, il le déchargeait en agressant violemment ses enfants à la moindre difficulté.
D’une séance à l’autre, le père se soustrait progressivement au rôle de bouc émissaire au fur et à mesure qu’émergent les histoires familiales des deux époux; elles présentent de nombreuses similitudes, étant caractérisées par des figures parentales – surtout maternelles – détachées, dévalorisantes et inaffectives.
Il a été possible de réévoquer la présence d’un vécu traumatique de défaut de contenance primitive et d’échec de la fonction maternelle de holding et de handling chez les deux époux, vécu qui a réémergé de manière plus intense après la naissance des enfants à cause de la sollicitation que les besoins infantiles et les soins corporels de ces derniers ont déterminée en eux. Il y a eu, tant chez l’un que chez l’autre, un déficit du processus de personnalisation au travers de l’installation de la psyché dans le corps: leur sentiment de soi et, par conséquent, de l’autre que soi ne s’est pas suffisamment développé.
Le lien de couple, de nature fusionnelle, n’a pas pu se transformer en fonction des nouveaux besoins déterminés par la présence des enfants, et la perte de la défense symbiotique a fait émerger la présence d’aires dissociées chez chacun des parents, liées à des expériences de non-intégration et à l’émergence d’angoisses de désintégration. Les agirs violents, dont les enfants ont fait l’objet en termes de décharge, exprimaient l’impossibilité de faire face à l’altérité (représentée à ce moment-là par les enfants), à l’angoisse engendrée par les besoins infantiles et à leurs propres vécus internes de morcellement.
Les vécus dépressifs de la mère, intérieurement intolérables, avaient besoin du lien fusionnel de couple pour être contenus et le père, aux prises avec ses propres angoisses de désintégration, en agissant la violence sur ses enfants, expulsait à l’extérieur, pour elle et pour lui, des vécus intolérables, explosifs et non pensables. Si l’on repense à la motivation initiale de la demande thérapeutique, on peut faire l’hypothèse que, à travers le contact avec le morcellement du corps du fils (après l’accident), des expériences primitives de désintégration ont refait surface et qu’ensuite, lorsque celui-ci a retrouvé son “intégrité corporelle”, grâce aussi à la participation affective et aux soins de tous les membres de la famille, l’expérience de la possibilité d’une réintégration a représenté une première figuration qui a permis d’exprimer le désir d’une thérapie pour redémarrer, même intérieurement, un processus d’intégration, dans ce cas “psyché-soma”, jusque-là inachevé.
On peut également se demander si l’accident – raconté comme ayant été subi – n’a pas été aussi un défi à la mort, voire une tentative de suicide cachée. Dans cette famille, il pourrait y avoir des thèmes de mort laissés en suspens.
Le travail thérapeutique leur a permis, à travers une fonction mentale de mirroring et de contenance, de voir qu’ils pouvaient exprimer leurs vécus et leurs sensations explosives, et les intégrer en construisant une unité du soi; il a également permis la mise en place progressive d’une fonction de contenance interne familiale qui rendait inutile l’alliance défensive entre les époux.
Les enfants ont pu reconnaître les caractéristiques du fonctionnement psychique familial et en comprendre les défaillances qui avaient fait d’eux les objets d’une décharge violente, car la violence des émotions et des sensations qui naissaient à l’intérieur des relations familiales n’était ni vivable, ni encore moins pensable. Le père devenait, à l’intérieur du couple, l’acteur d’une difficulté qui était un élément significatif de leur lien.
“Papa, alors, n’est plus le méchant”, s’est exclamé le fils aîné au terme d’une séance très intense dans laquelle la mère, en pleurant fortement, a pu parler du fait qu’elle s’était sentie comme une éponge qui absorbe trop d’eau et qui doit constamment être essorée.
Dans la même séance, la mère a également pu évoquer la participation attentive, chaleureuse et assidue du père durant l’hospitalisation prolongée du fils. “Si tu n’avais pas été là, je ne m’en serais jamais sortie”, ajoute-t-elle en reconnaissant des qualités à son mari et, en même temps, les caractéristiques différentes de chacun et la possibilité de les intégrer.
Les relations entre les membres de la famille semblent s’animer: durant les séances, on peut plaisanter, reconnaître ses difficultés et les différences de chacun. Il semble que le corps familial ne soit plus aussi douloureux.
Au cours de la thérapie, le fils aîné prend la décision d’aller habiter avec sa petite amie dans une nouvelle maison et le cadet entreprend aussi, avec l’aide de ses parents, de s’acheter une maison à lui.
Il est maintenant possible de se séparer, la famille ne devant plus exercer la fonction de tenir ensemble de manière indifférenciée pour se défendre contre la menace d’une dépersonnalisation. Dans la séparation, chacun peut se maintenir intact parce qu’il est en mesure de s’identifier à l’autre.
L’occasion d’une nouvelle opération du fils aîné à la hanche pour des problèmes encore irrésolus après l’accident (deux ans ont passé entre-temps) crée, durant une séance, un climat fortement émotionnel à l’intérieur duquel la mère et le père peuvent reconnaître les capacités dont chacun a fait preuve en s’occupant du fils; de son côté, le fils cadet – qui a toujours été caractérisé par une organisation émotionnellement défensive – éclate en pleurs en disant qu’il a eu très peur de perdre son frère. Le lien entre les deux frères peut maintenant avoir sa place. Je suis très émue, moi aussi, en sentant circuler si librement l’émotivité et je pense que j’ai quatre personnes devant moi, chacune avec sa propre douleur.
La famille C.[2]
Pour prendre en considération certains aspects de l’entrelacement entre la maladie, le corps et la violence dans la famille, nous parlerons maintenant de la famille C., formée par le père, 64 ans, la mère, 57 ans, et un fils de 21 ans. Seul le couple des parents a suivi une thérapie car Paolo, le fils, dans la seule rencontre – la deuxième – à laquelle il a accepté de participer, a affirmé qu’il ne voulait pas prendre part à la thérapie familiale; il a déclaré que, d’après lui, la situation familiale difficile était entièrement imputable à ses parents: “Ce sont eux qui sont des malades mentaux”, “Ils n’arrêtent pas de se disputer” et il a ajouté: “Souvent, après avoir discuté avec eux, je me sens confus, désorienté”.
Je n’ai pu qu’accepter sa décision, tout en reconnaissant les difficultés qu’elle comportait, sachant qu’il lui était impossible, du moins à ce moment-là, d’accepter une aide à cause de sa grande fragilité, de sa crainte de se sentir embarrassé en présence de ses parents, et considérant également la valeur de séparation que pouvait avoir ce refus. J’ai décidé, quoi qu’il en soit, d’entreprendre le travail thérapeutique avec le couple des parents – qui heureusement demandait d’être aidé – à raison d’une séance hebdomadaire, percevant qu’il s’agissait d’une situation familiale particulièrement critique.
J’avais aussi l’idée que la violence du fils pouvait être pour lui une manière de chercher à se séparer en recourant à l’agressivité pour définir son identité et se subjectiver. J’avais également présent à l’esprit que, parmi les nombreux facteurs qui contribuent à la genèse du comportement violent chez les adolescents, le fonctionnement de la famille est sûrement l’un des plus importants (Nicolò, 2009). Cependant, ma décision se basait aussi sur ma confiance dans le potentiel transformateur que le travail psychanalytique peut introduire dans les liens inconscients des relations intersubjectives familiales. Je pensais donc que le travail avec le couple pouvait amorcer des transformations qui concerneraient également le lien avec le fils, malgré l’absence de celui-ci.
La famille m’avait été adressée par un neurologue que le père, médecin, avait consulté pour son fils à cause des manifestations violentes de ce dernier vis-à-vis de ses deux parents: coups de pied, gifles, coups de poing, morsures, bourrades. Le choix, par les parents, d’une visite neurologique pour leur fils montrait qu’ils pensaient à une “maladie mentale” plutôt que de s’interroger sur la signification du symptôme à l’intérieur des liens intersubjectifs. C’était le fils qui était violent et eux, ils étaient les victimes de sa violence.
Dès les premières séances, je me suis trouvée impliquée sur un plan contretransférentiel, vivant alternativement des sentiments d’impuissance, de peur et de colère. Une sensation mortifère accompagnait le déroulement des entretiens.
Les parents sont à la retraite et tous les deux atteints de maladies graves: le père souffre d’une maladie pulmonaire (fibrose du poumon), la mère a été opérée trois ans plus tôt d’un cancer, également du poumon.
Le fils, atteint d’obésité sévère, a terminé son lycée et reste enfermé chez lui; ses relations sociales, déjà limitées, sont encore plus réduites.
Le premier entretien, auquel seul le couple des parents se présente, introduit d’emblée le thème de la maladie somatique: le père arrive, avec une bouteille d’oxygène en bandoulière et une canule dans le nez, en disant qu’il ne peut pas s’en passer – en réalité, c’est la seule fois qu’il se présente ainsi.
Ayant constaté l’absence du fils, je m’interroge sur la présence de la bouteille d’oxygène: j’imagine qu’elle lui est nécessaire, comme si “l’air lui manquait” lorsque le fils n’est pas là. Mais je suis, en même temps, assaillie contretransférentiellement par un sentiment de danger et je pense que c’est ce qu’éprouve également le fils avec ce père qui “n’arrive même pas à respirer”; d’autre part, je me sens sollicitée vers une participation émotive: “Vois à quel point je suis malade!”.
Pendant une grande partie de la séance, les époux parlent longuement de leurs maladies, sans jamais mentionner leur fils. Il émerge que Paolo n’a pas été informé du rendez-vous par crainte d’une réaction agressive de sa part, qu’il a d’ailleurs eue lorsqu’on l’a mis au courant, quelques heures seulement avant l’entretien.
Il se profile une situation parentale où l’objectif principal est de prévenir, de contenir, mais aussi inconsciemment de provoquer les éclats de colère du fils. Dès le début, dans la relation des parents avec Paolo, il émerge à la fois la présence d’une ambiguïté et une tendance à l’omission. Il apparaît clairement que c’est le fait de mal interpréter les besoins réels du fils qui alimente un sentiment d’insécurité chez ce dernier. Le malentendu, le mensonge, la confusion sont les modalités prédominantes du fonctionnement familial (Nicolò, 2009). J’ai du mal, durant la séance, à créer un espace pour leurs vécus émotifs, le couple restant figé sur une pensée concrète.
Au cours des séances se font jour les histoires des familles d’origine des deux époux. Le récit révèle des relations caractérisées par une distance émotive et par une attitude hypercritique et dévalorisante, reprise et répétée dans la relation de couple. Les relations primaires ne semblent pas non plus avoir favorisé le processus d’intégration psyché-soma par une contenance adéquate, ce qui a entraîné des difficultés dans la construction du self tant chez l’un que chez l’autre. Se dégage aussi une relation d’admiration, d’idéalisation et de distance du mari avec son propre père. On a pu reconstruire, durant les séances, que le vécu de défaut de soins maternels primaires, intégré dans l’alliance inconsciente défensive du couple, a réémergé lors de la naissance de Paolo: d’une part, dans le besoin du père de contrôler et de se substituer à la mère – considérée comme inadaptée – dans les soins dispensés au nouveau-né; de l’autre, faisant en sorte que la mère, à cause de ses vécus d’insécurité, devienne complice de son mari en lui donnant son fils. Avec le temps, un fonctionnement familial à couples interchangeables apparaît: mamanPaolo, papa-Paolo. Il semble impossible d’accéder à une dimension triadique. La mère a toujours eu, dès la conception, une forte ambivalence vis-à-vis de Paolo et une grande difficulté à s’occuper de lui lorsqu’il était bébé. Cette ambivalence se manifeste encore aujourd’hui dans une modalité de communication ambiguë et paradoxale qui génère des réactions de colère et d’agressivité chez Paolo. Actuellement, la relation des parents avec Paolo est constellée d’attitudes régressives qui stimulent des désirs prégénitaux. Il arrive souvent qu’au terme d’une dispute, Paolo demande à son père de lui gratter le dos comme quand il était petit ou que le père propose à son fils de lui faire des “câlins”. Le corps, grâce à la sensorialité, devient l’intermédiaire qui permet d’entrer en contact avec les émotions. Il semble également y avoir, chez Paolo, un problème d’homosexualité par rapport à un père incestuel et infantilisant. Paolo est vécu par ses parents comme une partie qui leur appartient; il n’y a pas de différenciation. Le contact corporel permet au père de revivre la relation infantile avec son propre père et rassure Paolo qui, en se comportant en “petit enfant”, ne nuit pas au père et peut être accepté, mais uniquement en tant qu’enfant.
Lorsque Paolo avait 9 ans, dans le lien de couple caractérisé par une capacité fusionnelle et par une difficulté à reconnaître les altérités, une situation de grand conflit s’était créée, entraînant une séparation et l’éloignement du père. Celui-ci, en fait, s’était simplement installé dans un autre appartement du même immeuble. La proximité et la distance ont été tout de suite trop grandes et il n’y a pas eu de véritable séparation. Paolo n’a jamais été mis au courant des motifs de la séparation de ses parents et aucune frontière n’a été établie entre la résidence de la mère et celle du père, où il allait et venait à son gré.
Il semble, dans ce couple, que les émotions et les désirs ne parviennent pas à s’exprimer, qu’on n’arrive ni à rester proches, ni à se séparer, et encore moins à avoir une pensée sur ses propres difficultés. Le couple paraît être caractérisé par un fonctionnement lié à la non-définition et à la confusion; il y a une tendance à l’agir, la présence d’une pensée concrète, une défense contre l’angoisse et la douleur mentale, une faible différenciation sur le plan aussi bien intrapsychique qu’interpersonnel.
Au début de la puberté, Paolo commence à manifester un trouble alimentaire boulimique vers lequel converge l’attention des parents qui optent pour des interventions de type médical. Ceci entraîne une augmentation pondérale progressive qui débouche sur une véritable obésité.
Tout en s’inquiétant de l’obésité de Paolo, les parents ont des comportements clivés: d’une part, ils l’accompagnent chez le diététicien; de l’autre, ils lui offrent des friandises raffinées qu’il n’est pas en mesure de refuser. Ils restent, ainsi, tous enveloppés dans un corps familial indifférencié et sans discontinuité qui, comme pour l’obésité, évoque l’impossibilité d’un refus. Paolo ne parvient pas à se subjectiver, il n’arrive pas à intégrer le corps sexué, ni à amorcer un processus de séparation, de même – peut-être – qu’il n’avait pas pu accéder à une pleine personnalisation. L’obésité semble également le protéger contre le fait d’avoir un corps masculin et de grandir.
Neuf ans plus tard, la femme découvre qu’elle a un cancer et le mari décide de rentrer au foyer, par sentiment du devoir, pour s’occuper d’elle. Les maladies ont fait et font office de ciment du couple. Ils ont tous deux recours à la maladie pour exister et pour se donner une identité. Mais cette fois encore – comme vingt ans plus tôt, lorsqu’ils avaient décidé de vivre ensemble – le mari ne ressent pas le besoin de partager avec sa femme le sens de ce choix, ni elle de le lui demander. Aucun des deux ne juge nécessaire de fournir des explications au fils, qui est pourtant désormais un adolescent.
Quelques années après qu’ils avaient recommencé à vivre ensemble, on diagnostique une grave maladie pulmonaire au mari et c’est cette nouvelle maladie qui modifie les équilibres familiaux.
Les maladies respiratoires des parents évoquent des traumatismes non pensables et font penser à des dépressions néonatales; elles masquent l’impossibilité des échanges avec l’extérieur en les justifiant.
Du fait de la maladie, l’agressivité entre les époux diminue et une situation de secours mutuel se met en place; elle permet de vivre une proximité qui, toutefois, fait immédiatement sentir à Paolo qu’il en est exclu.
La diminution du conflit entre les époux fait émerger la violence chez Paolo. Il semble que les parents n’arrivent pas à voir le lien entre ces éclats violents, les maladies et les retombées de celles-ci sur leur relation. Les maladies des parents augmentent l’angoisse de Paolo, qui craint que son désir d’autonomie ne représente une agression trop forte vis-à-vis de parents si faibles.
Par ses actes violents, Paolo cherche à instaurer brutalement une séparation qu’il sent impossible; mais l’acte violent crée également une proximité extrême qui est un “corps à corps”: cette proximité est perçue comme une menace pour un moi trop fragile, et de cette menace naît une nouvelle violence.
Après environ deux ans, la thérapie de couple – qui s’est déroulée régulièrement à raison d’une séance par semaine – est encore en cours.
La possibilité, pour le couple, de commencer à accéder à ses vécus internes et de les reconnaître a fait émerger des questionnements plus larges sur l’origine de l’agressivité de Paolo, qu’il a pu relier à sa manière confuse, ambiguë, paradoxale de communiquer et d’établir des relations. “Au fond, nous étions violents, nous aussi, dans nos disputes”, a déclaré la mère dans un entretien récent. L’idée que leur souffrance était liée exclusivement à Paolo s’est modifiée, du moins en partie. Ceci leur a permis de commencer à penser que la violence de Paolo pouvait être vue aussi en fonction de leur manière d’être en relation avec lui.
De fait, l’intensité des épisodes violents s’est réduite et Paolo a commencé à renouer quelques-unes de ses relations, mais son symptôme alimentaire est encore présent.
Conclusions
Il nous semble, à partir des considérations issues des expériences cliniques, pouvoir formuler quelques réflexions sur le fonctionnement de ces familles.
- Les liens se constituent essentiellement à travers des alliances inconscientes de défense contre l’émergence de “besoins primitifs”, la crainte de l’effondrement et les menaces de désintégration.
- Les membres de la famille ont souvent vécu des échecs dans le domaine des expériences qui soutiennent l’intégration psyché-soma (handling, holding).
- Les liens sont caractérisés par une interdépendance étroite afin de contrôler et de bloquer l’émergence de besoins immatures, liés à l’échec de la réponse de l’objet maternel dans les premières phases du développement où l’implication est essentiellement physique et physiologique.
- Les manifestations violentes ou le symptôme psychosomatique se substituent à la reconnaissance mutuelle, à l’altérité, à un investissement objectal. L’autre en tant qu’autre que soi est traité comme une partie de soi-même.
Bibliographie
Bleger, J. (1967). Simbiosis y ambiguedad. Buenos Aires: Paidòs [trad. fr. Symbiose et ambiguïté: étude psychanalytique. Paris: PUF, 1981].
Giannakoulas, A. (1998). Holding ed interpretazione. In Algini M.L. (a cura di), Tra ascolto e interpretazione. Quaderni di Psicoterapia Infantile, 38. Roma: Borla.
Kaës, R. (2012). Le Malêtre. Paris: Dunod.
Nicolò, A.M. (2009). Adolescenza e violenza. Roma: Pensiero Scientifico.
Winnicott, D.W. (1945). Primitive emotional development. International Journal of Psychoanalysis, 26: 137-143. [trad. fr. Le développement affectif primaire. In Winnicott
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Winnicott, D.W. (1962). Ego integration in child development. In Winnicott D.W.,
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Winnicott, D.W. (1964). Psycho-somatic illness in its positive and negative aspects. In
Winnicott C., Shepherd R., Davies M. (Eds.), Psychoanalytic Explorations, pp. 103114. London: Karnac Books, 1989 [trad. fr. Les aspects positifs et négatifs de la maladie psychosomatique. Revue de Médecine Psychosomatique, 11, 2/1969: 205-216].
[1] La famille a été suivie par le docteur Daniela Lucarelli.
[2] Le couple a été suivi par le docteur Gabriela Tavazza.