REVIEW N° 25 | YEAR 2021 / 2

The plurality of psychic spaces and temporalities

The plurality of psychic spaces and temporalities 

If we admit that there are several spaces of the psychic reality, as psychoanalytical practices lead us to think in plurisubjective framing such as couples, families, groups and institutions, how do the corresponding temporalities manifest themselves in each of these spaces and in the relations between these spaces? I base my approach on my research on the spaces of psychic reality in group framing. I suggest understanding in what way in these spaces, the temporality of the subjects is different from that of their links and that of the group. I will propose to understand in what way in these spaces, the temporality of the subjects is different from that of their links and that of the group. I will then try to explore what happens in terms of plural and heterogeneous spaces and temporalities in situations of crisis and collective disaster, taking the pandemic as an example.  

Keywords: extension of the practice and of the theoretical object of psychoanalysis, plurality of psychic spaces and temporalities, the psychic space of the singular subject, the psychic space of the link, the psychic space of the group and of the plurisubjective sets.


La pluralité des espaces et des temporalités psychiques dans les dispositifs psychanalytiques plurisubjectifs

Si l’on admet qu’il existe plusieurs espaces de la réalité psychique, comme nous le donne à penser les pratiques psychanalytiques dans des dispositifs pluri-subjectifs tels que les couples, les familles, les groupes et les institutions, comment se manifestent les temporalités correspondantes dans chacun de ces espaces et dans les relations entre ces espaces ? Je prendrai appui sur mes recherches sur les espaces de réalité psychique dans les dispositifs de groupe. Je proposerai de comprendre en quoi dans ces espaces, la temporalité des sujets est différente de celle de leurs liens et de celle du groupe. J’essaierai ensuite d’explorer ce qu’il advient quant aux espaces et aux temporalités plurielles et hétérogènes dans les situations de crise et de catastrophe collective en prenant pour exemple la pandémie.

Mots-clés: extension de la pratique et de l’objet théorique de la psychanalyse, pluralité des espaces psychiques et des temporalités, l’espace psychique du sujet singulier, l’espace psychique du lien, l’espace psychique du groupe et des ensembles plurisubjectifs.


La pluralidad de espacios y de temporalidades psíquicas  

Si admitimos que existen varios espacios de la realidad psíquica, ya que las prácticas psicoanalíticas nos llevan a pensar en dispositivos plurisubjetivos como las parejas, las familias, los grupos y las instituciones, ¿cómo se manifiestan las temporalidades correspondientes en cada uno de estos espacios y en las relaciones entre ellos? Me basaré en mi investigación sobre los espacios de la realidad psíquica en los dispositivos de grupo. Propondré comprender de qué manera en estos espacios, la temporalidad de los sujetos es diferente de la de sus vínculos y la del grupo. A continuación trataré de explorar lo que sucede en términos de espacios y temporalidades plurales y heterogéneos en situaciones de crisis y de catástrofes colectivas, tomando como ejemplo la pandemia.  

 

Palabras clave: extensión de la práctica y del objeto teórico del psicoanálisis, pluralidad de espacios psíquicos y temporalidades, el espacio psíquico del sujeto singular, el espacio psíquico del vínculo, el espacio psíquico del grupo y de los conjuntos plurisubjetivos.


ARTICLE

Trois questions peuvent définir les problèmes épistémologiques et méthodologiques posés par le travail psychanalytique dans les dispositifs plurisubjectifs. Que désirons-nous connaître et comment connaissons-nous ce que nous connaissons ? En conséquence, que connaissonsnous que nous ne connaissions pas ? La connaissance que nous avons acquise peut-elle être mise à l’épreuve de sa validité ?

Si je définis comme objet de connaissance la pluralité des espaces et des temporalités psychiques dans de tels dispositifs, j’inscris cet objet dans un champ: dans le champ de la psychanalyse. La question est alors celle-ci: cet objet à connaître peut-il s’inscrire dans le champ de la psychanalyse telle que le définit la pratique fondée sur la méthode de la cure individuelle et construite en une théorie de l’Inconscient? Ou bien devrons-nous ouvrir un nouvel espace de pratique, de pensée et de transmission dans la psychanalyse? Devra-t-elle transformer son mode d’existence institutionnel?

Au problème épistémologique s’associe un problème méthodologique, c’est-à-dire une réflexion critique sur la logique qui organise la méthode dans son rapport à l’objet que l’on cherche à atteindre. La méthode est le chemin qui conduit à l’objet visé par notre désir de connaissance ou qui, plus généralement, conduit à un résultat escompté. Elle opère dans un dispositif construit pour atteindre l’objet à connaître dans un champ donné. Mais, du même coup, elle définit en creux, ou en négatif, un “reste à connaître” ce que cette méthode ne permet pas de connaître.

Ces considérations générales s’appliquent à notre problème. Je l’énonce en ces termes: la réalité psychique inconsciente dans les ensembles plurisubjectifs tels que les couples, les familles, les groupes et les institutions peut-elle être connue et mise en travail selon les règles de base (dites fondamentales) de la méthode psychanalytique et s’inscrire dans son champ, sa méthode et sa théorie étant construite à partir du dispositif de la cure individuelle? La réponse mérite débat, car il implique de construire un autre dispositif méthodologique approprié à notre objet et donc d’effectuer des transformations dans le dispositif méthodologique et dans la théorie de la psychanalyse.

Le problème n’est pas nouveau, comme le montrent toutes les extensions de la pratique de la psychanalyse au-delà du modèle canonique de la cure individuelle, mais sa nouveauté entraîne un changement radical dans l’objet théorique et pratique de la psychanalyse. L’extension de la pratique psychanalytique à une méthode et à des dispositifs qui réunissent plusieurs sujets pose nécessairement ce problème décisif: comment se présente la réalité psychique inconsciente dans le travail psychanalytique avec les couples, les familles et les groupes?[1]

La pluralité des espaces psychiques

Je fonde ma réponse sur ma double expérience du travail psychanalytique en dispositif de cure individuelle et en dispositif réunissant plusieurs sujets. Elle m’a conduit à distinguer, non pas un seul, mais trois espaces de la réalité psychique : celui de l’ensemble plurisubjectif en tant que tel, celui des liens intersubjectifs et transsubjectifs qui s’y nouent et celui des sujets singuliers.

 L’espace psychique du groupe et des ensembles plurisubjectifs

Un premier espace est celui de l’ensemble spécifique que forment le groupe, la famille ou le couple. Les premiers psychanalystes de groupe, S.-H. Foulkes, W.R. Bion, E. Pichon Riviere, D. Anzieu, ont adopté l’idée d’une psyché de groupe (eine Gruppenpsyche) que Freud (1921) a proposé comme une hypothèse spéculative. Pour eux et quelques autres, le groupe est une entité spécifique dont ils ont décrit les formations et les processus propres, irréductibles, à celui des individus qui le constituent. La plupart des théories groupalistes ont considéré que le groupe est une totalité et qu’il ne comporte qu’un seul espace de la réalité psychique.

L’espace psychique du lien

Le second espace est celui des liens intersubjectifs qui lient plusieurs sujets entre eux dans un ensemble qui les contient. J’ai défini le lien par trois dimensions. La première le caractérise comme un espace de réalité psychique qui possède sa consistance propre. Il se construit à partir de la matière psychique engagée dans les relations entre ses membres; il se fonde essentiellement sur les alliances inconscientes qui se nouent entre eux. C’est notamment en raison de ces alliances que la réalité psychique du lien est inconsciente.

La seconde dimension du lien est celle du processus: un lien est le mouvement plus ou moins stable des investissements, des représentations et des actions qui associent deux ou plusieurs sujets pour accomplir certaines réalisations psychiques qu’ils ne pourraient pas obtenir seuls: accomplissements de désirs, constructions de représentations, mise en œuvre de défenses, etc. La troisième dimension concerne la logique du lien. Elle est distincte de celle qui organise l’espace intrapsychique. Nous avons affaire à une logique des corrélations de subjectivités, des inclusions et des exclusions.

J’ai l’habitude de penser le lien de la manière suivante : “pas l’un sans l’autre, pas de lien sans les alliances qui les lie mutuellement, sans l’ensemble qui les contient, qu’ils construisent et qui les identifie les uns aux autres”.

 L’espace du sujet singulier et la construction d’un appareil psychique groupal

Aujourd’hui, nous pouvons connaître l’espace du sujet singulier à partir de deux dispositifs méthodologiques : celui de la cure et celui du sujet dans le dispositif plurisubjectif. Nous considérons ici le sujet dans un groupe et le sujet en tant qu’il est à la fois sujet de l’inconscient, sujet des liens et sujet du groupe.

Un dispositif plurisubjectif met en travail les rapports que le sujet entretient avec ses propres objets inconscients, avec les objets inconscients des autres, avec les objets communs et partagés qui sont déjà-là, hérités, et avec ceux qu’ils construisent dans la situation. Le sujet est soumis à une exigence de travail psychique pour faire lien avec autrui et avec un ensemble. Nouer des liens intersubjectifs, faire couple, famille, groupe et institution sollicite ce que j’ai appelé la groupalité psychique interne: c’est-à-dire les fantasmes, les groupes de relations d’objet et des identifications, les complexes œdipiens et fraternels, etc. Ces groupes internes sont les organisateurs inconscients qui assurent les processus de liaison et d’appareillage des psychés. C’est pour décrire le travail psychique de ces processus que j’ai construit le modèle de l’appareil psychique groupal.

Les effets des deux autres espaces de la réalité psychique inconsciente dans la formation du sujet deviennent ainsi accessibles et c’est pourquoi il est possible de concevoir un sujet de l’inconscient qui est sujet du lien et sujet du groupe (Kaës, 1993). Ce sujet se structure et se transforme dans ces espaces selon un double axe: diachronique, dans les liens de filiation à travers la transmission de la vie et de la mort psychique de génération en génération; synchronique, dans les liens d’affiliation avec les contemporains à travers les groupes d’appartenance et de référence. C’est sur ces bases que, de mon point de vue, les dispositifs psychanalytiques plurisubjectifs trouvent leur pertinence thérapeutique et théorique.

La multiplicité, l’hétérogénéité et la singularité de et dans chacun de ces espaces

Chacun de ces espaces comporte des processus et des formations psychiques qui leur sont spécifiques alors que d’autres leur sont communs. Tous ont une triple caractéristique : la multiplicité et l’hétérogénéité des éléments qui les constituent et dont l’agencement contribue à leur singularité. J’en donne un seul exemple : c’est parce que les identifications du Moi sont multiples, hétérogènes et singulières qu’elles sont mobilisées dans les liens intersubjectifs et dans la formation d’un groupe, d’un couple, d’une famille. Chacun de ces espaces possède une organisation complexe de la réalité psychique, de ses processus et de ses contenus, mais dès lors qu’il s’agit aussi de prendre en considération les relations entre ces trois espaces, nous avons affaire à un autre degré de la complexité, à l’hypercomplexité.

Comment se manifestent les temporalités dans chacun de ces espaces et dans les relations entre ces espaces?

C’est de nouveau une question hypercomplexe que nous abordons, et je dois seulement l’évoquer en peu de mots[2]. Remarquons tout d’abord le paradoxe du temps dans le processus psychanalytique: c’est par l’ici-maintenant que nous avons accès à l’ailleurs-autrefois encore actif en nous. Mais le sens de ce qui appartient à l’autrefois ne nous est donné que dans l’après-coup, dans le réagencement de ce qui d’abord a échappé au sens et à la conscience. La raison en est que la temporalité est organisée par le refoulement, par les formations défensives hors refoulement: déni, forclusion, désaveu, et par les modalités du retour du refoulé, du dénouage du déni et du désaveu ou les actings, les lapsus, etc. Le temps n’est donc pas linéaire, mais répétitif, on pourrait dire circulaire. Il est aussi irruptif.

Je distingue trois formes de temporalité: la temporalité archaïque, la temporalité mythopoétique et la temporalité du processus d’historisation.

La temporalité archaïque est celle de l’origine. Nous n’y avons pas accès directement. Elle correspond à un état où la structuration de l’objet ne s’est pas encore accomplie, où, corrélativement, le Moi dispose de mécanismes de défense primitifs pour faire face aux mouvements pulsionnels, aux fantasmes qui l’envahissent et aux angoisses qui l’assaillent. Elle coïncide avec un commencement indifférencié, non subjectivé, le sujet est absent à ce qui l’origine.

La temporalité mythopoétique apparaît à la suite d’une rupture catastrophique qui appelle une représentation de l’origine (du monde, du sujet, du groupe, de la famille) et la reconstruction d’un sens. Un récit polysémique du commencement et de la cause des choses se fabrique dans des versions successives.

La temporalité du processus d’historisation a été pensée par P. Castoriadis-Aulagnier (1984). Elle écrit: «la tâche du Je sera de transformer ces documents fragmentaires (par exemple les brefs récits retrouvés dans les archives de la mémoire) en une construction historique qui apporte à l’auteur et à ses interlocuteurs le sentiment d’une continuité historique » (p. 196). Le processus d’historisation est celui par lequel le sujet, le groupe, la famille deviennent conscients de leur histoire et l’assument dans ses déterminations et ses aléas, sa continuité et ses ruptures: «ce travail d’historisation transforme l’insaisissable du temps physique en un temps humain, qui substitue à un temps définitivement perdu un discours qui le parle» (ibid.). Si nous supposons que ces trois espaces ont une existence suffisamment avérée, que chacun d’entre eux possède un régime temporel qui lui est propre et qu’il existe une pluralité de la temporalité psychique dans chacun de ces espaces, alors nous devrons définir leur consistance, leurs interférences et les transformations qui résultent de leurs rapports.

Et si, comme je le suppose, l’existence de ces trois espaces et de la temporalité multiple conduit à concevoir plusieurs lieux, c’est-à-dire une polytopie de l’Inconscient, il nous faudra alors construire de nouvelles propositions et écrire un nouveau chapitre de l’épistémologie psychanalytique. C’est ce que j’ai commencé à entreprendre dans plusieurs études (Kaës, 1993, 2007, 2015).

Bibliographie

Castoriadis-Aulagnier, P. (1984). L’apprenti historien et le maître-sorcier. Paris: PUF.

Freud, S. (1921). Psychologie des masses et analyse du Moi. In Œuvres complètes Psychanalyse, XVI (pp. 1-83). Paris: PUF, 2010.

Kaës, R. (1993). Le groupe et le sujet du groupe. Éléments pour une théorie psychanalytique des groupes. Paris: Dunod. (Trad. italienne Lo gruppo e il soggetto del gruppo. Roma, Borla (1994). Trad. espagnole El grupo y el subjeto del grupo, Buenos Aires,:Amorrurtu (1995). Trad. brésilienne, O grupo e o Sujeito do grupo. Elementos para uma teoria psicanalitica do grupo, Sao Paolo, Casa do Psicologo (1997).

Kaës, R. (2006). La multiplicité des formes du temps dans le processus individuel, groupal et institutionnel. In L. Michel et J.-N. Despland (sous la dir. de), Temps et psychothérapie (pp. 15-26). Paris: In Press.

Kaës, R. (2007). Un singulier pluriel. La psychanalyse à l’épreuve du groupe. Paris: Dunod. Trad. anglaise Linking, alliances and shared spaces. Groups and the psychoanalyst, London: International Psychoanalysis Library (2007). Trad. Italienne Un singolare Plurale. Quali aspetti dell’approccio psicoanalitico dei gruppi riguardano gli psicoanalisti? Borl: Roma, (2007). Trad. grecque, Athènes, Castagnoti (2009). Trad esp. Un singular plural. El psicoanálisis ante la prueba del grupo. Buenos Aires: Amorrortu, 2010.

Kaës, R. (2015). L’extension de la psychanalyse. Pour une métapsychologie de troisième type. Paris: Dunod. Trad. ital., L’estensione della Psicoanalisi. Per une metapsicologia di terzo tipo. Roma, FrancoAngeli.

[1] Sur les problèmes épistémologiques et méthodologiques posés par l’extension de la psychanalyse, cf. R. Kaës, (2015).

[2] On peut consulter R. Kaës (2006).

International Review for  Couple and Family Psychoanalysis

IACFP

ISSN 2105-1038