REVUE N° 16 | ANNE 2017 / 1

Variants sociaux, invariants psychiques?

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Variants sociaux, invariants psychiques?

Il est question depuis plusieurs années de “nouvelles familles”. La psychanalyse, de son côté, a connu de nombreuses évolutions tant dans sa théorie que dans ses dispositifs. Si l’Inconscient peut être entendu dans différentes configurations de liens, les processus découverts par Freud sont toujours à l’œuvre.

Les changements sociaux peuvent cependant avoir des répercussions sur la contenance familiale, notamment à travers l’autorité et les frontières générationnelles.

Le cadre que les analystes seront amenés à aménager nécessite un travail de contre-transfert plus approfondi.

 

Mots-clés: nouvelles familles, frontières générationnelles, autorité, cadre.


Social variants, psychic variants?

 

We are talking about “new families” for several years. Psychoanalysis for its part has experienced many changes both in its theory and in its arrangements. If the Unconscious can be heard in different configurations of links, the processes discovered by Freud are still at work.

Societal changes may however have an impact on familial containment, including through the authority and the generational borders.

The framework that the analysts will be brought to develop, requires a more further work of counter-transference.

 

Keywords: new families, generational borders, authority, framework.


Social variantes, psiquicos variantes?

 

Desde hace varios años se plantea la cuestión de las “nuevas familias”. El psicoanálisis por su parte, ha evolucionado tanto en sus teorías como en sus dispositivos. Si el Inconsciente puede entenderse desde diferentes configuraciones de vínculos, los procesos descubiertos por Freud están de actualidad.

Los cambios sociales pueden sin embargo tener repercusiones sobre la capacidad a contener familiar, especialmente a través la autoridad y los límites generacionales.

El marco que los analistas tendrán que organizar requiere un trabajo de contratransferencia más amplio y profundo.

 

Palabras clave: nuevas familias, fronteras generacionales, autoridad, marco.


ARTICLE

Le titre de cet article reprend le sous-titre d’un colloque que PSYFA[1] avait organisé il y a déjà plus d’une dizaine d’années. Pour le psychanalyste travaillant avec des couples et des familles, la question des invariants est absolument centrale.

Freud a permis que la métapsychologie reste ouverte à toute interrogation et modification éventuelles. Mais si nous maintenons le paradigme de l’Inconscient, comment pouvonsnous penser les effets des changements externes sur la réalité – et les réalités – internes? Existe-t-il une véritable mutation anthropologique ou un processus de crise comparable à d’autres dans l’histoire? Les modifications bruyantes et spectaculaires des organisations familiales ne modifient pas nécessairement le sens et la fonction des processus inconscients groupaux.

Les changements sociaux affectant les méta-cadres peuvent toutefois altérer la qualité des frontières psychiques. C’est ce que j’essaierai de montrer dans un deuxième temps pour voir les implications que cela peut avoir sur nos pratiques cliniques.

Évolutions de la psychanalyse

 

Durant plus d’un siècle la psychanalyse a évolué, suscitant de nombreux travaux et recherches. Elle a été confrontée à de nouvelles pratiques cliniques qui l’ont amenée à de nouvelles théorisations. «Le dépassement du modèle freudien ne s’est pas fait à partir d’une critique interne mais par des ajouts successifs. Faire mieux que Freud a consisté à faire plus que lui, et non autrement. Des situations cliniques différentes ont fait voir d’autres mécanismes et suscité des formes d’investigation et d’interprétation nouvelles. De nouvelles “terres” étaient ainsi conquises et défrichées. Cette dernière métaphore est au cœur de l’idéologie psychanalytique. Au mouvement stabilisateur qui tend à reproduire l’identité des pratiques s’oppose l’innovation par extension du champ. Le risque est alors la confusion des langues. […] Doit-on alors tenir un discours théorique en fonction de la psychopathologie observée ?» (Widlöcher, 1986, p. 17.)

Le problème est crucial. La psychose, notamment, interroge les dispositifs cliniques, mais aide aussi à penser les limites du Moi et sa possibilité de conflictualisation avec les autres instances psychiques. Federn (1952) comprend la psychose comme un appauvrissement de l’investissement du Moi et non comme un enrichissement qui se ferait aux dépens de la libido d’objet. Il parle d’“incorporation graduelle de la psyché”. Le Moi, comme entité somatopsychique, n’est pas constitué d’emblée. Il y aurait ainsi un Moi corporel, changeant, et un Moi psychique qui assure un sentiment de continuité. D’autres psychanalystes avant Federn, comme Ferenczi (1924) et Reik (1935), avaient innové par “extension du champ”. Cependant, il n’est pas seulement question de la “psychopathologie observée”, comme le dit Widlöcher, mais de l’objet d’étude lui-même. «[…] une distinction, au sein même du champ de la métapsychologie, entre, d’une part, le champ conceptuel qui se réfère à la cure, la métapsychologie comme modèle des processus qui assure l’intelligibilité de la pratique et, d’autre part, la métapsychologie comme théorie générale du fonctionnement de l’appareil psychique. C’est à cette dernière évidemment que nous nous référons lorsque nous définissons une psychologie psychanalytique, comme partie ou sous-discipline de la psychologie» (Widlöcher, 2003, p. 22).

La métapsychologie a changé, notamment et surtout, dans une reconsidération de la place et de la fonction de la pulsion.

Pour Freud, la nature de l’objet est relativement secondaire. La pulsion cherche un objet, quel qu’il soit, pour se satisfaire. Il est de fait interchangeable. Green (1988) précise que l’objet est le révélateur de la pulsion : «Si l’objet ne venait pas à manquer, nous ne saurions rien de la pulsion» (p. xv)

Pour Klein qui insistait sur la précocité de la vie fantasmatique, on ne peut penser la pulsion sans penser en même temps l’objet.

Progressivement la réponse de l’objet aux mouvements pulsionnels du sujet a pris davantage d’importance. Mais le rôle de l’objet – en tant que tel – s’est également affirmé. Cela est très présent dans les théorisations de Fairbairn. Il écrit ainsi: «La théorie classique de la libido devrait être transformée en une théorie du développement basée essentiellement sur les relations d’objet […]. Le but final de la libido est l’objet» (Fairbairn, 1952, p. 32).

Nous connaissons la formule de Winnicott: “Un bébé seul, ça n’existe pas”. Le rôle de l’environnement – en particulier de la mère – s’est accru considérablement. Mais avec les avancées de la psychanalyse groupale, nous pouvons également penser que la pulsion ne trouve pas seulement sa source dans l’intrapsychique (Kaës, 2012).

Qu’en est-il du fantasme? Dans le langage du rêve il existe une dimension symbolique propre au rêveur et à son système de représentations. S’expriment sous forme d’images et de scènes des éléments inconscients refoulés. Mais pour les exprimer le rêveur va en même temps exploiter des symboles à dimension universelle: symboles phalliques, symboles maternels… Même si Freud se méfiait, à juste titre, d’un “dictionnaire des rêves”, il y a une jonction entre ce qui appartient en propre au rêveur et un langage appartenant à la communauté.

Du rêve au fantasme il n’y a qu’un pas: ce pas, ce sont les fantasmes originaires. «Si chaque fois les mêmes fantasmes sont créés avec le même contenu, si on peut retrouver, sous la diversité des affabulations individuelles, quelques fantasmes typiques, c’est bien que l’histoire événementielle du sujet n’est pas le primum movens, qu’il faut supposer un schème antérieur capable d’opérer comme organisateur. Pour rendre compte de cette antécédence, Freud ne voit qu’un recours: l’explication phylogénétique» (Laplanche et Pontalis, 1985, p. 45).

Que ce soit pour penser la pulsion ou le fantasme, nous devons nous appuyer sur un corpus référentiel ayant une cohérence minimum ou du moins une capacité de dialogue. De ce point de vue la famille est un objet complexe qui convoque inévitablement différentes épistémologies.

Dialogues épistémologiques

 

Le premier risque dans les échanges interdisciplinaires est d’être dans une “babélisation” du dialogue ou dans une juxtaposition des références théoriques. L’écueil est d’être dans une perte de cohérence des modèles de chacun, sous couvert de compromis en quête de convergence. Chaque modèle a sa pertinence théorique et les outils méthodologiques ad hoc. Le psychanalyste a son propre champ de compétences mais court le risque d’une incohérence épistémologique lorsqu’il se risque à une psychanalyse appliquée. «“De l’Idéal du Moi, écrit Freud, une voie conduit à la compréhension de la psychologie collective. Outre son côté individuel, cet idéal a un côté social, c’est également l’idéal commun d’une famille, d’une classe, d’une nation”. Cette jonction est ambiguë car elle ne fait pas de différence entre des idéaux sociaux, que Durkheim appelle des représentations collectives, et la vie sociale. Nous sommes ici dans le terrain glissant de la psychologie collective, c’est-à-dire des limites entre psychologie et sociologie» (Ehrenberg, 2010, p. 159). Il y a un mouvement d’exportation de la psychanalyse vers le social, mais aussi un rapport ambivalent de certains courants sociologiques à l’égard de la psychanalyse. Dans ce dernier cas, la cause première des difficultés psychiques reviendrait à un dérèglement social. L’acmé de cette position a été l’antipsychiatrie et une sorte de déni de la maladie mentale. Ces positions sont sujettes à des mouvements collectifs de pensée. À certains moments l’individu est le siège de la folie, à d’autres la responsabilité incombe au socius. Ehrenberg a des mots durs pour dénoncer ce qu’on appelle communément une “psychanalyse du lien social”. Une critique assez proche est formulée par Vidal (1988) sur la façon de déplacer des concepts de certains champs – socius, institution, famille… – à d’autres.

Pourtant les sociétés changent. Poser la question du changement des repères en fonction d’une époque est proche du débat sur l’effet et la fonction des différences culturelles. Quelle est la perméabilité de l’environnement sur l’individu et son rapport aux autres? Cette perméabilité ne peut exister qu’à condition de reconnaître la différence, certes, mais aussi de pouvoir se reconnaître a minima dans l’autre. Sinon la frontière est étanche et empêche toute possibilité de passage. Lévi-Strauss (1952) relève le préjugé ethnocentrique dans lequel un groupe pense que «l’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles- mêmes d’un nom qui signifie les “hommes” […]» (p. 21).

Comme le fait remarquer Gauchet (2002), le débat n’est pas tranché entre ceux qui pensent qu’il y a une invariance anthropologique avec des manifestations nouvelles et d’autres qui considèrent qu’il y a une sorte de mutation anthropologique. Et il précise: «Quand l’identité corporelle, l’identité temporelle, l’identité communicationnelle des êtres est affectée à ce point, en même temps que leurs institutions sociales en tant qu’individus, il y a toutes les raisons de penser que nous sommes en présence d’une mutation anthropologique» (Gauchet, 2006, p. 301). Ce qui revient dans les discours des sociologues, des anthropologues et de certains psychanalystes serait un changement du côté de l’excès et du trop. C’est exacerbé dans le comportement de ce que Cournut (2004) appelle les “défoncés”. Je partage personnellement ce point de vue, pensant que cette excitation ne trouve plus – ou difficilement – de butée dans des contenants familiaux et/ou sociaux.

Ce qui me semble le plus attaqué aujourd’hui, ce sont les processus de transmission et en particulier la négation récurrente de la frontière générationnelle, autre forme du déni de la castration. Or le processus de filiation et de transmission exige à la fois continuité et rupture. La qualité de l’enveloppe familiale va jouer ici un rôle primordial en favorisant la perméabilité et en différenciant séparation et disparition.

Les pathologies familiales, dites parfois identitaires, qui viennent croiser le “mal- être” individuel, peuvent peut-être contribuer à mieux lire – en se méfiant de toute causalité simpliste – une certaine évolution du socius.

Familles et contenance

L’autorité est sans doute le critère le plus emblématique de l’imbrication entre légitimité interne et légitimité externe. Lacan disait que l’analyste ne s’autorise que de lui-même… et de quelques autres. Les autres sont les pairs et les pères, mais même s’il y a une dimension d’incarnation dans l’autorité, les “autres” ne se réduisent pas à des personnes physiques. Ce qui fonde la désignation de l’autorité, c’est l’élection de celui qui en est le porte-parole, à travers des procédures instituantes. Ces procédures sont validées – au moins partiellement – par leur pérennité. Elles ne changent pas au gré des vents.

Ce qui est attaqué aujourd’hui, c’est précisément la continuité. Les valeurs fondatrices de l’humanité n’ont pas changé depuis des siècles: la vérité est toujours préférée au mensonge, le courage à la lâcheté, et l’amour à la haine. Remarquons simplement que selon les époques, des valeurs conjoncturelles semblent occuper le devant de la scène. Il en était ainsi avec “Travail, Famille, Patrie”. Le travail peut être la meilleure et la pire des choses, il en est de même pour la famille et la patrie. Seul un socle de valeurs intemporelles mais surtout incontestables dans leurs qualités fondatrices – par exemple Liberté, Égalité, Fraternité – permettent d’asseoir la pérennité des processus instituants. Tout ce qui se passe aujourd’hui autour de la violence, de la difficulté à la contenir, et, bien entendu, de l’excitation qu’elle engendre, nous amène à réfléchir aux failles voire au délitement des méta-organisateurs sociaux et des structures instituées et instituantes.

En psychiatrie adulte, un patient fait une crise et se met à agresser physiquement des membres du personnel et d’autres patients. Trois infirmiers accourent, le plaquent au sol, lui passent des sangles de contention et lui font une injection. Si l’un des infirmiers avait été agressé la semaine précédente et qu’il ne supportait plus ce patient, alors il pouvait y avoir de la violence. Si ce n’est pas le cas, il s’agit d’un holding très musclé – c’est le moins que l’on puisse dire – mais d’un holding tout de même. L’engagement corporel en soi ne témoigne pas de violence. Il est en l’occurrence le garant du souci porté à soi et aux autres.

 

Cela pose la question de la contenance qui est mise à mal aujourd’hui.

L’autorité n’est pas du seul ressort de celui qui lʼénonce. Elle est transmise et instituée. Une certaine forme de compréhension peut venir la pervertir, voire lʼannuler.

 

Je supervisais une équipe éducative travaillant avec des jeunes délinquants, sortant de prison pour la plupart. En arrivant un matin, je trouve lʼéquipe très “remontée”. Après plusieurs avertissements, un jeune avait commis des actes délictueux, à savoir cassé des meubles dans son studio et endommagé la voiture du directeur. La décision était prise, cʼétait le renvoi. Je proposai tout de même dʼen discuter en équipe. Après deux heures de réflexion où il avait été question du parcours de ce jeune et de son histoire, le directeur déclare: “Alors quʼest-ce quʼon va faire maintenant quʼon a compris et quʼon ne le vire plus?”. Je mʼétonnai bien entendu que la décision ait été modifiée.

De mon point de vue, ce jeune devait être renvoyé et le travail de réflexion devait servir à élaborer la culpabilité du groupe. Il nʼétait pas question de “virer” ce jeune parce quʼon ne le supportait plus. Dans ce cas, cela aurait été le signe dʼune exaspération, dʼun rejet, voire dʼune vengeance. Ce résident ne pouvait tout simplement pas rester, car il avait enfreint les règles de lʼinstitution et surtout dépassé ses capacités contenantes. Lʼautorité cʼest la reconnaissance des limites, y compris des siennes. Lʼautorité cʼest aussi le renoncement à la toute-puissance. Ce jeune était renvoyé parce que – dans ce cadre-là – on ne pouvait pas lʼaider.

Lʼautorité nʼa donc rien à voir avec lʼautoritarisme, ou la revendication dʼautorité. Elle témoigne dʼune position interne et de capacités contenantes.

Notons au passage que la sévérité, souvent proclamée, voire exhibée, renvoie certainement au prégénital et en particulier à des mouvements sadiques. Une loi antifessée peut aisément être comprise contre un contre-investissement de ce mouvement pulsionnel.

Lʼautorité repose sur la légitimité interne et sur le groupe. Elle se fonde dans un espace entre un Surmoi interdicteur et un Surmoi protecteur porté de façon emblématique dans la dialectique du couple parental. Elle sʼinscrit aussi et peut-être surtout dans les imagos paternelles auxquelles on peut sʼidentifier, à condition dʼen être différencié.

Les frontières générationnelles

Les exemples ne manquent pas aujourdʼhui pour témoigner de lʼeffacement des frontières générationnelles. Des parents emmènent leurs enfants dans un parc de loisirs. Quʼils soient contents pour leurs enfants dʼune part, et quʼils se réjouissent avec eux dʼautre part favorise un espace dʼéchange et dʼidentification. En revanche, quʼils sʼamusent comme – voire à la place – de leurs enfants est autre chose.

Il existe une confusion entre lʼenfantin et lʼinfantile. La reconnaissance de lʼinfantile permet non seulement une souplesse interne, mais une perméabilité aux aspirations et/ou aux détresses de lʼenfance. Lʼenfantin par son “circuit court”, par son excitation et par sa recherche de décharge immédiate fait obstacle au manque et donc à la différenciation. Que des parents attribuent à leurs enfants un certain nombre de missions, et qu’ils souhaitent que ceux-ci réussissent ce qu’eux-mêmes ont échoué est en soi le gage d’un investissement narcissique permettant – le cas échéant à travers deuils et conflits – l’accès à l’altérité. Mais bien souvent l’enfant peut être vécu comme un double qui ne peut être reconnu. En miroir, celui-ci se fait fort d’affirmer de façon péremptoire: “Si toi tu as ça, pourquoi n’aurais-je pas la même chose?”. Ce télescopage voire cette inversion de rôles, peut prendre des formes différentes. Cela va jusquʼà ce père dont le fils avait bousculé la mère et qui disait: “Que voulez-vous que je fasse? Maintenant il est plus grand que moi!”.  Voilà quelques décennies que lʼon parle – tout du moins en France – de lʼenfant-roi. Il sʼagit bien entendu du parent qui se veut roi à travers son enfant. Ces attaques des générations se traduisent de façon exemplaire dans différents domaines. Les étudiants – et bientôt les élèves – vont évaluer leur professeur. On voit rapidement la dérive dʼune telle position sʼappuyant sur des arguments aussi profonds que: “Il nʼy a pas de raison, quand même!”. Cʼest la porte ouverte à toutes les séductions de la part des adultes et par voie de conséquence à toutes les formes de déni pervers. Sans aller jusquʼà la perversion, un exemple récent témoigne dʼune dérive: le vaccin contre la grippe A. Ce vaccin était administré dans les écoles, après avoir demandé lʼautorisation aux parents. Mais si un collégien de 11-12 ans ne souhaitait pas être vacciné, il pouvait refuser au nom du droit de lʼenfant. Cela met ce dernier dans une position impossible, où sous couvert dʼêtre responsabilisé, il est totalement abandonné.

Lʼintime et le public

Quand lʼadolescent commence à sʼenfermer dans la salle de bains pour faire sa toilette, il cherche à marquer son intimité corporelle. Les oppositions parfois systématiques qui suivront à lʼégard de ses parents annonceront son besoin dʼautonomie et dʼindépendance de pensée. Ce que les adolescents craignent la plupart du temps nʼest pas lʼincompréhension de leurs parents, mais au contraire lʼintrusion psychique que constituerait le “trop comprendre”.

Au sein du groupe familial, existent et se modifient des espaces parentaux, des espaces de fratrie, et des espaces individuels. Se jouent constamment des interactions entre le “Je” et le “Nous”. Une certaine dose de déséquilibre et dʼincertitude témoigne à coup sûr du bon fonctionnement et même de la vitalité du groupe familial. Aux frontières intrafamiliales, il faut ajouter leur corollaire, à savoir la ou les frontières entre le groupe familial et le “corps social”. Il est possible quʼaujourdʼhui les limites de lʼintimité familiale soient remises en question. Si auparavant on pouvait “laver son linge sale en famille”, ce nʼest plus le cas aujourdʼhui.

La reconnaissance de la dépendance et lʼappartenance à un groupe constituent une blessure narcissique. Pour y remédier, lʼindividu délègue une part plus ou moins grande de son narcissisme au groupe. Cʼest très spectaculaire à lʼadolescence, avec lʼimportance de lʼIdéal du Moi groupal, et dans des formes pathologiques où la réussite du groupe recouvre totalement celle de lʼindividu.

Dans tous les cas, cette délégation narcissique est partielle. Avec la mondialisation, la rapidité, et la massivité des échanges, lʼuniformisation peut abraser lʼindividuel. Dans le groupe, lʼindividu oscille entre le “Je” et le “Nous” comme cʼétait le cas dans sa famille. Dans le collectif, lʼindividu peut se perdre. Sous couvert dʼune revendication dʼindépendance et de droit au bonheur individuel, le refus du groupe peut basculer au profit de “lʼopinion publique”. Penser comme la plupart – ou penser lʼopposé, ce qui revient au même – risque dʼattaquer ce qui fonde un véritable esprit critique.

Il y a ainsi une sorte de mouvement régressif vers la foule au détriment du groupe. Cela fait penser à la confusion – notamment de Reich – entre répression et refoulement. Lʼopinion sʼérige en Idéal du moi, chantant dʼune seule voix: “Droit au bonheur individuel”! Cʼest comme si nous avions affaire à une pathologie narcissique collective, où lʼabsence de conflictualité et donc la négation de lʼaltérité ouvrait la voie aux sectes et aux extrémistes de tout poil.

Les pratiques cliniques

Quelles conséquences ces modifications dans l’environnement ont-elles sur nos pratiques? Il y a plusieurs niveaux de réponses possibles à cette question. Nous pouvons nous interroger sur les indications, le cadre et le processus. J’insisterai surtout sur les deux derniers aspects.

En ce qui concerne les indications, il est plus souvent question aujourd’hui de mal être que de véritable névrose. Les souffrances narcissiques et les incertitudes identitaires découlent assez logiquement du bouleversement des repères que j’évoquais précédemment. La fuite dans le comportement voire, dans la somatisation atteindrait les processus de symbolisation. Il est assez cohérent, dans ces conditions, d’adapter certains dispositifs et d’avoir recours à des médiations qui permettent de dégager un espace tiers mais surtout de favoriser des mouvements d’aller retour entre réalité externe et réalité interne. Je ne développerai pas ici les questions d’indication d’analyses de groupe, en soulignant simplement leur grande valeur heuristique, tant d’un point de vue théorique que clinique.

Mais globalement c’est le cadre qui est attaqué. Il faut ici distinguer deux types dʼattaque. La première est celle dʼune remise en cause assez “classique”, refusant lʼasymétrie. Lʼexemple récurrent en ce domaine reste le paiement des séances manquées. Cet élément central qui témoigne de la constance et de lʼimmuabilité du cadre est recouvert par des exigences sociales. Il faudrait pouvoir payer en carte bleue et exiger de lʼanalyste une obligation de résultat. Notons quʼun certain nombre dʼanalystes ne sont pas si clairs euxmêmes avec cette question. Celle-ci vient nécessairement réveiller les liens transférentiels quʼils ont eus avec leur propre analyste. Ils ont peut-être du mal à sʼinscrire dans lʼappropriation de leur filiation analytique. Il nʼest pas rare dʼentendre certains, sous couvert dʼadaptation et dʼune sacro-sainte “co-construction du cadre” dire: “il ne faut pas être rigide quand même”. Comme si tenir le cadre avait quelque chose à voir avec être gentil ou être méchant, évitant du même coup tout risque de transfert négatif.

Une deuxième attaque, que je ne voyais pas jusquʼà maintenant, commence à apparaître. Un collègue faisant des groupes dʼenfants depuis de nombreuses années me disait lʼautre jour quʼil pensait arrêter. Il ne supporte plus la violence et lʼexcitation permanente des enfants. Cette attaque vient sans doute témoigner de la prévalence de la contention sur la contenance et de la co-excitation immédiate dans une mise en groupe, contournant des processus adaptatifs sʼappuyant sur une inhibition de bon aloi. Le contact avec lʼautre devient ipso facto excitant, renvoyant à la violence fondamentale, et à la nécessité vitale dʼéliminer lʼautre. Quʼil y ait une grande excitation dans les groupes dʼenfants, les analystes travaillant avec ce dispositif le savent bien. Mais il semble que la violence sociale ne soit plus médiatisée et quʼelle arrive, en quelque sorte, “en direct”. La contention – dont lʼexemple serait les dispositifs de vidéo-surveillance – freine, voire empêche le développement des processus de pare-excitation. La contenance interne est alors défaillante, ce qui se traduit par des expressions de violence non vectorisées par le sexuel.

La contention nʼaurait de sens quʼà condition de nʼêtre quʼun étayage destiné à être introjecté. Si elle reste comme une “prothèse externe” de lʼappareil psychique, elle ne peut prendre les qualités nécessaires à la transformation.

Je suis souvent amené à travailler avec des familles très malades, où différence des sexes et des générations nʼont aucun sens, et où le recours au cadre et à la personne propre de lʼanalyste est indispensable.

Le transfert tel quʼon lʼentend habituellement nʼexiste pas. Seules des projections brutes sont à lʼœuvre, et progressivement – dans le meilleur des cas – sont guettées les réactions de lʼanalyste comme autant de signes et dʼeffets de ces mêmes projections.

Toutes sortes de comportements inadaptés et de pathologies de lʼagir sont également présentes dans la prise en charge de nombreux adolescents. Il est parfois souligné à juste titre la nécessité de passages par lʼacte en tant que décharge et prémisses à une symbolisation. Le recours à lʼacte en lui-même nʼempêche plus la prise en charge psychothérapeutique. Mais force est de constater alors lʼimportance de lʼarticulation avec la réalité externe. Si celle-ci change, et montre des failles, cela affecte directement les chances dʼévolution favorable. Il est beaucoup question aujourdʼhui de travail en réseau; malheureusement les différents services, par manque de contenance institutionnelle, sʼempêtrent dans des enjeux narcissiques.

Quand Freud croyait encore en sa neurotica, le traumatisme et potentiellement lʼinceste semblaient très présents. La prééminence du scénario fantasmatique a largement contribué, non seulement à appréhender les choses dʼune manière différente, mais à les traiter. Mais cela a entraîné des dérives inverses, où lʼacte nʼétait entendu que comme une construction, voire une affabulation du patient.

Lʼinceste, dans son odieuse réalité, existe. Le clinicien ne saurait être seul pour sʼy confronter. Juge, éducateur, médecin, assistante sociale… autant dʼacteurs indispensables pour traiter cette effraction traumatique. Mais outre les replis et les enjeux narcissiques évoqués plus haut, lʼexcitation se propage entre les uns et les autres comme une traînée de poudre, privant ainsi ce groupe potentiel en réseau de toute capacité contenante et a fortiori, transformatrice. Le délitement des méta-cadres au sein des hôpitaux, des écoles, des services judiciaires… attaque les liens eux-mêmes support aux processus de liaison. Il nʼest pas rare alors dʼassister à un télescopage des rôles et des places de chacun, le juge devenant médecin, celui-ci devenant éducateur, etc. Cela renvoie notamment à la confusion déjà évoquée entre compréhension et sanction. La loi ne joue plus son rôle, le tiers disparaît. Nous avons affaire ainsi à une position strictement en miroir, où ceux qui doivent traiter un problème le revivent à lʼidentique sans possibilité de sʼen dégager. La pathologie incestueuse est certainement très spectaculaire de ce point de vue.

Mais le poids de la réalité externe peut également être entendu dans lʼintimité dʼun cabinet privé, y compris avec des pathologies moins lourdes.

 

Une patiente me parlait régulièrement de son père qui avait toujours été très séducteur avec elle. Je la renvoyais bien entendu à la part active quʼelle prenait dans ce récit, le traitant comme un scénario fantasmatique. Elle répétait cette histoire, me reprochant de ne pas la croire. Je pensais tantôt quʼelle voulait elle-même me séduire avec cette histoire, ou – à tout le moins – que cela faisait écran à une autre problématique. Alors quʼelle me disait au cours dʼune séance quʼelle ne pouvait pas tout me dire parce que jʼétais un homme, je lui dis: “Je ne suis pas un homme, je suis votre analyste tout comme votre père nʼétait pas un homme, cʼétait votre père”. Dans un mouvement contre- transférentiel, partant dʼun évitement de ma part, je reconnaissais la séduction paternelle. Ma patiente ne sʼy est pas trompée, qui aussitôt sʼest effondrée en larmes en me disant: “Enfin, vous reconnaissez ce que jʼai vécu”.

 

Lʼapproche psychanalytique des groupes nous a montré la perméabilité des frontières entre psyché individuelle et groupale et/ou collective. Dans un dispositif analytique quel quʼil soit, la nécessité dʼun cadre stable et rigoureux reste totalement pertinente. La neutralité de lʼanalyste reste tout autant indispensable en ce quʼelle permet un déplacement sur une autre scène. Mais les travaux récents sur lʼempathie (Bolognini, 2006), déjà en prémisse et sous un certain angle dans les travaux sur les interactions précoces et la relation mère-bébé et sous un autre angle dans les travaux sur la co-pensée (Widlöcher, 1995) peuvent peut-être ouvrir des pistes pour une écoute se situant entre lʼattention flottante, lʼidentification et la résonance fantasmatique (Robert, 2008). La reconnaissance dʼune forme de violence subie par le patient peut être un premier pas pour quʼil accède à sa part active. Cʼest comme sʼil disait en substance: “Je veux bien admettre ce qui est en moi, à condition quʼon reconnaisse dʼabord ce qui a été mis en moi malgré moi”. On voit bien là le danger dʼune dérive au mieux compréhensive, au pire compassionnelle. Mais peut-être qu’à travers cette question technique, les langages de lʼanalyste et de son patient pourraient devenir une langue représentable pour lʼun et lʼautre.

Pour conclure

Que ce soit par un retour aux origines, à lʼappartenance ou à lʼautorité, il y a une tentative de résister – de façon souvent inadaptée – au temps qui sʼaccélère. Les progrès scientifiques et technologiques ou les textes de lois dépassent la capacité dʼêtre assimilé et peuvent constituer autant de traumatismes. Pour que lʼintégration du changement puisse se faire, il faut une enveloppe individuelle familiale, groupale et collective. Ce ne sont pas des enveloppes juxtaposées et/ou superposées, mais une même enveloppe avec différentes membranes. De quelle façon la membrane la plus extérieure, collective, estelle attaquée aujourdʼhui?

En préambule de la déclaration des droits de lʼhomme, il est question de droits et de devoirs. Cette précision change tout. Elle institue et reconnaît lʼinterdépendance et lʼintérêt collectif. Il semble aujourdʼhui que “les droits de lʼenfant”, le “droit de disposer de son corps”, le “droit à lʼadoption”, le “droit au logement”… soutiennent lʼidéal dʼune satisfaction individuelle et si possible immédiate. Les devoirs ne peuvent être entendus alors que comme aliénants, et la contenance perçue comme une contention.

La deuxième attaque – concomitante à la première – tient au délitement des figures parentales. Il nʼy a pas si longtemps, les instituteurs ou les infirmières étaient perçus comme des images fortes et rassurantes. Perdant progressivement leur aura, elles ont été remplacées, dans les mêmes domaines, par lʼimage du professeur et/ou du médecin généraliste. Nous savons ce quʼil en est aujourdʼhui, où professeur dʼuniversité et médecin spécialiste perdent à leur tour de leur superbe. Semblent attirants aujourdʼhui les personnages exhibant une “réussite visible et si possible rapide”. Ces girouettes identificatoires ne permettent plus dʼidentification stable et solide.

Dans ces conditions, des jeunes en quête de repères viennent chercher des représentants du collectif – comme des pompiers, des chauffeurs de bus… – pour tenter de sʼidentifier sur un mode oppositionnel et violent. Mais cʼest précisément cette même violence qui se renforce toujours, en quête de pare-excitation externe.

Lʼinstituteur et le médecin pouvaient représenter des figures parentales. Aujourdʼhui il semble que la représentation et le travail interne quʼelle nécessite laisse la place à des représentants au sens premier du terme.

Les conséquences dans le travail thérapeutique font que nous sommes sans doute davantage coincés dans des relations au détriment du transfert, freinant ainsi le dégagement vers une autre scène.


Bibliographie

Bolognini, S. (2006). L’empathie psychanalytique. Toulouse: Érès.

Cournut, J. (2004). Les défoncés. In N. Aubert, L’individu hypermoderne (pp. 59-71). Toulouse: Érès, 2010.

Ehrenberg, A. (2010). La société du malaise. Paris: Odile Jacob.

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[1] Psychanalyse et Famille.

Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

AIPPF

ISSN 2105-1038