REVUE N° 18 | ANNE 2018 / 1
Résumé
Quelques effets dans la fratrie de la mort d’un parent. Le travail de l’héritage
La mort d’un parent est une épreuve décisive pour le groupe fraternel. Elle fait revivre tous les conflits irrésolus de l’enfance de chacun, mais aussi les tensions latentes dans le groupe des frères et sœurs, les rapports des parents à celui-ci. Le travail du deuil qui en résulte comporte des caractéristiques spécifiques: l’objet perdu est le parent de chacun des frères et sœurs, c’est aussi une personne que les frères et les sœurs ont en commun, il est un objet partagé duquel procède, avec le parent survivant, l’origine de chacun, sa filiation, son sexe et sa place dans la génération. La mort d’un parent peut faire éclater le groupe des frères et sœurs, mais elle est aussi une occasion de réconciliation ou de renforcement des liens fraternels.
Mots-clés: mort d’un parent, fratrie, deuil de la mort d’un parent, héritage des parents, composantes narcissiques et objectales de l’héritage, haine, envie et rivalité à la mort des parents.
Summary
Some effects in the phratry of the death of a parent. The heritage work
The death of a parent is a decisive test for the fraternal group. It revives all the irresolute conflicts of the childhood of each one, but also the latent tensions in the group of the brothers and sisters, the reports of the parents to this one. The work of mourning which results from it comprises specific characteristics: the lost object is the parent of each brother and sisters, it is also a person whom the brothers and the sisters have in common, it is a shared object of which proceeds, with the surviving parent, the origin of each one, its filiation, its sex and its place in the generation. The death of a parent can make burst the group of the brothers and sisters, but it is also an occasion of reconciliation or reinforcement of the fraternal links.
Keywords: death of a parent, phratry, mourning of a parent’s death, parents’ heritage, narcissistic and object components of the heritage, hate, envy, and rivalry to the parents’ death
Resumen
Algunos efectos en los hermanos de la muerte de un padre. El trabajo de la herencia
La muerte de un padre es una prueba decisiva para el grupo fraternal. Hace revivir todos los conflictos no resueltos de la infancia de cada uno así como también las tensiones latentes en el grupo de los hermanos y hermanas y los vínculos de los padres con éste. El trabajo de luto que resulta implica características específicas: el objeto perdido es el padre de cada uno de los hermanos y hermanas, es también una persona que los hermanos y las hermanas tienen en común, un objeto compartido del cual procede, junto con el padre superviviente, el origen de cada uno, su filiación, su sexo y su lugar en la generación. La muerte de un padre puede hacer estallar el grupo de los hermanos y hermanas, pero es también una ocasión de reconciliación o refuerzo de los vínculos fraternales.
Palabras clave: muerte de un padre, hermandad, luto por la muerte de un padre, herencia de los padres, componentes narcisistas y objetales de la herencia, odio, envidia y rivalidad en ocasión de la muerte de los padres.
ARTICLE
La mort d’un parent est une épreuve décisive pour la fratrie. Elle fait revivre tous les conflits irrésolus de l’enfance de chacun, mais aussi les tensions latentes dans le groupe des frères et sœurs, les rapports des parents à celui-ci. La mort d’un parent peut faire éclater le groupe des frères et sœurs, mais elle est aussi, dans d’autres familles, une occasion de réconciliation ou de renforcement des liens fraternels. Je voudrais apporter un brève contribution à l’étude des effets de ce deuil dans la fratrie (Kaës, 2000).
Le groupe fraternel, comme tous les groupes, se construit et fonctionne comme un espace psychique partagé et commun (Kaës, 2007). Comme dans tous les groupes, chacun de ses membres est divisé entre la nécessité d’abandonner une part de ses identifications, de ses pensées et de ses idéaux pour maintenir le groupe fraternel et son lien à la fratrie, et l’exigence de conserver un espace subjectif propre. Enfin, comme pour chaque sujet considéré dans sa singularité, le groupe, et notamment le groupe primaire, est une des matrices de son espace interne et de sa subjectivité. C’est dans ce groupe familial, dont la fratrie est un élément constituant majeur, que se nouent les alliances inconscientes structurantes, défensives ou pathologiques (Kaës, 2009) et les modèles identificatoires. Les enjeux de la transmission de la vie psychique entre générations croisent les enjeux de la réception et de la transformation de l’héritage (Kaës, 1993a; 1993b).
Le travail de deuil dans la fratrie
Le deuil auquel sont confrontés les frères et sœurs lors de la mort d’un partent comporte assurément des caractéristiques singulières, selon l’âge des enfants, leur organisation psychique propre, leur investissement du parent mort et du parent survivant, leur place dans le groupe fraternel, les circonstances de la mort des parents, la structure de la famille, les relations du couple parental, la consistance psychique de la fratrie. Il y aurait lieu de tenir compte de bien d’autres variables, mais je laisse ici de côté cette approche différentielle, pour noter que ce deuil possède aussi des traits communs à tous, d’abord en raison de ce que l’objet perdu est le parent de chacun des frères et sœurs. La mort d’un des parents sollicite ainsi le travail de deuil (Freud, 1915) sur ces deux dimensions: le parent mort est une personne que les frères et les sœurs ont en commun, il est un objet partagé duquel procède, avec le parent survivant, l’origine de chacun, sa filiation, son identité sexuelle et sa place dans la génération. Par cette dimension, le parent mort, partagé et commun, est irrémédiablement perdu, mais il est aussi transformé par le deuil partagé et commun, il est co-mémoré et sa mémoire se transmet dans les liens de filiation (Kaës, 1985).
Sur une seconde dimension, le deuil est une affaire privée, car le parent mort, père ou mère, a été pour chacun cet “objet” unique d’amour et de gratitude, de haine et d’envie avec laquelle chacun a entretenu une relation singulière et avec lequel il peut revendiquer des relations exclusives, en tous cas différentes de celles que les autres frères et sœurs ont entretenues avec lui.
Pour ces raisons, le parent mort est un objet perdu très particulier. Il est la parte d’une partie de l’enfance, de ses inscriptions intimes, du bouclier protecteur contre le dénouement et la détresse, le prototype de l’expérience amoureuse. Sa mort est le paradigme de toutes les pertes antérieures.
Je voudrais souligner que le parent mort est non seulement le dépositaire de parts de notre psyché encore vivantes et nécessairement attachées à notre propre vie, mais il est aussi le dépositaire de parts de la psyché d’autres proches et familiers: celle de l’autre parent, celles des frères et sœurs. Le parent mort est à la fois un contenant des objets propres à chacun et désormais menacés par cette perte, et un contenant d’objets partagés avec d’autres et dans lequel les autres ont déposés une partie d’eux-mêmes, et ces objets communs sont eux aussi menacés par la perte et l’abandon. Ces pertes multiples valent une agressivité inconsciente vis-à-vis du parent mort, puisqu’ils sont les contenants d’objets menacés de disparaître.
Le travail du deuil ne constitue donc pas seulement pour chacun à détacher la libido investie dans l’objet pour sauvegarder le moi, de telle sorte que la séparation avec l’objet disparu soit remplacée par une identification nouvelle qui l’installe dans le moi comme objet perdu-retrouvé. Le travail du deuil affecte aussi en profondeur tous les liens qui ont été construits dans la famille et dont chacun est tissé dans ses identifications et sous l’effet de ses étayages narcissiques et libidinaux. Ce sont ces objets, leurs liens et les processus à eux attachés qui se sont déposés dans le parent mort.
La spécificité du deuil tient à cette redistribution et à cette réorganisation des identifications, des étayages et des investissements pulsionnels vis-à-vis de l’objet mort contenant des objets encore vivants. C’est cette particularité qui rend si cruciale et nécessaire, dans des proportions variables, une redistribution des places de chacun à la mort des parents, et une reprise du travail d’historisation subjectivante. Les relations d’amour et de haine entre frères et sœurs sont mises à l’épreuve à cette occasion.
La composante narcissique de la fratrie et le désir parental
Pour préciser en quoi consistent ces remaniements, il me paraît nécessaire de repérer une nouvelle fois les enjeux narcissiques de la fratrie. Ils sont ici liés à l’épineuse question du désir parental et de l’origine commune et partagée.
Madame C. vient au onde “à la pace” d’un garçon attendu par les parents. Lorsque quinze mois plus tard sa mère accouche de son frère, la naissance de leurs fils semble avoir été un grand bonheur pour les deux parents, pour elle une expérience très douloureuse qui troublera toute son enfance. Dès cette époque, elle en garde le souvenir cuisant, elle a été vouée par le père à être la ratée de la famille, rien ne lui réussirait, alors que le frère serait promis au meilleur avenir, chargé d’accomplir “les rêves de désir irréalisés des parents”, selon la forte formule de Freud (1914). “Tout s’est passé”, me dit-elle, “comme si ce n’était pas la peine que j’essaie de faire des bourgeons sur l’arbre généalogique, je suis une branche sans intérêt, et jusqu’à une date récente, j’étais persuadée que je ne pourrai rien faire de bon”. En dépit d’une bonne réussite sociale et de l’exercice satisfaisant d’une profession proche de celle du père, jamais elle ne s’est sentie investie ni soutenue par les parents et moins encore par le frère. Hors de la famille, elle a pu chercher et quelquefois trouver l’étayage narcissique dont le défaut la précipitait régulièrement dans des tentatives suicidaires.
À travers les séances se dessine la haine intense qu’elle a nourrie contre ce frère trop assuré d’être l’objet du désir des parents et tirant tous les bénéfices de l’exclusion de la sœur hors du cercle de famille. Mais se précise aussi la jalousie dévastatrice du frère contre sa sœur. Le sort vient donner un ancrage décisif à cette violence: le frère perd son fils d’une mort brutale. Le silence couvre la récrimination contre l’injustice qui lui est faite: le frère et la sœur ne se parlent plus pendant quelques années. Le drame éclate, pendant la cure, lorsque le père meurt. Le frère, qui se considère le seul porteur de la légitimité de la filiation, attaque violemment sa sœur et plus encore les enfants de sa sœur: ni elle ni eux n’ont à penser recevoir quoi que ce soit de l’héritage du père, il en est le seul l’héritier “légitime”. Sa sœur ne devrait pas être là, et d’ailleurs c’est elle qui aurait dû perdre un enfant, pas lui.
La violence de ce discours entrave pendant quelque temps chez Madame C. le travail de deuil du père. Tout se fige dans une stupeur devant ce que le frère dévoile en se faisant porte-parole et bénéficiaire du désir des parents quant à sa place à elle, quant à la légitimité de son existence. Les pensées suicidaires reviennent, la souffrance narcissique qui les nourrissent est de nouveau mise au jour, mais cette fois Madame C. entreprend de travailler sur les places qui lui ont été allouées et qu’elle à acceptées, dans l’espoir insensé de recouvrer si peu que ce soit d’amour parental. Lorsque Madame C. commence à se dégager de ses places, comprenant que le prix de sa conformité au désir supposé des parents (qu’elle n’existe pas) est la mutilation psychique qu’elle s’est infligée, le frère à son tour est assiégé par des pensées suicidaires qui le conduiront à une tentative d’autodestruction. Tout se passe comme si la violence qui avait si fortement lié le frère et la sœur dans le désir parental, au moment de la mort du père, retrouvait une puissance accrue par la mise au jour de ses composantes narcissiques, mortifères pour le frère comme naguère pour la sœur.
La redistribution des places de chacun à la mort des parents est toujours cruciale lorsque les étayages narcissiques des frères ou des sœurs ont été malmenées. On peut comprendre la dépression suicidaire du frère de plusieurs façons: comme un effet de la rage narcissique devant le travail de deuil qu’effectue la sœur; perdant le père dont il tient le fantasme de sa filiation grandiose et “légitime”, il perd la place que le père lui avait assignée, place qu’il ne peut occuper qu’avec le consentement insu de sa sœur. Dès lors que sa sœur s’en affranchit, il se trouve dépouillé de sa primauté. Cette autre façon de comprendre implique une logique du lien (Kaës, 2005), dont la pathologie montre ici les effets de co-inhérence: ce qui arrive dans l’espace psychique de l’un affecte de manière vitale l’espace psychique de l’autre.
Les places assignées dans la fratrie par l’ordre des naissances peuvent être remises en cause à la mort d’un parent, et quelquefois un peu avant, lorsque par exemple la maladie et le soin apporté au parent fait du plus proche celui ou celle qui est chargé ou qui se charge de lui. Souvent l’aîné(e) s’est éloigné(e) de la vie familiale, mais au moment de la mort des parents, il ou elle reste investi(e) par les frères et sœurs d’un devoir de conduite de la fratrie, en lieu et place des parents. Cet investissement n’est généralement pas dépourvu d’ambivalence: le réveil du complexe œdipien se profile dans le complexe fraternel (Kaës, 2008). Le benjamin ou la benjamine, souvent assigné(e) par les parents comme leur “bâton de vieillesse”, est proche des parents au cours des dernières années de leur vie, et peut à ce titre revendiquer une reconnaissance particulière de la part des autres.
L’héritage, la succession et les enjeux narcissiques de la transmission
Les enfants sont des héritiers et les enjeux de transmission sont des enjeux narcissiques. La mort d’un parent, l’histoire de Madame C. en témoigne, est une mise à l’épreuve de la place occupée par chacun dans l’amour des parents, le statut qui leur a été accordé ou refusé par eux. De ce point de vue, les testaments ne sont pas seulement des actes juridiques qui règlent la transmission des biens d’une génération à l’autre, ils sont aussi reçus comme ayant valeur psychique de sanction de l’amour des parents. Il existe des testaments de reconnaissance, des testaments d’apaisement, mais aussi des testaments d’exclusion, des testaments-poison. Il arrive que les parents, ou l’un des parents, y jouent leur violence contre leurs enfants. Chacun sait cela.
Chacun sait aussi combien dans certaines familles le testament est l’héritage sont des mises à l’épreuve du groupe fraternel, et que la composante exogamique du groupe et une dimension décisive: beaux-frères, belles-sœurs, compagnes et compagnons y jouent leur rôle, activement ou passivement, dans la mesure où l’héritage est l’occasion d’une remobilisation des enjeux des choix d’objet amoureux hors de la famille.
Un autre élément est important. À la mort du dernier parent survivant, les frères et sœurs ne sont plus sous la protection contre la mort que la génération précédente avait imaginairement assurée. Ils sont aussi confrontés à une autre dimension de la différence des générations: celle de la mort qui les lie entre elles à travers la transmission de vie psychique. La qualité de l’expérience d’être à son tour un parent change: chacun des membres de la fratrie est alors seulement le point de départ d’une nouvelle génération. Sans les parents réels chacun trouve un rapport singularisé avec chaque parent, et la fratrie connaît alors une autre dynamique.
Le partage des objet et des biens
Le partage des objets et des biens s’inscrit dans la dynamique et dans l’économie psychique des liens familiaux et notamment des liens entre les frères et sœurs. Ici encore des variables importantes infléchissant le cours: l’importance des biens, l’attachement à ces biens, leur répartition, établie par les parents ou par les frères et sœurs ou par tirage au sort, etc. Des régulations heureuses s’inventent contre les scénarios alarmants auparavant imaginés, des attachements et des conflits imprévus surgissant ou des évitements en déplacent l’éclatement.
À la mort du dernier parent survivant, le moment du partage des objets d’héritage réunit dans une ultime scène familiale les parents disparus, les enfants frères et sœurs, souvent dans la maison ou l’appartement des parents, dans un espace autrefois intime et familier, désormais partagé ou abandonné. Se retrouver sans les parents dans cet espace familier, qui peut devenir quelquefois soudainement unheimliche (Freud, 1919), se retrouver ensemble les objets des parents ou de l’enfance, souvent perdus de vue et oubliés, certains étant tabous pour les uns et profanes pour les autres. À ce moment se révèlent les intimités, les émotions et les souvenirs partagés par l’ensemble des frères et sœurs, mais aussi ceux qui n’ont pas pu l’être, les relations privilégiées insupportables aux uns, nostalgiques pour les autres.
Le psychodrame psychanalytique de groupe est riche en situations qui mettent en scène une fratrie confrontée à la transmission d’un héritage. En voici deux exemples.
Il s’agit d’une séance de psychodrame après la séparation des vacances. Nous sommes aussi à quelques mois de la fin des séances de psychodrame. Au cours de l’été, un participant est devenu père d’une petite fille, les photos circulent, et le jeune père tient à me montrer le portrait de son bébé. Pendant que les photos passent de main en main, Laure fait part d’un souvenir très fort qui lui vient soudain à l’esprit; à la mort de sa grand-mère, elle a découvert avec sa mère, dans la maison des grands-parents, sous un plafond, des documents qui appartenaient au grand-père: lettres, vêtements, armes du temps de la guerre. Rosa parle elle aussi de ce qu’elle a trouvé dans la maison de sa mère après sa mort: des tableaux, des objets liés à son enfance. Un tableau en trompe-l’œil l’a intéressée, elle l’a pris pour elle et devra lui mettre un nouveau cadre. Une émotion intense parcourt le groupe, puis des questions se formulent: de l’héritage des parents que peut-on ou non accepter?
Pierre, apparemment en légère dissonance avec le groupe et, en riant beaucoup, évoque un film de
Carlo Verdone (2002) “Ma che colpa abbiamo noi?”: l’annonce du thème du film (le thérapeute d’un groupe de psychothérapie meurt soudain) déclenche le rire chez les uns et la stupeur chez les autres. Ils sont soudain mis en contact avec des surgissements inattendus du transfert sur moi dans cette confrontation avec la transmission de la vie et face à la “mort” du thérapeute. Ils ont beaucoup de difficulté à mettre en place un thème de jeu. Les propositions sont très confuses et compliquées: une scène est suggérée, puis abandonnée, on en rajoute une autre, sans aboutir à un jeu, mais toutes les propositions ont pour thème l’héritage et la transmission. Les participants sont déprimés et en même temps assez agités.
J’attire leur attention sur la manière dont ils s’y prennent pour ne pas jouer en ajoutant de la confusion, en compliquant le scénario et en le changeant constamment. Je leur propose une voie d’interprétation en reliant ce qui dans le transfert sur moi sert leur résistance à jouer: penser à ce dont on hérite de ses parents c’est aussi être confronté à leur mort, et ici à la mort du thérapeute. Sans doute est-il difficile de jouer avec cette question “de son vivant”.
Un jeu est alors proposé: un notaire ouvre le testament qu’un oncle a rédigé pour ses neveux et nièces, et la fratrie se réunit pour en prendre connaissance. Toutefois, avant que le jeu s’engage, les participants tergiversent encore beaucoup; par exemple, on se demande pendant assez longtemps si le notaire est ou non un membre (même éloigné) de la famille. puis certains d’entre eux tentent de se précipiter dans le jeu avant que le scénario soit suffisamment établi et accordé. Il s’agit bien de déplacer le plus loin possible l’évocation de la mort du père.
Le jeu se met en place dans la maison de l’oncle: le notaire (François) est précis et très professionnel. Il lit l’acte qui décrit des terres, une maison de valeur, une participation à un immeuble collectif, de l’argent. Le frère (Pierre) et les sœurs (Rosa, Laure, Viviane) explorent la maison et cherchent à connaître cet oncle qu’ils n’ont pas connu. Laure cherche à découvrir quelque chose de caché, Pierre est moins curieux, il entoure beaucoup les femmes, les touche, et lorsqu’il apprend que la somme d’argent est très importante (ils ne l’avaient pas imaginée à cette hauteur, colossale), il saute de joie et se demande ce qu’il va en faire, alors que les sœurs s’interrogent sur la manière dont l’oncle a vécu pour accumuler une pareille fortune. Après le départ du notaire, le jeu se transforme en une réunion entre les frères et sœurs, qui se disputent les parts d’héritage.
Je ne développerai pas davantage l’analyse des transferts que les déplacements par le moyen du jeu rendent repérables, je me centrerai sur la question principale qui organise la transmission (transfert) d’un héritage et qui s’actualise ici dans la fantasmatique de la formation: ce dont on a hérité, peut-on le transformer, l’inscrire dans un nouveau cadre, comme le tableau de Rosa? L’héritage qui est l’objet d’une trop intense idéalisation peut-il être héritable?
Rosier (1980) décrit bien cette ultime expérience, avant que n’en disparaisse le décor familier, «des relations avec les acteurs d’autrefois présents ou redevenus présents à travers les objets auxquels ils ont été naguère liés» (communication personnelle inédite). Manipuler ces objets se charge de toutes les relations d’amour et de gratitude, de jalousie et d’envie qui en ont marqué l’usage. Ils suscitent des paroles de souvenir et de détachement, ou des revendications ou des dons, ou encore des silences douloureux ou bâillonnés par la violence de l’envie.
La composante narcissique de l’héritage: le fantasme de l’héritier privilégié
Monsieur L. fait un rêve la nuit qui suit le retour à la maison familiale avec ses deux frères et sa sœur, après la mort du père. Il rêve d’un grand bateau à voile qui dérive sur la mer. Les matelots se révoltent contre leur capitaine, malade, qui les abandonne. La mutinerie s’empare des membres de l’équipage qui finissent par se battre entre eux. Des rats, des chiens et des singes parcourent le bateau et attaquent le capitaine. Quelqu’un explique qu’il faut aller chercher ses documents personnels dans le coffre du capitaine. Un de ses frères veut que le capitaine lui donne le coffre et ce qu’il contient. Un homme de loi s’adresse au rêveur et lui dit qu’il doit payer sa part.
L’histoire de Madame C. a montré comment dans certaines familles, pour des raisons qui tiennent à l’investissement parental sur l’un des enfants, ou dans d’autres cas pour des raisons qui tiennent seulement à l’enfant lui-même, un frère ou une sœur en vient à se considérer comme le seul héritier légitime. Le fantasme de l’héritier unique ou privilégié a pour corrélat que les autres enfants, frères et sœurs sont illégitimes. On trouvera toujours sous ce fantasme secondaire, un fantasme originaire de scène primitive, scène que contrôle sur un mode omnipotent l’enfant “légitime”, et un fantasme de meurtre des frères et sœurs qui entravent son désir d’être l’enfant unique et qui auraient dû mourir à la place du parent disparu.
Cet “héritier privilégié”, ou exclusif, n’est pas toujours celui (ou celle) qui s’est maintenu le plus proche des parents. Il est dans certains cas celui qui discrédite les frères ou les sœurs qui se sont vraiment occupés du parent avant sa mort, lorsque la vieillesse ou la maladie on requis des soins et des investissements particulièrement lourds d’hospitalisation et de visite, ou lorsqu’ils ont pris en charge l’organisation de la sépulture: celui ou celle qui revendique d’être l’unique pense qu’il aurait su vraiment s’occuper de la mère ou du père défunts. Dans beaucoup de ces cas, tout se passe comme si la mort du parent était une injustice telle qu’un frère ou une sœur devait en porter la responsabilité, bien qu’il aurait été impuissant à la leur épargner. Il arrive, dans ce contexte, que le frère ou la sœur le plus proche du parent soit explicitement ou secrètement accusé de non-assistance vis-à-vis du parent malade ou mort.
En s’arrogeant la priorité ou l’exclusivité, en “désaffiliant” et en discréditant les rivaux, surtout s’ils on t été proches des parents au moment décisif, l’héritier “privilégié” se défend aussi par projection contre l’angoisse que suscite la mort du parent. L’autre en est tenu pour responsable: il sera dépossédé, spolié, détruit.
Haine, envie et rivalité à la mort des parents. L’alliance fraternelle.
Ce réveil des anciennes rivalités, de l’envie et de la haine à la mort des parents mérite une attention particulière. Rappelons ici comment la rivalité fraternelle s’articule avec la notion de triangle préœdipien: Lacan (1956-57) a proposé cette notion pour désigner la relation Mère-Enfant-Phallus, celui-ci représentant sur le plan imaginaire l’objet fantasmatique du désir de la mère, objet auquel l’enfant s’identifie. Dans le triangle préœdipien, le rival est l’objet partiel concurrent de l’infans. Il est une autre “petite chose”: tout autre objet ayant valeur de transposition dans les équations des pulsions partielles peut s’y substituer, et tout spécialement un petit frère ou une petite sœur, mais aussi le “père” (partiel), que l’infans n’identifie pas comme le père génital, mais comme pouvant appartenir à la même catégorie que le frère rival.
Le pacte fraternel est une formation psychique commune et partagée dont le but est d’empêcher le retour de la rivalité est des envies meurtrières dans le triangle préœdipien. Il s’inscrit ainsi dans le triangle œdipien. Il permet de contrôler les coalitions dans la fratrie et de construire une identité fraternelle face aux parents. La nécessité et la capacité de conclure un tel pacte impliquent l’acceptation des différences entre frères et sœurs. À la mort des parents, un tel pacte peut se trouver ébranlé par le retour de l’envie et de la jalousie dans une régression vers la structure préœdipienne.
Comment les parents jouent de la rivalité fraternelle
Ce dont les enfants héritent c’est aussi des fantasmes parentaux, de leurs conflits, notamment quant à leurs préférences vis-à-vis de tel ou tel enfant. Tous les parents en effet n’ont pas le souci d’aimer leurs enfants d’un amour égal, de les rassembler, de resserrer les liens que la distance et les investissements différents peuvent relâcher.
Il arrive que la violence parentale divise la fratrie, la fasse éclater du vivant des parents. Mais il arrive aussi que leur mort ouvre la voie à la moisson de ce qu’ils ont semé. Monsieur L. a été depuis la naissance de son frère, lorsqu’il avait trois ans et demi, mis en charge de celui-ci, de répondre de lui e pour lui, et de subir la violence de la mère chaque fois qu’il faillissait à ses “responsabilités”. S’insinue dans les relations fraternelles toute la gamme des investissements parentaux sur leurs propres enfants: un tel ou une telle sera conforme à l’attente narcissique des parents, il sera le dépositaire ou le réalisateur de leurs “rêves de désirs irréalisés”, un autre sera voué à échouer (comme le père ou la mère s’est interdit de réussir), le troisième à représenter son propre frère haï ou sa propre sœur adorée, un autre enfin la partie œdipienne de son choix amoureux, etc. Ces investissements pèsent lourdement sur le destin des frères et des sœurs, chacun considéré isolement et dans leurs liens avec les autres.
Ce destin se manifeste notamment lorsque, au moment du partage des biens, les parents ou l’un d’entre eux exprimant nettement une préférence sans rapport avec un quelconque sentiment préalable d’injustice ou d’héritier privilégié. Au lieu que l’héritage soit une succession, le partage se mue en partition, dont les effets peuvent se transmettre sur plusieurs générations.
Erckmann et Chatrian (1880) ont bâti un de leurs romans, “Les deux frères” (Les Rantzau), sur l’injustice commise par le père vis-à-vis du cadet. En privilégiant l’aîné, qui hérite sans compensation de la maison du père, il installe entre ses enfants une haine insurmontable. Pour faire pièce à son frère, le cadet fait bâtir en face de la maison convoitée une réplique symétrique. La détestation s’accroît d’année en année, elle se transmet à leurs enfants, mobilise toute l’énergie et l’argent des deux frères, soudés l’un à l’autre dans la haine. Qui surenchérissent dans toutes les occasions de se nuire, se dénonçant mutuellement en justice. Leurs enfants, cousin et cousine, finissent par tomber amoureux l’un de l’autre, mais la haine des deux frères ne s’éteint pas lorsque leurs enfants se marient et elle les lie encore davantage lorsqu’ils deviennent ensemble grandspères.
Dans la clinique, les choses sont souvent plus complexe, mais elle montre régulièrement que des parents savent mettre au jour et attisent des rivalités jusque-là apparemment bien surmontées, infusant leurs propres conflits parentaux ou fraternels dans leur propre descendance.
La représentation du complexe fraternel est fréquente dans l’œuvre de Shakespeare, j’en ai donné un exemple avec “La comédie de erreurs” (1592-1594). Dans “Le roi Lear” (1603-1606), la folie du roi, l’aveuglement du comte de Gloucester sont les issues tragiques de la rivalité fraternelle entre les filles du roi et entre les fils du comte, le légitime et le bâtard. Dans ce drame de la filiation et de la transmission intergénérationnelle, les pères jouent de la rivalité et de la haine entre leurs enfants et finissent par être les victimes de la machine infernale qu’ils ont montée.
Je décrirai au chapitre suivant le développement de la rivalité fraternelle dans un groupe de psychodrame psychanalytique. J’anticipe sur cette présentation en relatant une scène qui met précisément en jeu les effets de la discrimination que les parents introduisent entre les enfants au moment où ils héritent d’eux. Un notaire lit la liste des biens à partager entre trois frères et trois sœurs. Avant de mourir, le père, veuf, a établi son testament de la manière suivante: les trois filles se partagent les biens de la mère. Les objets et les biens qui échoient à deux des garçons font partie de la succession paternelle et sont conformes à leur souhait. Mais le troisième ne reçoit rien. Les trois sœurs se jalousent, chacune exprime à l’égard des deux autres une haine qu’elle ne se connaissait pas, elles veulent détruire les objets de la mère pour en priver chacune des deux autres. Les frères sont silencieux et attristés de ce que l’un d’entre eux ne reçoit rien: quelle faute a-t-il commise pour être ainsi déshérité? Les sœurs et les deux frères dénoncent l’injustice du père. Le frère qui n’hérite de rien déclare qu’il est prêt à renoncer à sa part d’héritage (bien qu’il ne reçoive rien) pour maintenir l’unité de la fratrie.
Je reprendrai au chapitre suivant l’analyse de ce moment du psychodrame. Il a sa place dans ce chapitre car les questions qu’il pose concerne précisément l’incidence de la violence parentale dans la fratrie. En effet, pourquoi le frère qui ne reçoit rien est-il prêt à renoncer à la part d’héritage qu’il n’a pas reçu et à quoi renonce-t-il? Peut-être refuse-t-il de s’engager lui-même dans cette rivalité haineuse et préfère-t-il s’en protéger en renonçant non à l’héritage, mais au risque d’être exclus de la fratrie? Ou bien, en refusant de maintenir le rapport de rivalité que le père injuste a suscité entre les frères et sœurs, gagnerait-il dans cet héritage la place d’un parent qui veille à l’unité de la fratrie, une unité menacée par la rivalité des sœurs que l’envie fait s’entre-déchirer? Sans doute, convient-il de rapporter cette scène à la dynamique des transferts dans ce groupe. Toutefois, l’effet que cette situation soit si fréquemment répété en psychodrame signale que nous avons affaire à une constante des relations fraternelles, même si certaines fratries n’en sont pas affectées aussi violemment.
Nous pouvons observer que le réveil des rivalités est d’autant plus vif que les parents on tenu un discours dont l’objectif manifeste de prévenir la rivalité redoutée: “que les enfants demeurent unis après notre mort, qu’ils n’aient pas de différends entre eux à notre sujet”.
Le soutien de la fratrie
La rivalité, l’envie destructrice et la jalousie ne sont pas le lot de toutes les fratries à la mort des parents. Certaines demeurent liées dans des liens libidinaux suffisamment forts et structurés, ou encore le poids que font peser les parents sur leurs enfants est moins lourd. Dans le roman de Roger Martin du Gard, “Les Thibault” (1922-1939), le fils aîné protège le cadet à la mort du père. L’unité se maintient, elle se nuance, les différences ne sont pas déniées, les différences se marquent, les trajets s’affirment, des liens se renforcent, d’autres s’estompent, comme si la mort des parents faisait grandir l’enfant maintenu en chacun.
Assurément ces effets sont à distinguer des effets dénégatoires des rivalités par l’idéalisation de la fratrie que les frères et sœurs ont construite ensemble, et du soutien que l’illusion adelphique a pu recevoir des parents eux-mêmes. Toutefois, ces constructions de l’illusion fraternelle sont des appuis temporaires, efficaces au moment de vivre la mort des parents: ils assurent la continuité du groupe familial. Ce rassemblement de la fratrie rassure, il fait émerger des souvenirs communs et partagés autour de la mémoire du disparu. Mais la question décisive est celle du travail du deuil étroitement associé au travail de l’héritage accepté en ses parts et en ses contenus.
Le travail de l’héritage: le nouveau pacte des frères
Le travail psychique de l’héritage est le travail que les enfants ont à effectuer dans leur travail de deuil à la mort des parents. Ce travail concerne la perte des parents communs et le partage de l’origine et des objets d’amour. Il est un moment cruciale du processus de la transmission de la vie psychique entre les générations. Le travail de l’héritage comporte donc deux pôles, l’un narcissique, avec le partage de l’origine, et un autre objectal, avec le partage des objets d’amour. Ce dont chacun hérite et à la fois une part de l’origine est un part de l’amour parental. Ces parts sont à partager avec d’autres.
Une suite pout Totem et tabou
Imaginons cette suite pour “Totem et tabou” (Freud, 1912-13). Suivons tout d’abord Freud: après que les frères eurent tué le père, il durent s’entendre entre eux et ils inventèrent, pour assurer leur alliance et pour commémorer leur crime commun, le pacte totémique, l’exogamie et l’interdit du fratricide; le clan fraternel était né sur cette triple alliance, et avec lui les œuvres de la culture qui, avec leurs fondements oubliés se transmettaient de génération en génération. C’est ce que nous dit Freud.
Il aurait pu poursuivre ainsi: toutefois, chaque frère devenu père à son tout dut un jour faire face à la jalousie et à l’envie de ses fils. Il arriva qu’à la mort du père la commémoration du repas totémique et le renouvellement du pacte ne suffirent plus à assurer l’appropriation par chacun des fils des qualités du père. Chaque fils revendiqua alors d’avoir l’exclusivité de l’héritage, et avec lui la possession des biens et l’esprit du père. La solidarité de toutes les vies dont est composée la famille fut menacée, et l’appartenance au même sang reniée. Les frères avaient retrouvé le père des origines, ils étaient devenus entre eux le père jaloux et narcissique que jadis les ancêtres avaient mis à mort, puis tué symboliquement. Tout ceci ne fut que drame local, et souvent scènes fantasmatiques, tant que la Loi assura les règles de la succession et les modalités de la transmission de l’héritage, tant qu’elle protégea chacun contre les “tendances qui avaient poussé au parricide” et qui s’étendaient maintenant à la guerre des frères. Mais lorsque la guerre des frères se donna libre cours, lorsqu’aucun d’entre eux ne voulut rien céder sur la revendication narcissique d’être l’Unique, à l’exclusion de tous les autres, on douta alors de l’humanité, on annonça la mort de l’Homme, on refit des clans plus sanglants que ceux des temps archaïques. Des sectes virent le jour après les utopies communautaires obligatoires, toutes défiaient l’éradication de la jalousie et de l’envie par le triomphe de la mesure et de l’égalité, réputées justes parce que purifiées des passions d’amour et de détestation. L’échec de ces expériences contraignit les frères à conclure un nouveau pacte pour survivre et assurer leur descendance. Ils sont encore en travail pour en inventer les termes. Plusieurs parmi eux font référence à mes essais, et notamment à Totem et tabou. Je doute que tout y ait été dit, et si j’avais à participer à leur débat, je prendrai plutôt comme fil directeur de la recherche à entreprendre ce mot de Goethe qui venait sous ma plume à la fin de mon étude: “Ce que tu as hérité de tes pères, afin de le posséder, conquiers-le”. Ce mot nous dit qu’aucun héritage ne peut se transmettre s’il n’est pas l’effet d’un travail psychique de transformation. Mais il ne s’applique qu’à l’individu considéré isolément, alors que l’essence du problème, comme la consistance de la solution est de nature collective: intersubjective, sociale, voire politique.
“Ma saison préféré” d’André Téchiné
Le film d’André Téchiné, “Ma saison préféré” (1992), pourrait servir de fil conducteur à plusieurs des analyses que j’ai proposées. Le générique se déploie sur fond d’images de frères ou de sœurs siamois. Le lien incestuel qui unit un frère et une sœur et qui les lie autant qu’il les déchire, se réactive à l’approche de la mort de leur mère, une femme aigrie et haineuse qui divise la fratrie. Le drame qui se noue prend une profondeur remarquable puisqu’il y est question des rapports entre ce triangle préœdipien, narcissique et pervers, et les difficultés d’élaboration de la problématique œdipienne à travers plusieurs générations.
Émilie et Antoine ne se sont pas revus depuis trois ans; ils se retrouvent à la suite d’un malaise de leur mère, qui vit seule dans sa maison isolée à la campagne. Émilie fait venir sa mère chez elle pour Noël. Elle invite Antoine à passer en famille une soirée de retrouvailles qui, très vite, dégénère en une nuit de déchirements et de violence. Quelques jours avant la rencontre de Noël, Antoine a fait un rêve: devant la famille réunie, il cassait la pendule de la cheminée. Émilie plus tard dans la soirée brisera cette pendule, accomplissant le rêve de son frère.
Au cours de la soirée, se réveillent leurs attachements, leurs préférences, leurs déchirements, leurs rancœurs. Entre Antoine et le mari d’Émilie, entre Émilie et son mari, et entre leurs enfants, les scènes de violence se multiplient et s’accentuent, dans le même temps que la mère attise le critiques et les conflits, se confiant à Antoine, dénigrant sa sœur, divisant le couple conjugal et le couple fraternel, lui-même repris par la complexité et l’ambivalence de leurs liens d’enfance et d’adolescence.
Dans ce contexte très tendu, la mère évoque sa mort prochaine et les questions d’héritage à régler, mais personne ne veut en entendre parler, et la proposition rend Antoine violent : une rixe éclate entre lui et son beau-frère. Antoine crie qu’il ne veut rien recevoir en héritage: “Tu prendras ce que je te donnerai”, lui crie sa mère excédée. Elle veut immédiatement quitter la maison de sa fille et demande à son fils de la reconduire dans sa propre maison.
Au début de l’été, la mère a une nouvelle attaque et la question se pose de savoir qui, Antoine ou Émilie, va la recueillir chez lui. Finalement la mère est placée dans une maison de retraite, ce qu’elle supporte mal, comme une blessure narcissique que lui infligent ses enfants. Avant de partir pour la maison de retraite, elle égorge ses poules, ne laissant rien de vivant derrière elle, raidie par la haine. Sur le chemin qui conduit leur mère vers la maison des vieux, Antoine et Émilie revisitent avec bonheur des lieux et des rêves de leur enfance, ils évoquent leur complicité et leurs souvenirs communs. Antoine propose à sa sœur, qui s’est séparée de son mari au lendemain de Noël, de vivre avec lui dans un appartement qu’ils partageraient. Au moment où Antoine projette de vivre avec elle, il hallucine la défenestration de celle-ci: Émilie vêtue du pyjama blanc de son frère gît dans son sang.
À la maison de retraite, la mère a un accident vasculaire cérébral. Elle est hospitalisée, son état est grave, elle va mourir. Elle fait un rêve: son fils est mort dans un accident d’automobile.
Les relations entre Antoine et sa sœur se sont tendues, ils se déchirent. Émilie reproche à son frère, médecin spécialiste du cerveau, de n’avoir rien fait pour soigner leur mère: il se défend, refuse de penser qu’elle pourrait mourir et assène à sa sœur qu’en réalité elle déteste sa mère.
La mère, dans une dernière parole de haine, regrette de n’avoir pas eu un troisième enfant qui aurait su la recueillir et s’occuper d’elle. Puis elle meurt. Après l’enterrement, la famille se retrouve dans un repas au cours duquel des efforts de réconciliation sont tentés. À la fin, chacun dit sa saison préféré: l’été est la saison commune à Antoine et à Émilie, l’été évoqué dans un poème de son adolescence qui évoquait l’attente de l’être aimé.
Le partage, enjeu majeur du lien fraternel
Le film de Jeff Nichols (2007), “Shotgun stories”, reprend le thème de la tragédie des frères-ennemis et de leur déchirement lors de la mort d’un de leurs parents. À l’enterrement de leur père, trois frères, qui ont connu un père brutal qui les a abandonnés en même temps que leur mère devenue haineuse, retrouvent leurs quatre demi-frères qui ont eu affaire à un père remarié, converti à la religion et qui les a conduits vers une prospérité que ne connaissent pas les enfants du premier lit. Ils vivent le retour violent de vieilles haines, de douleurs enfouies et de conflits étouffés, comme autant de cicatrices énigmatiques, encore vives et dont on ne sait rien de précis, tant la parole leur manque pour dire leur souffrance.
Dans ces deux films, comme dans la clinique de la cure, de la famille et des groupes, ce que dévoile la mort des parents c’est précisément l’enjeu majeur du lien fraternel: le partage. Ce qui constitue ce lien comme ce qui le divise, c’est d’avoir les mêmes parents et d’abord la même mère à partager, même s’ils n’ont pas connu la même personne: le partage est le trait spécifique de la communauté des frères et sœurs, et c’est aussi la source de leurs déchirements. Le partage de l’amour des parents, qui devrait être égal, bute contre la difficulté même des parents de se partager également. À leur mort, ce partage de l’amour, avec celui des objets qui en portent trace et témoignage, est une dimension majeure du travail du deuil que doivent accomplir les frères et les sœurs.
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