REVUE N° 14 | ANNE 2015 / 1

Pratique thérapeutique familiale


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Cet article apporte une illustration pratique de l’utilisation du rêve au sein d’une thérapie familiale. L’auteur s’appuie sur les apports théoriques les plus récents concernant l’action du rêve sur la dynamique groupale. Après une description précise des difficultés et du vécu de la famille, la clinicienne expose les différentes étapes du processus mis en œuvre. Elle explique comment l’introduction d’un contenu subjectif dans un dispositif groupal permet de révéler les alliances inconscientes, démontrant la puissance du rêve comme outil thérapeutique.

Par ailleurs, elle nous permet de suivre son cheminement personnel, ses doutes, hésitations et difficultés par rapport à l’usage de ce nouvel outil. Pour tous ces aspects, l’article permet de faire le lien entre la théorie et la pratique quotidienne.

Mots clés

Rêve, thérapie familiale, alliances inconscientes, pratique thérapeutique, psychologie clinique


This article provides a practical illustration of the use of dreams within family therapies.  The author refers to the most recent theoretical contribution on the effect of dreams on group dynamics. After describing very precisely the family’s difficulty and reality, the clinician explains how the different phases of the process have been implemented. She expounds how introducing a subjective content into a group device can help disclose unconscious alliances and she demonstrates the force of dreams used as therapeutic tools.

Furthermore, she gives us an insight into her personal journey, her doubts, hesitation and difficulty concerning the use of this new tool. For all these features, the article allows to bridge theory and daily practice.

Key words

Dream, family therapy, unconscious alliances, therapeutic practice, clinical psychology


Este artículo proporciona un ejemplo práctico de la utilización de los sueños en  las terapias familiares. El autor hace referencia a la más reciente contribución  teórica sobre el efecto de los sueños en la dinámica de grupo . Después de describir con mucha precisión  la realidad  y  dificultades  de la familia, el médico explica cómo  las diferentes fases del proceso fueron implementadas. Expone cómo la introducción de un contenido subjetivo en un grupo puede ayudar a revelar alianzas inconscientes y  demuestra la fuerza de los sueños utilizados como herramientas terapéuticas.

Además, nos da una idea de su viaje personal, sus dudas, vacilaciones y dificultades en relación con el uso de esta nueva herramienta. Por todas estas características, el artículo permite unir la teoría con la práctica diaria.

Palabras clave

Sueño, terapia familiar, alianzas inconscientes, práctica terapéutica, psicología clínica


ARTICLE

Pratique thérapeutique familiale : quand l’analyse d’un rève permet aux membres d’une famille de s’affranchir des alliances inconscientes pour retrouver leur subjectivité

Introduction

 

L’utilisation du rêve dans le cadre de thérapies familiales a donné lieu à de nombreux écrits. Si Ruffiot considère le rêve comme étant la représentation la plus caractéristique de la psyché familiale, l’élément qui en constitue son langage fondamental, Kaës formule l’idée d’un appareil psychique familial et introduit le concept d’alliances inconscientes, devenu dès lors un point clé de la psychologie familiale.   Pour la thérapeute clinicienne que je suis, la question qui s’est posée a été de savoir quand et comment utiliser cet outil au cours de mes interventions en thérapie familiale, en dépassant mes blocages et doutes éventuels.

Cet article traite d’une action menée au sein d’une famille prisonnière de plusieurs alliances inconscientes. Au bout de huit mois de travail, c’est l’évocation du rêve du père au cours d’une séance qui a permis de faire avancer la situation et d’ouvrir la voie à un processus d’individualisation des membres de la famille.

Ce cas est intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, il démontre la puissance du rêve comme outil thérapeutique familial. Il permet par ailleurs d’illustrer la théorie par certains éléments issus de la pratique quotidienne d’un thérapeute clinicien. Enfin, il m’amène à relier le travail réalisé avec la famille au parcours que j’ai moi-même dû accomplir pour utiliser cet outil.

Rappel des aspects théoriques

 

Dans un premier temps, nous chercherons à identifier au travers de recherches et d’écrits scientifiques, une représentation du processus qui permet à un récit onirique d’agir sur la dynamique familiale, à comprendre comment, en introduisant un contenu subjectif dans le dispositif groupal, on peut révéler les alliances inconscientes.

Kaës (1989) dans sa formulation, inscrit le groupe familial non plus comme lieu de réalisation des désirs inconscients individuels mais comme moment fondamental d’actuation des rêves et des désirs non réalisés des autres. Les alliances inconscientes ont pour but de maintenir à l’écart certains aspects du lien. Elles déterminent ainsi l’espace psychique de l’ensemble afin de faire en sorte que ce lien soit préservé.

Les travaux de Ruffiot apportent une lumière nouvelle sur le rôle des rêves au sein de la thérapie familiale. Celui-ci (Ruffiot, 1990 p 118-121) écrit notamment : « La psyché groupale familiale résulte dans son fond de la possibilité de chacun des membres de mettre en commun la partie de la psyché individuelle telle qu’elle existe au départ de la vie, avant que l’ancrage corporel individuel ne fût réalisé. » 

J.P.H. Pierron (2012) suggère qu’images, symboles et rêves se constituent, au sein de la famille, comme condensés affectifs intériorisés capables d’exprimer le lien dans une forme de créativité collective rendue impossible par la pathologie.

Selon Kaës (2012), ce mécanisme d’intériorisation de grandes images organisatrices serait typique du groupe familial. Dans ses écrits, l’auteur explore les propriétés de l’espace onirique commun et partagé, et en vient à parler de polyphonie du rêve dans la thérapie familiale. On entrevoit, dans les libres associations et dans la narration des rêves par les membres du groupe familial, l’action d’une « fantasmatique familiale», qui au-delà des échanges verbaux et comportementaux, permet le contact avec un inconscient « à plusieurs voix ». (Pierron, 2012).

Dans le cas exposé, j’ai pu évaluer combien l’accueil et la reformulation des contenus exprimés a offert la possibilité de verbaliser les images oniriques pour atteindre un approfondissement des attachements et des liens, y compris ceux en carence, tout en permettant de mettre en commun de nombreux aspects individuels.

Dans le cadre d’une thérapie familiale psychanalytique, l’introduction des rêves est une manière légitime de s’ancrer dans le domaine psychique des membres de la famille et d’aider les patients à sortir de la concrétude de leurs conflits (Brégégere,  Pilorge, 2003).

Retour sur mon expérience personnelle

 

La famille concernée a entraîné un changement d’approche : c’est la première fois, au cours de mon parcours professionnel, qu’un membre d’une famille raconte spontanément un rêve. Bien que l’histoire de la famille        se     soit   présentée   comme       complexe, dramatique         et potentiellement stimulante, le climat des rencontres a été marqué, dès le début, par une forte dénégation de la souffrance et du conflit présent au sein du noyau familial.

Au cours de ce parcours thérapeutique, en raison de leur nature statique, en termes de contre-transfert, j’ai pour ma part ressenti in un sentiment d’impuissance mêlé à de l’ennui, résultant sans doute d’une grande difficulté à me positionner en résonance émotive.

Le récit du rêve a mobilisé les ressources associatives des membres et a ouvert la voie à une communication plus authentique et intersubjective, à l’acquisition d’une conscience et à l’élaboration d’un nouveau schéma relationnel. C’est cet épisode qui a mis fin à une situation fossilisée dans l’identification idéalisée à une famille unie, affectueuse, riche d’altérité et d’attention réciproque. Jusqu’ici en effet, le noyau familial niait la réalité relationnelle caractérisée par une forte carence affective, de l’agressivité et de l’autoritarisme ainsi que par l’absence des éléments qui auraient permis l’activation d’un processus d’individualisation et de séparation.

En outre, je suis convaincue que la narration du rêve a mis en place une relation de confiance avec le thérapeute, permettant aux membres du groupe d’accepter de dépasser la crainte d’être perçu par les autres comme “traîtres au noyau” ou “privilégiés face au thérapeute”.

Description de la situation traumatique qui a conduit à la prise en charge de la famille

 

A l’origine du cas thérapeutique, nous trouvons un abus sexuel sur une mineure de treize ans. Suite à la plainte déposée par les parents auprès des gendarmes, ceux-ci ont contacté une assistante sociale qui s’est mise en relation avec la famille, a signalé ce délit auprès des services pédopsychiatriques de la localité concernée et leur a suggéré de prendre rendez-vous avec moi-même, en tant que responsable institutionnelle chargée des abus et de la maltraitance envers mineurs. Les parents ont jugé utile de me contacter très rapidement.

La famille se composait de quatre personnes, le père Giovanni, la mère Maria, Valeria, la fille de 19 ans ainsi que Milva, la mineure de treize ans à l’origine de la plainte.

Le problème s’est déclaré lorsque Valeria est tombé par hasard sur le carnet intime laissé ouvert par sa sœur. Cette dernière y racontait avoir été exposée de façon continue à un harcèlement sexuel en gestes et en paroles par un voisin âgé d’une cinquantaine d’années. C’est l’aînée de la famille qui a alerté les parents.  La famille a alors décidé d’interroger de manière poussée leur fille Milva et de porter plainte contre le voisin.  Je fus contactée quelques jours plus tard par la mère. Dans un premier temps, je reçus les parents seuls. En parallèle, une collègue psychologue accueillait l’enfant mineure pour formuler un diagnostic psychologique.

Le couple parental, âgé d’une quarantaine d’années, se montra uni, en cohésion dans une même attitude vindicative et condamnatrice vis-à-vis du présumé coupable.

Lors du premier entretien, les parents se montrèrent indignés, blessés et désorientés face au problème. Ils semblaient incapables de comprendre, d’imaginer et d’accueillir la souffrance de leur fille. Le père exprima sa grande contrariété face à ce qu’il s’était passé. Il avait le sentiment d’avoir été trahi par sa fille qui, selon lui, n’avait pas su s’opposer à la tentative de séduction du voisin. La mère, quant à elle, tenta dès le début à culpabiliser sa fille sans chercher à comprendre ce qu’elle avait pu ressentir. Au vu de ces signaux, il me sembla évident de lancer une thérapie familiale.

Le diagnostic de Milva indiquait par ailleurs que la jeune-fille était profondément déprimée, repliée sur elle-même et montrait des tendances suicidaires. Elle se trouvait dans un état généralisé de dépression. C’est la raison pour laquelle il fut décidé d’imposer à la jeune-fille un suivi médical et psychologique.

La situation de départ, telle qu’elle apparaissait au sortir des entretiens préliminaires, laissait transparaître plusieurs points inquiétants.  Le père, Giovanni, était atteint de sclérose multiple, une maladie qui avait été diagnostiquée avant la naissance de sa deuxième fille, et qui le paralysait fréquemment, laissant présager une fin funeste. L’homme avait le visage et les bras recouverts d’un psoriasis visible et diffus. Cordial au premier abord, il tendait à minimiser et/ou à nier sa condition pathologique ainsi que les autres aspects éventuellement problématiques de sa vie.

Lors des discussions, Maria, la mère, soulignait le lien solide qui la liait à son mari, lequel l’aurait sauvée d’un premier mari violent en la protégeant de ce dernier. Son premier mariage avait eu lieu lorsque celle-ci avait dix-huit ans dans le but de fuir une famille trop autoritaire. Elle avait vingt ans lorsqu’elle commença à fréquenter Giovanni.

Les beaux-parents furent réfractaires à son égard, reprochant à Giovanni d’accepter de “manger dans une assiette sale”. Les liens du couple se renforcèrent lors de la seconde grossesse, quand on diagnostiqua la sclérose en plaques multiple du mari.

Valeria, l’aînée des filles, avait vingt ans au moment des faits. Elle avait adopté très tôt au sein de la famille, un rôle adulte. Ce fut elle qui s’occupa en grande partie de l’éducation de Milva. Avant le début de la thérapie familiale, Milva avait interrompu ses études pour prendre un poste d’ouvrière qui lui avait permis d’accéder à une certaine indépendance économique. C’était une jeune fille plutôt ronde et timide, aux réflexions profondes et tendanciellement triste. Lorsque son père connut une aggravation de la maladie, Valeria, alors adolescente, eut des gestes d’automutilation tant l’angoisse de mort, la culpabilité et la solitude devenaient insupportables. La jeune fille déclara d’ailleurs plus tard se sentir en partie responsable de la maladie paternelle.

Milva, la deuxième fille, était une jeune fille grande et costaude, en surpoids, pas très jolie, faisant plus que son âge. Intelligente et très isolée des jeunes de son âge, elle niait le mal-être lié à la solitude tout en apparaissant relativement critique vis-à-vis du noyau familial, et se défendant avec une attitude d’adulte distante.

Milva ressentait encore à cette époque une certaine fierté d’avoir été courtisée parle voisin d’un certain âge, une situation qui lui avait permis de se sentir belle et désirable. Elle apparaissait d’ailleurs relativement ambivalente à l’égard de son agresseur, même si elle avait témoigné au tribunal de manière précise et digne de foi.

Aspects cliniques de la thérapie familiale

 

Je présenterai ici quelques éléments caractéristiques de la thérapie familiale que j’ai menée, qui a pris  la forme de séances bimensuel de 90 minutes1. Le noyau familial présentait une importante indifférenciation de ses membres. Il était marqué par l’adhésion à un idéal familial qui niait l’angoisse de mort, la douleur et la destructivité de chacun. Cette idéalisation bloquait l’activation d’un processus de

                                                           

(1) Selon le paramèt re  ris  e  a  o rm atio n  ispensée p r V tto rio C lifa n o, S PP agrég é, p ofesseur d  C ntre  » igm und F eud » é ud es ps chanalytiques (B enos Aires, Argentine) Membre du AISASP.

différentiation. Les premiers entretiens ont été lents et difficiles car les parents s’imaginaient ne devoir parler que de l’abus sexuel de leur fille. Un décalage est apparu très vite sur la difficulté à trouver des créneaux pour les entretiens et à obtenir l’investissement de chacun.

Au cours des entretiens, le père s’est toujours montré très silencieux et méfiant, comme détaché des récits familiaux et des problématiques du quotidien.

Il avait vis-à-vis de ses filles, une attitude hautaine, un ton menaçant, autoritaire et/ou moqueur. Il était sûr de leurs capacités intellectuelles mais beaucoup moins de leurs émotions. Giovanni se dépeignait luimême comme un père attentif et ouvert au dialogue, parfois même blagueur, avec une tendance à idéaliser sa disponibilité et sa proximité avec ses filles. Il évitait par ailleurs de s’étendre sur sa maladie ou sur ses difficultés, alors que celles-ci étaient le plus souvent évidentes. Ses relations avec sa famille d’origine étaient caractérisées par de la maltraitance, de l’incurie et une distance affective. Giovanni ne souhaitait pas d’ailleurs parler d’elle. C’est son épouse qui s’était plusieurs fois proposée pour raconter l’histoire de son mari.

La mère, au cours des entretiens, a toujours gardé une position repliée sur elle-même, effacée, presque somnolente. Une position en décalage avec la manière dont elle se décrivait : satisfaite et heureuse. Maria ne semblait pas accorder suffisamment de disponibilité à ses filles. Elle paraissait avoir une capacité d’élaboration et de résonance émotive relativement réduite.

Le parcours du couple était caractérisé par une forme de cohésion contre “un ennemi extérieur”. Il était socialement isolé, sans amis et ne rencontrant que de manière très épisodique les grands-parents maternels. Les deux parents travaillaient tous deux pour un distributeur. Ils se levaient à 5 heures et demi chaque matin, une situation qui les a amenés plusieurs fois à se plaindre de leur manque de sommeil et à mentionner le besoin de dormir plus longtemps.

Valeria et Milva étaient quant à elles très unies. Valeria fut très rapidement obligée d’assumer le rôle d’un parent de substitution à l’égard de sa sœur. C’est sans doute pour cette raison qu’elle en percevait les fragilités et qu’elle les acceptait. Pendant les entretiens, elle intervenait de manière timide mais chaque fois avec des réflexions profondes et sensées. Elle était de tous les membres de la famille, la personne la plus sensible et alerte, la seule capable d’intérioriser et d’élaborer les inputs externes.

Milva s’exprimait par des phrases brèves et rapides. C’était une jeune fille en souffrance, corsetée, inhibée et colérique. Elle oscillait souvent entre l’hypercritique et l’absence de critique. Elle se posait en tant que victime en percevant l’extérieur comme persécuteur et donc dangereux.

Les deux filles recherchaient l’approbation et l’attention des adultes. Elles devaient par ailleurs s’activer pour “vivifier” leurs parents.

Après une brève prise de connaissance du noyau, il m’apparut de manière marquée qu’aucun membre de la famille n’avait l’habitude de participer à des moments de partage et d’échange.

Je remarquerais cependant que les deux filles exprimèrent à plusieurs reprises un intérêt pour les activités en famille, comme la préparation de l’arbre de Noël” ou une quelconque sortie, autant d’occasions d’être tous ensembles. Ce souhait fut le plus souvent accueilli de façon dévalorisante ou dérisoire par les deux parents.

A mesure que la thérapie avançait, nos entretiens semblaient représenter l’unique moment de réunion du noyau. Peut-être que la présence du thérapeute permettait aux membres de la famille de se sentir inconsciemment protégés de leurs angoisses potentielles.

La difficulté de la famille à partager du temps et des émotions peut être perçue comme une façon de se prémunir des angoisses mortifères provoquées par la violence sexuelle, la maladie et la mort.  La présence du thérapeute permettait ici de construire un espace commun dans lequel « l’esprit familial » (A. Ruffiot 2011) pouvait graduellement s’exprimer dans une forme moins figée.

La famille était caractérisée par un fort immobilisme, une sorte de paralysie qui bloquait de manière inconsciente toute pensée ou initiative. Pendant plusieurs mois, chaque membre sembla s’y mouvoir de façon uniforme, symbiotique et magmatique. La famille encourageait une forme de “pensée unique”, étouffante et opaque, à l’intérieur de laquelle chacun enfouissait ses propres instances, ses souffrances et ses colères.

Les membres de la famille avaient ainsi mis en place une idéalisation du noyau familial au sein duquel   chacun s’était réfugié, avec l’idée consolatrice de former un tout avec les autres. Cette attitude était pour chacun une manière de cacher sa propre cinglante solitude, son impuissance et sa culpabilité.

Pendant de longs mois le déroulement de cette psychothérapie me sembla répétitif, stagnant, dénué d’éléments d’élaboration. Malgré cette impression personnelle, la famille poursuivit les séances régulièrement et ponctuellement. Ceci ne m’empêcha pas de ressentir un sentiment d’oppression, de fatigue et d’ennui. Les rendez-vous me semblaient dévitalisés, renforçant mon impression d’impuissance, … face à un groupe familial qui limitait ma capacité de penser et qui me paralysait.  Le récit du rêve du père fut un déclic accueilli par les autres membres de la famille comme support de communication et de l’élaboration des vécus groupaux et de leurs liens. C’est l’élaboration collective du rêve qui a ouvert la voie à un processus d’individuation et de séparation.

L’incursion du rêve dans le travail thérapeutique

 

Au cours d’une séance particulièrement poussive, à un certain moment, le père mentionna un rêve récurant qui l’habitait depuis l’adolescence, un songe inexplicable et toujours identique! Lorsque je l’invitai alors à le raconter, celui-ci se montra réticent, invoquant le fait que sa famille l’avait entendu à de nombreuses reprises. Après plusieurs demandes, il finit par accepter d’en parler….

Dans ce rêve, Giovanni se voyait en jeune-homme, poursuivi par une multitude de fourmis gigantesques, « aussi grosses que des camions » ! Il pouvait décrire ces insectes avec une très grande précision. Il courait à en perdre haleine pour se retrouver face à une pyramide de morceaux de sucre sur laquelle il se sentait obligé de grimper. C’est au moment où il démarrait cette ascension que le rêve était interrompu.

Giovanni, embarrassé par l’étrangeté de son récit, indiqua cependant que ces fourmis pouvaient manger les morceaux de sucres. Il en profita par ailleurs pour ajouter quelques informations sur sa vision des fourmis, des insectes très travailleurs, faisant partie d’une société extrêmement bien organisée. Il mentionna ne pas éprouver de répulsion à leur égard, se rappelant avoir passé plusieurs longs moments à les observer lorsqu’il était enfant. C’était une façon de s’occuper lorsqu’il était seul et qu’il n’avait personne avec qui jouer !

C’est alors que je profitai de ce moment pour demander aux membres de la famille de m’indiquer les pensées que le rêve fait surgir en eux. Ce fut l’épouse qui commença, indiquant que les fourmis pouvaient représenter la famille de Giovanni, un groupe qu’elle percevait ellemême comme mauvais, famélique, incapable de procurer de soins à leur fils, ni même d’identifier ce dont il avait besoin. « Ce sont des personnes qui peuvent faire du mal ! Elles ne l’ont jamais accepté. » poursuit-elle « Des parents qui n’ont jamais été capables de jouer leur rôle de parents : juste jouer, échanger avec les enfants pour comprendre leurs besoins ! » Elle imagina que la pyramide de sucre la représentait, un endroit sur lequel Giovanni pouvait trouver refuge.

Milva quant à elle pensait que les fourmis représentaient les problèmes que son père avait fuis par peur de les affronter. Pour elle, le sucre représentait ce qui poussait son père à regarder en direction du passé. Le père cherchait à la fois un abri et une occasion de revenir en arrière pour régler certains problèmes.

Pour Valeria, les fourmis représentaient la maladie du père. Lorsque celui-ci lui rappela qu’il faisait ce rêve bien avant être au courant de sa maladie, elle lui indiqua qu’il existait peut-être des prémonitions dans l’inconscient. Elle s’imaginait par ailleurs que le sucre représentaient les personnes qui voulaient du bien à son père, celles qui l’aidaient et l’encourageaient à aller de l’avant pour qu’il puisse suivre son chemin plutôt que fuir.

J’ajoutais de mon côté que le sucre pouvait être appétissant pour les fourmis, de telle sorte que ce qui pouvait sembler être une issue de secours pouvait être un piège.

Surpris que son rêve ait pu susciter autant d’interprétations différentes, Giovanni ne savait pas laquelle pouvait être la plus juste, ce sur quoi je m’empressais de souligner que les rêve comme la réalité pouvaient avoir de multiples facettes et présenter des aspects extrêmement variés. La question qui se posait alors était comment saisir la complexité de la vérité en articulant ses différents aspects.

Je retiendrai de cette séance que le père me remercia très chaleureusement lorsqu’elle se termina, sans doute reconnaissant que l’on ait pris autant de temps à se pencher sur son cas personnel.

Analyse du rôle du rêve

 

Au cours de la séance, tous les membres de la famille ont été mobilisés pour s’exprimer personnellement, imaginer, interpréter… Ce travail d’accueil et d’interprétation de la souffrance et de l’impuissance vécue dans le rêve a permis de faire émerger les divers rôles familiaux. De cette façon, le rêve récurrent du père est devenu l’instrument de la constitution d’un langage commun, une occasion de confrontation entre des interprétations différenciées qui a permis à chacun de se positionner comme un sujet reconnu par les autres faisant partie d’un tout.

Cette intervention a permis de créer autour du rêve et de ses interprétations, une sorte de croisement de visions différentes visant à raconter un vécu commun. Cette approche s’imposa comme base de travail pour avancer vers la différenciation de chaque membre de la famille.

« Nous pouvons ici faire référence aux écrits de Ruffiot (1981), il en vient à penser que l’onirisme familial, constitue l’axe central du processus de la thérapie familiale psychanalytique, qui permet  alors à des vécus ineffables d’être expérienciés de nouveau. La reviviscence de la situation de holding (D.W. Winnicott, 1954,1969) se fait  dans la fantasmatique parentale et fraternelle. Ainsi, le holding onirique serait une réponse onirique d’un membre de la famille à un autre membre de la famille et jouerait un rôle essentiel pour la maturations des Moi individuels, dans la matrice psychique originaire constituée par la rêverie maternelle, paternelle  et infantile. Il propose l’utilisation du rêve comme mode de communication et d’échange, dans un creuset groupal familial en interfantasmatisation. » (C. Joubert Le holding onirique dans le néogroupe famille-thérapeutes p.60)

Dans le cas que nous avons décrit, le rêve s’est imposé au sein de la thérapie familiale. Il a joué le rôle d’un accélérateur du processus de prise de conscience du changement.

Au cours des semaines qui suivirent cette mémorable séance, l’image de cette pyramide de sucre me revins plusieurs fois à l’esprit. Ce « piège – abri » pouvait fort bien représenter l’immobilisme de la famille au sein d’une pseudo harmonie présentée au début comme preuve de bon fonctionnement alors que celle-ci les paralysaient pour bloquer l’angoisse de mort qui irradiait le noyau familial.

E. Granjon (1983-1984) a insisté sur l’articulation entre rêve et transfert : « Les rêves et le récits de rêves sont les vecteurs des fantasmes inconscients contenus dans la mythologie familiale, ils évoluent en rapport avec les transferts sur les thérapeutes, sur le cadre de la thérapie familiale et sur le groupe-famille »

 

Dans cette optique on peut penser que l’explicitation du rêve comporte une demande de contenant externe de ses propres émotions ainsi qu’un désir inconscient d’influencer les sentiments des écoutants pour instaurer chez celui qui écoute un nouveau mode de relation.

Après cette séance, la qualité du travail réalisé changera de manière significative. Le père réussit à communiquer ce qu’il éprouvé de façon plus profonde et mieux articulée, tant sur le plan subjectif qu’interobjectif. Il essaya de décrire le poids qu’il avait ressenti jusqu’ici du fait qu’il était au centre de l’attention familiale en raison des soins liés à sa maladie. Il se dit gêné de se sentir responsable de rendre la vie de ceux qu’il aimait, triste et douloureuse. Comme il n’avait pas pu trouver en lui un espace de réflexion personnelle, il s’était senti incapable de transmettre à ses filles la force et la détermination dont elles auraient eu besoin.

Après cette séance, la mère de son côté semblait être plus consciente de la complexité de son existence. Elle exprimait avec plus de force ses demandes personnelles, elle avait une réflexion plus proche de la réalité qui semblait être moins rigide et moins marquée par les mécanismes de négation évoqués précédemment.

Milva commença à prendre mieux soin d’elle. Elle commença à maigrir et eut une amie. L’été dernier, elle est souvent sortie avec un groupe de connaissances. Elle semble maintenant plus ouverte et curieuse du monde extérieur. Elle donne l’impression d’être plus sûre d’elle. L’abus qu’elle a subi n’est plus au centre des discussions de la famille.

Valeria annonça lors d’une séance qu’elle avait rompu avec son fiancé parce qu’elle trouvait cette relation monotone et peu stimulante. Les parents furent tous-deux solidaires de son choix. Elle a imaginé à un moment reprendre ses études et suivre une formation universitaire. Après réflexion, elle a opté pour un domaine pouvant lui apporter plus de plaisir, un aspect qu’elle avait longtemps négligé. Elle a souhaité chanter, voir des amis, faire du sport.

A la fin de plusieurs séances, chaque membre de la famille de manière individuelle m’a remercié. Lors d’un de nos entretiens, je leur ai demandé s’ils attribuaient les changements intervenus au parcours thérapeutique qu’ils avaient suivi. Chacun a répondu par l’affirmative, reconnaissant l’importance de l’écoute et de l’expression directe auprès des autres.

Je rencontre maintenant cette famille avec beaucoup plus de facilité que lors des premiers temps de mon travail. Je me sens accompagnatrice reconnue.

Conclusion

L’expression du rêve et le travail de réflexion collectif me semble avoir été pour la famille l’élément déclencheur d’un processus fondamental qui lui a permis de progresser. Cette intervention a en effet transformé la régression pathologique familiale en régression thérapeutique telle que l’a décrite Ruffiot (1989, p75-84), « un consensus inconscient du groupe familial pour produire de l’onirique et  pour mixer les productions oniriques de chacun ».

 

Selon moi, c’est bien le partage du rêve qui a permis à tous les membres de la famille de devenir plus dynamiques et de commencer à penser et désirer. Le travail réalisé autour du rêve a été le moteur d’un véritable accès préconscient. L’expérience clinique que j’ai décrite doit être reliée au concept de holding onirique familial ainsi qu’aux alliances inconscientes qui dénotaient un niveau de refoulement extrêmement élevé.  Dans la situation décrite, le fait d’avoir demandé au père d’échanger son rêve avec les autres membres de la famille a joué un rôle fondamental dans la « maturation du moi individuel ». Il a été l’instrument principal qui a permis d’évoquer les traumatismes infantiles très chargés tels que l’angoisse d’abandon, de maltraitance ou de violence tout en ouvrant la voie à la vision d’un processus de réparation. Le rêve est devenu à un certain moment l’outil utilisé par le père pour lutter contre pulsion de mort. Je terminerai d’ailleurs en mentionnant Kaës qui remarque que pulsions de vie et de mort ne fonctionnent pas de la même manière.

Le thérapeute a rencontré une situation figée, statique, congelée qui exigeait de faire appel à des ressources insoupçonnées pour créer un mouvement.

« La pulsion de mort s’appuie sur l’expérience de l’absence de lien et de pas-sens qui sont transmis dans le rapport à l’autre» (Kaës R., le concept du lien, p. 176).

La pulsion de mort mène au fractionnement et à la différenciation. Nous retrouvons cette pulsion de mort dans tous liens qui nous unissent aux autres, à deux moments antagonistes : lors de la mise en place du lien (la violence de nos origines) et lors de sa dissolution  (Kaës – le concept du lien – Recherche psychanalytique, 2001, XII, 2).

A travers sa narration du rêve, le père a commencé à parler de lui, faisant émerger ce qu’il était impossible d’exprimer en raison des  alliances inconscientes. Cette démarche a permis à la famille de commencer à comprendre le vide, cette absence de contenu des relations qui caractérise « le sujet de l’inconscient » de chaque individu faisant partie de la famille dont nous avons parlée. Car chaque membre de la famille était asservi à ces alliances inconscientes, soumis à la négation continuelle de ses besoins individuels.

Après une période de plusieurs mois d’immobilisme, cette situation nouvelle a permis à chaque membre de la famille de bouger petit à petit vers une forme de conscience de soi et de séparation au sein du groupe. Le magna uniforme dans lequel chacun se dissimulait a fini par céder.

Au cours du processus thérapeutique, ces mouvements de différenciation ont tous été lents et peu marqués, entrecoupés par des pauses longues et fastidieuses qui nous faisaient courir à chaque moment le risque de revenir à des positions de fausse homogénéité.

Il m’a fallu alimenter et soutenir avec le plus de clarté possible, chaque ouverture vers une prise de conscience de soi de chacun des membres de la famille.

Cette thérapie familiale qui, du point de vue de mon contretransfert, a démarré de manière exténuante, parce que j’étais continuellement exposée à la stase familiale, a toujours procédé par à-coups. Les moments de contact et de prise de conscience ont toujours été fragmentaires, avec une certaine difficulté à consolider le parcours en action. Cependant, cette intervention semble avoir redonné de la vigueur à l’instinct de vie de chaque membre de la famille. Comme aurait pu le dire Kaës, le champ opérationnel de l’analyse des liens s ‘est ouvert.

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Bibliographie

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Granjon E. (1983-1984), «  Rêves et transfert en thérapie familiale psychanalytique », Bulletin de psychologie, XXXVII, 363, p 43-48.

Joubert  C.(2012) « Le holding onirique dans le néogroupe famillethérapeutes » Le divan familial, « Rêves, cauchemars et mithes en famille »,  N° 29, p.60 .

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Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

AIPPF

ISSN 2105-1038