REVUE N° 21 | ANNE 2019 / 2

Les destins des traumatismes dans le groupe familial lors de la survenue d’une pathologie grave chez l’enfant

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Les destins des traumatismes dans le groupe familial lors de la survenue d’une pathologie grave chez l’enfant

Depuis que l’on s’intéresse à la problématique des liens entre le psychisme et le somatique, la question de l’énigme du frayage par la voie corporelle s’est de tout temps posée. Penser le corps et sa douleur chez l’enfant porteur d’une pathologie cancéreuse se situe, nous semble-t-il, au croisement de ces deux espaces car le pronostic vital est engagé et entraîne des bouleversements affectifs intenses. Ceux-ci nécessitent un accompagnement spécifique, notamment la prise en charge par le groupe qui permet la reprise des forces pulsionnelles de vie à l’intérieur de la famille.

Mots-clés: problématiques, liens, pathologie cancéreuse, accompagnement, famille.


The outcome of trauma in the family group at the time of the appearance of a child’s severe illness

Ever since there has been an interest in the issue of links between the psyche and the soma, the enigma of “spawning” via the body has been under continual question. Thinking about the body and where bodily pain in the child with a cancerous pathology takes place, seems to us be an intersection between these two spaces because the vital prognosis is involved and entails intense emotional upheaval. These require specific support, in particular by the group taking charge, which allows the recovery of instinctual life forces within the family.

Keywords: issues, links, cancerous pathology, support, family.


El destino del trauma en el grupo familiar en el momento de la aparición de una patología cancerosa en los niños

Dado que estamos interesados en la problemática de los vínculos entre la psiquis y lo somático, siempre se ha planteado la cuestión del enigma del “desove” por parte del cuerpo. Pensar en el cuerpo y en  su dolor en el niño con una patología cancerosa non parece un cruce de estos dos espacios porque el pronóstico vital está comprometido. Y conlleva trastornos emocionales intensos, que requieren un apoyo específico, en particular el cuidado del grupo que permite la reanudación de las fuerzas instintivas de la vida dentro de la familia.

Palabras clave: problemas, enlaces, patología del cáncer, apoyo, familia.


ARTICLE

La survenue d’une maladie grave chez l’enfant engage son pronostic vital et entraîne des bouleversements majeurs des liens intra-familiaux et, en premier lieu, dans le couple, mais aussi chez l’enfant en traitement et dans sa fratrie. Il s’agit d’une pathologie à pronostic létal, même si, à l’heure actuelle, un nombre non négligeable d’enfants peuvent être considérés en rémission définitive à après cinq années sans rechute. Pour les parents, l’annonce du diagnostic a pour conséquence une sidération de la pensée et un bouleversement de la temporalité qui est en soi traumatique (Burloux, 2004) et qui suscite une fantasmatique ou l’enfant est donné pour mort (Brun, 1989) dans la pensée maternelle. Ce réel de la mort va entraîner, de manière inconsciente, une attaque contre les liens de pensée qui procède de la sidération psychique, elle-même causée par la charge d’angoisse massive et brutale qui survient.

La prise en charge dans un service spécialisé d’oncopédiatrie va se déployer dans la durée: plus de cinq semaines d’hospitalisation après l’annonce du diagnostic, puis retour au domicile et, à un rythme régulier à raison d’une fois par semaine, un traitement en hôpital de jour.

L’on se doit de préciser que toute procédure de traitement chimiothérapique nécessite d’être inclus dans un protocole qui codifie très précisément les doses de produit anticancéreux à délivrer, ceux-ci obéissant à des essais scientifiquement validés, selon les différentes formes de leucémie.

Les processus familiaux de déni et d’adhésivité au savoir médical

L’état dépressif provoqué par le cancer est souvent vécu comme une terreur indicible, l’enfant se repliant dans une position narcissique archaïque, sorte de retrait autistique qui tente de le protéger d’un morcellement interne, d’un démantèlement psychique. Il se retranche dans le silence qui lui sert de “peau protectrice”, enveloppe l’extrayant de l’angoisse du destin. Se met en place un “déni” radical de la réalité qui est d’une autre nature que le déni habituel, ou le désaveu, tel que Freud l’a théorisé. Chez les parents, il s’agit plutôt d’une impossibilité à reconnaître ce que serait la mort possible de l’enfant (Forest, 1998). Cet “impensable”, cette impossibilité de percevoir un signifiant de mort, ont pour conséquence un brusque gel des émotions, une évacuation des affects avant même qu’ils ne soient formés à partir des représentations, elles-mêmes porteuses d’horreur. C’est ce que Joyce McDougall (1978) appelle la “désaffectation” et qui a pour corollaire une pétrification de la pensée. Cette automutilation de la psyché a pour conséquence un démantèlement du système sensori-percepteur et un accrochage à l’intellect désaffecté. Cette adhésivité au médical procède d’un processus d’idéalisation. Si un échec du traitement surgit, comme une rechute, ce qui a été idéalisé par les parents, notamment le pouvoir médical, peut devenir objet persécuteur, voire objet de pulsions haineuses, et aboutir à des difficultés de prise en charge. Mais l’accrochage au médical peut aussi être compris comme gel de pensée. Surtout ne pas réfléchir car, sinon, on tombe dans le vide. C’est ainsi qu’un nombre non négligeable de familles s’accrochent sans recul aucun à telle approche, tel traitement miracle, telle recette qui protège du gouffre mortel (Ferenczi, 2006). Dans cet épuisant aller et retour émotionnel, il est très important de faire en sorte que l’enfant malade puisse garder un minimum d’espace transitionnel dans le “corps familial”. Il s’agit ici d’une atteinte du groupe famille dans son ensemble (Decherf, 2003), et les prises en charge individuelles sont très difficiles à asseoir tant au niveau du cadre qu’à celui de la demande, la famille se protégeant dans le non-dit.

Prise en charge par le groupe

L’approche groupale dans cette situation de bouleversements émotionnels majeurs prend ici toute sa pertinence. La mise en place de groupes de rencontre d’enfants, de parents ou de fratries permet aux participants d’évoquer ensemble ce qui est vécu et, ainsi, de ressentir que, face à une réalité traumatique, les autres procèdent par des modes d’adaptation similaires ou différents. Un jeu d’identifications réciproques s’opère, favorisant un processus d’étayage par le cadre groupal luimême où des vécus peuvent s’échanger. S’il y a gel des affects, ceux-ci peuvent être exprimés dans le groupe. Ainsi se trouve favorisée la reconstruction d’une enveloppe contenante (Anzieu, 1985), qui joue ici le rôle “d’appareil à penser les pensées”, permettant aux vécus individuels d’être plus tolérables et moins mortifères (Bion, 1962). Le groupe agit ainsi comme construction d’un espace transitionnel, au sens de Winnicott (1971), en permettant le “décollage” émotionnel que son cadre même favorise et, par la réactivation des affects, une reprise de l’expression et des sentiments.

Le cadre groupal favorise aussi les forces pulsionnelles de vie à l’intérieur de la famille. Les processus de “groupe de rencontre” de frères et sœurs d’enfants atteints de cancer permettent de faire émerger des demandes de prise en charge thérapeutique individuelles ou familiales qui, sans celui-ci, n’auraient pas pu se formuler (Bass, Trocmé, Leverger, 2005).

Le temps de la guérison et le choix du groupe comme cadre contenant

La réalité du cancer donne prise à la survenue de fantasmes de mise à mort et de dette. Ces fantasmes, toujours prêts à surgir, peuvent envahir en silence l’espace corporel et imaginaire de l’enfant et de sa famille. Ainsi en est-il du temps de la guérison, après l’annonce de la rémission de la maladie. Celle-ci se divise en deux temporalités, bien souvent dissociées, dont l’une peut aller sans l’autre. La guérison clinique, somatique, n’est pas du même ordre que la guérison psychique, même si elles peuvent se renforcer ou bien s’exclure. Cela oblige à opérer un intense travail de fusion et de séparation. Le corps médical et le personnel soignant sont porteurs d’images de toute-puissance, elle-même vecteur de vie et de mort. Lorsque surgit l’annonce de la guérison, celle-ci peut être vécue comme un abandon. La solitude est difficile à accepter, sans l’étayage représenté par le corps médical. Il est nécessaire alors, pour toute la famille, de recréer une peau psychique, un espace intérieur qui ne soit plus celui de l’espace hospitalier et un espace transitionnel d’échange avec le monde externe qui permette aussi son intériorisation. Lorsque le danger réel a disparu, quand la guérison se trouve confirmée par les instances médicales, il faut de nouveau pouvoir anticiper et rêver son enfant comme porteur de vie et non de mort. Le cancer ne focalise plus toute la dimension énergétique et le travail de grandir doit reprendre, ce qui nécessite un processus de séparation et de symbolisation. La tentation du silence est alors grande pour l’enfant et pour sa famille, notamment en faisant l’impasse sur cette reprise psychique d’un corps à habiter, d’un espace interne à retrouver. La psychanalyste Brun (1989) pointe la nécessité dans laquelle se trouvent certains d’avoir un lieu où ces mots-là puissent être recevables, ou l’autre soit mis en position de “veilleur”, à la fois facilitateur de ces représentations infanticides, si angoissantes, et garant de leur silence. C’est comme si l’on disait: “Pour que je vive, l’enfant malade en moi doit mourir.”. Quant à la mère, il s’agit de l’aider à délivrer son enfant d’une place impossible, celle de “revenant”. L’enfant réel en voie de guérison doit se guérir d’un lien indestructible noué avec la mère. Elle peut l’y aider en se recentrant sur l’enfant qui doit mourir en elle. Taire ou parler du cancer sans s’y identifier suppose un long chemin jusqu’à pouvoir l’oublier.

Ce processus de guérison s’impose aussi aux autres membres du corps familial : père, frères et sœurs, d’où l’importance de la mise en place d’un cadre groupal de prise en charge permettant de se délivrer de la violence primaire des affects pour laisser revenir des ressentis de tendresse, avec l’ambivalence des liens qui peut se reconnaître (Jaitin, 2018).

On devine ici combien la parole peut être risquée et combien elle nécessite des circonstances propices.

C’est pourquoi nous avons publié une recherche, en collaboration avec Nadine Trocmé et Guy Leverger, intitulée Réflexions concernant un groupe de fratries d’enfants malades dans un service d’oncologie pédiatrique (2005). Ce groupe a été créé car nous avions de nombreuses fois pu remarquer l’attitude silencieuse et potentiellement depressiogène des frères et sœurs accompagnant les parents lors des consultations à l’hôpital de jour pour le suivi d’une leucémie pédiatrique d’un ou d’un cadet(te) ou aîné(e) de la famille. C’est la raison pour laquelle la présence de deux psychologues formés à la pratique de l’inconscient nous a paru opportune. Les réunions ont eu lieu à un rythme mensuel pour une durée de trois années. Plus de vingt rencontres ont eu lieu et plus de trente enfants de 6 à 13 ans y ont participé. Le vécu par la fratrie des moments importants de la maladie génère des sentiments ambivalents emprunts parfois de grandes violences. Les fratries évoquaient souvent leur grande solitude car, dès la première hospitalisation de l’enfant malade, le ou les frères et sœurs se retrouvaient soudain seul(s) à la maison, les parents étant le plus souvent retenus à l’hôpital pour accompagner leur enfant en traitement et la fratrie se trouvaient ainsi délaissée. Un des participants au groupe a décrit qu’il s’était rendu compte de la gravité de la maladie de son frère lorsqu’il a aperçu un jour son père pleurer (Lavallée, 1999). Une autre a pris conscience de la gravité de la maladie de sa sœur parce que ses parents ne se préoccupaient plus de ses résultats scolaires, alors qu’avant ceux-ci y étaient très attentifs. Des situations de maltraitance affective ont pu se verbaliser dans ce groupe. Ainsi, le frère aîné d’un des participants du groupe avait pris l’habitude d’accuser systématiquement son frère cadet, dès lors que les parents lui exprimaient un reproche concernant son comportement. Les parents prenaient dès lors fait et cause pour l’aîné et punissaient le cadet, accentuant chez celui-ci un fort sentiment d’injustice. Il a pu dans le groupe exprimer les sentiments ambivalents de violence et de colère qui l’habitait, jusqu’à souhaiter la disparition de son frère aîné, espérant ainsi mettre fin au malêtre qui le rongeait suite à la maltraitance répétitive qu’il subissait. Une des participantes du groupe a eu à son égard une attitude thérapeutique en lui disant: “Mais tu ne vas pas continuer à te laisser traiter ainsi”. Il a soudain pris conscience qu’il devait en parler à ses parents. Jusque-là, il avait conscience de leur souffrance, mais le gel émotionnel était à l’œuvre. Rien ne se parlait dans cette famille et notamment de l’angoisse de mort dans le réel. Nous avons pu aussi noter l’expression de solitude, de ressentis abandonniques, de grand désarroi et d’angoisse dans toutes ses familles. Ce groupe a eu des effets significatifs thérapeutiques tant sur le plan individuel que familial, puisque la dynamique de ces rencontres a permis l’expression d’aide dans la famille elle-même, un nombre significatif de parents nous ayant sollicité pour des demandes de thérapie familiale.

Ce groupe expérimental a démontré, s’il en était besoin, l’impérieuse nécessité de l’approche groupale pour la prise en charge thérapeutique de l’enfant porteur de cancer et de sa famille. L’annonce du diagnostic de cette pathologie à risque létal est un traumatisme majeur car il ne permet plus de se projeter dans le futur et condamne les parents à essayer de trouver un lien causal à la survenue de cette maladie. Or, en l’état actuel des connaissances, il n’y a pas de liens prouvant scientifiquement le pourquoi de la survenue du cancer chez l’enfant, et, faute de réponses fiables, la famille a besoin de trouver une origine à la survenue de cette catastrophe. Elle éprouve le besoin impérieux de comprendre ce qui, pour eux, a été un dysfonctionnement intrafamilial ayant contribué à la survenue de cette pathologie.

Il arrive que certains parents soient peu présents. Ils ont peut-être du mal à venir à l’hôpital à cause de l’éloignement ou parce qu’ils ne possèdent pas de voiture. Il peut s’agir aussi de fragilité professionnelle ou psychologique. Certains éprouvent un sentiment d’impuissance à aider leur enfant ou pensent que leur présence est inutile. D’autres expriment ainsi leur pessimisme pour l’avenir (pourquoi risquer de perdre son travail, de fragiliser le couple, de négliger la fratrie, de faire beaucoup d’efforts ou de sacrifices si leur enfant doit mourir?).

La trop faible présence des parents peut également exprimer de l’immaturité et de l’irresponsabilité (ils ne ressentent pas les besoins de l’enfant et de ses attentes envers eux, ou agissent une négligence proche de la maltraitance). Quand les parents risquent de mettre en danger l’enfant, directement ou indirectement (leur absence, par exemple, étant susceptible de provoquer des troubles du comportement gênant gravement le traitement), le juge pour enfants peut les soulager, le temps nécessaire, de leurs responsabilités parentales. Il est souhaitable, plutôt que de porter sur eux un jugement moral, d’essayer de chercher à comprendre les causes possibles de leurs souffrances et de tenter d’y trouver une solution, ou au moins un compromis acceptable par les parents, l’enfant malade et les exigences du traitement.

Il importe de pouvoir expliquer à l’enfant ces compromis ou, s’ils n’arrivent pas à changer, de lui faire suffisamment comprendre et accepter l’attitude ses parents et ce bien qu’il puisse en souffrir. L’absence incompréhensible de ses parents peut être pour lui cause de détresse psychologique, parfois durable, qui peut engendrer de la non-compliance ou de l’opposition au traitement (Forest, 2019). Non-compliance qui peut être aussi l’expression de la réticence des parents eux-mêmes à ces soins.

L’épreuve du cancer peut entraîner une crise conjugale ou des difficultés relationnelles parents/enfants. Les parents peuvent trouver l’enfant toujours en danger et fragile et, dès lors, le surprotéger, se sentir responsables de sa maladie et de ses éventuelles séquelles et s’en culpabiliser. L’enfant, de son côté, en veut à ses parents de ne pas l’avoir suffisamment aidé ou de n’avoir pas empêché la survenue de la maladie ou trouve qu’ils n’ont pas été “à la hauteur” et perd confiance en eux. Mais l’épreuve peut avoir des effets positifs: parents et enfants ont traversé ensemble cette période difficile qui a contribué à tisser des liens beaucoup plus fort et plus riches qu’ils ne l’auraient fait en temps normal. De même, la fratrie peut se sentir délaissée, désinvestie ou, au contraire, être investie excessivement par les parents de tous les espoirs qu’ils avaient mis auparavant sur le frère ou la sœur malade.


Bibliographie

Anzieu, D. (1985). Le Moi Peau. Paris: Dunod.

Bass, H.-P., Trocmé, N., Leverger, G. (2005). Réflexions concernant un groupe de fratries d’enfants malades dans un service d’oncologie pédiatrique. Revue Francophone de

Psycho-Oncologie, 2: 90-95.

Bion, W. (1962). Aux sources de l’expérience. Paris: PUF.

Brun, D. (1989). L’enfant donné pour mort. Paris. Dunod.

Burloux, G. (2004). Le corps et sa douleur. Paris: Dunod.

Decherf, G. (2003). Souffrances dans la famille. Paris: Éditions In Press.

Ferenczi, S. (2006). Le traumatisme. Paris: Payot.

Forest, P. (1998). L’enfant éternel. Paris: Gallimard.

Forest, P. (2019). Je reste rois de mes chagrins. Paris: Gallimard.

Jaitin, R. (2018). La thérapie familiale contemporaine. Lyon: Chronique Sociale.

Lavallée, G. (1999). L’enveloppe visuel du Moi. Paris: Dunod.

McDougall, J. (1978). Plaidoyer pour une certaine anormalité. Paris: Gallimard. Winnicott, D.W. (1971). L’enfant et sa famille. Paris: Payot.

Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

AIPPF

ISSN 2105-1038