REVUE N° 14 | ANNE 2015 / 1
Résumé
Le travail psychanalytique avec le couple : le rêve comme possibilité de figuration de trames primitives traumatiques partagées
On est passé, au fil du temps, d’une conception du rêve comme phénomène exclusivement intrapsychique à une perspective où le rêve n’est plus attribuable uniquement à l’espace interne et à une dimension psychique individuelle, mais est l’expression d’un fonctionnement mental partagé.
En même temps, la manière de penser à la fonction du rêve s’est beaucoup élargie et enrichie : d’une fonction de satisfaction hallucinatoire du désir ou homéostatique de décharge à une fonction curative (Winnicott, 1947), consistant à récupérer les traces mnésiques d’expériences traumatiques même transgénérationnelles, non pensables et jusque-là non symbolisables.
Le rêve dans le setting de couple peut constituer une représentation d’une importance capitale qui crée des images en mesure de combler le vide de la non-représentation et de figurer symboliquement les expériences d’origine présymbolique et de nature traumatique (Cabré, 2013).
Je présenterai du matériel clinique où je montrerai comment les mémoires traumatiques primitives, à la base du lien de couple, peuvent émerger à l’intérieur d’un parcours thérapeutique à travers le transfert et le contre-transfert et la fonction contenante et pare-excitatoire de l’analyste.
Mots clés : figuration, représentation, barrière de contact
Summary
Psychoanalytical work with couples: the dream as a chance for representing shared primitive traumatic plots
In the past dreams were considered as an exclusively intrapsychic phenomenon while the current view is that dreams do not only pertain to internal space and to an individual psychic dimension, but are the expressions of a shared mental functioning.
At the same time many the number and types of functions attributed to dreams have increased greatly: from the hallucinated fulfillment of wishes to the homeostatic function of discharge, from “healing” (Winnicott, 1947) to the recovery of mnestic traces of traumatic experiences that cannot be thought or symbolized and can also be transgenerational.
In couple treatments dreams can represent an extremely important representation that creates images that fill the void of nonrepresentation and symbolically portray pre-symbolic and traumatic experiences (Cabré, 2013).
The author presents clinical material that shows how the primitive traumatic memories at the basis of the couple link can emerge through transference and countertransference during treatment as well as the analyst’s containing and para-excitational role.
Keyword: figuration, representation, contact barrier
Resumen
El trabajo psicoanalítico con la pareja: el sueño como posibilidad de figuración de entramados primitivos traumáticos compartidos
A lo largo del tiempo se ha ido pasando desde un concepto del sueño entendido como fenómeno exclusivamente intrapsíquico hasta una perspectiva en la que el sueño ya no está relacionado sólo con el espacio interior y con una dimensión psíquica individual sino que es expresión de un funcionamiento mental compartido.
A la vez se ha ido también enriqueciendo y ampliando en mucho la manera de pensar la función del sueño: desde función de cumplimiento alucinatorio del deseo o de descarga homeostática hasta llegar a la función “curativa” (Winnicott, 1947), en la que hay recuperación de trazas mnémicas de experiencias traumáticas inclusive transgeneracionales, no pensables y hasta ese momento no simbolizables.
El sueño en el encuadre de pareja puede constituir una representación de primaria importancia que crea imágenes capaces de llenar el vacío de la no-representación y de figurar simbólicamente experiencias de origen pre-simbólico de naturaleza traumática (Cabré, 2013).
Se presenta material clínico en el que resulta evidenciado como memorias traumáticas primitivas, que están en la base del vínculo de pareja, pueden ir emergiendo en un recorrido terapéutico a través de la transferencia /contratransferencia y de la función contenedora y de para-excitación de la analista.
Palabras claves: figuración, representación, barrera de contacto
ARTICLE
Le travail psychanalytique avec le couple : le rêve comme possibilité de figuration de trames primitives traumatiques partagées
DANIELA LUCARELLI
« Lorsque l’expérience émotionnelle d’un individu est si perturbante qu’il en est incapable de la rêver (c’est-à-dire de faire un travail inconscient avec celle-ci), il a besoin de l’aide d’une autre personne pour rêver son expérience non rêvable »
Thomas Ogden[1]
Brève introduction
De nombreux auteurs ont contribué à enrichir et à transformer la conceptualisation et l’utilisation du rêve dans la clinique au cours du siècle qui a suivi la révolution épistémologique réalisée par Freud. Avec sa théorisation sur le rêve dans la Traumdeutung (1899), il avait ouvert la voie à la connaissance du fonctionnement psychique et à l’étude de l’inconscient.
On est passé de la conception prédominante du rêve comme satisfaction hallucinatoire du désir et comme fonction homéostatique de décharge à des optiques qui ont complexifié la lecture de la formation et des fonctions du rêve. Celles-ci ont évolué vers une conception du rêve qui n’est plus lié seulement à un espace fermé à l’intérieur de la dimension psychique individuelle, mais est ouvert aux échanges avec les espaces psychiques d’autres sujets (Anzieu, Ruffiot, Kaës, Nicolò).
Les réélaborations de la pensée freudienne à propos du rêve ont commencé très tôt : Ferenczi, déjà, avait élargi la conception de la fonction du rêve lorsqu’il recherchait une solution psychique plus adaptée aux événements traumatiques.
L’apport le plus important de Ferenczi à ce sujet est l’intuition qu’il a eue de situer les rêves dans un contexte intersubjectif, au point d’en arriver à penser que le récit d’un rêve pouvait constituer une communication pour ceux qui l’écoutaient (1920-1932).
Selon cet auteur, le sens de l’expérience analytique est donné par l’interaction des deux psychismes analyste-patient, où les rêves peuvent être lus comme l’expression de cette relation et des communications propres à cette interaction psychanalytique.
De ce point de vue, Ferenczi peut être considéré comme le précurseur d’une vision thérapeutique centrée sur l’intersubjectivité (Borgogno, 1999).
Par la suite, Meltzer et Bion ont souligné, d’une part, l’importance, à l’intérieur du processus psychanalytique, de la fonction métabolique du rêve qui fait appel à la capacité de rêverie de l’analyste (Bion, 1959) et, de l’autre, ils ont considéré le rêve comme une forme de pensée à l’état naissant. Des notions telles que « le travail onirique mutuel » ou « élaborer en parallèle », issues de la notion de « contenant-contenu », ont eu un impact majeur sur la pensée et sur la théorie psychanalytique. « On se rend rarement compte que Bion fut l’un des pères de l’approche intersubjective de la technique psychanalytique » – évoque J.S. Grotstein (2002) – « l’hypothèse que le psychanalyste doit “rêver l’analysant”… a son précurseur infantile correspondant dans le fait que la mère, dans un état de rêverie, rêve son enfant. »[2] Ce phénomène semble en phase avec la notion winnicottienne de préoccupation maternelle primaire qui avait déjà souligné l’importance du processus identificatoire de la mère vis-à-vis de son enfant et des transformations psychiques qui en découlent dans un fonctionnement duel. Il me semble en outre utile d’évoquer ici, dans l’optique du thème que nous voulons traiter, l’importance des conceptualisations liées à l’approfondissement du sens des origines de la vie psychique et de l’espace originaire, notamment celles de Piera Aulagnier. D’après celle-ci, la notion de pictogramme d’union-rejet caractérise le processus originaire et décrit la toute première mise en œuvre de la substance commune qui lie ensemble la mère et l’enfant dans un lieu somato-psychique partagé, l’espace sein-bouche.
Pour ce qui concerne le rêve, nous savons – comme le rappelle Kaës – qu’il se construit, en partie et à certaines conditions, dans des lieux où le psychisme se construit : l’expérience onirique tire son origine et son sens des enchevêtrements de ces espaces psychiques. L’absence d’une activité de rêverie maternelle empêche la mise en marche d’un processus d’intégration des vécus psychiques et corporels de l’enfant et l’organisation des bases de sa capacité progressive de rêver. Un fonctionnement hallucinatoire demeure, qui ne permet pas l’élaboration onirique familiale et individuelle.
Actuellement, l’axe de la recherche s’oriente de plus en plus vers des questions qui concernent la formation du rêve et ses fonctions dans les espaces psychiques communs et partagés (Kaës, 2004, p. 48). Toutefois, l’importance de ces fonctions n’invalide pas l’idée que l’espace du rêve est également un espace personnel : il s’agit de ce que Kaës dénomme « la polyphonie du rêve ».
De la non représentation à la représentabilité : le rêve dans le couple comme construction commune de représentations d’émotions dissociées
Au vu des évolutions conceptuelles sur le rêve dont le bref aperçu historique ci-dessus a fourni quelques passages significatifs, désormais l’avis général de ceux qui travaillent avec les couples et avec les familles est que ceux-ci constituent des espaces psychiques spécifiques dans lesquels se situent et s’entrelacent, en se modifiant, des aspects fondamentaux de la vie psychique de chacun des sujets (Ruffiot, Kaës, Nicolò). Kaës affirme que : « Le rêve est une des matières premières de l’intersubjectivité. » (2004, p. 24).
Divers auteurs ont discuté et approfondi les divers niveaux du fonctionnement intérieur du sujet et du fonctionnement familial et de couple que le rêve peut représenter.
Dans cette intervention je voudrais, à partir d’un matériel clinique, me pencher tout particulièrement sur l’apparition du rêve dans les traitements des couples où le clivage, le déni, l’expulsion sont les modes de fonctionnement défensif prédominants et où des processus signifiants les identifient l’un l’autre.
La fonction de leur lien semble être, pour emprunter les termes de Ruffiot, de “boucher un trou” dans l’expérience psychique originaire, en soutenant ainsi l’incapacité de transformer, de rendre psychique de l’un ou des deux membres du couple. Les aspects originaires traumatiques non représentables semblent être, parfois, parmi les principaux éléments constitutifs du lien qui les unit. La dimension traumatique originelle doit être ici considérée – selon les Botella (2004) – comme une négativité. La situation traumatique semble avoir émergé dans la mesure où les capacités de lien des processus primaires ont échoué, sans un travail de figurabilité. Le caractère traumatique de l’expérience est dû à l’incapacité de transformer, de rendre psychique un état qui, à cause de cette incapacité même, est resté non-lié. Le traumatisme est donc de l’ordre du non-lien : il s’agit d’une absence de toute compréhensibilité et de tout contenu et non pas d’une perception au contenu traumatique. Le pictogramme négatif, comme l’indique P. Aulagnier, n’inscrit rien dans la psyché et ses traces sont forcloses.
Ruffiot (1981) nous rappelle à ce sujet que « l’émergence de l’onirisme familial dans sa fonction alpha naissante a le mérite de re-contenir les vécus sans traces du tout premier âge, ce vécu réel non éprouvé par l’expérience, non symbolisable, qui se manifeste seulement en pur affect. »
A l’aide de ce matériel clinique[3], je voudrais souligner en particulier que, après un long parcours analytique caractérisé entre autres par une amélioration de la relation de couple, l’émergence d’un rêve peut représenter la possibilité de donner une forme représentative à l’angoisse primaire d’effondrement partagée, en contribuant à “boucher le trou” de représentation lié à cette dernière.
Le deuxième aspect sur lequel je souhaite attirer votre attention est que parfois, à l’intérieur du processus thérapeutique, l’émergence de rêves présentés dans un espace psychique commun, en tant qu’espace du setting et espace d’inscription « hors de la psyché individuelle » (Kaës, 2002), advient à travers la relation de transfert/contre-transfert. « Il n’existe pas d’expression plus complète de l’expérience de transfert que celle qui est exprimée au travers d’un rêve. » (Cabrè, 2013).
Le négatif du trauma n’est, en effet, relevable que dans la régression de la situation analytique, dans la rencontre régressive des psychismes, dans le processus de travail psychique complexe qu’est la figurabilité de l’analyste. A partir de cette dernière, il pourra commencer à donner une forme, dans son esprit, aux premières tentatives d’hypothèses, de constructions, de doutes qui pourront peut-être conduire, dans un deuxième moment, à travers un travail de partage et d’échange avec les patients, à une forme plus complète que nous pourrions définir de type interprétatif.
Un lien pour ne pas s’effondrer
Un couple de parents, séparé depuis dix ans, s’adresse avec une demande d’aide concernant la fonction parentale après que le fils de vingt ans a été hospitalisé à la suite d’une crise délirante. Le garçon perçoit depuis plusieurs mois ses parents comme dangereux du fait qu’ils peuvent entrer dans son cerveau et lui voler ses pensées.[4]
Ceci donne lieu à un parcours thérapeutique de couple qui dure deux ans et qui fait émerger immédiatement des interrogations sur la nature de leur alliance inconsciente, sur l’état de la différenciation psychique entre les partenaires et surtout sur la qualité de leur lien avec leurs enfants. Le déni commun des deux parents quant aux signes prémonitoires de l’événement, de même que leur difficulté à donner un sens à cet événement, indiquent clairement que celui-ci est irreprésentable pour eux au niveau psychique.
Un lien de couple a émergé, basé sur le déni et sur le rejet d’émotions dissociées et inélaborables, sur le registre de la déliaison, où chacun semblait chercher chez l’autre une résonance à son propre traumatisme familial et personnel « non élaboré ».
Leurs histoires personnelles font émerger des contenus dramatiques (leurs deux mères étaient schizophrènes) qui mettent en évidence les caractéristiques de l’organisation défensive de chacun et la nature de leur lien. Le couple, en effet, semble fonder son lien inconscient sur des zones dissociées qui se sont constituées à partir des dimensions traumatiques originaires de chacun.
La nature de leur conjugalité était fondée apparemment sur un lien consolateur-réparateur. Comme dira le mari : “Nous ne pouvions que nous consoler l’un l’autre” mais en réalité le lien se basait significativement sur le partage de la dissociation d’émotions qui avaient été vécues, perçues, mais qui étaient restées inconnues, n’ayant pas pu être éprouvées parce qu’il fallait leur survivre.
Après environ un an et demi de cure, alors que la situation critique a été surmontée et que, en même temps, une transformation des liens narcissiques qui avaient caractérisé les relations familiales s’est engagée, la patiente manifeste un état émotif intense de nature dépressive.
Dans ce contexte, elle raconte un rêve.
C’est le premier rêve qui a été raconté durant le parcours thérapeutique du couple. L’émergence du rêve correspond à la naissance d’une capacité représentative, avec une possibilité d’accès tant individuel que de couple à une figurabilité et, par conséquent, à une pensabilité (Bion, 1967).
« Je suis sur une route complètement défoncée – ou, plutôt, déterrée –, pleine de trous et de cailloux ; je la parcours avec difficulté pour m’apercevoir au bout que la route finit dans le vide où je risque d’être précipitée. Il me semble que je reste suspendue à me balancer dans le vide. Je regarde autour de moi et je vois tout près une grande route fraîchement asphaltée ; on dirait qu’elle vient d’être réalisée, peut-être n’a-t-elle jamais été encore utilisée. Et moi, angoissée à l’idée de bouger et de tomber dans le vide, je me réveille. » Au terme du récit, elle pleure doucement. Son ex-mari essaye de la réconforter en soulignant que le rêve “finit bien”, mais en même temps il affirme que la vie est pleine d’obstacles et que souvent on se sent seul au moment de les affronter. Il se souvient avoir fait, lui aussi, des rêves dans lesquels il avait la sensation de tomber, mais il se réveillait avant que cela n’arrive. Il associe le fait de tomber à la perte de contrôle, à l’impossibilité d’“être tenu”, au danger de sombrer dans la folie. Il associe, en outre, à la grande route l’idée du parcours thérapeutique et pense que la possibilité s’est présentée d’avoir une autre « route » plus sûre. Madame écoute en silence ; sollicitée par la thérapeute, elle dit qu’elle se sent bloquée par l’angoisse : « C’est peut-être vrai qu’aujourd’hui il existe des opportunités différentes quand on affronte ses propres difficultés personnelles et celles de ses enfants, mais la peur de tomber dans le vide est encore très intense. » Le souvenir émerge chez Madame de sa première grossesse quand « elle priait Dieu » que ce ne soit pas une fille parce que cela l’aurait ramenée trop près de l’expérience tragique vécue avec sa propre mère schizophrène, qui considérait sa naissance comme la cause de sa maladie. De même, Monsieur se souvient que, lorsqu’il était adolescent, son père lui avait révélé que les premiers troubles de sa mère étaient apparus après sa naissance.
Le rêve, bien qu’apporté par un membre du couple, doit être considéré – du fait des associations activées chez l’autre – comme un rêve de couple (Anzieu, Ruffiot, Kaës, Nicolò), qui représente l’état émotionnel « originaire » (Aulagnier) de chacun à partir duquel s’est probablement formé le lien. Il représente une expérience commune et partagée – dissociée – de manque traumatique, lié au sentiment de “ne pas être soutenu”, au fait de se sentir non-exister parce qu’il manque une figure qui soutient, au risque de devenir fou, au risque de « s’effondrer » (Winnicott, 1964) : un effondrement déjà advenu et non représenté (pictogramme négatif).
A un autre niveau, du côté intrapsychique de la patiente, le rêve semble manifester –au moment où les transformations des liens familiaux la privent des défenses et des supports sur lesquels elle s’était appuyée – l’état psychique dans lequel elle se trouve. En effet, la fin de la collusion défensive de couple et la différenciation progressive des enfants ont fait émerger cet état interne de « déséquilibre », déterminé par les carences et les excès des fonctions maternelles et paternelles et par leur imprévisibilité, ainsi que par l’activité de déliaison mise en œuvre pour s’en défendre. Cette situation a provoqué chez la patiente une organisation interne extrêmement fragile et inconsistante, une non-intégration du Moi (Winnicott, 1965) à laquelle elle a suppléé par des mécanismes de défense tant intrapsychiques qu’interpersonnels. Mécanismes utilisés également par l’ex-mari à travers le lien inconscient de couple et l’identification narcissique aux enfants que les deux ex-époux peuvent à présent reconnaître.
L’association de la nouvelle route avec le processus thérapeutique ouvre une possibilité, plus subjectivante, qui toutefois semble encore difficile à réaliser en raison des difficultés de liaison qu’elle présente. En effet, le travail de lien, de reconnaissance de la dépendance de l’analyse, remet en contact avec l’expérience traumatique originelle où les interférences de l’environnement ont été la cause d’“angoisses impensables” (Winnicott, 1965), contre lesquelles il a fallu mettre en place de fortes défenses et que l’on craint à présent de revivre. La peur de “tomber et d’être précipité dans le vide” évoque l’agonie originelle de “tomber à l’infini”, déterminée par l’échec de la relation maternelle primaire qu’ils ont vécu tous les deux et qui s’est réactualisé dans la relation maternelle avec les fils, notamment le cadet.
Chacun d’eux reconnaît la présence interne conditionnante d’une théorie délirante primaire (Aulagnier), selon laquelle la naissance de l’enfant peut nuire gravement à la mère. Cette théorie délirante inconsciente, qui est en contradiction avec le désir de transmission de la vie, a engendré une confusion entre la vie et la mort et a entraîné l’exigence de se soustraire à une position identificatoire qui leur attribuait la cause de la folie de leur parent.
Le rêve indique que la nouvelle route/investissement sur l’analyse apparaît comme étant possible, quoique encore dangereuse à emprunter car elle remet en contact avec le vécu traumatique primaire qui se réactualise dans le transfert. Sur un plan transférentiel, il y a en effet l’angoisse de nuire à l’analyste-mère en la rendant folle, revivant ainsi “l’effondrement”. Le sentiment d’une menace imminente trouve également une forme exprimable pour chacun dans le récit des morts violentes présentes dans les deux familles. Madame évoque le suicide de son frère qui s’est jeté par la fenêtre, peu après la naissance du deuxième fils, et Monsieur le suicide, aux contours plus sombres, de son propre père.
C’est ce rêve qui a rendu possible la reconnaissance de vécus similaires dans les expériences primaires des deux ex-époux et qui a fait émerger la conscience que c’était sur ces vécus que s’était constituée inconsciemment leur union. Même la séparation n’avait pas pu modifier leur lien inconscient, bien que chacun ait tenté de récupérer une zone d’investissement libidinal avec de nouvelles relations affectives.
Conclusion
Comme j’ai pu le mettre en lumière, quoique brièvement, à l’aide du matériel clinique présenté, le rêve dans le setting de couple peut remplir une fonction de construction d’une représentation en mesure de soutenir la non inscription dans la psyché de l’un ou des deux membres du couple. Ces rêves peuvent émerger plus facilement à l’intérieur d’un processus thérapeutique où la contenance et la rêverie de l’analyste ont pu soutenir la mobilisation de la capacité de figurabilité dans le couple. Dans le travail thérapeutique, l’analyste doit “revêtir le matériel du patient en se servant de son imagination” (Winnicott, 1959) à l’aide de pictogrammes qui appartiennent à sa propre expérience. C’est justement à travers la rencontre du récit brut des patients avec les pictogrammes produits par l’analyste que se définit le premier niveau de transformation d’une histoire suspendue en une nouvelle histoire qui pourra se tisser entre le thérapeute et les patients (Boccara, Riefolo, Gaddini, 2000).
Comme le rappelle Grotstein (2002), le rêve remplit une fonction importante du point de vue de l’organisation de la vie psychique : il est au centre de l’opération psychique qui crée une barrière de contact entre le conscient et l’inconscient (Bion). Lorsque les vécus traumatiques profonds non pensés peuvent avoir, grâce au rêve, leur narration et que les liens collusifs qui ont fondé le couple trouvent ainsi une représentabilité, avec la possibilité d’une modification ultérieure ou d’un dénouement des liens, de nouveaux processus psychiques se remettent en marche.
Bibliographie
Anzieu D. (1976), Le groupe et l’inconscient, Paris, Bordas.
Aulagnier P. (1975), La violence de l’interprétation. Du pictogramme a l’énoncé, Paris PUF.
Auteurs divers (2012), Rêves, Cauchemars et Mythes en Famille in : Revue de thérapie familiale psychanalytique, 29/Automne 2012, Paris, In Press. Auteurs divers (2006), La vita onirica della coppia e della famiglia, sous la direction de G. Tavazza, in: Interazioni 2-2006/26, Milan, Franco Angeli.
Bion W.R. (1992), Cogitations, Paris, In Press, 2005.
Botella C. et S. (2001), La figurabilité psychique, Paris, In Press, 2007. Freud S. (1899), L’interprétation du rêve, dans Œuvres complètes, vol. IV, PUF, 2003.
Grotstein J. (2000), Who is the Dreamer Who Dreams the Dream? A Study of Psychic Presences, New York, The Analytic Press.
Kaës R. (2002), La polyphonie du rêve. L’expérience onirique commune et partagée, Paris, Dunod.
Nicolò A.M. (2000), Il sogno nella psicoanalisi con la coppia e la famiglia, in Nicolò A.M., Trapanese G. (sous la direction de), Quale psicoanalisi per la coppia?, Milan, Franco Angeli, 2005.
Ruffiot A. (1981), Le groupe famille en analyse. L’appareil psychique familial, in Ruffiot A., Eiguer A. et al., La thérapie familiale psychanalytique, Paris, Dunod.
Winnicott D.W. (1945), Le développement affectif primaire, in: De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989.
Winnicott D.W. (1971), Rêver, fantasmer, vivre, in Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
[1] Thomas Ogden, Rediscovering Psychoanalysis: Thinking and Dreaming, Learning and Forgetting, Routledge, 2008.
[2] NDT : traduction libre.
[3] Ce cas clinique a été traité par le Dr G. Tavazza, avec laquelle j’ai approfondi le matériel et qui m’a autorisée à l’utiliser pour cette présentation, ce dont je la remercie.
[4] Le choix d’un setting de couple plutôt que de famille a été déterminé par l’évaluation de divers aspects qu’il est impossible d’approfondir ici et qui tenaient compte, entre autres, du grand besoin émotionnel exprimé dès le départ par le couple, mais également par les demandes du psychiatre qui avait pris en charge le garçon au moment du break-down. Ce thème exigerait un approfondissement qui, toutefois, est en dehors du sujet de notre rencontre d’aujourd’hui.