REVUE N° 14 | ANNE 2015 / 1
VOCABULARY
LE MYTHE[1]
Nous pouvons définir le mythe comme « une structure multidimensionnelle, un code entre plusieurs niveaux de réalité, qui commence comme une fantasme groupal inconscient ; mais, à travers le temps et les générations successives, il se transforme en une des manifestations de l’inconscient familial. Il est une source d’identifications et a une fonction prescriptive qui organise la connaissance et se prononce sur comment nous devons lire la réalité ». Il peut aussi prendre une fonction défensive dans des situations pathologiques (Nicolò, 1987).
Le mot « mythe » dérive du terme grec mythos ; il est, première et essentiellement, le résultat de mots qui créent un sens. Comme le signale Kaës, il s’agit d’une forme de discours public. Le contenu de ces mots est une pensée. Cet auteur nous offre une perspective de l’histoire du mythe. Dans les poèmes d’Homère, pour un processus de pensée secondaire, le mythe a la valeur d’une fiction, c’est un conte fictif, une fable ou allégorie. Même si le mythe s’oppose à la réalité, c’est en même temps un discours véridique. Vers la fin du XIXème siècle l’on croyait que le mythe peignait un tableau idéalisé d’un état passé de l’humanité, et de son origine. Au XXème siècle, le mythe a un rôle décisif pour la représentation d’une communauté (i.e. Lévi-Strauss, Structural Anthropology, 1958) et d’un individu (i.e., Lacan, The myth of the neurotic individual, 1979). Freud considérait qu’il existait un lien étroit entre les mythes et les rêves. Tous deux représentent deux formes d’imagination, mais sont également deux manières de représenter un sens qui requière une interprétation, un sens primordial sur le passé et le passé du psychisme de l’humanité. Bien que pour Freud les rêves sont la voie privilégiée pour accéder à l’inconscient, les mythes lui permettent également de l’explorer.
Kaës montre comment Freud, en s’appuyant sur les mythes (mais aussi sur les légendes et les contes de fées) a inventé le complexe d’Œdipe, le narcissisme, et le concept de l’inquiétante étrangeté. De plus, à travers l’invention d’un mythe il révèle, dans Totem et Tabou (Freud 1912-14) la partie manquante du complexe d’Œdipe. Cette utilisation mythopoïétique du mythe illustre la transformation de la relation entre le fantasme, le mythe et la théorie, à travers des investissements ultérieurs, une technique qu’emploie Freud comme méthode. Pour Freud, les mythes, les légendes et les contes de fées sont un matériel psychique, et sont en relation avec les parties les plus primitives du psychisme.
Selon Kaës, les rêves et les mythes sont formés par le même matériel psychique de base, mais ce matériel s’organise à partir d’une logique et des fonctions différentes. Les rêves et les mythes sont deux sortes de discours qui ont un sens aussi essentiel qu’obscur. Ce sont deux formes de l’imaginaire : l’imaginaire comme explorateur de ce qui est inconnu (le rêve) et les imaginaires qui l’expliquent (le mythe). Le rêve est l’imagination de l’intime, tandis que le mythe est l’imagination de ce qui est public, collectif, social. Dans cette perspective, il conviendrait d’essayer de saisir comment les rêves et les mythes ont deux destins différents, en articulant leurs relations par groupes, ceux-ci organisés à leur tour pour capter les différentes étapes et transformations entre ce qui est privé, ce qui est partagé et ce qui est public.
Dans une famille, la fonction des mythes est plus complexe que ce qu’ont décrit Malinowski (1926) et Ferreira (1963). Un mythe ne raconte pas seulement une histoire, il parle à travers sa narration. Le matériel narratif qui forme le mythe est l’outil à travers lequel le mythe se transmet. Ainsi, tel que l’a dit Lévi-Strauss (1962), il s’agit plutôt d’un objet sémiotique, un langage dans lequel « un certain matériel significatif (la narration) a la fonction de transmettre un certain sens». C’est pour cette raison que le mythe met en lien différents niveaux de réalité, et donc nous ne pouvons pas le lire seulement au niveau anthropologique, psychanalytique, ou sociologique. Tous ces niveaux sont présents. Un mythe nous raconte comment l’on fait, l’on pense et l’on perçoit la réalité. Il met en lien également différents niveaux de réalité, et son importance est due à sa capacité d’être un code véridique entre les niveaux. Même si le mythe semble décrire la réalité, par ailleurs il enseigne et prescrit comment doit être lue cette réalité (Nicolò, 1987, 1997). Donc, il s’agit aussi bien d’une manière de transmettre la connaissance d’un évènement et des règles comme un code de comportement. Ainsi, une narration ou système iconique se transforme en un système prescriptif qui inverse le niveau d’action qui agit (une prophétie qui s’auto-accompli).
Un mythe n’est pas toujours une malédiction qui se rapproche. Nous comparons ce point de vue avec ce que dit Bion (1961, 1965) au sujet des mythes publics, qui sont un réservoir duquel l’on peut extraire des symboles, une forme primitive de préconception : mais en plus, nous nous rendons compte que ce n’est que la rencontre du mythe, instrumenté par la famille pour ce membre spécifique, ses habilités pour l’élaboration, et son expérience, qui produiront un effet spécifique. Comme le disait Bion, le mythe est un précurseur de notre connaissance du fait que de la rencontre avec la réalité surgit la conception. Ses effets dépendent non seulement du fonctionnement de la famille, mais aussi de la personnalité de chaque membre.
Un mythe est par ailleurs une source d’identifications. Il élabore, construit, et reconstruit une expérience, un évènement traumatique, et ainsi il le transfigure, en le dérivant vers d’autres élaborations et d’autres impacts avec d’autres expériences.
Même lorsqu’un groupe ou une famille a une grande capacité pour élaborer les traumatismes, car ayant un accès plus facile à la coexistence entre les niveaux les plus primitifs et les plus évolués, un tel fonctionnement peut être confronté à des obstacles.
Bien qu’un mythe puisse être un outil pour une telle activité, il ne permet pas une élaboration complète, en formant lui-même un obstacle. Dès que la famille construit un mythe à partir d’un évènement de la vie réelle ou d’une expérience traumatique, elle est également en train de créer une métaphore à travers laquelle elle essaye de dominer, de contenir, et de représenter les émotions intenses qui caractérisent cet évènement. Ainsi donc, un mythe représente un effort pour élaborer une expérience et un traumatisme, et s’insère dans le groupe familial lorsque l’élaboration complète échoue. Un mythe est une élaboration en processus. Si l’élaboration avait été totale, une digestion intégrale, il y aurait eu refoulement et oubli. Mais comme il s’agit là d’une fonction difficile, le groupe se transforme en un outil pour l’élaboration, pour transmettre ce qu’il n’a pas pu élaborer, à travers les générations.
Enza Pulino Fidelio, en citant Barthes, affirme qu’un mythe vide, dénature et suspend le sens d’un évènement. Nous pourrions dire que les données historiques (géographiques, environnementales, temporelles) s’annulent. Ce qui reste à leur place est un traçage, un réseau de liens, « un système de valeurs qui se transforme en un système de faits » (2001, p. 82). Cependant, cet évènement pourrait être si disruptif qu’il pourrait déborder complètement la capacité du sujet ou du groupe à le contenir. Le mythe représente un effort initial de continence. Cependant, dans un groupe, des trous dans l’élaboration peuvent se former, qui peuvent se transmettre d’une génération à l’autre. Granjon (2000) définit ces hiatus comme des « objets rudes, continent du négatif » qui empêchent une élaboration plus complète. Dans sa conceptualisation de la fonction mythopoïétique dans les groupes et les familles, elle décrit en particulier comment les mythes créent une structure, aussi bien pour la pensée familiale que pour le psychisme individuel. Les mythes, d’après elle, supportent et contiennent ce qui « maintient uni » et sont une expression du contrat narcissique qui lie l’individu au groupe. Cependant, les mythes ne sont pas seulement une manière de construire des sens, ils sont aussi un outil pour reconstruire et les déconstruire, et donc ils se modélisent autour d’un sens négatif, souvent tragique.
Chaque famille a son propre mythe. Dans certaines familles, il peut exercer une fonction structurante, et cependant, n’importe quel membre peut le désapprouver, l’élaborer ou le modifier. Lorsqu’il en est ainsi, chaque membre peut trouver son chemin personnel. Dans les familles où cela n’est pas possible, parce que leur fonctionnement est basé sur le contrôle, et le moi de chaque membre est fragile, un mythe familial devient le seul filet de sécurité. En agissant dans la dimension inconsciente au lieu de celle connue par tous, il devient une loi tyrannique qui empêche toute transgression. En ce sens, il exerce une fonction importante pendant les moments les plus difficiles et se transforme en un outil défensif grâce auquel le groupe peut faire face aux anxiétés de changement catastrophique.
Dans certaines situations, les mythes ont un sens pathologique, mais dans d’autres, n’importe quel membre de la famille peut le mitiger, le désapprouver ou le transgresser. Dans les familles dans lesquelles le moi de chaque membre est fragile, un mythe familial fonctionne comme un moi de substitution et ne peut pas être modifié facilement. Il s’oppose à la fragmentation et à la perte de la continuité, en préservant les traditions d’un groupe social et en fournissant un modèle dans lequel le présent ne peut qu’être la répétition du passé.
Certains auteurs différencient plusieurs sortes de mythes familiaux (héroïsme, séduction, filiation, etc.) (Nagy, Stierlin, Byng, Hall, Eiguer). Eiguer (2001) affirme qu’un mythe se manifeste sous la forme d’une narration qui implique une croyance partagée par toute la famille. Il dit qu’un mythe n’a ni auteur ni origine. L’histoire a une structure allégorique et sa fonction est celle de calmer : il résout les contradictions, il dépasse la souffrance et aide à trouver le courage nécessaire pour mettre en route un projet difficile. De plus, il crée des liens entre les membres. Cependant, il est important aussi de comprendre les caractéristiques des mythes dysfonctionnels. Un premier critère serait celui de la rigidité et de l’atemporalité, ou, inversement, une flexibilité qui permet la régression et la réintégration. Un autre critère considère combien du mythe est secret et séparé de la vie familiale. Dans certaines situations, l’organisation défensive du mythe correspond à la construction défensive que Steiner (2004) appelle « retrait ». Les adolescents gravement malades utilisent ces retraits pleins de fantaisies, qui peuvent être masturbatoires ou délirants. Pendant l’adolescence, une telle production de fantaisies, lorsqu’elle n’est pas excessive et ne l’isole pas mentalement, peut leur être utile pour la croissance ou pour se défendre des déséquilibres.
Un aspect de plus au sujet des mythes est leur relation avec l’identification. Un mythe est une source d’identification aussi bien pour le membre individuel que pour la famille, en offrant un sens d’identité groupale. Par ailleurs, les mythes peuvent devenir une source d’identifications aliénantes et abusives : des situations où le sujet construit une partie de son identité à partir d’un personnage mythique qu’il ne peut pas modifier facilement, car il n’appartient pas au présent et il a perdu ses caractéristiques réelles, ayant été transfiguré par les projections de tous les membres de la famille. De telles identifications se transforment en aliénantes parce qu’elles aliènent le sujet par rapport à lui-même, le soumettent agressivement à une identité étrangère, et envahissent chaque fois plus sa personnalité réelle et spontanée.
Comme le signale García Badaracco (2000), elles sont pathologiques et pathogènes, car elles exercent une action constante. Elles sont très dangereuses et il est difficile de s’en occuper, car elles impliquent tous les membres et non pas un seul, ces membres ayant une relation avec celui avec qui travaille l’analyste. En utilisant l’exemple du grand-père héroïque, un fils s’identifie avec cet ancêtre pour essayer de réitérer ses exploits ou, au contraire, il se sent soumis et incapable de lui faire face. Un père peut lui aussi être pris au piège, peut être dans l’espoir que son fils réédite les exploits de l’ancêtre célèbre, en ajoutant ainsi sur le fils le poids de ses propres expectatives. Se soulager de ces identifications et/ou les transformer peut alors être un objectif non seulement pour le fils mais aussi pour ses parents et pour les autres membres de la famille.
Comme nous l’a enseigné Freud, nous ne pouvons pas vaincre un ennemi in effigie. Les mythes sont la transformation d’un système de valeurs et, ajouterions-nous, de règles et de relations, en un système de faits, d’une manière articulée. Dans le champ analytique, nous devons changer cette forme émotionnelle du mythe (comme le dit Pulino, 2001) en le transformant en un sens qui peut être élaboré, représenté, et ensuite oublié. Agir un mythe peut être la meilleure manière de rendre au temps dans l’ici et maintenant un élément atemporel pour le déconstruire, en commençant par ses dimensions irréelles, le reconstruire avec ses dimensions historiques, et l’extraire de l’inconscient familial, pour que chaque membre en devienne conscient. Dans les séances analytiques, le thérapeute doit exercer la fonction de reconstruction-construction du mythe à travers la narration de tous les membres présents de la famille. Et surtout, il devra souligner comment agit le mythe dans l’ici et maintenant et comment il détermine l’identité, en défiant ce que sait chaque membre, et reconstruire, en les mettant en contact en et opposition par rapport à l’aspect de leur personnalité qui veut y échapper et le décoder.
Références
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Bion W.R. (1965). Transformations. London: Heinemann.
Ferreira A.J. (1963). Family Myth and Homeostasis. Archives of General Psychiatry, 9(5): 457–463.
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Garcia Badaracco J. (2000). Psicoanálisis Familiar: los Otros en Nosotros y el Descubrimiento del sí Mismo. Buenos Aires: Paidos.
Granjon E. (2000). Mythopoïése et souffrance familiale. Le divan familial, 4: 13–23.
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Lévi-Strauss C. (1958). Anthropologie Structurale. Paris: Plon.
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Pulino Fiderio E. (2001). Risposta all’Intervista/Dibattito: C’era una volta … la Famiglia. Interazioni, 15(1): 82–87.
Steiner J. (2004). Psychic Retreats: Pathological Organizations in Psychotic, Neurotic and Borderline Patients. London: Routledge.
[1] Cet article est une version corrigée d’un article publié dans la revue Interazioni. Reproduit avec l’aimable autorisation de la revue « Interazioni », Franco Angeli Editorial, Rome, 2014.