REVUE N° 20 | ANNE 2019 / 1

Le lien de couple et l’usage idéologique et partagé d’aspects culturels

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Le lien de couple et l’usage idéologique et partagé d’aspects culturels

À travers l’analyse d’un matériel clinique relatif au traitement d’un couple de septuagénaires, les auteurs font l’hypothèse de l’existence de correspondances entre des aspects de la culture, l’espace métapsychique des liens intersubjectifs, des aspects de l’espace psychique individuel, et la considération que la souffrance est l’effet de ces correspondances, les auteures. Les époux qui, dans leur jeunesse, avaient adhéré ensemble aux principes du mouvement de mai ’68, en contestant les valeurs traditionnelles et les institutions, partageaient des valeurs communautaires et une attitude solidariste, et soutenaient une plus grande liberté de mœurs, la révolution sexuelle, l’émancipation par rapport à l’éthique familiale. L’adhésion idéologique à ce système de pensée semble avoir sollicité les parties perverses de la personnalité de chacun des membres du couple, qui se sont exprimées par des attaques du lien, des agis, le clivage et le déni. Le parcours thérapeutique montrera que ces parties perverses se sont manifestées progressivement dans l’espace de la réalité psychique partagée du couple sans la possibilité d’être pensées et transformées.

Mots-clés: culture, souffrance intersubjective, système idéologique, attaque du lien, parties psychotiques de la personnalité.


Couple links and the ideological and shared use of cultural traits

 

Starting from the hypothesis that there are connections between aspects of culture, the metapsychic space of intersubjective links, and aspects of the individual’s psychic space, and from the notion that psychic suffering results from such connections, the authors will consider these ideas, with the help of clinical material from the treatment of a marital couple in their seventies. The couple who, in their day, had together embraced the principles of the protests of 1968 – in rejecting traditional values and institutions – shared communitarian values, and an attitude of solidarity, and supported a greater freedom of morals, the sexual revolution, and emancipation with regard to family values. An ideological adherence to this way of thinking seems to have enticed the psychotic parts of the personalities of each of the partners, which were expressed in attacks on the link, as acting out, splitting, and denial. The course of their treatment shows that these psychotic parts were expressed in the shared psychic reality of the couple without the possibility of their being thought about or transformed.

Keywords: culture, intersubjective suffering, ideological system, psychotic parts of the personality.


El vínculo de pareja y el uso ideológico y compartido de aspectos culturales

 

A partir de la premisa de que hay una correspondencia entre trazos culturales, espacio metapsíquico de los vínculos intersubjetivos y aspectos del espacio psíquico individual y considerando que el sufrimiento psíquico es el efecto de estas correspondencias, las autoras se proponen, a través del análisis del material clínico relativo al tratamiento de una pareja de septuagenarios, de considerar lo antedicho. Los cónyuges, que en la época del Sesenta y ocho habían ambos adherido a los principios de ese movimiento, oponiéndose a los valores tradicionales e institucionales, compartían valores comunitarios y una actitud solidaria, apoyando una mayor libertad en los hábitos, la revolución sexual, la emancipación de la ética familiar. La adhesión ideológica a ese sistema de pensamiento parece haber activado las partes psicóticas de la personalidad de cada uno de ellos, las que se han expresado a través de ataques al vínculo, actuaciones, escisión y negación. El recorrido terapéutico irá evidenciando como estas partes psicóticas se han ido manifestando en el espacio de la realidad psíquica compartida de la pareja sin posibilidad de que sean pensadas ni transformadas.

Palabras clave: cultura, sufrimiento intersubjetivo, sistema ideológico, ataque al vínculo, partes psicóticas de la personalidad.


ARTICLE

Dans ce travail, nous nous pencherons sur la relation entre l’histoire et les histoires, entre la réalité historique, culturelle et sociale, la réalité psychique individuelle et la réalité intersubjective, et nous chercherons à montrer, au moyen d’un cas clinique, comment la souffrance peut se déterminer à travers les correspondances entre ces réalités (Kaës, 2012). Il s’agit d’un thème très vaste, dont les prémisses remontent à loin si l’on pense que Freud (1929) témoignait déjà d’une attention et d’une sensibilité particulières pour l’espace culturel et social dans lequel la psyché se structure. Dans notre intervention, nous nous référerons aux études réalisées, dans le temps, par divers auteurs dont René Kaës (ibid.), auquel nous sommes redevables pour son important travail sur les relations entre l’inconscient et la civilisation. Signalons, en particulier, son indication très utile sur l’usage du concept de “séries complémentaires” de Freud (1920) pour considérer les correspondances «entre des traits de la culture […], certaines failles dans l’espace métapsychique des liens intersubjectifs […] et certaines caractéristiques de l’espace psychique, de la souffrance et des formes pathologiques qu’elle prend dans ces différents lieux» (p. 24). Il nous a semblé que certains aspects des histoires de deux époux (septuagénaires) sexagénaires suivis dans le cadre d’une thérapie psychanalytique de couple[1], ainsi que de leur histoire de couple et de la situation historique dans laquelle leur vie s’est déroulée, dirigeaient l’attention vers les correspondances entre le psychisme individuel, celui du lien de couple et le contexte culturel et social. En approfondissant ce matériel clinique, nous avons essayé d’observer comment un contexte culturel déterminé peut influencer certains aspects du fonctionnement individuel et de couple, allant jusqu’à empêcher sa reconnaissance, sa symbolisation et sa transformation, comment la vie psychique se base sur les contenus de la culture et quel est le travail psychique que comporte le besoin d’adapter son propre mode de fonctionnement aux conditions nécessaires pour appartenir au groupe social. Nous avons, en outre, essayé d’observer comment certains fonctionnements individuels peuvent être particulièrement investis et peuvent ainsi déterminer les caractéristiques des liens de couple qui se reconnaissent dans ce que la culture propose comme manière d’être et de vivre.

La prise en compte de ces dimensions modifie la perspective de l’approche clinique et met en évidence comment l’alliance inconsciente du couple et leur lien – qui se constituent, entre autres, sur la base des contenus de la culture – peuvent resignifier les histoires individuelles et représenter un nouvel élément, généré par la rencontre, qui, dans certains cas, peut également favoriser l’émergence, chez les deux partenaires, d’aspects psychopathologiques autrement silencieux.

Les histoires, l’histoire

Nous commencerons par raconter les histoires des patients, pour passer ensuite à quelques considérations sur leur lien, sur l’alliance inconsciente et sur le rapport entre les contenus du climat culturel et les contenus de ce lien. Nous observerons comment les principes promus par le contexte culturel ont rencontré les besoins et les défenses personnels et comment ils ont convergé, dans la formation du lien de couple, avec les dérives que nous pourrons observer.

Anne et Franco, 65 ans, mariés depuis près de quarante ans, arrivent en couple à cause du grand malaise provoqué par la jalousie irrépressible de Franco – qui agresse violemment Anne verbalement et émotionnellement – par rapport à des événements qui remontent à près de quarante ans. À leur arrivée, les deux époux paraissent souffrants et épuisés du fait de la grande tension qui perdure entre eux depuis des années. Anne est exaspérée: elle considère que la situation est intolérable et laisse entendre que le problème est lié exclusivement à une forme de jalousie pathologique du mari, pour soigner laquelle elle aurait amené celui-ci en consultation.

C’est Anne qui entame les récits qui se développent, riches en événements. Le couple s’est rencontré à l’époque du lycée et ne s’est plus quitté. Anne, née dans une famille ouvrière, était très ambitieuse et avait un grand désir de s’affirmer et d’avoir une revanche sociale; Franco, issu d’une famille bourgeoise, avait moins de passion pour les études mais le chemin de l’université s’ouvrait naturellement à lui. La famille d’Anne était caractérisée par la présence d’un père très agressif, hégémonique et autoritaire, qu’Anne haïssait, et par la soumission docile d’une mère déprimée, qu’Anne méprisait et percevait comme incapable d’exprimer de l’amour. La famille de Franco était une famille recomposée: le père, resté veuf, s’était remarié avec la mère de Franco. Dans la famille il y avait des fréquentes querelles, durant lesquelles, le père se caractérisait pour son attitude marginale: il restait en marge et n’exerçait aucune médiation. La mère de Franco, très religieuse et sévère, l’“éduquait” et ne se livrait que rarement à des manifestations affectives. Elle avait également tendance à critiquer Franco en le mortifiant. Après de longues fiançailles, une fois leurs études terminées, Anne et Franco s’étaient mariés. Anne déclara immédiatement à Franco qu’elle ne voulait pas un “mariage bourgeois”, autrement dit un mariage apparemment uni où les trahisons ont lieu en cachette, et proposa un “couple ouvert” suivant les idées en vogue à l’époque. Franco accepta, sans grande conviction, pour faire plaisir à Anne qu’il avait toujours considérée comme étant plus intelligente et cultivée.

Pour mieux comprendre cette proposition, rappelons-nous que c’était la fin des années 1970 et que mai ’68 était passé par là; une longue période d’agitations sociales s’était ouverte, qui commençaient à modifier profondément la politique et les coutumes en déterminant de grandes transformations sociales et des mutations radicales de l’imaginaire collectif. Ils avaient adhéré tous les deux à ce mouvement politico-culturel et Anne avait également suivi les idées du mouvement féministe. L’idéologie soixantehuitarde qui émergeait dans une société encore très attachée à la tradition, notamment dans tout ce qui avait trait à la famille, exprimait la révolte contre l’autorité parentale et portait l’exigence d’adapter les comportements privés au nouvel esprit libertaire, surtout dans la sphère des relations affectives, comme l’affirmait le slogan: “Le privé est politique!”. On soutenait la libération sexuelle et on considérait que c’était dans la sphère privée de chaque femme, dans la relation de couple, dans la relation sexuelle, dans la famille que s’exerçaient et se perpétuaient la domination et le contrôle sexuel et social sur le sexe féminin.

On voulait un monde nouveau, basé sur le refus de tout ce qui était ancien par le dénigrement de toutes les formes de la vie quotidienne et des valeurs traditionnelles de la famille. Une culture s’affirmait, caractérisée par une perte des repères et le refus de tout ancrage, hiérarchie ou structure d’autorité, autrement dit par une perte des héritages (Grunberger et Chasseguet-Smirgel, 2004).

S’il est vrai que le mouvement et les idées soixante-huitards ont ouvert la voie à la recherche de nouvelles valeurs et à des changements dans la société, l’art, la famille, ce qui était en train de disparaître, «c’était certaines formes instituées des idéologies et des mythes, celles qui fournissaient naguère les repères identificatoires nécessaires aux stabilités sociales et psychiques» (Kaës, 2012, p. 80).

Au cours des rencontres avec le couple, il est ressorti de plus en plus clairement en quoi consistaient les événements du passé qui alimentaient dans le présent la jalousie irréfrénable de Franco.

Celui-ci raconte qu’Anne, peu après leur mariage, lui avait demandé, désespérée, de pouvoir rencontrer d’autres hommes, ce à quoi il avait consenti, attendri par la qualité de l’émotion qu’elle exprimait. Franco s’accusera plusieurs fois en séance d’avoir donné son accord, attribuant à ce fait l’origine des problèmes qui avaient surgi par la suite.

Anne, en présence de Franco, fit la cour à un autre homme et eut une rencontre sexuelle, suivie par plusieurs autres. Franco se trouva confronté à une situation qu’il n’avait pas vraiment crue possible; mais il sentait que l’accord qu’il avait donné ne lui permettait pas de protester et il craignait, s’il le faisait, vu le climat culturel de l’époque, qu’Anne le taxerait de réactionnaire et de traditionaliste et qu’elle le repousserait. Nous ne pouvons pas ici entrer dans le détail des événements qui suivirent; il suffira de dire que la vie matrimoniale commença à être régulièrement jalonnée de nouvelles initiatives de la part d’Anne, qui avait également l’habitude de courtiser des hommes en présence de Franco lors de soirées entre collègues et de les revoir ensuite. Elle aimait, disait-elle, se sentir admirée et désirée.

Lorsque Franco essayait d’exprimer sa souffrance pour ces agis répétés de sa femme, celle-ci lui manifestait son désir de changer, sans jamais y donner suite, ou alors elle lui disait qu’il pouvait en faire autant, ce qui avait été parfois le cas. Franco, toutefois, continuait à espérer que les circonstances changeraient; à un moment donné, il commença à nier la situation, sans envisager pour autant de rompre son mariage.

La raison des récentes crises de jalousie de Franco est que, après son départ à la retraite, situation qu’il a vécu avec beaucoup de difficulté, se sentant privé de son travail qui rassurait son identité fragile, il a découvert des journaux intimes de sa femme. Il a ainsi trouvé “la preuve” que sa femme avait continué à rencontrer d’autres hommes, même s’il avait essayé de continuer à le nier. Il semble que cette découverte et la recherche subséquente de preuves aient constitué pour Eric un nouvel engagement qui occupait à nouveau ses journées. En fait, il semblait souffrir énormément de son statut de retraité, alors qu’Anne parvenait toujours à s’activer. Même à ce stade de sa vie, Eric semblait exprimer le besoin de “remplir” sa vie, craignant l’émergence d’un vide interne alors qu’Anne était toujours pleine d’engagements et de métiers.

Durant les séances, Anne se plaint beaucoup de la violence verbale et émotionnelle des accusations que Franco lui adresse continuellement, sans toutefois manifester aucun sentiment face à ces reproches; elle affirme simplement que le sexe n’a aucune importance pour elle et que ces hommes ne comptaient pas, exprimant ainsi le clivage des affects et une indifférence vis-à-vis de la relation d’objet. Elle exhorte son mari à oublier le passé et à cesser de le ressasser de manière obsessionnelle. Face à ces propos, Franco se révolte et déclare que la raison de sa souffrance est qu’Anne ne fait aucun cas de ses sentiments. Il pense qu’il ne compte pas pour elle et lui reproche de ne s’être jamais excusée pour ce qu’elle a fait. Il s’accuse, en outre, de ne pas avoir su s’y opposer. Anne reste indifférente face à ces accusations comme si elle n’en percevait pas le sens. Franco dit qu’il a un grand besoin d’un contact physique avec Anne, ce dont “elle l’a privé”. La présence d’un fond passif-dépressif de Franco met en évidence in lui la défaillance de la permanence de l’objet et la grande importance que représente pour lui le lien à Anne. Aucun des deux ne réussit à envisager vraiment de pouvoir se passer de l’autre. Étant donné que tous les deux manquent de bonnes internalisations qui les supportent et qui leur permettent de se passer de la fonction de support que l’autre a pour chacun.

Ceci est le bref récit, fait par les époux, de leur relation de couple et de leur vie. Essayons d’entrer dans les histoires qui ont pris forme dans le temps, au cours du traitement, à travers – entre autres – l’analyse des complexes vécus transféro-contretransférentiels, en faisant émerger les caractéristiques de leur lien.

Niveau intrapsychique, niveau intersubjectif, niveau socioculturel

Il est vite apparu que, chez Anne, un grand besoin d’affirmation et d’autonomie pour se soustraire au vécu d’oppression généré par la relation infantile avec son père coexistait avec un fort besoin de dépendance et d’attention lié aux défaillances de la fonction maternelle primaire.

Le mariage, en scellant le lien, a probablement fait émerger en elle l’angoisse de perdre à la fois le lien et son autonomie. Anne a trouvé dans les contenus du mouvement soixantehuitard et dans le féminisme ses points de force. Le couple ouvert a représenté une solution possible à ses conflits, une défense contre ses angoisses et la garantie du lien avec Franco sur lequel elle s’appuyait.

De son côté, Franco, dépendant des idéologies dominantes et de sa femme, avait besoin de la sécurité que lui apportait sa relation avec Anne; il avait donc accepté les demandes de cette dernière et s’était abandonné à ses besoins régressifs de s’en remettre entièrement à quelqu’un. Il s’était retrouvé pris au piège, sans arriver à se soustraire à la proposition du couple ouvert parce qu’il avait absolument besoin du soutien d’Anne et qu’il se sentait trop faible intérieurement pour s’opposer et incapable d’exprimer de l’agressivité. Le lien l’a conduit à une sorte de dépersonnalisation (Neri, 2017): il ne se reconnaissait pas et n’était pas reconnu dans ses caractéristiques d’individu doté d’émotions, de sentiments et de droits.

Ils semblaient présenter, tant l’un que l’autre, de fortes défaillances dans l’identification avec les parents du même sexe et du sexe opposé: défaillances au niveau de l’affectivité maternelle et du développement du surmoi. Une identification inconsciente avec une figure dévalorisée et maltraitée semblait émerger chez les deux époux, contre laquelle Anne s’était défendue en exagérant une attitude ambitieuse, rebelle, transgressive. Quelle est la spécificité de l’alliance inconsciente qui organisait le lien de ce couple et comment s’est établie, en subissant l’influence de l’idéologie prédominante et en adhérant à celle-ci?

Selon quels processus les alliances dans leur lien ont-elles été nouées de manière que certains de leurs contenus, certains de leurs objectifs ont continué à être inconsciemment présents et à déterminer leur relation? (Kaës, 2009).

Les blessures narcissiques, le niveau fusionnel des besoins des deux membres du couple, l’angoisse de perdre l’autre ont constitué le terrain germinatif du lien, qui a acquis des qualités perverses.

Les (deux) époux, tous deux, ont contribué à construire une relation perverse et le lien a été l’expression de l’enchevêtrement qui les a immobilisés dans des fonctions et des rôles complémentaires, dont la jalousie de Franco n’est que la dernière expression.

À travers les relations avec d’autres hommes, Anne parvenait à maîtriser ses angoisses, trouvait un étayage de son estime de soi, satisfaisait son besoin effréné d’admiration et, par son indifférence totale aux vécus de Franco, provoquait en lui une souffrance dont elle niait la légitimité en réaffirmant les valeurs de la contestation. Franco, qui avait eu dès le début une attitude de protection et d’admiration vis-à-vis d’Anne, acceptait des comportements qui suscitaient en lui refus, déception, humiliation. Il semblait avoir perdu sa capacité de jugement et de critique et subissait la situation.

Le lien qu’ils avaient construit constituait un troisième élément capable de conditionner et de modifier aussi bien l’un que l’autre. Toutefois, malgré les apparences, nous ne devons pas penser que seul l’un d’eux parasitait l’autre, qui était la victime, mais que, à un autre niveau, la victime pouvait devenir à son tour le persécuteur (Nicolò, 2009), comme c’est en fait le cas actuellement.

Chez Anne, le besoin de se défendre contre la dépendance, la présence intérieure d’objets parentaux haïs/méprisés, l’amenait à identifier dans certaines valeurs contestataires du mouvement soixante-huitard le point de repère, la confirmation de ses besoins défensifs de dérive perverse. Franco, pour sa part, avec un sentiment dévalorisé de soi et une grande insécurité, adhérait aux mêmes idéaux, ayant trouvé dans le mouvement et dans son idéologie un refuge, une confirmation identitaire, une famille idéalisable.

Tous deux, malgré leurs différences, avaient de forts besoins défensifs vis-à-vis d’aspects internes enfantins qui, s’ils avaient émergés, auraient pu mettre en difficulté les identités que les deux conjoints avaient réussi à construire et qu’ils devaient soutenir.

Pendant les séances, il était difficile, au niveau du contretransfert, de contenir la souffrance qui envahissait Anne chaque fois qu’Eric était pris par la nécessité d’évoquer le passé en exprimant de violentes accusations contre elle, ou même le désespoir d’Eric pour ce qu’il ressentait comme un échec qu’il n’avait  pas pu récupérer. Ils apparaissaient tous les deux vivement blessés par une douleur profonde qui les opprimait.

S’il avait initialement été difficile, au niveau du contretransfert, pour l’analyste de prendre une position intermédiaire entre eux et d’éviter de se sentir constamment en train de pencher pour l’un ou l’autre, il avait prévalu de les ressentir tous les deux très souffrants. Ils semblaient tous deux plongés dans une mer de douleur d’où il semblait difficile les aider à sortir.

Conclusion

 Nous pouvons observer que la situation clinique présentée montre comment les conditions culturelles et intersubjectives de la vie psychique s’entremêlent aux conditions intrapsychiques et comment la défaillance des fonctions symbolisatrices extrasubjectives peut favoriser des configurations psychopathologiques déterminées.

Le lien entre les époux, bâti autour de leur quête d’un refuge pour leurs blessures narcissiques et leurs besoins fusionnels, s’est en quelque sorte constitué à l’ombre du mouvement. L’adhésion aux idées soixante-huitardes leur permettait de sentir qu’ils “faisaient partie” d’un vaste groupement socioculturel dans lequel ils espéraient pouvoir trouver le repère identificatoire qui leur manquait.

Pour eux, en effet, ce qui est advenu dans le couple était rapporté aux idées du mouvement révolutionnaire: si l’adhésion à ces idées était devenue le moyen pour ne pas percevoir leurs propres fragilités, les bouleversements des formations métasociales et métapsychiques (Kaës, 2012) influaient sur leurs noyaux plus primitifs en les fragilisant, en quelque sorte, et en favorisant une solution défensive de type pervers.

Kaës (2012) nous a largement exposé le fait qu’une conception endogène de la psyché ne peut négliger les conditions à la fois culturelles et intersubjectives de la vie psychique et que les traumatismes collectifs laissés sans élaboration ont montré l’existence et l’importance de fonctions symbolisatrices extrasubjectives.

Dans le ce contexte culturel dont nous parlons les fonctions symbolisatrices extrasubjectives étaient en effet devenues, particulièrement fragiles tant pour la disparition des formes instituées des mythes et des idéologies du passé que pour les contenus des nouveaux acquis culturels, et n’étaient plus en mesure de représenter une contenance pour le fonctionnement de la vie psychique individuelle et intersubjective. Les nouveaux acquis culturels qui prônaient, entre autres, le renversement de l’autorité parentale, la revendication de la liberté sexuelle, la contestation de la structuration œdipienne de la société et le refus des repères socioculturels du passé, faisaient émerger de nouveaux codes de signification auxquels se confronter, favorisant ainsi une sorte de régression vers une organisation psychique préœdipienne. Rappelons que, pour Kernberg (1995) «c’était comme si notre culture illustrait une pathologie borderline, avec une détérioration du surmoi, une condensation régressive d’érotisme et d’agressivité et un clivage des composantes érotiques de la sexualité d’avec la matrice des relations d’objet» (p. 215).

Il nous a semblé que les particularités de cette situation clinique permettaient de bien mettre en évidence l’importance d’un travail psychanalytique qui prenne en compte les correspondances entre les espaces intrapsychique, intersubjectif et socioculturel et les caractéristiques des liens de chaque espace avec les autres; c’est, précisément, la spécificité de ce travail qui devra continuer à faire l’objet de nos réflexions.


Bibliographie

Freud, S. (1905). Tre saggi sulla teoria sessuale (Nota del 1920). OSF, vol. 4. Torino: Bollati Boringhieri.

Freud, S. (1929). Il disagio della civiltà. OSF, vol. 10. Torino: Bollati Boringhieri.

Grunberger, B., Chasseguet-Smirgel, J. (2004). L’univers contestataire. Paris: éditions in Press.

Kaës, R. (2009). Les alliances inconscientes. Paris: Dunod (Tr. it. Le alleanze inconsce. Roma: Borla, 2010).

Kaës, R. (2012). Le Malêtre. Paris: Dunod. (Tr. it. Il Malessere. Roma: Borla, 2013).

Kernberg, O.F. (1995). Love Relations. Normality and pathology. London and New Haven: Yale University Press (Tr. it. Relazioni d’amore. Normalità e patologia. Milano: Cortina, 1995).

Neri, C. (2017). Gruppo. Nuova edizione. Milano: Cortina.

Nicolò, A.M. (2009). La violenza nella coppia: un esempio di patologia transpersonale. In Nicolò A.M. (a cura di), Adolescenza e violenza, pp. 211-225. Roma: Il Pensiero Scientifico.


[1] Ce cas a été traité en thérapie psychanalytique de couple, à raison d’une séance hebdomadaire, par le docteur Daniela Lucarelli.

Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

AIPPF

ISSN 2105-1038