Epreuve, névrose traumatique, catastrophe

REVUE N° 25 | ANNE 2021 / 2

La famille et les formes de la crise : Epreuve, névrose traumatique, catastrophe

La famille et les formes de la crise :  Epreuve, névrose traumatique, catastrophe

Toute crise, c’est-à-dire un changement soudain, génère, dans l’appareil psychique individuel et collectif, diverses formes de transformations. Nous proposons d’en différencier trois types: l’épreuve, la névrose traumatique et la catastrophe. Dans l’épreuve, le sujet et son groupe famille mobilisent leurs ressources pour surmonter la crise. Le traitement peut être bref, il reconnaît la qualité de la réponse familiale. Dans la névrose traumatique, la souffrance a débordé les capacités d’élaboration qui restent cependant suffisantes pour que le travail associatif soit fructueux. Le temps de traitement est long. Dans la catastrophe, les sujets, le groupe famille et l’environnement sont en grande souffrance. Le traitement est très long et confronté à la répétition du négativisme en séance.

Mots-clés: crise, épreuve, névrose traumatique, catastrophe, thérapie familiale.


Family and forms of crisis: challenge, traumatic neurosis, catastrophe  

Any crisis, that is to say, a sudden change, generates various forms of transformations in the individual and collective psychic apparatus. We propose to differentiate three types of forms, the event, the traumatic neurosis, the catastrophe. In the event, the subject and his family group mobilize their resources to overcome the crisis. The treatment can be brief; it recognizes the quality of the family response. In traumatic neurosis, the suffering has overwhelmed the capacity for elaboration, which remains however sufficient for the associative work to be fruitful. The treatment time is long. In the catastrophe, the subjects, the family group and the environment are in great suffering. The treatment is very long and confronted with the repetition of negativism in the sessions.

Keywords: crisis, event, traumatic neurosis, catastrophe, family therapy.


La familia y las formas de crisis: prueba, neurosis traumática, catástrofe 

Cada crisis, es decir, un cambio repentino, genera varias formas de transformaciones en el aparato psíquico individual y colectivo. Proponemos diferenciar tres tipos de formas, la vivencia, la neurosis traumática, la catástrofe. En la prueba, el sujeto y su grupo familiar movilizan sus recursos para superar la crisis. El tratamiento puede ser breve, reconoce la calidad de la respuesta familiar. En la neurosis traumática, el sufrimiento ha desbordado la capacidad de elaboración, que sin embargo sigue siendo suficiente para que la labor asociativa sea fructífera. El tiempo de tratamiento es largo. En la catástrofe, los sujetos, el grupo familiar y el medio ambiente están en gran sufrimiento. El tratamiento es muy largo y se enfrenta a la repetición del negativismo en las sesiones.

Palabras clave: crisis, prueba, neurosis traumática, catástrofe, terapia familiar.


ARTICLE

Toute crise génère des bouleversements psychiques, dans la psyché du sujet singulier, dans ses liens intersubjectifs, dans sa groupalité familiale, voire dans les ensembles socioculturels d’appartenance, ainsi que René Kaës l’a argumenté tout au long de son œuvre depuis les années soixante-dix jusqu’à sa synthèse (2015).

Mais crise n’est pas synonyme de traumatisme. Il importe de distinguer trois modalités de transformation générée par la crise : l’épreuve, la névrose traumatique et la catastrophe. Chacune de ces modalités est constituée de processus spécifiques qui appellent des formes différentes de conduite du traitement psychique en psychanalyse du couple et de la famille. De plus, ces trois modalités peuvent s’associer ou se succéder, selon la période traversée dans la cure, selon aussi la diversité des psychés singulières dans le champ du traitement. Enfin, le processus de l’après-coup s’y déploie selon un gradient entre deux polarités, la déconstruction et la construction, autrement dit la souffrance et la croissance.

Explorons cette complexité en relevant le défi de rester simple et sobre !

 L’épreuve

Dans cette modalité de la crise, et quelle que soit l’intensité de celle-ci, l’appareil psychique du groupe famille et des sujets n’est pas débordé, sinon passagèrement, dans ses capacités de transformation. Il mobilise des ressources suffisantes pour surmonter la crise, voire pour éprouver un sentiment d’augmentation psychique, après l’effroi et la menace. Il en résulte parfois une légitime représentation héroïque du soi et du nous. Quand celle-ci devient excessive et alimente des conduites en omnipotence glorieuse partagée entre l’enfant et les parents, elle justifie des entretiens familiaux sur une durée peu longue.

L’enfant est, par exemple, né grand prématuré, il a failli mourir et/ou garder des séquelles graves, mais les parents et l’enfant « se sont battus » pour la vie, la meilleure possible, non sans des angoisses et des découragements mêlés plus tard de fierté. Ils ont été capables, quelque peu coupables et surtout responsables. Les parents aujourd’hui hésitent à dire NON à l’enfant, de crainte de freiner son élan vital, et celui-ci en tire profit pour jouer au « coquin de bébé chef malheureux ». Les parents ont l’intuition que le petit héros pourrait devenir tyran.

L’action psychique de l’analyste consiste, pour l’essentiel, à accueillir la riche associativité qui émerge en séance, composée de mise en histoire, de nomination des affects et de mise en jeu des fantasmes. L’analyste valide, par son écoute affectivée, la qualité des ressources familiales mises en œuvre. Il travaille en étayage du moi et du surmoi-idéal, ferme et bienveillant, de chacun et du groupe. L’héroïsme et l’omnipotence entrent peu à peu en défervescence.

L’après-coup, dans la vie de famille puis en entretiens, s’est avéré constructeur.

 La névrose traumatique

 Cette deuxième modalité de transformation de la crise est plus proche de l’état-limite que de la névrose dans la mesure où l’angoisse de la perte d’objet et la dépression sont très présentes dans la clinique de la souffrance des sujets et du groupe famille. Elle nécessite une fréquence suffisamment intense des séances, deux à quatre fois par mois, dans la mesure du possible et une durée longue de la cure, “non définie mais non infinie”.

Le processus associatif de chacun des sujets, et co-associatif du groupe thérapeutique, est présent, mais le déploiement de l’historisation est entravé par les effets de l’aprèscoup où domine la souffrance. Le groupe famille souffre de réminiscence mais n’en sait rien. Le savoir dit « populaire » théorise alors la répétition du traumatisme sous la forme anonyme du destin. Mais il ne peut représenter la réminiscence subjectivée du passé par sa reviviscence dans le présent, sous la forme d’une souffrance actuelle énigmatique.

Dans cette conjoncture, la mise en histoire dans la cure est longtemps phobogène et considérée comme néo-traumatique. Il en résulte deux formes cliniques.

La première est celle des familles dites “sans histoire”, ou dont l’histoire est parsemée de secrets et de non-dits. L’analyste se surprend à oublier ce qu’il a vu et entendu ou à se montrer trop “curieux”, c’est-à-dire intrusif dans l’invite associative. C’est dire la dimension agissante de ce “sans histoire”. L’analyste comprend peu à peu que le sans histoire a une histoire, celle de l’effacement des traces de l’histoire sous l’effet du déni puissant de la souffrance.

La seconde forme clinique est l’inverse de la première. “Toute l’histoire” est racontée tout de suite, à tout le monde, “à plein tuyaux”, au risque majeur du ressenti de vidange et de violation d’intimité. L’écoute de l’analyste est alors supposée en être la cause.

Ces brèves notations cliniques sont autant d’invitations à une grande réserve et une grande prudence de la part de l’analyste dans son rapport à l’historisation et à la séduction que le traumatique peut exercer sur sa psyché. J’évoquais, en introduction, l’association des modalités de transformation de la crise. En voici, très brièvement, un exemple.

Dans la famille F, naissent des jumelles prématurées. A, restée plusieurs mois en réanimation néonatale, revient dans sa famille avec une hémiparésie. Mais son développement affectif et relationnel est excellent de même que le lien de tendresse mère-bébé. B rentre chez elle après dix jours d’hospitalisation, en très bonne santé. Mais elle présente très tôt des symptômes d’évitement relationnel dysharmonique. La relation mère-bébé est paradoxale, du type “va-t’en reviens” où domine l’hostilité. La crise périnatale a généré une épreuve salutaire côté A et une névrose traumatique côté B, dans le même laps de temps. Nous engageons une thérapie familiale. Celle-ci fait émerger tout d’abord des souvenirs d’enfance de grande hostilité entre la fillette future mère et sa propre mère, la grand-mère maternelle. Puis le fantasme maternel suivant est mis en mots : A, la gentille, a été attaquée in utero par sa sœur B, la méchante. Voilà pourquoi A est aimable et B haïssable. La perlaboration de cet ensemble de souvenirs et de fantasmes transforma en quelques semaines la situation clinique. La mère put entrer dans un lien tendre avec B comme avec A. Il fut très émouvant de voir l’évitement mutuel mère-bébé disparaître et B « refleurir », ainsi que toute la famille. L’analyste a travaillé sur un double registre : valider la qualité de la mère avec A et comprendre les empêchements de la même mère, dans le même temps, avec B.

La catastrophe

La transformation de la crise en catastrophe ne peut être considérée comme une névrose traumatique intense. La catastrophe est caractérisée par l’intensité de la pulsionnalité destructive et par l’extension du processus, au-delà du groupe famille, vers le socius. De ce fait, les sujets et leur famille ne peuvent plus trouver appui sur l’environnement et sur les « méta-garants sociétaux » (R. Kaës, 2015). Les structures démocratiques, religieuses, culturelles se sont effondrées. Il n’y a plus de recours face au vécu de détresse-désaide. Chacun se sent abandonné par le « surmoi de la culture » (S. Freud, 1930). Les conséquences en sont multiples.

La polarité « bienveillante » du surmoi-idéal du sujet se réduit « en peau de chagrin » au profit de la polarité « malveillante » (M. Klein, 1927) composée du surmoi dit cruel

(surantimoi pour P.-C. Racamier, 1995) et d’un idéal du moi extrémiste qui oscille entre nihilisme et grandiosité. Le moi, le ça et le lien à la réalité ne sont plus régulés. Les processus relatifs à l’identité et à l’identification se déconstruisent.

De plus, la catastrophe est interprétée dans l’inconscient comme intentionnelle et non comme le fait du hasard de l’existence. Car le hasard, c’est-à-dire non pas l’indéterminé, le sans cause, mais l’indéterminable, en raison de l’hyper-complexité de l’ensemble causal, heurte profondément le narcissisme (S. Freud, 1914). La psyché construit alors, face au scandale de l’inconnaissable qui rend menaçant tout futur, des formes totalitaires de causalité qui amalgament la cause, la faute et l’origine, au détriment du sentiment de responsabilité.

On comprend que le sujet et la famille doivent construire, sur la base du déni en commun de la détresse-désaide et de la mélancolie, des solutions défensives solides mais dommageables à leur tour. Nous ne pouvons que citer ici ce que j’ai dénommé la « trilogie défensive », associant paradoxalité pathologique, perversion narcissique et incestualité. Leur point commun est de tenter de réduire la dangerosité mortifère supposée de l’autre, de l’objet-autre sujet, pour le soi et pour le nous. L’autre doit être désubjectivé. De ce fait, le lien intersubjectif et la groupalité se déconstruisent à leur tour.

Cependant, persistent souvent, cachés ou en archipel, des formes de fonctionnement psychique suffisamment bonnes, type épreuve et /ou névrose auxquelles l’analyste aura à être attentif pour étayer leur nouvelle mise en œuvre.

C’est dans ce contexte que l’analyste va engager une très longue et très complexe « aventure » thérapeutique avec une famille où les dimensions psychotiques, psychopathiques, perverses, somatiques, etc. s’entremêlent. Cependant, l’engagement de l’analyste dans le traitement psychique suppose qu’il ait perçu, ne serait-ce que par son intuition, ce noyau de vitalité que j’évoquais plus haut.

La thérapie familiale va rencontrer de multiples obstacles : pour coconstruire le dispositif ; pour trouver-détruire-créer les compromis du vivre ensemble en séance ; pour surmonter les réminiscences-reviviscences, en après-coup déconstructif du vécu de catastrophe, si peu historisable; et pour perlaborer le négativisme qui envahit la cure.

Conclusion

Le négativisme dans la cure (comme dans la vie de famille) est à la fois un obstacle et une opportunité. Il se traduit par un éprouvé de nullité, de type “je suis nul, je n’y peux rien” à peine dicible, du côté de l’analyste envahi par la conviction que le traitement va s’arrêter sous peu, comme le clame la famille. Je mets ainsi l’accent sur ce premier degré de désespoir et de déqualification sans issue qui spécifie le négativisme. Il est très difficile d’en sortir par soi-même, et l’assistance d’un tiers est le plus souvent requise pour que s’ouvre une seconde étape du processus, celle du transfert-contre-transfert du négatif dans le champ de la séance.

Dès lors, l’analyste se dit : “je me sens nul” et non plus “je suis nul”. Cet éprouvé a une histoire potentielle, histoire de la cure puis histoire de la famille dans son environnement, une mythistoire, à vrai dire, qui va peu à peu émerger. Mais rien ne peut se coconstruire sans le “passage à vide” périlleux du négativisme partagé. En effet, celui-ci permet aux sujets et à la famille de percevoir intuitivement que l’analyste est un humain presque pareil qu’eux dans la détresse-désaide, et non plus cet étranger radical qu’ils croyaient être. La nouvelle alliance se fonde sur ce partage authentique du négativisme qui relance la dynamique de la cure. Ce mouvement est appelé à se répéter à de nombreuses reprises, avec une intensité en défervescence. Ainsi vont les formes de la crise de la famille, dans la vie et dans la cure.


Bibliographie

Freud S. (1914). Pour introduire le narcissisme, OCF.P, XII, pp. 213-245. Paris: Puf, 2005.

Freud S. (1930). Le malaise dans la culture, OCF.P, XVIII, pp. 245-333. Paris: Puf, 1994.

Kaës, R. (2015). L’extension de la psychanalyse. Pour une métapsychologie de troisième type. Paris: Dunod.

Racamier P.-C. (1995/2010). L’inceste et l’incestuel. Paris: Dunod.

Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

AIPPF

ISSN 2105-1038