REVUE N° 30 | ANÉE 2024 / 1
Je verrai toujours vos visages ou la Justice restaurative
CLINIQUE CINEMATOGRAPHIQUE
Je verrai toujours vos visages[1], ou la Justice restaurative
Anne Loncan[*]
«La justice restaurative, appelée également “justice réparatrice” se définit comme un modèle de justice complémentaire du procès pénal, qui consiste à restaurer le lien social endommagé par l’infraction, à travers la mise en œuvre de différentes mesures associant la victime, l’auteur et la société. Elle est conçue pour appréhender l’ensemble des répercussions personnelles, familiales et sociales liées à la commission des faits, et participe ainsi, par l’écoute et l’instauration d’un dialogue entre les participants, à la reconstruction de la victime, à la responsabilisation de l’auteur et à l’apaisement, avec un objectif plus large de rétablissement de la paix sociale.»
Cette définition issue de la circulaire du ministère de la Justice de la République française, en date du 15 mars 2017, indique le sens, les buts et les moyens de cette démarche nouvelle qui est indépendante de toute procédure pénale.
Soulignons que dès 1999 le Conseil économique et social de l’ONU avait préconisé l’instauration de mesures de justice réparatrice dans les États membres. Diverses résolutions ultérieures y ont concouru jusqu’à ce que l’Assemblée générale des Nations Unies consacre cette approche en 2014. La même année est promulguée en France une loi instituant cette pratique. Trois ans plus tard, après la mise en œuvre de mesures expérimentales, la circulaire d’application est publiée au Journal officiel.
Le qualificatif de “restaurative”[2] a été adopté dans les textes officiels et le choix de ce néologisme est justifié par le refus de suggérer des idées qu’un autre adjectif pourrait susciter de manière fallacieuse. Inspiré de la formule anglo-américaine “restorative justice”, il évite l’emploi d’autres adjectifs parfois utilisés, comme “restauratrice” ou “réparatrice”, car il n’a pas l’ambition de restaurer ce qui ne pourrait l’être. On pourrait dire qu’ici la restauration ou la réparation ne viennent, comme la guérison en psychanalyse, que “de surcroît”.
Les mesures de justice restaurative peuvent se présenter selon de multiples modalités. Deux d’entre elles sont présentées dans le film français de Jeanne Herry, sorti en 2023, Je verrai toujours vos visages. Je m’appuierai sur cette œuvre singulière qui déploie les procédures d’application du concept de justice restaurative, aborde le vécu des protagonistes et permet de percevoir des effets produits.
Je verrai toujours vos visages
Ni documentaire ni vraiment fiction, ce film peut être qualifié de docu-fiction. Le terme “docufiction” (ou “docu-fiction”), généralement employé au masculin, désigne couramment dans la langue française des films qui recréent des situations “réelles”. Il s’agit là d’un genre cinématographique hybride qui s’est plus particulièrement développé depuis le début du XXIe siècle. Le titre du film est l’exacte réplique qui est dite par l’un des “infracteurs”[3] à l’issue de la mesure à laquelle il a pris part. Deux situations sont examinées alternativement tout au long du film, deux exemples parmi les diverses modalités d’application possibles dans le cadre de la Justice restaurative.
Le film commence par une séance de préparation des animateurs/médiateurs qui plus tard réguleront une rencontre entre des détenus auteurs de braquages ou vols avec violence et des victimes de ce type d’agression en nombre égal. La formation des animateurs bénévoles, qui se déroule sur un an, est l’un des piliers de la justice restaurative. Elle garantit à ceux-ci, tous bénévoles, un professionnalisme suffisant, une meilleure assurance dans la pratique et renforce leur crédibilité auprès de leurs interlocuteurs.
La formation des animateurs bénévoles
Attardons-nous sur cette première séquence du film. Nous ne comprenons pas tout de suite qu’il s’agit d’une séance de formation, car le jeu de rôles auquel participent les animateurs en formation et des animateurs confirmés, sous le regard d’un superviseur, est très crédible. Les animateurs sont en fin de formation, et participent à ce jeu où leurs collègues sont là pour incarner aussi bien les auteurs de braquage que leurs victimes. Leur travail est présenté selon un cadre qui se rapproche de celui des thérapies de groupe. Les professionnels travaillent à deux en co-animation, l’un d’eux étant confirmé tandis que l’autre est débutant. La neutralité des attitudes et des propos est une condition requise, il faut se garder des suggestions, jugements, interprétations et autres commentaires. Ainsi, lorsque l’animatrice dit à sa collègue qui joue une criminelle:
- “Je comprends”, le superviseur corrige:
- “Tu comprends, vraiment?… Non, tu ne comprends pas ce que cette femme a vécu, tu peux juste l’imaginer.”
- “J’ai voulu la soutenir…”
- “Soutiens-la en l’écoutant!”
L’écoute est le maître mot: “On ne parle pas à leur place, on n’essaie pas de les transformer, sinon ils vous diront ce qu’ils ont déjà dit à tout le monde et ils tairont ce qu’ils ont toujours tu.”
Un an plus tard: préparation et réalisation d’un dispositif groupal
Nous revoyons une équipe de deux co-animateurs. Ils ont terminé leur formation et sont maintenant en situation de pratiquer.
Ils conduisent un premier entretien avec un détenu qui a postulé pour participer à un dispositif groupal de justice restaurative. Les animateurs prennent connaissance de ses motivations et lui expliquent que ce travail est basé sur le volontariat et qu’il est gratuit. S’il ne coûte rien, il n’est pas non plus assorti d’une remise de peine. Son contenu restera confidentiel. Le détenu demande alors à quoi vont servir ces rencontres… De tels entretiens préalables à la mise en situation peuvent durer des mois avec chacun des volontaires, auteurs comme victimes.
La première mesure de Justice restauratrice présentée dans le film inclura trois détenus et autant de victimes. Elle va se dérouler durant cinq semaines, à raison d’une séance hebdomadaire de trois heures. Deux mois plus tard, ils feront le bilan. Deux témoins ou observateurs, membres de la même association, seront également présents. Le groupe comprendra donc dix personnes qui se retrouveront dans une salle de la prison.
Les motivations et les attentes
Dans ce cadre, lors de la première séance, ce sont les motivations et les attentes de toutes les personnes concernées qui sont explorées. La mise en situation est rigoureuse, les modalités de travail sont clairement expliquées. Les observateurs n’ont pas pris part à la préparation, ils se présentent. La plus âgée a 62 ans, elle travaillait dans le service de ressources humaines d’une grande entreprise. Elle insiste sur le soutien qu’elle voudrait que sa présence signifie à tous. Quant au deuxième, il a 41 ans, il est accessoiriste de cinéma et s’adresse aux détenus pour leur dire que “la société s’intéresse à eux”.
Au départ, chacun est prié d’évoquer son histoire, d’agresseur ou d’agressé, et d’évoquer ce qui l’a conduit à prendre part à ces séances, ce qu’il en attend.
Nawelle, caissière dans une supérette qui a été braquée, aimerait que les détenus présents prennent conscience des dégâts qu’ils ont commis, qu’ils comprennent que derrière la victime il y a des familles, des enfants. Elle dit ne rien attendre d’eux, pensant que c’est à elle-même qu’il revient de réussir à s’en sortir. Grégoire, victime d’un home jacking qu’il résume en quelques mots, formule son questionnement : pourquoi les agresseurs passent-ils à l’acte? Son intention est de les aider à ne pas recommencer. Sabine est une dame âgée qui a subi un vol à l’arraché et a été physiquement blessée. Son voleur, en colère qu’elle ait résisté, l’a frappée tant et si fort qu’elle a dû passer des mois à l’hôpital. Son attente est de comprendre la source de cette violence, elle ne veut plus avoir peur.
Au fil des séances, nous avançons dans la connaissance des troubles engendrés par les agressions chez ces victimes. On note chez tous les trois le sentiment d’une “blessure qui ne peut pas guérir”. De chacun d’eux émane un vécu dépressif intense corrélé à une dégradation marquée de la qualité de sa vie. L’auto-accusation est plus sensible chez Sabine, mais l’auto-dépréciation et le sentiment d’inutilité sont présents chez tous. Leurs relations sociales sont réduites à néant, Nawelle a perdu son emploi, Grégoire son garage et Sabine ne peut plus sortir de chez elle; elle ne peut pas profiter de sa retraite comme elle en rêvait, ne voit plus sa famille.
En ce qui concerne les agresseurs, Issa, 25 ans, a été arrêté pour avoir braqué une supérette. Il évoque son désir de réhabilitation, mais reste flou tout en se montrant disponible pour répondre aux questions des victimes. Thomas, 44 ans, a déjà passé dix-neuf ans en prison et pour la première fois il veut faire un effort pour ne pas y retourner. Lui aussi se propose de répondre aux questions des victimes “si ça les aide”. Nessim, la trentaine, a “pris neuf ans” et sort bientôt. Il a souhaité rencontrer des victimes “pour mieux les comprendre”, comprendre pourquoi elles ne peuvent pas se remettre.
Nous voyons se déployer les efforts de toutes les parties en cause, victimes, agresseurs, animateurs et observateurs pour accéder à la compréhension de l’autre, voire à son acceptation. Nous percevons là un fort désir de partage intersubjectif. Sans pathos appuyé de la part de la cinéaste, des échanges authentiques se poursuivent sur ce qui a été vécu, sur les émotions, les questionnements, les justifications. Certains participent plus que d’autres, et l’on voit se former, au fil des séances, un véritable néo-groupe. Une certaine familiarité s’instaure entre eux, ponctuée par les “goûters”, de type auberge espagnole, où l’abondance des plats vient redoubler et signifier la richesse des dialogues dont tous se nourrissent.
Le bilan en fin de mesure met en lumière l’inégalité des effets.
Des trois détenus, un seul pense ne pas avoir été sensible à l’intentionnalité de ce dispositif, bien qu’il ait apprécié d’y prendre part. Un autre affirme ne plus envisager la récidive. Sommé de s’expliquer, il répond: “Je verrai toujours vos visages”. C’est une certitude, le verbe n’a pas été mis au conditionnel. L’invisibilité des victimes aux yeux des agresseurs avait été l’un des thèmes développés.
Du côté des victimes, l’authenticité de leurs paroles, parfois non dénuées d’agressivité, l’engagement qu’ils montrent en faveur de la transformation de leur propre vécu, leur réceptivité et leur réactivité aux propos des détenus ont contribué à l’atténuation de leurs angoisses, ce que vient exemplifier la disparition de l’agoraphobie de la vieille dame.
Le deuxième cas: face à l’inceste
C’est une tout autre démarche qui est déployée: une jeune femme vient voir la médiatrice afin qu’elle organise une rencontre avec son frère Benjamin, qui a abusé d’elle sexuellement durant son enfance. En effet, après avoir purgé sa peine de prison, il est revenu vivre dans la même ville qu’elle. Redoutant de le revoir, elle veut qu’ils se mettent d’accord sur les lieux dont la fréquentation est à éviter pour qu’ils ne se rencontrent pas. Se rencontrer… pour ne pas se rencontrer. C’est sur ce paradoxe que repose la demande de Chloé. On peut à loisir imaginer que ce processus a hanté la vie familiale des deux enfants. La préparation sera longue: le frère, Benjamin, reste persuadé qu’il a été la victime de sa sœur, et non l’inverse, puisqu’elle l’a dénoncé à la police. Durant son procès, Benjamin n’a jamais nié les faits, mais a argué pour sa défense qu’il pensait que sa sœur était consentante, que lui-même était aussi un enfant. Face à chacun des membres de la fratrie séparément, la médiatrice bénévole tient son rôle avec professionnalisme (elle est juriste de formation) et humanité. Devant le désarroi de Chloé, qui ne comprend pas pourquoi son frère persiste dans l’erreur, elle lui propose d’aller voir “un ami payant”. C’est ainsi qu’entre membres de cette association d’aide aux victimes ils nomment “les psys”. La rencontre entre le frère et la sœur, qui a préparé une série de questions, finit par avoir lieu. L’accord sur l’évitement des rencontres est réalisé. Rien n’est réparé, mais, en filigrane, il semble que le jeune homme ait en partie cessé de se mentir à lui-même et que la jeune femme
(qui a engagé une thérapie) soit en partie délestée d’un fardeau inexprimable. Certains aspects de la vie relationnelle entre les membres de l’association nous sont brièvement indiqués. Ces séquences mettent en évidence l’ampleur de l’implication en jeu, ce qui n’est pas sans incidence sur la vie familiale des intéressés.
Pour conclure
Ce film met en images les termes de la circulaire d’application d’une loi promulguée en France en 2014, par lesquels était instituée une forme de justice destinée à éclairer par l’expérience les responsabilités et les souffrances de tous les protagonistes de situations ayant impliqué un recours à la Justice. La dimension d’humanité qui organise et soutient la justice restaurative est ici parfaitement mise en évidence. Servi par des acteurs prestigieux, dont plusieurs membres de la Comédie française, et par une mise en scène rigoureuse, le propos est informatif et sans prétention. Il incite à se pencher sur l’intérêt d’une telle approche, voire à y prendre part.
[*] Psychiatre, pédopsychiatre, psychanalyste de couple et de famille, membre et ancienne présidente de la SFTFP et du CTFP-GSO, membre de l’AIPCF. anne.loncan@gmail.com
[1] Jeanne Herry, Je verrai toujours vos visages. Production: Alain Attal et Hugo Sélignac, Sociétés de production: Trésor Films et Chi–fou–mi Productions, 2023.
[2] La terminologie varie selon les pays, les langues et les textes. En France, l’usage a consacré “justice restaurative” (adaptation de l’anglais “restorative justice”), l’ONU parle de “justice réparatrice” et les Québécois préfèrent le qualificatif de “restauratrice”.
[3] Ce néologisme est fréquemment utilisé en matière de justice restaurative pour éviter le mot “auteur” et laisser entendre que si l’acte a effectivement été réalisé par lui (ou elle), l’environnement, le contexte ont leur part dans sa détermination. Il évite aussi les mots comme “délinquant” ou “criminel” qui recèlent un fond de jugement.