REVUE N° 21 | ANNE 2019 / 2
Introduction au numéro
« Le corps,porteur de la souffrance dans le couple et la famille »
Rosa Jaitin[1], Christophe Bittolo[2]
L’équilibre somatique d’un sujet, d’un couple ou d’une famille est multifactoriel et personne n’est en mesure aujourd’hui de déterminer la part et l’ampleur des facteurs organiques, intrapsychiques, intersubjectifs, transgénérationnels et sociaux qui déclenchent une maladie. Néanmoins, notre regard de psychanalyste, en appui sur l’épistémologie spécifique et la causalité qu’elle ouvre, nous invite à penser les fonctions des liaisons inconscientes qui œuvrent dans le processus de somatisation dans le couple et dans la famille.
L’instabilité actuelle et les facteurs d’accélération temporelle affaiblissent le moi du sujet, réduisent le temps et l’espace du développement et de la construction psychique, pour le “self” individuel, de la même manière que pour le “self” du couple et de la famille.
Dans ce lien du présent et de la présence, de nombreuses études cliniques nous montrent que les pertes et les ruptures d’amour dans les liens de couple actualisent les “noyaux centraux de nature dépressive”, donnant lieu à des maladies psychosomatiques rémissibles. Dans le même sens, les relations sociales et professionnelles sont aujourd’hui marquées par une surcharge qui déborde la psyché. Le corps révèle ce débordement par un inconfort, une insécurité et une désorganisation, facteurs de maladies ou de passages à l’acte.
Michel de M’Uzan(1984) distingue ainsi les troubles psycho-fonctionnels des maladies organiques. Les premiers seraient liés à un processus de régression tandis que les secondes résulteraient d’une modalité spécifique de fonctionnement mental. Elle s’associe à une “dépression essentielle” dans laquelle il n’y a pas ni sentiment de culpabilité ni autoaccusation mélancolique, mais qui se révèle par sa négativité symptomatique et par une forte impression contre-transférentielle chez les analystes. Expression autodestructrice de la pulsion de mort, elle représente une perte libidinale narcissique et objectale, de l’ordre d’une “subversion mortifère” (Dumet, 2019).
Mais, sur le plan intersubjectif, le corps est l’un des domaines d’expression du lien (Pichon Rivière, 1965) et peut être conçu dans le champ d’un préconscient chargé d’une mémoire signifiante et d’une histoire (Valabrega, 1996).
Les différents articles présentés dans ce numéro de la revue font référence à deux types de cliniques:
- Une clinique relevant des processus de somatisation dus à la régression vers des modèles de fonctionnement primitif dans les liens familiaux, rendant difficile l’élaboration du “deuil originaire” (Racamier, 1992) inhérent à la subjectivation et l’individuation des membres de la famille ou du couple. Ces modes de fonctionnement donnent lieu à des crises somatiques réversibles, car la “subversion libidinale” conduit à un retour aux liens somatiques, qui peuvent se transformer par le travail psychanalytique avec les couples et les familles.
- Une clinique faisant apparaître des processus somatiques par déliaison pulsionnelle. Ce sont des maladies graves qui aboutissent quelques fois au décès et demandent un accordage entre les suivis médicaux et les psychanalystes de couples et de familles.
Les courants actuels de la psychanalyse des liens renvoient à la notion de pulsion, qui a permis à Freud (1915) de clore l’exigence de travail que la psyché impose au corps. Les recherches en psychanalyse de liens montrent que le corps s’appuie sur des étayages intersubjectifs et transsubjectifs au sein d’une famille, dans leurs appartenances collectives et sur la contrainte imposée par la société et la culture (Kaës, 2012). Ces types de processus nécessitent une approche multidisciplinaire et institutionnelle.
Quand la sensorialité du plaisir n’arrive pas à stimuler la représentation, la complémentarité entre la zone érogène et le corps de l’autre ne peut pas s’établir. Ces répressions pulsionnelles peuvent dériver vers des affections ou des troubles somatiques qui se répartissent entre les participants du lien, en établissant des “relations pulsionnelles intercorporelles” (Maldavsky, 1996).
Depuis Freud perçant les mystères de la conversion hystérique, la psychosomatique psychanalytique s’efforce de comprendre l’énigme du passage par la voie corporelle de ce qui n’a pu ou ne peut emprunter la voie psychique. La logique psychique intervient et interfère dans la logique somatique mais de quelle façon, selon quelles modalités? Dans quels contextes familiaux et selon quelles configurations des liens le frayage pour la voie somatique a-t-il préférentiellement lieu?
Pour répondre à ces questions, les auteurs de ce numéro appuient leurs réflexions sur les travaux de l’école psychosomatique de Paris. Dans ces perspectives, l’énigme de la somatisation résulte d’une coupure du moi avec l’inconscient qui contient les forces vives et motrices de la psyché. Le déficit de mentalisation et de symbolisation, la fragilité du préconscient, l’impossibilité d’emprunter des voies psychiques longues, la prééminence de l’hallucinatoire sur le représentatif, ont nécessité sur le plan de la technique thérapeutique un engagement particulier de l’analyste en situation individuelle. Les difficultés de prises en charge ont accentué l’intérêt d’une approche groupale, familiale et de couple.
L’attention à la “maladie psychosomatique” s’est déplacée vers le malade dans son contexte familial, et cette évolution a mis l’accent sur le sujet dans le(s) lien(s) intra- et intersubjectifs et ses alliances inconscientes. Le corps y occupe en effet une place importante en tant qu’interface entre le subjectif, l’intersubjectif et le transsubjectif. Il est également porteur de sens lorsqu’on le considère sous la forme métaphorique du corps familial.
L’atteinte somatique “traduit” dès lors un débordement et/ou une faillite psychique sur le corps biologique. Les avancées actuelles de la biogénétique et de l’imagerie cérébrale montrent les atteintes neurologiques ou les traces que les expériences traumatiques produisent sur les gènes, mais aussi les bénéfices d’un travail thérapeutique, dont les aspects techniques au cours du 20éme siècle ont considérablement évolué.
La superposition du corps, de la pensée et du monde externe montre alors que le “malêtre” du corps condense une pluralité d’espace : du sujet, du lien intersubjectif et du groupe familial et social. S’en dégage une zone confusionnelle et confusionnante, où le corps reprend à son compte le surplus, ce qui déborde et que la psyché des sujets comme les fonctions contenantes du groupe familial ne peuvent traiter, signant la faillite d’une mise en scène psychique, équivalent d’un agir s’opposant à l’élaboration.
C’est cette perspective que mettent en avant Daniela Lucarelli et Gabriela Tavazza, ainsi que Almudena. Sanahuja et Eduardo Grinspon, dans leurs contributions à ce numéro: l’impossibilité d’une différenciation adéquate et suffisante entre les membres de la famille, des zones de confusion, le fantasme-non fantasme d’un corps unique amalgamé ou encore l’incestualité, caractérisent un fonctionnement donnant lieu à des manifestations où le corps individuel est attaqué. L’échec d’une fonction de contenance du corps familial soulève des angoisses de désagrégation dont le corps qui fait symptôme est la cible privilégiée.
Le symptôme psychosomatique se situe dans une zone extraterritoriale de liaison, qui condense l’hétérogénéité et la polytopie du lien psychosomatique et de ses pactes dénégatifs transgénérationnels. La psychanalyse de couple et famille se concentre ainsi sur l’expression des alliances inconscientes inter- et transgénérationnelles, qui se manifestent dans un moment de la vie du sujet. Ici, la clinique de l’article d’Irma Morosini et d’Almudena Sanahuja donne sens aux apports de la topique réalitaire d’Abraham et Torok en psychanalyse familiale. Les couples et les familles rencontrent au cours de leur vie des obstacles et des conflits solubles ou insolubles, créant parfois un trop-plein d’excitation, qui, dans certaines conditions, déborde la possibilité de contenance du sujet et de son entourage. C’est alors le corps de l’un des membres du couple ou de la famille qui prend le relais pour chercher à résoudre ce qui était enkysté. Qu’est-ce qui détermine l’élection d’un porte-voix somatique?
Enfin, le travail institutionnel auprès des familles dont les enfants souffrent de maladies chroniques représente un des grands enjeux de l’approche familiale des troubles somatiques et des handicaps qui s’y associent. Les dispositifs de prise en charge familial et de groupe multidisciplinaire dans l’institution (Frédérique Gibert, Henri-Pierre Bass et Adina Alexandrescu) montrent à la fois les potentialités thérapeutiques du recours au groupe dans ces situations mais aussi leurs limites et les questions éthiques et épistémologiques qu’ils posent.
Plus globalement, si le corps exprime une souffrance psychique d’origine familiale et sociale quand les métacadres, garants de la vie, ne fonctionnent plus comme enveloppes de protection, comment une contenance familiale peut-elle être retrouvée/créée? En quoi peut-elle soutenir un processus thérapeutique contre la somatisation? Le recours somatique ne témoignerait-il pas aussi des transformations contemporaines de la famille et du couple?
Toutes ces questions auxquelles les contributions de ce numéro de la revue tentent de répondre en appelleraient bien d’autres au regard de l’étendue des travaux, des pratiques cliniques et des recherches que cette thématique soulève.
Bibliographie
Abraham, N., Torok, M. (1987). L’écorce et le noyau. Paris: Flammarion, 2014.
De M’Uzan, M. (1984). Les esclaves de la quantité. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 30, 129-138.
Dumet, N. (2019). (Dé)Liaisons affectives: (Dé)liaisons psychosomatiques? In Psychosomatique et configuration des liens. Douleur psychique contre douleur physique, 15ème Journée scientifique apsylien-9ème Journée internationale, Lyon, 2019.
Freud, S. (1915). Deuil et mélancolie. In Freud S., Métapsychologie, pp. 189-222. Paris: Gallimard, 1940.
Maldavsky, A. (1996). Linajes abúlicos – Procesos tóxicos y traumáticos en estructuras vinculares. Buenos Aires: Paidos.
Kaës, R. (2012). Le malêtre. Paris: Dunod.
Pichon Rivière, E. (1965). Grupos operativos y enfermedad única, Congreso de psiquatria, Madrid. In Pichon Rivière E., El proceso grupal: del psicoanálisis a la psicología social, tome 2. Buenos Aires: Galerna.
Racamier, P.-C. (1992). Le deuil originaire. Paris: Payot.
Valabrega, J.-P. (1996). Problèmes de la théorie psychosomatique. Encyclopédie médico- chirurgicale, Psychiatrie, 37400-C10. Paris: Elsevier Masson.
[1] Professeur de l’Université de Buenos Aires associé à l’Université Paris Descartes Docteur en Psychologie Clinique et Psychopathologie Psychanalyste, Thérapeute de couple, famille et groupe Président de l’Association Internationale de Psychanalyse de couple et famille (AIPCF) Directrice scientifique d’Apsylien, Lyon Membre du CA, Fédération Française de Psychanalyse de Groupe (FAPAG). jaitin@icloud.com
[2] Psychologue, Psychanalyste, Analyste de groupe, Maitre de Conférences, Laboratoire PCPP, EA 4056, Université de Paris, christophe. bittolo@parisdescartes.fr