REVUE N° 22 | ANNE 2020 / 1
Introduction
Damian McCann[*], Daniela Lucarelli[**], Massimiliano Sommantico[***]
Cette édition spéciale, centrée sur l’homosexualité et la famille, est une nouvelle confirmation de l’important travail qui se déroule actuellement dans le domaine de la psychanalyse, car elle tente de remédier à la négligence honteuse et à la pathologisation dont ont pâti les personnes, les couples et les familles de minorités sexuelles et de genre, sur plusieurs décennies de pratique. La propre lutte de Freud, par exemple, pour intégrer ses idées selon lesquelles nous sommes tous intrinsèquement bisexuels, au sein des puissantes forces de la mono et de l’hétéronormativité, et la colonisation ultérieure de sa pensée, a abouti historiquement à ce que les psychanalystes considèrent, comme l’a souligné Giffen (2017, p. 28) l’homosexualité comme un “arrêt du développement” (Segal, 1990), la bisexualité comme une régression immature vers le fantasme (Rapoport, 2009) et la transsexualité comme un marqueur d’une structure psychotique (Millott, 1990). Il n’est donc pas surprenant que la pensée et la pratique psychanalytiques en matière de genre et de sexualité se soient trouvées de plus en plus surveillées. En 1991, l’American Psychoanalytic Association a été forcée de publier une déclaration s’opposant et déplorant la discrimination publique et privée contre les homosexuels, hommes et femmes, et en 1999, elle est allé plus loin en s’opposant à la thérapie réparatrice. De même, en 2011, le British Psychoanalytic Council a fait sa propre déclaration s’opposant à la “discrimination fondée sur l’orientation sexuelle” et refusant d’accepter une orientation homosexuelle comme preuve de “perturbation de l’esprit ou du développement”. Pourtant, dans leur préface à un livre récemment publié, Waddell et al. (2020) attirent l’attention sur le fait que les coordinateurs de l’ouvrage nous rappellent «que si nous vivons, de plus en plus, dans des cultures politiques et sociales dont la langue officielle s’oppose à la discrimination et célèbre la différence, les effets des préjugés continuent d’être ressentis de manière subtile et plus explicite par ceux dont la sexualité et le genre ne correspondent pas aux normes hétérosexuelles» (p. xii).
Le champ psychanalytique est donc activement engagé dans un processus crucial et douloureux de “résolution” de ses propres conflits internes en ce qui concerne son incapacité à s’engager pleinement et respectueusement avec le genre et la sexualité ; un processus qui, ironiquement, est tellement au cœur de la pensée et de la pratique psychanalytiques. Le nombre croissant de publications, au cours des dernières années, fournit une preuve supplémentaire du fait que la réflexion et l’attention se concentrent désormais sur le développement de la théorie et de la pratique en matière de psychanalyse avec des individus, des couples et des familles LGBTQ, par exemple: Uncoupling Convention: Psychoanalytic Approaches to Same-Sex Couples and Families (2004); Sexualities: Contemporary Psychoanalytic
Perspectives (2015); Clinical Encounters in Sexuality: Psychoanalytic Practice and
Queer Theory (2017); From Psychoanalytic Bisexuality to Bisexual Psychoanalysis: Desiring in the Real (2019); Sexuality And Gender Now: Moving Beyond Heternormativity (2020); Same-Sex Couples & Other Identities: Psychoanalytic Perspectives, (sous presse). Considérées ensemble, ces publications, ainsi que les articles qui constituent ce numéro spécial, indiquent utilement la direction dans laquelle notre champ doit évoluer pour retrouver sa réputation de pensée et de pratique de pointe auprès de cette population particulière. Après tout, la psychanalyse soulève depuis longtemps des questions profondes et difficiles auxquelles nous devons tous réfléchir, et elle ne doit pas hésiter à continuer à le faire. En effet, les individus, les couples et les familles LBGTQ sollicitent notre aide précisément en raison d’un malaise, d’une détresse et d’un trouble profonds. Cependant, nous devons tous résister à la tendance à la pensée hétéronormative ainsi qu’à la tentation de pathologiser la différence.
De plus, lorsque nous réfléchissons à la pratique, nous nous demandons si la formation et l’incarnation de la théorie ne continuent de perpétuer la pensée hétéronormative. Par exemple, étant donné que plus de 50% des hommes gays et bisexuels sont dans des relations ouvertes, les psychothérapeutes de couple psychanalytiques se concentrant sur le fonctionnement dyadique ont inévitablement limité leur intérêt et leur compréhension de la pertinence de l’application de leur théorie à ceux qui sont dans des relations non exclusives. Cet échec peut être considéré comme un déni ou un malaise inconscient, qui se manifeste dans la façon dont la salle de consultation est aménagée pour la thérapie de couple, et dans les hypothèses concernant la monogamie. De même, les parents et les couples de même sexe peuvent être considérés à travers une lentille universaliste, ce qui se traduit par un échec à comprendre pleinement les différences et les qualités propres entre, par exemple, les parents hétérosexuels, lesbiens, gays, bisexuels et queers. Compte tenu de son importance, cette omission peut être considérée comme un échec de la mise en miroir et de l’harmonisation dans la thérapie elle-même. Nous espérons que les articles de cette édition spéciale nous seront utiles à tous pour développer un ajustement plus réactif et plus sensible lors de l’offre de thérapie aux personnes, aux couples et aux familles des minorités sexuelles et de genre qui demandent notre aide.
Nous sommes très heureux d’ouvrir ce numéro avec la republication d’un travail de Miguel Spivacow, récemment disparu. Son article Nuevas Familia. Un desafío para el psicoanálisis discute de la construction du psychisme des enfants élevés dans les familles homoparentales. L’auteur s’interroge sur les destins de la constitution du sujet, aussi bien que sur la place de l’Œdipe dans ces nouvelles configurations familiales. Sans pouvoir parvenir à une évaluation prédictive de l’impact de ces changements sur la subjectivité, ni des effets sur le développement de la personnalité, il est quand même nécessaire, en cas de demande d’adoption, de prendre en compte, entre autres, le fonctionnement destructeur des candidats à l’exercice de la fonction parentale et le respect de la subjectivité d’autrui. Dans leur article Responding to the challenge that same-sex parents pose for psychoanalytic couple and family psychotherapists: Confronting Implicit Bias!, Damian McCann et Colleen Sandor soulignent la persistance d’une croyance qui voit la famille nucléaire traditionnelle comme le meilleur environnement pour élever les enfants. À la lumière des données de la littérature psychanalytique et des recherches sur le sujet, les auteurs concluent que la qualité des relations familiales et l’environnement social ont davantage d’influence sur le développement psychologique des enfants que le nombre, le genre ou l’orientation sexuelle des parents.
L’article d’Alain Ducousso-Lacaze et Marie-José Grihom, Homoparentalité:
apports d’une approche psychanalytique, analyse les changements que l’homoparentalité produit dans la famille et la filiation. En s’appuyant sur la distinction entre parenté et parentalité, les auteurs mettent en évidence la permanence des enjeux inconscients liés au devenir parent. Ils concluent que les adultes homosexuels semblent bien créer de nouveaux liens qui servent de support à la mise en place des processus psychiques de la parentalité.
Dans son article Psychoanalysis with new families and couples, Hanni Mann-Shalvi se pose la question de savoir si les principes qui guident dans le traitement des familles et des couples hétérosexuels sont suffisants pour comprendre la dynamique inconsciente des nouveaux couples et des nouvelles familles. L’auteur aborde les conceptions traditionnelles de la paternité et de la maternité, ainsi que la théorisation psychanalytique de couple et de famille, qui servent de base à sa perception clinique et théorique. Enfin, l’auteur examine si ce qui précède peut être appliqué à la psychanalyse avec deux couples de même sexe, qui ont fondé une famille commune.
Susann Heenen-Wolff, dans son article Same Sex Parenthood, propose qu’il ne soit plus possible de décrire et de comprendre l’homosexualité comme résultant d’une régression ou d’une fixation à un stade de l’expérience temporelle précédant la dissolution du complexe d’Œdipe, ou finalement comme un échec de la rivalité œdipienne conduisant à une identification avec le parent du sexe opposé. L’auteur conclut que les psychanalystes sont obligés de reconsidérer l’importance de la théorie du complexe d’Œdipe dans sa forme simplifiée.
Anne Loncan, dans son article De la bisexualité psychique à l’homoparentalité, considère que les métamorphoses familiales récentes tendent vers une parentalité indifférenciée qui interroge la structure des liens familiaux. Dans son riche exposé, retraçant de nombreuses conceptualisations: des identifications à la transmission de la parentalité, aux rôles et aux fonctions maternelles et paternelles, à l’importance des liens, à celle des idéaux et, en particulier, au concept de bisexualité psychique, elle cherche à éclairer la compréhension métapsychologique des liens familiaux et des fonctions parentales.
Dans son article Parentalidad del mismo sexo. Construcción de la categoría de la
Diferencia. Funciones Parentales, organizadores del psiquismo del infans, Eva Rotenberg, qui depuis de nombreuses années travaille sur les thèmes de l’homoparentalité et de la diversité sexuelle, commence par une introduction historique sur l’évolution de ces questions au sein de la communauté scientifique internationale qui a conduit à la dépathologisation de l’homosexualité, de l’identité trans et d’autres définitions de l’identité de genre. Pour l’auteur, en psychanalyse, la déconstruction d’une vision binaire liée au sexe biologique s’inscrit désormais dans une perspective intersubjective. La sortie du binarisme, soutenue par une psychosexualité dans la réalité psychique, nous permet de penser aux nouvelles situations de la clinique actuelle que l’auteur propose d’appeler “psychosexualité complexe”.
Christiane Joubert, dans son article Parentalités contemporaines: naître dans une famille homoparentale, présente un travail clinique psychanalytique détaillé d’un couple de femmes, venu consulter pour des souffrances occasionnées lors de FIV répétées. Une rupture dans la filiation biologique réveille des failles dans la transmission générationnelle et une rupture de l’imago de couple (deux femmes ensemble) transforme le fantasme de scène primitive. À travers cette exposition émerge la nécessité, pour le couple homosexuel, de s’inscrire dans le corps sociétal, comme couple parental. Inscription difficile, qui fragilise le contrat narcissique, néanmoins possible. L’auteur souligne comment elle a pu représenter pour l’enfant un appui bienveillant, comme un “berceau psychique”.
Enfin, Leezah Hertzmann, dans son article Objecting to the object. Encountering the internal parental couple relationship for lesbian and gay couples, en utilisant une combinaison de concepts de la psychanalyse de couple, de la psychanalyse française et des théories contemporaines de la psychosexualité, propose quelques reformulations psychanalytiques du désir du même sexe pour les relations de couple. Dans cet article, elle vise à explorer les problèmes rencontrés par les couples lesbiens et gays face à la relation de couple parental interne et l’impact de cet objet interne dans le monde inconscient partagé du couple.
Dans les Notes de Lecture, Giorgio Giaccardi propose une présentation détaillée du livre Sexualities: Contemporary Psychoanalytic Perspectives de Alessandra Lemma et Paul E. Lynch, en soulignant comment les auteurs mettent en évidence, à différents égards, l’importance de se départir de l’illusion de fixité et de normalité de la sexualité et de la réinvestir avec la centralité et la plasticité bien comprises par Freud, mais ensuite perdues dans les traditions américaines de l’ego-psychologie et de la relation d’objet britannique.
Bibliographie
D’Ercole, A., Drescher, J. (Eds.) (2004). Uncoupling Convention: Psychoanalytic
Approaches to Same-sex Couples and Families. New York: Routledge.
Giffen, N. (2017). Clinical encounters in sexuality: Psychoanalytic practice and queer theory. In Giffney N., Watson E. (Eds.), Clinical Encounters in Sexuality, pp. 19-43. Earth, Milky Way: Punctum Books.
Giffney, N., Watson, E. (Eds.) (2017). Clinical Encounters in Sexuality. Earth, Milky Way: Punctum Books.
Hertzmann, L., Newbigin J. (Eds.) (2020). Sexuality and Gender Now: Moving Beyond Heteronormativity. Abington, Oxon: Routledge.
Lemma, A., Lynch, P.E. (Eds.) (2015). Sexualities: Contemporary Psychoanalytic Perspectives. East Sussex: Routledge.
McCann, D. (Ed.) (In press). Same-Sex Couples & Other Identities: Psychoanalytic
Perspectives. Library for Couple and Family Psychoanalysis. London, UK: Routledge.
Millot, C. (1990). Horsexe: Essay on Transsexuality, trans. Kenneth Hylton. New York: Autonomedia.
Rapoport, E. (2009), Bisexuality in psychoanalytic theory: Interpreting the resistance. Journal of Bisexuality, 9, 3-4: 279-295. DOI: 10.1080/15299710903316588.
Rapoport, E. (2019), From Psychoanaltyic Bisexuality to Bisexual Psychoanalysis. Abingdon, Oxon: Routledge.
Segal, H. (1990). Hanna Segal interviewed by Jacqueline Rose. In Segal H., Yesterday,
Today and Tomorrow, pp. 237-257. London and New York: Routledge, 2007.
Waddell, M., Catty, J., Stratton, K. (2020). Series Editors’Preface. In Hertzmann L., Newbigin J. (Eds.), Sexuality and Gender Now: Moving Beyond Heteronormativity, pp. xi-xiii. Abington, Oxon: Routledge.
[*] Doctorat en psychothérapie systémique, psychothérapeute psychanalytique de couple, psychothérapeute systémique consultant et responsable de l’apprentissage et du développement, Tavistock Relationships, Londres, et membre auxiliaire de l’Institut international de psychothérapie, Washington, DC. dmccann@tavistockrelationships.org
[**] Psycologue, psychanalyste, membre IPA/SPI, membre du CA de l’AIPCF, directrice de la Revue AIPCF, professeur et superviseur au PCF (cours de Post-spécialisation et recherche clinique en psychothérapie psychanalytique du couple et de la famille de Rome). daniela.lucarelli@gmail.com
[***] Psychologue, psychanalyste IPA/SPI, psychothérapeute psychanalytique de couple et de famille, enseignant-chercheur à l’Université de Naples “Federico II”, membre du CA et du CS de l’Association Internationale de Psychanalyse de Couple et de Famille. sommanti@unina.it