REVUE N° 27 | ANÉE 2022 / 2
INTRODUCTION
Introduction au numéro “La psychanalyse du couple et de la famille face aux catastrophes contemporaines”
Anne Loncan[*], Daniela Lucarelli[**], Massimiliano Sommantico[***]
Les catastrophes qui affectent de plus en plus le monde contemporain, telles que la pandémie de COVID-19, les guerres, les migrations forcées ou encore les impacts climatiques mettent à l’épreuve le fonctionnement psychique des individus, ainsi que celui des couples et des familles. Ces conditions poussent les sujets des liens, comme les groupes où ils s’inscrivent, à trouver des ressources souvent insoupçonnées pour y faire face. Et pourtant, certains d’entre eux se trouvent gravement endommagés par ces crises sans précédent. Quelles ont été et pourraient être nos réponses pour aider ces couples et ces familles en grande détresse? Quels outils techniques peuvent soutenir le travail complexe des psychanalystes de couples et de familles? Nous savons qu’une des voies nécessaires a été l’utilisation de moyens technologiques jusqu’alors peu courants en thérapie, en particulier la visioconsultation et le téléphone. Quelles réflexions pouvons-nous émettre à propos de ces situations? En même temps, on a pu constater que ces catastrophes, qui restent actuelles, ont affecté le psychisme même des soignants. Que dire de ces circonstances dans lesquelles analyste(s) et patient(s) se trouvent dans des mondes que l’on a dits «superposés» (Puget et Wender, 1982), dans lesquels ils partagent une réalité externe qui leur est commune et de nature traumatique ? Dans le champ analytique se produisent alors des phénomènes pouvant induire des distorsions et des transformations dans l’écoute et, plus généralement, dans la fonction analytique. Ces catastrophes, véritables traumatismes collectifs, mettent à l’épreuve, voire courtcircuitent, les alliances, les contrats et les pactes structurants, qui ne sont plus en mesure de garantir la sécurité élémentaire des sujets, ainsi que la confiance dans les liens et les institutions et, plus largement, la capacité de penser (Kaës, 2020). Fortement sollicité par ce contexte adverse, l’analyste est stimulé pour ajuster ses facultés thérapeutiques et ouvrir des voies encore inédites dans le champ psychanalytique.
Le numéro est inauguré par l’article de René Kaës, «Notes sur les espaces de la réalité psychique et le malêtre en temps de pandémie[1]». L’auteur y ouvre quelques voies de réflexion sur l’impact de la pandémie dans les trois principaux espaces de la réalité psychique: l’espace intrapsychique, l’espace intersubjectif et celui des ensembles plurisubjectifs. Un arrière-plan constant sous-tend et oriente ce texte: le malêtre dans la culture contemporaine. Il introduit et situe le contexte des analyses cliniques et des réflexions théoriques présentées dans ce numéro.
L’article de Massimilano Sommantico et Elena Longo, «Transitions multiples et aménagement du cadre », propose une réflexion sur les multiples changements qui ont jalonné le parcours de prise en charge et de suivi d’une famille en souffrance: à partir de la demande d’une transition de sexe de la part de l’une des filles, il y aura passage d’une consultation hospitalière à une thérapie en cabinet privé; enfin, la pandémie de COVID-19 imposera la transition d’une consultation en présence réelle à une psychothérapie en ligne. Soulignons que les auteurs y accordent une attention particulière aux racines transgénérationnelles de la souffrance familiale.
Toujours dans le registre de la thérapie familiale psychanalytique, Rodrigo Manoel Giovanetti et Fernanda Zanetti Cinalli Giovanetti introduisent une variation technique inédite. Leur texte, «Family therapeutic consultations in contemporary times: therapeutic mediations with video games in public health care services», vise à systématiser une expérience d’extension de la psychanalyse, à travers la médiation par les jeux vidéo; cette expérimentation a eu lieu dans le cadre de consultations thérapeutiques familiales destinées à la prise en charge d’enfants présentant une détresse psychologique et déployées dans un service de santé publique.
L’article d’Anne Boisseuil, «Effets de présence chez l’adolescent dans sa famille confinée, transformation des espaces communs et privés», écrit à partir de la clinique des adolescents avant, pendant et après le confinement, se propose d’examiner les effets de co-présence liés au confinement. La réflexion de l’auteur porte sur l’hypothèse d’un mouvement régressif ouvrant à la remobilisation des espaces communs et partagés par l’adolescent au sein de sa maison, dans sa famille. Le groupe de recherche de l’AIPCF, «Atravesamientos espacio-temporales en el impacto psico-físico y social de la pandemia en el mundo», porté par Irma Morosini et les autres participants du groupe a produit une réflexion à partir trois axes d’analyse: les effets provoqués sur les patients et les thérapeutes par la pandémie; l’émergence d’une souffrance spécifique et du désir de vivre dans la situation sans précédent qu’elle représente; la mise en œuvre de nouvelles ressources théoriques et techniques opérantes face aux traumatismes et à la violence.
Elisabetta d’Amico et ses collègues se demandent, au fil de leur texte «The uncertain is our future», dans quelle mesure il est possible de supporter les situations d’urgence, comme la pandémie ou bien la guerre, et quelles sont les conséquences de vivre et d’agir dans l’incertitude, que ce soit pour les patients ou pour leurs thérapeutes, notamment à cause de l’irruption de la réalité extérieure dans l’activité clinique et de ses répercussions sur la dimension intrapsychique aussi bien que sur les liens de couple et de famille.
Plus général et spéculatif, l’article d’Alejandro Klein, «Notas sobre la constitucion de subjetividades emergentes», décrit les principales caractéristiques de la société contemporaine repérées dans la littérature et auxquelles souscrit l’auteur. Il insiste sur l’évolution vers une culture de la confusion et de l’égarement des cadres référés au contrat social, ce qui instaurerait des politiques de confusion et d’accablement, en raison de facteurs liés au déclin des formes traditionnelles de subjectivité basées sur le concept d’appareil psychique. Il tente en même temps de dégager les changements en cours qui marquent la subjectivité contemporaine et les variations qu’elle comporte.
Suivent deux notes de lecture. La première, rédigée par Édith Lecourt, nous présente le livre Les apports de René Kaës à la psychanalyse de couple et de famille (Chronique Sociale, Lyon, 2022) dirigé par Rosa Jaitin. Dans ce livre, treize auteurs, psychanalystes et cliniciens du couple et de la famille, provenant de différents pays, nous familiarisent avec les incidences des apports de René Kaës tels que l’Appareil psychique groupal, les alliances inconscientes, les fonctions phoriques, les médiations, les processus de filiation, le complexe fraternel, les processus de transmission de la vie psychique, la dimension onirique, le malêtre et, plus en général, les processus groupaux qui sous-tendent la théorie et la clinique de la psychanalyse de couple et de famille.
La deuxième, par Didier Pilorge, nous présente le livre Construire, écrire et lire un article en psychologie (InPress, Paris, 2022), fruit du travail du groupe de la Conférence des publications de psychologie en langue française (CPPLF), et dirigé conjointement par Virginie Althaus, Christian Ballouard, Anne Loncan, Hélène Maire, Philippe Robert et André Sirota. Les auteurs abordent, chacun depuis sa propre perspective de clinicien, d’enseignant-chercheur, de responsable de revue ou de plateforme de diffusion et d’évaluateur de manuscrits, les différentes phases d’élaboration d’un écrit scientifique de psychologie. Entre autres, le livre nous propose des réflexions sur le désir et l’envie d’écrire et de publier, sur l’évaluation des manuscrits, tant du point de vue quantitatif que qualitatif, mais il aborde aussi la question controversée de l’introduction du facteur d’impact et de l’utilisation qui en est faite.
Comme d’habitude, le numéro se termine avec la présentation de la table des matières du dernier numéro de la revue Couple and Family Psychoanalysis.
Bibliographie
Kaës, R. (2020), Notes sur les espaces de la réalité psychique et le malêtre en temps de pandémie. Revue belge de psychanalyse, 77, 187-218.
Puget, J. y Wender, L. (1982). Analista y paciente en mundos superpuestos.
Psicoanálisis, 4, 503-521.
[*] Psychiatre, pédopsychiatre, psychanalyste de couple et de famille, membre et ancienne présidente de la SFTFP et du CTFP-GSO, membre de l’AIPCF. anne.loncan@gmail.com
[**] Psychologue, psychanalyste, membre IPA/SPI, membre du CA de l’AIPCF, directrice de la Revue AIPCF, professeur et superviseur au PCF (cours de Post-spécialisation et recherche clinique en psychothérapie psychanalytique du couple et de la famille de Rome). daniela.lucarelli@gmail.com
[***] Psychologue, psychanalyste SPI-IPA, psychothérapeute psychanalytique de couple et de famille, Professeur associé en Psychologie dynamique à l’Université de Naples Federico II, membre fondateur de l’Association Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille, rédacteur en chef de la Revue AIPCF. sommanti@unina.it
[1] Publié avec l’aimable autorisation de la Revue Belge de Psychanalyse.