REVUE N° 17 | ANNE 2017 / 2
Résumé
Groupe familial: ses traversées dans l’interculture
L’auteur considère la migration du groupe familial comme une expérience importante qui peut aboutir à une situation traumatique au regard des circonstances qui la provoquent. Il nous faudrait évaluer dès lors les diverses résonances dans la réalité psychique inconsciente des espaces subjectifs et intersubjectifs à la genèse de ces traumas. Nous pouvons en observer les effets dans l’organisation psychique groupale et qui se manifeste dans des divers symptômes entendus comme expression des souffrances réveillées lors de la traversée “entre deux cultures”. De brèves vignettes cliniques l’illustrerons avec des familles migrantes, l’une d’Algérie motivée par des problèmes économiques et l’autre d’Argentine suite aux représailles violentes due à la dictature en vigueur.
Les ondes migratoires constantes vers différents pays soulignent cette problématique actuelle, qui augmente chaque jour et qui sollicite notre réflexion sur la différence culturelle impliquant des problèmes tels que la fragilité de l’identité, les blessures narcissiques, la précarité des garanties méta-sociales entre autres, menant à l’importante question de l’altérité.
Mots-clés: migration, intersubjectivité, traumatisme, altérité.
Summary
Cross cultural experiences of migrant families
Family migration, especially that borne out of necessity rather than choice, can have a traumatic impact. The ensuing suffering created by the demands of adapting to the new culture can manifest in a range of symptoms. These are influenced by the nature of unresolved psychic conflicts which are activated and experienced at both the subjective and intersubjective levels. Two vignettes are provided which illustrate these issues: an Algerian family whose migration was motivated by financial hardship and an Argentine family who fled for political reasons. The impact of forced family migration, which remains common is many parts of the world, deserves close psychoanalytical attention, given the cultural challenges the families face. This is especially the case in families who have a weak sense of identity and in those who are narcissistcially vulnerable. Such families may not be able to readily achieve social connectedness and can therefore experience their otherness painfully.
Keywords: migration, intersubjectivity, trauma, otherness.
Resumen
Grupo familiar atravesado por lo intercultural
El autor considera la migración del grupo familiar como una experiencia importante que puede constituir una vivencia traumática a partir de las circunstancias que la originan. Nos proponemos evaluar las distintas resonancias en la realidad psíquica inconsciente a nivel de los diversos espacios subjetivos e intersubjetivos. Podemos observar los diferentes efectos en la organización psíquica grupal manifestados en diversos síntomas como expresión de los sufrimientos despertados a partir de la travesía “entre dos culturas”.
Breves viñetas clínicas con familias migradas, una desde Argelia motivada por problemas económicos y otra desde Argentina a causa de posibles represalias violentas de la dictadura en vigor. Las ondas migratorias constantes hacia diversos países apuntan a esta problemática actual que cada día adquiere mayor intensidad, solicitando nuestra reflexión sobre la diferencia cultural y abarcando cuestiones como la fragilidad identitaria, heridas narcisistas y la precariedad de las garantías metasociales entre otras, conduciéndonos a la importante problemática de la alteridad.
Palabras claves: migración, intersubjetividad, traumatismo, alteridad.
ARTICLE
Introduction
En ce début de siècle, marqué par une série de violences de tout genre, écologiques, politiques, économico-sociales entre autres, on observe l’afflux d’importants courants de migrations.
Ce sujet se démarque comme un des thèmes prioritaire d’investigation et de réflexion parmi les divers champs de connaissances.
La psychanalyse nous ouvre une des principales voies d’accès pour comprendre le travail psychique sollicité dans les divers processus qu’engage la migration du groupe familial. L’accent mis dans la perspective groupale peut se centrer sur la situation de crise et/ou d’évènements traumatiques, par des facteurs liés à la violence sociale ou à des crises économiques graves entre autres. Je l’avais déjà signalé dans mon ouvrage “O legado familiar” que développe un chapitre entier sur la problématique de la migration (Ruiz Correa, 2000).
Dans la majorité des expériences on doit considérer la fracture ou la fragilité des repères identitaires questionnés par la différence culturelle et la décentralisation narcissique qui caractérise toute rupture de liens. Anzieu (1985) a signalé l’importance des enveloppes psychiques groupales du Moi qui, dans les traversées migratoires, restent initialement engagées. Ceux-ci sont des appuis groupaux octroyés par les liens familiaux, scolaires et professionnels entre autres.
Freud et la différence culturelle
Dans son œuvre, Malaise dans la civilisation (1929) Freud s’interroge sur la relation à la structure et aux processus psychiques qui s’articulent dans le travail de la civilisation. Dans son analyse sur la nature du “malaise” il met en évidence son origine, centrée sur la dualité pulsionnelle d’amour et de haine, Eros et pulsion de mort, qu’il développa dans Au delà du principe du plaisir (1920). Cet affrontement pulsionnel est le dénominateur commun qui traverse la vie inconsciente du sujet dans le processus d’insertion sociale. Une des hypothèses de Freud est que la culture contrôle l’agressivité des individus dans la mesure où elle exerce la fonction d’instance du Sur-moi, gouvernant “une ville conquise”. Le passage d’une culture à une autre, plus rigide ou plus permissive, pourrait agir comme support des “germes” de violence et d’agressivité que nous observons chez certains adolescents de familles migrée. On pense que cette problématique engage des dimensions intra-, inter- et transubjectives (psychosociales) de toutes formes, et que le “narcissisme des petites différences” signalé par Freud est toujours présent.
La conscience morale est une fonction du Sur-moi (Freud, 1914) mais encore du Sur-moi inconscient (Freud, 1923). On peut expliquer ses limitations ou son échec par sa sensibilité marquée aux vicissitudes du narcissisme. Depuis cette perspective, la cohabitation familiale, groupale, communautaire-sociale au sens large éveille des interférences narcissiques qui peuvent transformer le fonctionnement du sur-moi, en particulier lorsqu’il est confronté à l’étranger et au “différent”.
Quelques expériences douloureuses comme une humiliation ou de forts sentiments de désespoir dus à un exil forcé sont à la base d’une souffrance narcissique intense qui peut amener à des conduites antisociales chez les plus jeunes migrants. Dans le déroulement de “l’adaptation” à une nouvelle culture, la fragilité du sur-moi peut se manifester par exemple par des conduites transgressives chez les adolescents au sein du contexte scolaire et familial. Ceux-ci sont sensibles à la “différence” de cultures, de langues, facteurs qui peuvent interférer ou accélérer sa recherche d’identité, inhérente à cette étape évolutive.
La transformation des idéaux du Moi peut aussi amener à la perte des sentiments d’appartenance à une communauté déterminée.
Reprenant la référence freudienne, le concept de différence se superpose la plupart du temps à “l’étranger” lequel réveille des sentiments de “déplaisir” et d’hostilité qui surgirent pendant l’enfance, et sont gardés dans l’inconscient.
Groupe familial
La migration enveloppe une vaste expérience à partir de laquelle il est nécessaire d’analyser minutieusement les circonstances de celle-ci à un niveau intrasubjectif et intersubjectif, dans le groupe familial. On peut enquêter sur les divers effets dans l’organisation psychique ou dans les symptômes réveillés par le fait de transiter “entre- deux” (cultures), conséquence de l’expérience interculturelle, cette image inspire le titre de ce travail sur la migration, comme traversées, celle-ci pouvant être calmes ou tumultueuses ou les deux à la fois.
Les effets psychiques sont différents s’il s’agit d’un déplacement désiré et programmé ou s’il s’agit d’une décision forcée de quitter le pays pour des raisons de vie ou de mort (violence d’ètat, catastrophes èchologiques) ou par nécessité de survie socio-économique. Dans ces deux derniers cas, se rajoute au sentiment de perte, celui de se sentir expulsé ou forcé à laisser le pays natal, ceci étant à l’origine d’une plus grande désorganisation intra et intersubjective (souffrance). Dans la ligne du traumatisme nous sommes amenés à penser que la situation critique (migration inespérée ou catastrophique), réactive dans un “après-coup”, d’anciens traumatismes.
Quand il s’agit d’une migration “prévisible”, dans l’ordre de l’ événement, les nuances de l’incertitude, de la perplexité, de la souffrance dues aux pertes et aux séparations, auront une qualité différente par rapport à la première, dans les divers liens intrafamiliaux et avec le milieu social dans lequel ils s’installent. Nous pouvons penser que dans la majorité des cas, il se produit plus de stimulations, un excès d’excitation difficile à métaboliser pour lequel cette expérience possède un registre qui se rapproche plus de l’inscription traumatique que de la crise. Un cas clinique illustre cette problématique (Ruiz Correa, 1991).
Dans la migration, une série de mécanismes et de formations psychiques sont mobilisés, tels que les processus d’identification, les alliances, contrats et pactes inconscients. Le pacte dénégatif, par exemple, est rattaché à certain types de secrets familiaux c’est la forme la plus participative des alliances familiales.
Dans l’expérience de migration le sentiment identitaire familial est fragilisé ou mobilisé conjointement aux processus d’identification et d introjection qu’éveille une culture différente au groupe d’origine, accentuant parfois des mécanismes de défense à l’encontre du différent (Rouchy, 1990).
Les modalités d’expression (symptômes) de souffrance psychique sont divers et marqués par la singularité de chaque groupe, son histoire et sa culture familiale.
Une série de références théoriques, depuis Freud, Devereux, Kaës, Anzieu et d’autres psychanalystes, articulés avec des concepts d’anthropologie, de la psychanalyse de groupe et autres disciplines, nous ont permis d’avancer notre investigation sur ce thème complexe.
Kaës (2009) a signalé que la famille, comme toute institution, se fonde sur des alliances inconscientes entre les sujets, sa réalité psychique, aussi bien que la réalité familiale résultante s’appuie sur cet ensemble de pactes et de contrats avec diverses formes, contenus et fonctions. La qualité et la quantité des participants liés par ces alliances sont importantes pour constituer l’identité familiale, ces interactions restent engagées dans les processus de migration.
Le contrat narcissique (Aulagnier, 1975) est brisé en termes de continuité dans la transmission des énoncés (mythiques, sacrés) qui jettent les fondements de chaque groupe familial.
Kaës (1993) développa une série de concepts qui nous aident à comprendre la complexité de cette expérience. Il dénomme des organisateurs socioculturels aux pratiques sociales particulières à chaque culture que sont les codes et les emblèmes de l’identité groupale, on pourra prendre pour exemple un ensemble d’activités concrètes, comme les soins dispensés aux bébés ou les divers types d’alimentation et de socialisation. Les systèmes sociaux de représentation comme les rituels, mythes, idéologies, conception de l’univers, etc., font partie de cette cartographie organisatrice. Ces systèmes peuvent se transformer en sources de conflits lors du passage d’une culture à l’autre, ou devenir enrichissants ouvrant ainsi de nouvelles perspectives personnelles et groupales.
La résistance au “nouveau” dans le groupe familial peut s’exprimer parfois par un conflit incluant les organisateurs socioculturels (rites de passage à l’adolescence, pratiques alimentaires, etc.), aussi peut-elle se manifester par une hyper-adaptation comme manière d’affronter les anciennes “traditions familiales” et d’être acceptée par la communauté locale.
Souvent l’expérience interculturelle peut réactiver une problématique d’ordre intergénérationnel comme dans le cas où les familles ont changé de nom dans l’espoir d’échapper à la persécution nazie par exemple. Ils ont émigré pour cette raison dans un autre pays et à un moment déterminé ce qui a été caché ressurgit à partir de symptômes, comme des “secrets de famille” gardés dans une dénégation des origines (pacte dénégatif); question développé dans la clinique groupale interculturelle (Ruiz Correa, 2000).
Dans la première vignette clinique on pourra accompagner dans le conflit familial, une mobilisation des “organisateurs psychiques groupaux” élaborés par Kaës (1993), avec une fonction d’intégration et de contenant des liens intersubjectifs. La famille que nous allons décrire réagit sur une modalité défensive afin d’exclure ceux qui menacent son “illusion de complétude” en renforçant les rituels et les mythes de la culture d’origine.
Vignette clinique
A travers ces brèves vignettes cliniques, on essaiera d’illustrer et de faire une corrélation avec quelques concepts théorico-cliniques se référant à la problématique que nous développons.
Un couple d’origine algérienne demande un entretient familial de la part d’une professeure de l’école fréquentée par les enfants, et qu’ils respectent beaucoup. La famille est composée par la mère Jusara de 45 ans et le père, Omar de 51 ans, commerçant. Le motif de la consultation est Almir, le deuxième fils (12 ans) qui présente des problèmes scolaires, des conduites agressives, une diminution marquée des résultats depuis l’année passée, de fréquentes distractions avec des risques de perdre l’année scolaire. Cette situation crée d’importantes tensions dans la famille, renforcées par l’insistance de Jusara, la mère, pour rentrer au pays natal car “la jeunesse française est très libérale”. Elle discute souvent avec son mari de ses préoccupations au sujet de leurs plus jeunes enfants de 13 et 15 ans qui désirent plus de liberté de mœurs comme leurs amis français. Le père tient des magasins dans le domaine textile et n’est pas intéressé par ce plan de retour, son attitude est ambigüe pour ce qui est de définir les limites des discussions entre les enfants et la mère concernant les préceptes religieux, les horaires d’études et de loisir, ou les bagarres entre frères par exemple.
Quelques mois auparavant, Almir a présenté une légère convulsion (dans le cadre scolaire), il fût constaté qu’aucun signe neurologique significatif n’apparaissait dans l’examen médical. Les parents craignent qu’il puisse avoir un premier contact avec la drogue, et soupçonnent quelques amis.
La sœur cadette Rina 10 ans, comme leur frère, Almir, à l’origine de la consultation, sont nés en France. Elle commente durant l’entretient avec son grand frère que la mère se refuse à parler français à l’extérieur et dans le foyer, qu’elle a imposé ces dernières années à toute la famille des rites rigides d’alimentation et de lectures religieuses du pays d’origine. Ces habitudes se comprennent dans le processus psychothérapeutique, avec pour fonction de ne pas perdre la référence identitaire et de calmer les diverses angoisses du groupe familial liées aux pertes des appuis groupaux de la famille et de la communauté. L’ “idéal de famille unie” fonctionne comme un exorcisme au fantasme de l’éclatement des liens familiaux au moment où le frère aîné prend son indépendance. Le désir de retour maternel en Algérie se renforce.
Enzo, 19 ans, né en Algérie, est sur le point de réaliser son projet d’indépendance vis-à-vis de sa famille. Avec sa petite amie ils se sont installés dans une ville universitaire dans le sud de la France. Ce mouvement d’autonomie d’Enzo, brise les attentes paternelles de garder son fils à Paris pour l’aider dans ses boutiques et celles de la mère à un niveau plus archaïque, comme support de référence identitaire et cordon (contrat narcissique) avec ses origines. Enzo, est le fils qui est né “en terre sainte” entouré par “une nombreuse famille” dans chacune des lignées parentales, depuis sa naissance jusqu’à sa petite enfance et a vécu en “parfaite harmonie”. C’est le fils qui a donné “des soucis” seulement après qu’ils se sont installés en France, il participe peu à la thérapie familiale à cause de son déménagement dans le sud.
Les symptômes d’Almir commencent significativement au moment de la réalisation des projets du frère aîné. C’est comme si le déracinement de la famille (dépositaire: la mère) était réactualisé par la “migration” de Enzo dans un autre espace géographique et à sa vie d’adulte, de la même manière que les enfants “traversent” de l’enfance à l’adolescence dans un contexte qui engendre de l’étrangeté ou tout est vécu comme l’inconnu.
Le lien prédominant en ce moment entre parents et enfants est une espèce de planche de survie, avec un certain ancrage vital urgent par le moyen duquel il s’agit d’empêcher la perte de l’autre ressenti comme une “extension de soi-même”.
Le déracinement culturel-familial (dramatisé par la mère et Almir) se superpose avec ces moments de transits vitaux (intra et intersubjectifs) qui s’expriment dans les divers symptômes du groupe familial. Ces ingrédients sont des détonateurs des diverses anxiétés de perte, traduites en malaise familial et par les symptômes de Almir.
Le père a un rôle ambigu en tant que représentant de la “loi”, comme organisateur de limites. Il s’absente souvent pour voyages d’affaires, il fait un rejet des conflits liés à la double appartenance culturelle, malgré les revendications de sa femme d’éduquer les enfants dans la culture arabe, il insiste sur l’aspect positif de la scolarité française, disqualifiant et sanctionnant ainsi Almir pour ses échecs.
Enzo, a participé aux premiers moments de la thérapie. Sa rébellion adolescente fût mieux acceptée et il obtint plus de liberté que son jeune frère, qui exprime sa sensation d’étouffement dans le groupe familial par des évanouissements, qui lui permettent aussi de déplacer le centre du problème maternel. Son symptôme de ne pas “apprendre” se conjugue avec les interdictions inconscientes sur la sexualité et les interrogations manifestes et latentes sur une question centrale qui est l’énigme de l’ origine, signalée depuis Freud (1905; 1929) comme la pulsion épistémologique qui est en liaison au processus d’apprentissage, visant ce qui est refoulé ou nié dans le groupe familial.
On peut faire l’hypothèse que dans cette famille la crise identitaire et narcissique des enfants et adolescents engage les étayages identitaires des parents, en particulier de la mère “porte parole” du retour aux origines, situation qui menace l’espace transitionnel des enfants, les espaces “entredeux” qui ont été signalés. L’expérience culturelle est fait partir de la réalité partagée (Winnicott, 1975).
Rappelons que la culture établit un univers de représentations, de croyances, de manières de penser le monde incluant les marques corporelles qui soutiennent les appartenances à un ensemble socioculturel qui les identifie (par exemple, les tatouages chez les adolescents).
Dans cette famille en question nous observons des aspects communs à d’autre groupes familiaux dans lequel le choix “des fidélités” culturelles et identitaires apparaissent aussi comme blessures narcissiques. Assumer une double appartenance les fragilise intérieurement. Dans ce cas, entre le monde arabe et la culture française, entre l’adolescence et la vie adulte, il est important de travailler depuis le réseau de liens, la sortie de ce dilemme aux espaces intrapsychiques et intersubjectifs.
A l’étape de l’adolescence, la recherche d’une différenciation entre le contexte familial et le groupe des paires finit par être superposée aux autres différences significatives dans la construction de la subjectivité, “entremêlée” avec la différence des sexes, des générations et des cultures. La situation “interculturelle” dans ce groupe familial se démarque comme un espace agglutiné de divers conflits, en même temps comme un espace médiateur de la crise qu’il traverse, cristallisée en Almir, et qui menace de déchirer la trame des liens (comme, par exemple, absorber la nouvelle culture et accepter le détachement des enfants).
La naissance d’Almir avait marqué avec une intensité spéciale l’expérience de la mère comme une rupture avec ses racines,une crise identitaire qui enveloppe sa famille.
Pendant le processus psychothérapeutique, sa difficulté à concevoir les diverses pertes est verbalisée par le couple. Ces conflits de couple (dus à des situations peu claires ayant pour origine les absences du père) laissent distinctement apparaître qu’ils n’ont pas trouvé un nouvel espace pour leur vie de couple, ils se perçoivent seulement comme parents.
L’apparition des désirs et des projets individuels dans l’espace du groupe familial ont généré des fantasmes de destruction ou d’anéantissement parmi des liens parents-enfants et fraternels.
Durant le processus psychothérapeutique le groupe familial traverse ce qui fût appelé une “grande désorganisation groupale”, voire l’expérience de mort ou de désorganisation du groupe avec ses fractures affectives. Faire le chemin d’affronter ses peurs primaires permet le discernement des projets des enfants (plus d’autonomie sans être fantasmée comme étant destructive) et les parents peuvent sortir d’une fusion défensive vers une forme de plus en plus créative dans l’insertion sociale et culturelle, ainsi que des projets de couple.
La mère découvre au fil du processus psychothérapeútique qu’elle peut reprendre un projet professionnel (broderie artisanale pour linge de table), qui lui permet une relation avec l’extérieur une fois que tout le groupe a élaboré son désarroi situé à différents niveaux.
Almir intègre progressivement une équipe de sport de son école et dans la mesure où il peut élaborer son anxiété et se faire de nouveaux contacts par une autre voie que l’agressivité, ses résultats scolaires se sont améliorés. La petite sœur de 11 ans (Rina) se sent moins coupable, selon ses propre mots, de revendiquer une activité d’adolescente différente de l’expérience de sa mère. Elle a rejoint une chorale de son école dans laquelle elle se sent intégrée, avec de nouvelles amitiés et des programmes différents pour son weekend.
La création d’espaces intermédiaires (sportifs, centre culturel d’expression littéraire, pictural) permet que les adolescents puissent être et exister pour eux-mêmes dans le regard des autres, donnant vie à leur projets et à la créativité naissant de leur double appartenance culturelle. Il s’agit de faciliter le réseau d’appuis groupaux du psychisme grâce au concours de diverses institutions communautaires, ressources absentes dans le prochain cas. En France ces espaces intermédiaires existent dans la plupart des villes.
Cette autre vignette clinique assez brève est choisie en fonction de la situation traumatique déterminée par la décision de migrer d’une famille, comme tant d’autres, dans un contexte de violence sociale et de risque pour leur vies. On n’analysera pas tous les aspects du processus psychothérapeutique, mais on mettra en évidence l’importance des garanties méta-sociales et des organisateurs socioculturels, indéniable dans ce type d’expérience particulière.
Dans cette famille se réactualise une situation traumatique générationnelle dans laquelle la migration est reliée récemment à une question de survie. A la fin des années ’30, les persécutions nazie et fasciste en Pologne furent à l’origine d’une première vague de migration (ligne maternelle). Des décennies plus tard, les petits enfants essaient d’échapper à la violence de la dictature argentine.
Diana et Mario, 28 et 30 ans, affrontent une situation confuse de menace d’emprisonnement pour avoir participé aux mouvements d’étudiants contre le pouvoir en vigueur. Les disparitions successives de leur collègues les amènent à fuir précipitamment au Brésil, avec une fille de 6 ans (Elina) qui resta au début de la migration avec les grands parents pour plus de sécurité, expliquent les parents. Elle est accompagnée par un oncle pour rejoindre ses parents 3 semaines plus tard, période durant laquelle l’angoisse de la séparation, vécue comme définitive, marque son corps par un fort eczéma et des troubles du sommeil, des cauchemars, qui durèrent longtemps après son arrivée au Brésil. Toute la situation est décrite comme “affolante”. La famille a trouvé de l’aide parmi une famille d’amis qui les hébergent dans une ville proche de Rio de Janeiro.
Un pédiatre est consulté pour les symptômes importants d’Elina et il suggère aux parents une approche psychologique, en plus d’un traitement à la cortisone. Les premières entrevues débutent un mois après leur arrivée au Brésil.
Les difficultés du groupe familial à verbaliser l’expérience de l’exil, expriment les interférences dans le travail de symbolisation provoqué par les traumatismes accumulés et les deuils non élaborés qui traversent les différents liens du groupe familial (y compris d’ordre générationnel). Cette problématique se traduit spécifiquement par des difficultés dans les processus de représentation ou bien de construction du sens, mis en évidence par un discours diffus et une production graphique fragmentée (d’Elina et les diverses membres du groupe familial), avec des personnages dans l’air, sans différenciations, ressemblant à des automates.
Dans ce groupe familial, l’expression prédominante des symptômes survient dans le “corps” dans la mesure où il ne leur est pas possible initialement de verbaliser les émotions dérivées de la souffrance et de l’incertitude de la situation. Le corps dit ce qui ne peut être exprimé par les mots. Le couple des parents passe d’importants problèmes gastro-intestinaux à de fortes migraines, qui expriment leurs innombrables pertes et angoisses, comme une voie indirecte pour manifester leurs sentiments de détresse et incertitude.
La souffrance de l’exil est monopolisée par l’expression psychosomatique d’Elina, par moments “la chair à vif”, éprouvant un sentiment commun de délaissement. Ses parents ne peuvent s’acquitter de la fonction alfa (Bion, 1961) qui aiderait leur fille à supporter les anxiétés catastrophiques de perte, et les crises dramatiques se manifestant dans sa propre peau, apanage d’un intérieur et d’un extérieur confus, et menaçant pour le groupe familial en tant qu’enveloppe psychique. Le traumatisme psychique s’exprime de telle manière qu’il ne peut être introjecté ou intégré à cause de l’intensité de l’expérience et de la saturation de l’appareil psychique individuel et groupal. Il est le centre du processus psychothérapeutique (Ruiz Correa, 2006).
Les premièrs entretiens et le parcours de psychothérapie familiale sont marqués par diverses absences dues à la situation illégale de leur statut, les obligeant à se déplacer régulièrement vers un pays voisin pour renouveler leurs visas touristiques. Dans ces circonstances nous ne pouvons pas considérer ces conduites réitérées comme une attitude de rejet de la nouvelle culture, langue, etc., ou de résistance au traitement psychothérapeutique (par l’isolement et les absences). Durant cette période, en plus du contexte social de cette migration, se déroulait conjointement, dans le pay d’accueil, une opération politique d’investigation et de répression des désignés “subversifs” par les forces militaires du cône Sud-américain (Plan Condor).
Il s’était installé dans divers pays un régime militaire qui ne faisait en aucun cas de distinctions parmi les divers délits.
Ma première attitude psychothérapeutique consistait à les accueillir dans leur détresse, avec un espace de contenance et à les aider à faire une interface progressive entre l’espace interne et l’espace socioculturel nouveau et ainsi rendre possible un métabolisme progressif de la situation traumatique.
La petite fille depuis trois mois de thérapie familiale faisait des dessins ou exprimait encore sa crainte d’abandon parental et esquisait le début d’un deuil des objets perdus.
Cette situation politique sociale avait donné naissance à un type d’assistance médicale et psychothérapeutique d’urgence pour une énorme quantité de familles immigrées du Chili, d’Uruguay, Argentine, etc.
Il y a eu une prise en charge par des institutions semi-privées au coût symbolique, puisque ces personnes ne pouvaient compter sur un autre type d’assistance à cause de leurs ressources limitées. Il est judicieux de rappeler ici le contexte psychosocial dans lequel ces migrations ont eu lieu. Ceci se rattache à ce que Touraine (1965) appela “les garanties méta-sociales” dans une société traditionnelle et démocratique (brisées en ce moment historique).
Ces garanties sont liées à un système d’autorités, aux lois qui défendent les droits de l’homme, les hiérarchies, les croyances religieuses, elles font partie des organisateurs psychiques groupaux. Il s’agit d’appuis socioculturels, ou de références “métapsychiques” qui dans ce type d’expérience octroient une “protection” à la rupture de continuité dans tous les espaces psychiques, qu’ils soient intra ou intersubjectifs. Ces appuis constituent le méta-cadre d’un processus psychothérapeutique qui peut être altéré si ces garanties sociales ne demeurent pas valides. Ceci a été le cas dans divers pays où se réfugièrent des “exilés”, terme plus approprié qu’immigrants, victimes de persécutions en tout genre.
La tendance à l’isolement de la famille comme défense face à cette nouvelle réalité, (nouvelle langue, absence de liens familiaux, limitation d’insertion professionnelle et scolaire), sont des traces communes à ces types de migrations traumatisantes, situation qui renforce le sentiment d’abandon et de fragilité identitaire. Les interférences qui opèrent dans les garanties “métasociales” renforcent les aspects signalés.
Réflexions et conclusions
Un ensemble de concepts développés par Kaës (1977; 1993; 1998) soutenait une série de questions rattachées à la théorie et à la clinique de la migration. Ils constituent une voie d’accès à la compréhension des liaisons entre la vie psychique et sociale, entre l’histoire intime et l’histoire collective. Il rapporte trois types de formations psychiques solidaires et bifaces engagées dans les situations de violence ou de catastrophe sociale qui heurtent le travail psychique des processus d’exil et de migration. Ils abrangent le contrat narcissique, le renoncement pulsionnel mutuel et le pacte dénégatif.
En termes de contrat, quelqu’un s’engage à quelque chose, en relation avec autrui, en échange d’un bénéfice. Les pactes et les contrats inconscients visent à la continuité du lien. Dans l’expérience de migration il existe une rupture de cette continuité autant que dans les engagements mutuels entre individu et l’ ensemble social.
Le renoncement pulsionnel mutuel est le fondement de la vie en communauté, est à la base des mécanismes de sublimation, il apparait limité dans les contextes de violence sociale.
Le pacte dénégatif est fondateur du refoulement nécessaire à l’instauration de tout lien, il s’agit d’un accord inconscient.
Le processus psychothérapeutique avec les familles migrées en situation de catastrophe social est complexe, il englobe les formations intermédiaires mentionnées. Ce processus a une fonction de contenance initiale à cause de la situation traumatique.
La problématique du transfert et du contre- transfert constitue un chapitre à part. L’idéal comme cadre de travail pour aborder cette problématique serait une équipe de cothérapeutes, situation improbable de par le contexte décrit dans cette dernière vignette. Lors d’une expérience en France avec des collègues (Médecins du monde) qui voyagèrent en Bosnie Herzégovine pour assister psychologiquement des familles rescapés de la guerre et rentrées en détresse totale, nous ont reconfirmé dans un groupe de réflexion, l’importance pour les psychothérapeutes (qui interviennent dans ces situations), des réunions en groupes postérieures aux consultations pour aider a élaborer l’intensité des intertransferts.
Ces groupes de réflexion débutèrent dans les circonstances ainsi décrites au Brésil, avec divers collègues, pour nous aider à intégrer et à élaborer les sentiments d’impuissance dues aux conditions de travail, ainsi que les transferts et les contre-transferts, qui faisaient également partie de notre écoute dans l’intervention psychothérapeutique a des familles migrées par des situations de violence d’état. Elle resta définie ainsi, une claire représentation à l’image des poupées russes: un groupe emboîté dans l’autre, comme contenance possible au travail psychothérapeutique avec des familles immigrées en situations de détresse.
La différence culturelle, comme nous l’avons constaté, éveille une forte fantasmatique liée à la crainte et à la violence (importante activation des fantasmes originaires), et d’autre part, la séduction et la castration. Ces aspects font partie du potentiel traumatique et de la crise que toute expérience de migration peut éveiller. Nous pensons que le cadre psychanalytique groupal, avec son dispositif spécifique, crée les conditions d’un espace contenant et d’une élaboration que la situation conflictuelle de la différence renferme comme élément-clé pour la rencontre avec l’altérité.
J’avais signalé que cet et entre-deux cultures est une traversée plurisubjective qui se dramatise tout au long du processus groupal et transférentiel (Ruiz Correa, 1998). Apprendre à accepter nos limites et à activer le maximum de nos ressources théoricocliniques avec créativité, c’est un chemin qui nous aide à comprendre et à accueillir ces situations extrêmes de détresse, subjective, groupale-institutionnelle dans les migrations traumatisantes et fait partie de la richesse de ce domaine que la clinique avec des familles migrées, m’a offerte.
Bibliographie
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