REVUE N° 17 | ANNE 2017 / 2
Résumé
Filiation et processus identitaires: psyché et culture
A partir de l’observation du rôle de l’influence de la culture dans la formation de l’identité, les auteurs s’interrogent sur les multiples formes du lien de filiation qui coexistent actuellement dans notre société. Les processus de construction et de reconnaissance sociale de la filiation génèrent, dans chaque culture, un ensemble de conventions: la filiation s’avère être, ainsi, un processus socialement et culturellement construit. Chaque groupe social est caractérisé par des coutumes, des lois et des rites qui définissent et codifient l’évènement de la procréation, en reconnaissant un individu comme étant le fils d’un père et d’une mère déterminés.
Si la procréation a toujours été un critère universellement considéré pour la construction du lien de filiation, des processus tendant de plus en plus à séparer le concept de filiation de la dimension biologique se sont progressivement mis en place dans notre société: le processus de filiation adoptive, d’abord, et, plus récemment, le processus lié à l’évolution de la science avec la procréation assistée, et notamment la fécondation par donneur.
L’adoption et la procréation assistée apparaissent donc comme des phénomènes liés entre eux: ils touchent, tant l’un que l’autre, au thème de la filiation et présentent des points en commun, dont l’irruption du sentiment d’étrangeté avec les vécus menaçants qui l’accompagnent, la présence d’angoisses de persécution et d’une constellation imaginaire complexe.
En partant du constat qu’il existe de multiples critères de filiation humaine, les auteures analyseront le fait que toute recherche des origines nous conduit dans le domaine du “désir d’enfant” et que cette question a une incidence subjective essentielle, afin que l’identité ne soit pas seulement donnée, mais trouvée dans la recherche de soi.
Mots-clés: filiation, filiation adoptive, insémination par donneur, étrangeté, identité.
Summary
Filial relationships and identity: the influence of psyche and culture
The processes of social construction are seen to generate a range of culturally determined possibilities for filial relationships. The authors note that every social group is characterised by customs, laws and rites that define and codify the event of procreation, acknowledging that one is the child of a given father and a given mother. Historically, there has been a universal acceptance that filial links usually develop with a procreative parental couple. In contemporary society, however, filial links can also develop which are disconnected from such biological determinants. Adoption is an example. Scientific developments such as Assisted Reproductive Technologies (ART) and in particular heterologous insemination have also enlarged the field of potential filial relationships. Adoption and ART both represent pathways in the development of filial links which are different to those arising from procreative coupling. Importantly, such links can result in the emergence of unique feelings of estrangement that can be accompanied by a related sense of threat, the presence of persecutory anxiety and complex fantasies concerning their identity. The authors note that in terms of the multiple possible influences on the origin of filial links, the “wish for a child” is highly significant. The authors also note that identity is thus not only given, but also found in the search for oneself.
Keywords: culture, filial relationships, adoption, heterologous insemination, estrangement, identity.
Resumen
Filiación y procesos identificatorios: psiquis y cultura
A partir de la observación de la influencia que tiene la cultura en la formación de la identidad, las autoras se interrogan acerca de las múltiples formas del vínculo de filiación que coexisten actualmente en nuestra sociedad. En todas las culturas, los procesos de construcción y reconocimiento social de la filiación generan un conjunto de convenciones: por lo tanto, la filiación resulta ser un proceso construido social y culturalmente. Cada grupo social se caracteriza por costumbres, leyes y ritos que definen y codifican el evento de la procreación, reconociendo a un individuo como hijo de un padre determinado y de una madre determinada.
Si la procreación siempre representó un criterio, aceptado universalmente, para la construcción del vínculo de filiación, hace ya tiempo que en nuestra sociedad se instalaron procesos que cada vez más tienden a desligar el concepto de filiación de la dimensión biológica. En un principio, el de filiación adoptiva, y, más recientemente, el que derivara de la evolución de la ciencia con las operaciones de reproducción asistida, y en particular de fecundación heteróloga. En consecuencia, la adopción y la procreación asistida se presentan como fenómenos conectados entre ellos: ambos atañen al tema de la filiación y presentan rasgos en común. Entre éstos, la irrupción del sentimiento de ajenidad con las vivencias amenazantes con él conectadas, la presencia de angustias persecutorias y de una constelación imaginaria compleja. A partir de la constatación que los criterios de filiación humana son múltiples, las autoras considerarán como cada búsqueda de los orígenes non lleva al campo del “deseo del hijo”, y como dicha cuestión tiene una influencia subjetiva esencial para que la identidad no sea solamente dada, sino encontrada en la búsqueda de sí mismo.
Palabras claves: filiación, filiación adoptiva, fecundación heteróloga, ajenidad, identidad.
ARTICLE
Al Hijo
No soy yo quien te engendra.
Son los muertos.
Son mi padre, su padre y sus mayores; son los que un largo dédalo de amores trazaron desde Adán y los desiertos de Caín y de Abel, en una aurora tan antigua que ya es mitología, y llegan, sangre y médula, a este día del porvenir, en que te engendro ahora. Siento su multitud. Somos nosotros y, entre nosotros, tú y los venideros hijos que has de engendrar.
Los postrimeros
y los del rojo Adán. Soy esos otros, también. La eternidad está en las cosas del tiempo, que son formas presurosas[1].
Borges J.L., 1964
Nous avons pensé à ces magnifiques vers de Borges pour introduire, comme vertex d’observation le thème de la filiation qui, d’une part, soulève – aujourd’hui plus que jamais – de nombreuses interrogations et, de l’autre, fait l’objet d’importantes transformations.
Il nous paraît utile de commencer par situer brièvement le thème de la filiation dans un champ d’observation plus vaste qui prend en compte les transformations socioculturelles en cours.
Nous avons assisté, dans les dix dernières années, à des changements que nous pourrions définir décisifs: une accélération frénétique des transformations sociales et culturelles, des avancées scientifiques – notamment dans le domaine biologique – des processus historiques caractérisés par une très forte intensification des mouvements migratoires et par une mondialisation des échanges économiques et sociaux. Nous sommes ainsi passés de ce qu’on définit postmodernité à l’hypermodernité, où le préfixe “hyper” qualifie – comme le souligne Kaës (2012) – le fait d’être entrés dans une époque d’hypercommunication, d’hyperstimulation, d’hypermobilité, mais aussi de dérèglements, de dérégulations et de “pulvérisations des limites” (Kaës, 2012). L’accélération des changements a également fait chanceler les garants métasociaux[2] et, par conséquent, les garants métapsychiques[3], en générant de nouvelles formes de souffrance chez les individus, dans les familles et dans la société. C’est sur ses garants, en effet, que s’appuient les soins nécessaires à la vie et à la sécurité; ils soutiennent la subjectivation, la symbolisation et la construction de sens. Leur absence ou leur disparition peut déterminer l’effondrement des représentations et l’écrasement de la capacité de penser (ibid.).
Il est important, à notre avis, d’évoquer ces transformations du moment que la famille est l’intermédiaire direct des changements sociaux et culturels qu’elle transmet dans l’espace psychique de ses membres. La structure et la fonction de la famille se sont également modifiées, de même que ses contenus fantasmatiques et, de ce fait, les bases de la parenté, le processus de la parentalité, et également nos repères identificatoires et le sentiment de notre identité. Ces transformations ont commencé dès les années ’60, avec l’introduction progressive du divorce dans les législations modernes de la plupart des pays, mais également de la pilule contraceptive qui séparait sexualité et procréation. On est vite passé à la constitution desdites “nouvelles familles” et à l’adoption internationale, au placement familial, aux unions multiethniques, à la monoparentalité, aux unions homosexuelles et – grâce aux progrès des biotechnologies de la reproduction qui ont rendu praticables des possibilités de conception auparavant inimaginables – à une modification et à une multiplication des formes de filiation et de ses significations.
Les recherches anthropologiques des dernières décennies (Godelier, 2004; Augé, 2013) ont bien mis en évidence que nos relations de parenté et de filiation ne sont plus aujourd’hui ce qu’elles étaient il y a seulement une trentaine d’années. Les dislocations et les recompositions des structures familiales et des critères de la filiation ont déterminé des troubles et des souffrances dans les relations entre les générations. Toutefois, du fait même sans doute d’une situation aussi déstabilisée, la recherche d’une attache à l’enveloppe familiale et d’un appui sur la solidarité familiale semble être encore plus présente.
Pour en revenir à notre thème, rappelons que le terme de filiation, qui dérive du latin filius – être l’enfant de – se rapporte à la procréation, à la relation parents-enfant et à la relation juridique entre l’enfant et ses parents. Son acception multiple est donc liée à des niveaux de signification différents: un niveau biologique, un niveau symbolique et un niveau juridique. Il s’agit d’un processus culturellement et socialement construit qui génère, dans chaque culture, un ensemble de conventions plus ou moins formalisées, lesquelles constituent ce que Guyotat (1980) définit “filiation instituée”.
Le lien de filiation peut donc être étudié et décrit à partir de points de vue différents : psychanalytique, anthropologique, sociologique, juridique qui, dans leur ensemble, expriment la réalité de ce lien.
Il arrive parfois que seul un critère soit privilégié, le biologique-juridique par exemple, en méconnaissant ainsi la dimension symbolique de la filiation. C’est le cas quand on suit la logique de la filiation “de corps à corps” propre à une représentation biomédicale, comme lorsque, par exemple, on a recours uniquement à la reconnaissance génétique pour attester la filiation. Il est important de rappeler, toutefois, que la filiation est une reconnaissance, y compris de la place de l’enfant dans la continuité narcissique dont les parents sont un moment du parcours, de sa position dans l’ordre des générations, du désir des parents au sujet de l’enfant à naître, de la place que l’enfant acquiert dans l’ensemble générationnel. En effet, l’enfant qui naît s’inscrit toujours dans une chaîne de désirs, d’attentes, de fantasmes, en partie inconscients, dans lesquels réside la vérité de la question de ses propres origines en tant que sujet désirant. C’est à partir de ce champ fantasmatique-relationnel que le désir de l’enfant peut se situer dans une histoire où les identités ont leur place. Comme on sait, Piera Aulagnier (1975) a défini “contrat narcissique” l’alliance inconsciente qui lie chaque sujet à l’ensemble intersubjectif dans lequel il naît à la vie psychique: chaque individu naît et développe sa réalité psychique dans une trame d’alliances inconscientes préétablies qui conditionnent sa place à l’intérieur du groupe. Ce contrat a une fonction organisatrice du lien, mais il peut aussi avoir une autre fonction, défensive, qui peut conditionner profondément les contenus lesquels peuvent devenir, chez chaque contractant, objet de refoulement, déni, négation, rejet. Chaque non-dit, chaque secret met en jeu l’édifice du système symbolique et du processus de filiation. Piera Aulagnier (1975) nous rappelle qu’il existe, chez certains patients, un défaut symbolique qui se situe précisément au niveau du système de filiation. Le contrat narcissique originaire définit le lien de filiation, reconnaît l’enfant comme un membre du groupe et exige qu’il reconnaisse le groupe familial comme ce dont il procède et qu’il doit perpétuer.
Les modalités selon lesquelles le lien de filiation se constitue et est vécu par le sujet dépendent de manière déterminante aussi bien du contexte culturel où ce lien s’inscrit et des événements qui accompagnent la filiation, que des fantasmes inconscients mobilisés tour à tour par l’événement et des possibilités d’élaboration de ce dernier par les individus concernés. La culture est quelque chose d’acquis avant que l’individu ne naisse: c’est ce qui est transmis, qu’on acquiert, qu’on incorpore ou qu’on introjecte dans le lien primaire, qui prépare l’espace potentiel du symbolique. La culture d’appartenance fournit des systèmes de signification et d’interprétation des divers vécus possibles relatifs à la nature des liens de filiation. C’est sur cette base culturelle que s’appuient les niveaux réels et fantasmatiques de l’expérience de la conception.
Il existe une imbrication constante entre les aspects psychiques et culturels, qui devient particulièrement évidente lorsqu’on est confronté à des modifications des liens familiaux, rendues possibles par l’évolution juridique et sociale, comme dans le cas du divorce ou de l’adoption, ou par l’évolution biomédicale, comme dans le cas de la procréation médicalement assistée.
Il nous semble toutefois important, à ce stade de notre propos, d’observer également comment la filiation s’imbrique avec le processus identitaire de l’individu. Filiation et identité sont, en effet, des constructions étroitement liées entre elles : chaque individu n’est tel qu’en référence aux autres, au groupe d’appartenance.
Les développements scientifiques actuels (Lombardozzi, 2015; Cotrufo et Pozzi, 2014; Preta, 2008) et la culture sociale (Saraceno, 2007) font émerger des aspects de l’identité inédits. Dans la culture psychanalytique, l’identité n’a pas un statut bien défini, bien qu’elle ait été présente, sans toutefois être au premier plan, en s’articulant avec les déclinaisons du Moi ou du Soi selon les références théorico-cliniques prédominantes. Dans les sciences sociales, par contre, et de manière plus générale dans les sciences humaines, elle a fait l’objet d’un grand intérêt, souvent avec une emphase sur l’importance d’une identité “solide”. Plus récemment, les réflexions sur le thème de l’identité se sont intensifiées également dans la psychanalyse, sans doute en réponse aux sollicitations d’une clinique qui proposait avec une fréquence accrue des manifestations de souffrance identitaire. L’identité a été considérée comme le produit historique de multiples processus d’identification conscients et inconscients, qui s’intriquent dans la dimension subjective, et comme construction psychique intersubjective et sociale, qui varie en fonction des contextes culturels. Ces considérations, ainsi que la description des processus d’identification, ont amené à repenser l’identité en termes de processualité constamment à l’œuvre, une “fonction identitaire” qui intègre continuellement «des fragments de l’histoire personnelle et familiale, des vécus émotionnels et de multiples états du Soi, de même que des configurations symbolico-culturelles sans cesse soumises, elles aussi, à des processus dynamiques de remaniement et de transformation»[4] (De Micco, 2015, p. VIII). On est ainsi passé d’un concept d’identité fixe et autoréférentiel aux notions d’une identité plus instable et incertaine. L’anthropologue d’origine indienne Arjun Appadurai (2013), qui a étudié tout particulièrement les reconfigurations culturelles propres à la modernité causées par les processus de mondialisation, parle, par exemple, d’“identités diasporiques” pour définir la forme historique spécifique des identités à l’ère de la mondialisation et de l’hypermodernité, où «la transmission culturelle ne semble plus avoir lieu uniquement de manière verticale, à travers les générations, mais aussi de manière horizontale, à travers un réseau de contacts aussi mobiles que changeants»[5] (De Micco, 2014, p. 137).
C’est ainsi que s’affirme actuellement une vision de l’identité qui englobe la complexité et la multiplicité des Soi constituant l’individu dans son champ social mais qui, en même temps, parvient à assurer une dimension de continuité dans la mesure où elle peut dialoguer avec les différentes manifestations de l’identité avec ses ambivalences, ses ambiguïtés et ses fractures. Selon cette vision, plus que d’identité, on peut parler d’un véritable “travail identitaire”.
La construction d’un sentiment d’identité doit être également considérée en fonction du jeu des identifications inconscientes qui lient l’individu au groupe et le groupe d’appartenance aux institutions sociales. Un lien se crée ainsi entre l’intrapsychique et l’intersubjectif, qui assure un sens de continuité de l’existence: chaque individu se reconnaît en tant que tel uniquement si c’est aussi en référence aux autres, au groupe social d’appartenance.
On voit donc que l’expérience identitaire est profondément dynamisée par les exigences que les changements frénétiques en cours dans la réalité font émerger. On n’arrive plus à se sentir défini de manière fixe, déterminée, dans son propre sentiment d’identité comme c’était sans doute le cas autrefois. Mais en même temps, il y a un besoin de stabilité et de certitude dans un monde qui exige mobilité, souplesse, transformabilité identitaire. Il semble que ce besoin doit pouvoir s’appuyer sur la stabilité des repères socioculturels du moment que la problématique identitaire renvoie à la constitution culturelle de la psyché individuelle, l’ossature culturelle qui soutient l’appareil psychique. C’est la condition même de prématurité biologique qui exige, pour l’enfant, des soins prolongés pour constituer la racine du lien culturisant. Son immaturité originaire, qui comporte le besoin de soins, entraîne la nécessité d’une inclusion dans un tissu symbolique, d’une filiation, d’une descendance et d’un système de représentations socioculturelles (De Micco, 2014). La construction identitaire s’appuie donc sur notre incomplétude structurelle. Elle peut être perçue comme étant solide et sûre, lorsque la relation primaire garantit ces qualités, mais elle risque de se désagréger si elle n’est pas soutenue par des garants métapsychiques et métasociaux qui la supportent silencieusement. Elle peut, en effet, devenir instable et précaire dès que le processus dynamique qui la maintient suffisamment intégrée dans ses repères socioculturels, tant individuels que collectifs, se bloque. Plus on perçoit sa propre identité comme étant en crise, plus il en émerge des versions rigides et absolutisantes qui semblent ne pas tolérer son imperfection constitutive; alors que plus on la perçoit comme étant solide, plus elle peut être flexible et transformable.
Tout raidissement excessif des références identitaires peut indiquer une sorte de souffrance des processus culturels qui sous-tendent les constructions identitaires. Il peut signifier qu’une brèche s’est ouverte dans l’échafaudage narcissique qui soutient le sentiment d’identité individuel et qu’on cherche à la fermer au moyen de versions intégristes et absolues de sa propre identité originaire.
Pour en revenir à la filiation, nous essaierons maintenant de nous interroger sur des situations où, à la suite d’anomalies ou de particularités dans la constitution du lien de filiation, la dimension imaginaire de la filiation ou la trace de l’appartenance originaire peuvent entraîner plus facilement des difficultés dans les liens de filiation.
Pensons aux cas où la problématique de la filiation consiste dans le fait de ne pas disposer d’un “tissu symbolique” cohérent avec les filiations symboliques maternelles, dans lequel la mère puisse elle-même se reconnaître et reconnaître sa propre descendance qu’elle confiera à son enfant. Nous avons dit, en effet, que l’existence d’un contenant symbolicoculturel, à l’intérieur duquel la mère puisse reconnaître son enfant, est nécessaire. Ou bien aux cas où le tissu symbolico-culturel se déchire, comme cela arrive souvent dans l’expérience de l’adoption.
L’élément culturel peut être considéré comme une “peau” qui assure toutes les fonctions psychiques qu’Anzieu (1985) attribue au Moi peau: contenance et délimitation de soi. Ces fonctions sont particulièrement évidentes dans l’adoption, où cette peau culturelle protectrice est souvent perçue comme étant à risque d’une rupture symbolique et où la possibilité de sentir sa propre réalité intérieure comme intimement appartenante peut disparaître.
Nous vous proposons, à ce sujet, une brève vignette clinique.
Agnès
Agnès, 14 ans, a été adoptée à 8 ans. Le milieu familial d’origine était très dégradé. Le père frappait la mère et l’insultait, quoique vivant dans une autre maison avec une autre famille. Le grand-père paternel, souteneur de plusieurs prostituées, vivait par contre à la maison et obligeait la mère de A. à se prostituer.
A la maison, il y avait une situation de promiscuité et de violence à laquelle les enfants assistaient tous les jours, leur mère étant absolument incapable de les protéger.
A six ans, A. a été placée dans un établissement par sa mère qui a espacé de plus en plus ses visites et a fini par disparaître.
Les parents adoptifs paraissent très impliqués: la mère semble avoir une organisation plus narcissique, alors que le père semble davantage en mesure de se mettre en contact avec les vécus dépressifs et avec les difficultés. Ils racontent qu’à son arrivée, A. était une fillette souriante, tranquille, affectueuse, obéissante. Ils se sont tous les deux beaucoup consacrés à elle, en quittant tour à tour leur travail les premiers temps. Une puberté précoce, à 10 ans, modifie entièrement le scénario. La mère découvre vite que A. chatte avec plusieurs hommes avec qui elle emploie un langage sexuellement très cru, explicite et séducteur. Elle poste également sur la Toile des photos où elle apparaît nue et dans des poses excitantes.
Les parents demandent un entretien de consultation avec leur fille. Au cours du premier entretien, la mère accuse un violent mal de tête; on l’emmène d’urgence à l’hôpital où on lui diagnostique une hémorragie cérébrale qui l’oblige à rester hospitalisée pendant deux semaines. Jusque-là, la femme n’avait jamais présenté de troubles cardio-circulatoires. La reprise de la consultation est reportée, mais on découvre peu après que A. subit le chantage de ses camarades du bus scolaire auxquels elle donne d’importantes sommes d’argent qu’elle vole chez elle. On lui enlève le portable, l’ordinateur, le bus scolaire.
Les parents, bouleversés et angoissés, décident de chercher une nouvelle consultation et il semble qu’il est possible, cette fois, de commencer aussi bien les entretiens avec les parents que les séances avec A.
Dans une des premières séances, A. dit que les phrases qu’elle écrit sur MSN sont les mêmes qu’elle entendait sa mère naturelle prononcer à la maison quand elle était petite.
La psychothérapie avec A., à raison de deux séances par semaine, dure depuis environ un an et les parents, de leur côté, ont accepté des entretiens hebdomadaires. Ce parcours nous conduit à un certain nombre de considérations.
Tout d’abord, la concomitance de l’hémorragie cérébrale de la mère et de l’entretien fait penser qu’elle n’a pas pu tolérer de devoir faire face à la difficulté d’intégrer les violentes expériences infantiles de A. et de devoir renoncer à l’image de l’enfant souriante et affectueuse qui satisfaisait son idéal et lui permettait de réparer intérieurement sa propre expérience infantile.
Les parents de A. semblent, en effet, ne pas avoir réintégré le clivage des aspects dramatiques de l’histoire de leur fille adoptive déterminé par le besoin narcissique de protéger une parentalité et une fille idéales. Agnès n’a donc pas été soutenue par une fonction subjectalisante parentale lors de l’intégration et de l’élaboration de la violence de ses expériences infantiles, qui réapparaît avec le mouvement de séparation imprimé par l’adolescence.
La fillette, dont le fonctionnement psychique ne lui permet pas encore d’aborder des vécus si douloureux sans risque de menace pour son Moi, a besoin du soutien psychique parental pour poursuivre son processus de subjectivation à l’adolescence. Comment les parents adoptifs parviendront-ils à s’acheminer vers une plus grande différenciation et séparation dans la relation avec A. s’ils n’arrivent pas d’abord à contenir à l’intérieur de la relation même les traumatismes qu’elle a subis et à partager avec elle l’angoisse et l’abandon qu’elle a vécus? Quel sera le travail psychique nécessaire pour que la fille “étrangère”, arrivée d’un autre monde, devienne partie intégrante de la nouvelle famille?
Pour pouvoir intégrer ces vécus traumatiques, comme l’a si bien décrit Artoni Schlesinger (2006), il faudrait qu’entre les parents et l’enfant se construise un lien affectif et mental qui permette de construire également une narration émotionnelle partagée dans laquelle des fragments de mémoire peuvent s’intégrer. Une reconstruction de la mémoire traumatique, pour l’enfant, est souvent impossible car l’abandon a déterminé un changement qui a représenté une “césure” (Bion, 1992) du réseau de relations mentales primitives qui peuvent être partagées et qui permettent au soi de se constituer et de se reconnaître comme appartenant à un contexte dont s’est nourrie l’expérience originaire[6] (Artoni Schlesinger, 2006).
Lorsque, par contre, la mère adoptive est à même de reconnaître l’enfant comme étant tributaire d’autres appartenances par rapport auxquelles elle est un intermédiaire, elle peut lui ouvrir le monde des appartenances symboliques et lui permettre d’étendre à celles-ci son vécu de filiation. Dans ce cas, la “peau” pourrait ne pas se déchirer, mais s’adapter souplement pour englober toutes les appartenances.
Nous pouvons maintenant chercher à nous interroger sur des aspects relatifs aux filiations dans des contextes de discontinuité culturelle.
Piera Aulagnier (1975) nous rappelle que tant que la mère demeure dans le système culturel auquel elle sent qu’elle appartient, elle peut exercer sa fonction de “porte-parole” de l’enfant, mais que lorsqu’elle se retrouve dans un système culturel qui ne lui appartient pas, cette fonction fait défaut. Qu’est-ce que cela signifie? Nous savons (Algini et Lugones, 1999), par exemple, que les processus migratoires influent de manière problématique sur la filiation car ils créent des situations où les expériences concernant la conception, la grossesse, l’accouchement et les premiers soins ont lieu en dehors du contexte culturel de provenance, ce qui prive la future mère et le futur père des systèmes sociaux et culturels de référence pour l’élaboration de ces expériences. Ceci compromet la possibilité d’assigner à son enfant le rôle de descendant, autrement dit d’une filiation liée à la chaîne de ses propres ascendances et appartenances symboliques. Nous pouvons nous demander s’il est possible d’attribuer, entre autres, à cette problématique de la filiation la tendance actuelle d’un grand nombre de jeunes immigrés de deuxième génération de revenir à leurs matrices religieuses en les radicalisant.
Nous pouvons également nous demander si la problématique de la discontinuité culturelle doit-elle être rapportée seulement aux expériences de migration ou peut-elle être également envisagée dans le cas, par exemple, de la procréation médicalement assistée pratiquée sur une génération dont les membres peuvent aujourd’hui aspirer à devenir parents, ce qui était absolument inimaginable pour les générations précédentes et ne faisait pas partie de la culture à l’époque. Peut-être serait-il possible d’attribuer, entre autres, à cet aspect la difficulté qu’ont de nombreux couples à révéler qu’ils ont recours à la procréation médicalement assistée. Il pourrait y avoir une sorte de déchirure du contenant culturel qui liait parents et enfants au fil des générations, qu’on ne parvient pas à élaborer et qui doit être niée, forclose. Par ailleurs, dans les situations où les techniques de la naissance introduisent des éléments étrangers qui ne sont pas facilement assimilables au monde culturel d’appartenance et qui font qu’il est difficile de faire appel à des mythes connus, il peut être nécessaire de garder le secret sur la discontinuité qui s’est créée et de nier ou cliver des contenus fantasmatiques avec une retombée potentiellement pathogène sur le système de filiation.
Face à ces désorientations, il peut y avoir besoin d’avoir recours à des sécurisations qui peuvent parfois prendre des formes pathologiques. Est-il plus facile que s’établisse une filiation narcissique (Guyotat, 1980) où les liens qui la sous-tendent sont basés sur un “fantasme de reproduction du même” de génération en génération? Ce fantasme pourrait exercer une fonction sécurisante par rapport à un sentiment de discontinuité du Soi.
Nous avons dit que c’est grâce à l’origine commune et à l’appartenance à des situations de continuité culturelle que les parents peuvent facilement refléter leur enfant et peuvent se refléter en lui. Dans les situations de fracture culturelle (à savoir toutes les situations où la filiation ne se situe pas dans une continuité d’expérience culturelle), par contre, le risque est que des sentiments d’étrangeté soient déposés sur l’enfant et que ces sentiments amènent les parents à vivre celui-ci comme un étranger, perçu comme étant dangereux et inquiétant. Si cet élément “négatif” ne peut pas être transformé, il peut demeurer comme un élément clivé et non assimilable et réapparaître dans la réalité sous une forme persécutoire. Nous pouvons alors nous demander s’il est possible d’intégrer la “fracture” et comment arriver à créer un tissu culturel nouveau, plus diversifié, permettant d’inclure également les éléments perçus comme étrangers.
Rappelons, à ce sujet, que Freud nous a appris que le Moi n’est pas maître dans sa propre maison (1917): l’identité individuelle est donc toujours traversée par la relation avec l’altérité et la multiplicité, et l’être humain est toujours confronté à l’étrangeté. La recherche d’une identité unitaire, parfaite, et d’une filiation unique, liée à la pureté des origines, serait donc l’expression d’une exigence défensive de type narcissique. Cette défense apparaîtrait, en particulier, dans les situations où la filiation rencontre des expériences de fractures culturelles comme dans l’adoption, dans la procréation médicalement assistée, dans les familles multiethniques. Ces défenses semblent devenir plus nécessaires du fait même des grandes transformations en cours qui donnent lieu à des formes d’hybridation culturelle; celles-ci rendent les “frontières” de la tradition culturelle propre de plus en plus nuancées et changeantes, en augmentant le sentiment d’insécurité et en ébranlant le sentiment d’identité. Cette fragilité serait le fruit de la mondialisation de notre époque où l’accélération, la fragmentation, la multiplication et l’intrication des expériences rend également plus instable le système symbolique de référence maternel; il devient ainsi plus difficile d’affilier son enfant à sa propre tradition culturelle, ce qui se répercute sur les processus identificatoires et la constitution du Soi. D’où le risque, de plus en plus présent, que les sentiments de filiation et d’identité tendent à être définis de manière défensive en se raidissant comme une “peau dure”; à ce risque il faut opposer la nécessité d’une relation à l’altérité comme nourriture vitale du Soi. Nous avons, en effet, besoin de l’autre, de l’étranger en nous et hors de nous, mais nous devons nous sentir suffisamment sûrs que cette rencontre ne risque pas de nous priver de notre sécurité intérieure. Toutefois, dans la situation historique actuelle où il peut être difficile de se reconnaître comme faisant partie d’une culture historiquement déterminée, les instruments de symbolisation peuvent faire défaut et une grande instabilité peut s’établir dans la chaîne des filiations.
La psychanalyse doit continuer à chercher des instruments pour penser tout ceci. C’est la dimension même de la pensabilité qui peut contribuer à soutenir l’incertitude en maintenant ouverte ce qui est une caractéristique de l’humain, “un composé empreint d’altérité” tel que le définit Marc Augé (1994), sans devoir pour autant mobiliser des défenses excessives qui provoquent un raidissement. En particulier, la psychanalyse de la famille est confrontée à une tâche fondamentale, la famille étant – comme nous l’avons dit au début – l’intermédiaire direct des changements sociaux et culturels qu’elle transmet dans l’espace psychique de ses membres. Il est donc d’autant plus important, aujourd’hui, de continuer à travailler dans ce domaine afin de rechercher des instruments théoriques de plus en plus aptes à traiter la complexité des situations cliniques déterminée par la mondialisation actuelle.
Nous aimerions conclure en évoquant les paroles de Winnicott (1969), qui écrivait (dans un article sur la pilule anticonceptionnelle): «Il y a une chose que la majorité des personnes peut supporter jusqu’à un certain point: l’incertitude… Il y a des problèmes qui ne peuvent pas être résolus et nous devons supporter les tensions»[7] (p. 214).
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[1] NDT: traduction libre. “A l’enfant. Je ne suis pas celui qui t’engendre./Ce sont les morts./Ce sont mon père, son père et ses aïeux, ceux qui, depuis Adam et les déserts d’Abel et de Caïn, tracèrent/un long dédale d’amour dans une aurore si ancienne qu’elle est déjà de la mythologie./Ils arrivent, sang et moelle, à ce jour de l’avenir auquel je t’engendre à l’instant. Je sens leur multitude./Il y a nous/Et, parmi nous, toi et les futurs enfants/Que tu engendreras. Les derniers/Et ceux du rouge Adam. Je suis aussi ces autres./L’éternité est dans les choses/Du temps, qui sont des formes hâtives”.
[2] Le concept de garants métasociaux a été introduit par le sociologue A. Touraine en 1965. Pour Kaës (2000; 2002), les garants métasociaux indiquent les grandes structures d’encadrement et de régulation de la vie sociale et culturelle. Leur fonction est de garantir une stabilité suffisante des formations sociales.
[3] Les garants métapsychiques sont constitués par les interdits fondamentaux et par les contrats intersubjectifs qui contiennent les principes organisateurs de la structuration du psychisme.
[4] NDT: traduction libre.
[5] NDT: traduction libre.
[6] NDT: traductions libres
[7] NDT: traduction libre.