REVUE N° 10 | ANNE 2011 / 2

Et ses dérives selon le vertex de l’intersubjectivité

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Et ses dérives selon le vertex de l’intersubjectivité 

Pour étudier la dépendance, l’auteur met au travail un certain nombre de questions : Pourquoi le don, qui aurait comme but de nous libérer et de nous donner envie de devenir plus autonomes, peut engendrer au contraire plus de dépendance ? Pourquoi se manifeste à l’occasion une difficulté de reconnaissance mutuelle ? Le concept de lien intersubjectif permet de comprendre les raisons de ces paradoxes. L’environnement verbal du don, les intentions inconscientes, les attentes narcissiques, l’exaltation déclenchée, peuvent rendre la générosité humiliante, volatiliser l’empathie et in fine paralyser l’élan vers l’émancipation.

 

Mots-clés : Dépendance, autonomie, don et contredon, reconnaissance mutuelle


Dependency ant its derivatives according to intersubjectiv ity’s vertex

To study dependency, the author puts forwards a few questions: why does giving, which would have as a goal freeing ourselves and making us want to become more self-sufficient, can, on the contrary, create more dependency? Why is there then any difficulty in acknowledging mutual gratitude? The concept of intersubjective links enables us to understand the reason why there are these paradoxes. The verbal environment of the gift, the unconscious intentions, narcissistic expectations and excitement caused can render generosity humiliating, make any empathy vanish, and, in the end, paralyse the longing towards emancipation.

Keywords: Dependency, autonomy, giving and giving in return, mutual gratitude.


Dependencia y sus derivaciones según el eje de la intersubjetividad

Para estudiar la dependencia, el autor elabora un cierto número de cuestiones: ¿por qué el don, que tendría por fin de liberarnos y de querer ser más autónomos, puede engendrar al contrario más dependencia? ¿Por qué se manifiesta llegado el caso una dificultad de reconocimiento mutuo? El concepto de vínculo intersubjetivo permite comprender las razones de estas paradojas. El contexto verbal del don, las intenciones inconscientes, las expectativas narcisistas, la exaltación puesta en marcha, pueden transformar la generosidad en algo humillante, volatilizar la empatía y en definitiva paralizar el incentivo hacia la emancipación.

Palabras claves: Dependencia, autonomía, don y contra-don, reconocimiento mutuo.


ARTICLE

Dépendence et ses dérives selon le vertex de l’intersubjectivité

ALBERTO EIGUER

 

La dépendance est un thème vaste, difficile à aborder de façon globale, mais la vision proposée par la théorie des liens intersubjectifs permet d’avancer dans cette voie.

Parmi les « objets » dont on dépend, nous trouvons :

  1. Des personnes soignantes (chez les enfants, personnes âgées, malades et handicapées physiques, malades et handicapées psychiques et dans d’autres liens)
  2. Des personnes envers lesquelles nous sommes sentimentalement attachés (lien d’amour), qui sont susceptibles de nous conseiller et/ou de nous aider
  3. Des personnes avec lesquelles nous avons un lien de travail (assistants, co-équipiers, supérieurs hiérarchiques) d) Des animaux familiers
  4. Des objets matériels utilitaires, automobile, la TV, Internet, gri-gri, mascotte (ils sont liés à l’utilisation de l’objet même, ou à une activité leur étant rattaché comme les acheter, les voler – kleptomanie -, les collectionner)
  5. Des produits chimiques, drogues, alcool
  6. Des aliments, boulimie, hyperphagie
  7. Des jeux dans la ludopathie (pari aux courses de chevaux, casino, loterie, cartes, jeux vidéo)
  8. Du sexe ; la pornographie ou dans les addictions sexuelles.

Selon les cas, on parlera de dépendance matérielle, émotionnelle, psychique et/ou physiologique (pour l’héroïne, par exemple). Cette liste ne prétend pas être exhaustive, mais elle vise à repérer le problème soulignant sa polysémie et son étendue.

On peut globalement estimer que la dépendance envers les objets matériels, drogues, aliments, jeux, reproduit, de manière frustre, la dépendance envers quelqu’un, et, pour simplifier, que celui-ci est considéré soit comme un objet transitionnel, soit comme un fétiche, ce dernier représentant psychologiquement plus ou moins un objet mort. On notera que cette dernière dérive tend à renforcer chez le patient son déni d’une relation avec un être humain, comme s’il souhaitait démontrer que l’il peut « parfaitement » s’en passer.

Certaines de ces dépendances évoqueront les pathologies perverses et, à ce titre, elles se rapprochent du fonctionnement fétichiste par la jouissance intense qu’elles déclenchent et par la maîtrise que l’on exerce sur ses objets. Il est possible de penser, en toute légitimité, qu’une dépendance démesurée se manifeste chez nombre de patients névrosés, psychotiques et limites. La régression en est généralement la cause ; chaque cas pourrait être rattaché à l’un des groupes cités.  Il me semble important de modifier l’angle d’approche de ce sujet. Au lieu de demander quels sont les mécanismes individuels qui  engendrent une dépendance excessive ou déviée, je souhaite interroger le contexte familial dans lequel elle se développe. Quels gestes la favorisent à l’égard des personnes qui s’occupent d’un petit enfant vulnérable et incapable d’assurer sa survie ?

Je n’ignore pas l’importance du fonctionnement psychique des adultes hyper-dépendants mais de trop insister sur leur fixation aux étapes précoces du développement, on a finit par négliger les facteurs environnementaux. Nous avons subi la tyrannie intellectuelle de l’exigence de la séparation/individuation comme preuve de notre maturité et de notre capacité d’autonomie. Nous avons accepté l’idée que les objets réels s’introjectent de manière à ne plus avoir besoin d’eux. Mais la clinique et même l’expérience relationnelle la plus banale vous montre que l’on ne peut se passer des autres et que, bien au contraire, cela vous procure plaisir et enrichissement sans forcément vous rattacher de manière pathologique à eux.

Aujourd’hui nous pouvons aborder ces perspectives de façon plus approfondie que par le passé grâce aux apports de la théorie de l’intersubjectivité. On sait désormais que depuis notre naissance se créent en nous des modèles de fonctionnement nous permettant d’interagir émotionnellement avec les autres et qu’ils se perpétuent la vie durant.

Pour examiner ces questions, nous allons discuter certaines questions : Qu’est ce qui stimule la dépendance chez les personnes ? Pourquoi le don, qui aurait comme but de nous libérer et de nous donner envie de devenir plus autonomes, peut engendrer au contraire  plus de dépendance ? Quels sont ses rapports avec la difficulté de reconnaissance mutuelle ?

La question du don dans l’enjeu de la dépendance Deux paradoxes se orchestrent :

a) Le don peut susciter un sentiment de dette allant jusqu’à asservir celui qui le reçoit (le récipiendaire) à son donateur. b) Le don peut humilier.

Dans les sociétés traditionnelles une série de lois gère les échanges non marchands d’objets. M. Mauss (1925) le citait comme exemple d’échange archaïque où donner engendre l’obligation de remboursement au donneur par un contredon de valeur semblable ou supérieure à celle du don reçu. Mais la valeur de l’objet est estimée par celui qui l’offre. Si le contredon est d’importance supérieure au don, cela exige que le premier donneur s’acquitte d’un don nouveau afin de compenser la différence. Cela risque de se perpétuer.

C’est le cas du potlatch chez des amérindiens, forme d’échange utilisée dans la confrontation entre deux candidats pour l’obtention d’une chefferie. Ils sont amenés à offrir des dons de plus en plus onéreux ; au bout d’un certain temps, celui qui n’aura plus rien à donner perdra la partie et sera déclaré vaincu !

On peut imaginer que le vaincu repartira penaud, humilié.

Dans les échanges économiques de notre culture, on donne et on reçoit dans les transactions d’argent et dans le contrat de travail on échange des services contre une compensation monétaire, un salaire. L’origine du mot emprise est intéressante. Il naît d’une transaction  d’argent pratiquée au Moyen-âge : si un débiteur ne pouvait honorer une dette contractée, il était obligé d’offrir sa liberté à l’emprunteur, devenant son serf. C’était le don de soi, de sa personne. Actuellement, le mot emprise souligne une domination psychique sur autrui.

Un deuxième mode d’échange est l’agapè où offrir n’implique pas l’obligation de contredon. C’est le don généreux et ouvert à une pluralité de personnes, voire à la communauté sans contrepartie. En Grèce, agapè était le terme désignant l’amour divin et inconditionnel. Selon le contexte, il est considéré comme l’amour spirituel ou comme l’action développée en vue du bien commun, en sociologie notamment. Du mot agapè, dérive agapes : à l’exemple de la charité ou plus simplement d’une réunion festive ou un repas amical où l’on invite ses intimes.

Cet acte ne signifie toutefois pas un don sans retour : le sujet ne s’attend pas à une rétribution sous forme d’un don équivalent du sien, certes, mais il se sent heureux de son geste, éprouve du plaisir en voyant que ses invités se sentent gratifiés, qu’ils en ont profité.

Les agapes les ont peut-être rapprochés.

Pour ce qui concerne plus précisément la bienfaisance ou la charité, le don contribue de même au bien-être de l’autre, à combler un manque. Le bienfaiteur peut s’attendre à de la gratitude ; il a « accompli une bonne action ».

Dans les deux figures de don (l’échange équivalent ou

l’agapè/agapes), celui qui fait le don aura pensé au besoin d’autrui, imaginé ce qui ferait plaisir à celui-ci. Cela implique de se mettre à sa place, de penser à ses attentes et de s’identifier à lui. Le second donateur, dans l’échange équivalent, celui qui fait le contre-don, se trouve en position de conditionner son offre au don reçu du premier ; il se met aussi à la place de son partenaire.

En général, l’acte de donner est précédé et suivi par une activité subjectivé, qui représente en elle-même une source de soulagement et/ou de réconfort où seront revisités les souvenirs sensibles. Toutefois, en recevant un don, le récipiendaire peut se sentir humilié. C’est ce qui arrive parfois aux personnes qui reçoivent l’aumône, ce qui leur rappelle leur insuffisance, leur incapacité à subvenir à leurs besoins.

J’ai également noté un sentiment de dépréciation chez des collègues dont l’institution vit de subventions : ils se plaignent du fardeau de faire le tour des différentes administrations et cela tous les ans. Ils ne prononcent pas le mot humiliation, mais leur malaise est évident lorsqu’ils ont à parler du manque de moyens de leur institution, des dépenses grandissantes à affronter, des membres du personnel qu’ils craignent être obligés de licencier. Ils me disent qu’il leur faut renouveler les arguments, exagérer les difficultés. Etant amené à se mettre en position de demandeur, l’estime de soi en souffre.

En famille, cela se passe de façon semblable : les parents peuvent donner sans s’apercevoir que, culpabilisés, leurs enfants vont développer un sentiment d’obligation démesuré : vécu de dette et crainte de ne pouvoir jamais s’en dédouaner. Par la situation  naturelle de la filiation, les parents offrent la vie à l’enfant, subviennent à ses besoins, le forment, l’accompagnent dans son développement, etc. C’est une forme de don. Les enfants ne pourront jamais compenser tout ce qu’ils ont reçu par un contredon, mais ils s’en acquitteront auprès de leurs propres enfants. C’est le don vertical, à différencier du don horizontal dans les échanges entre adultes ou entre enfants.

Des parents très généreux risquent de créer, chez leurs enfants, un sentiment de faute démesuré ou, par réaction, une incapacité de gratitude. Le discours parental peut jouer un rôle pour infléchir leurs sentiments et comportements dans un sens ou dans un autre. Si par le discours, les parents insistent sur le fait qu’ils font un grand effort pour offrir ce qu’ils offrent et qu’ils se sacrifient, ou s’ils se vantent de leur ingéniosité à trouver ce dont l’enfant avait besoin, de leur sensibilité à comprendre sa demande implicite, le sentiment d’obligation peut devenir oppressant.

Certains parents peuvent demander que l’enfant abandonne ses projets personnels pour s’occuper d’eux ou d’un autre enfant ou adulte. Parfois, ils parlent de leurs peines, de leur privations, de leurs maladies si c’est le cas, en établissant une relation entre ce qu’ils ont donné et leurs souffrances : leur don les aurait épuisés. Les enfants peuvent se sentir avides, rapaces.

Dans d’autres cas, les parents donnent trop parce qu’ils se sentent eux-mêmes coupables, par exemple en pensant qu’ils se sont peu ou  mal occupés de l’enfant. Alors ils offrent des cadeaux somptueux ou paient des formations, des séjours à l’étranger, coûteux.

Quand les parents sont en conflit, ils vont jusqu’à se lancer dans des joutes comme s’ils faisaient un potlatch, entrant en concurrence : qui fait le cadeau le plus somptueux ? Les situations de séparation du couple parental sont l’occasion d’une absence de tenue hors du commun : des secrets sont révélés, les critiques contre l’autre parent sont énoncées. L’enfant se sent à la fois flatté de recevoir de telles confessions et excité dans la mesure où il a l’impression d’être subitement considéré comme un adulte et un confident très prisé. L’incestuel est ainsi développé aux conséquences délétères sur son organisation œdipienne. L’enfant aura du mal à métaboliser de telles confessions, qui formeront des concrétions explosives dans son esprit, clivées du reste de sa personnalité.

Les parents ne s’aperçoivent pas jusqu’à quel point les enfants les admirent, leur font grandement confiance, et qu’ils ont une tendance naturelle à leur donner raison, mais ils captent ce qu’ils entendent à leur façon. L’enfant ne perçoit pas facilement que le parent essaie de le manipuler. Il ne voit que l’avantage narcissique de la situation.

C’est dans ce sens que l’omnipuissance obnubile son entendement.

Un autre cas de figure est celui du parent qui veut compenser les carences éprouvés pendant son enfance en étant hyper-généreux. L’enfant sera-t-il en conditions de reconnaître le rôle qu’il joue dans le mécontentement du parent par rapport à son propre parent ? Comment s’en sortira-il ? Parfois il semble dire au parent : « T’en fais de trop ! »

Il y aurait un glissement entre « donner un objet » et « donner une partie de sa personne », concéder une place, offrir ou partager une partie de sa fonction. On est passé de la générosité à l’utilisation d’autrui.

J’ai le sentiment qu’un certain nombre de conduites violentes et tyranniques chez des enfants et des adolescents peuvent être liées à ces enjeux. L’enfant aurait du mal à métaboliser l’excitation ressentie, et il est sensible au manque de tenue du parent. Il s’avoue à peine sa déception de le voir si « petit », « vulnérable », « peu digne », face à ses difficultés d’adulte. Lorsqu’on fait jouer des fonctions d’adulte à l’enfant, on brise son sentiment filial et on altère les fonctions du père et de la mère. Ce n’est pas uniquement que ces jeunes personnes perdent leur équilibre, c’est le sol qui bouge. Se manifestent des confusions et des amalgames dans les fonctions familiales. Il s’en suit une série de malentendus où la régression fait émerger les positions infantiles perverses-polymorphes. Toutefois l’organisation inconsciente de l’enfant et de la famille-groupe peut par son influence protectrice atténuer cet impact.

La fonction symbolique est atteinte. Donner de trop ou de façon ambiguë, c’est aussi compliqué que ne pas donner assez. Dans le premier cas, on prend le risque que les enfants ne sachent pas être reconnaissants. Apparaissent les sentiments de « tout m’est dû » et de « tout m’est permis ». Dans le second, les enfants peuvent se sentir insécures.

Pensant servir la cause des plus petits, la plupart des études psychologiques s’intéressent à ce dernier cas en oubliant le premier. Il convient de faire aujourd’hui le correctif nécessaire et d’expliquer que le don comporte des ambiguïtés.

Don et contredon sont des comportements bien que la dimension affective et plus largement désirante soit finalement déterminante dans la qualité des fonctionnements intersubjectifs. D’une part, la parole qui est associée au geste, les commentaires et la métacommunication peuvent bouleverser la situation ou l’annuler ; d’autre part, il est tentant de souligner l’importance du narcissisme. En donnant on peut soutenir celui du récipiendaire ou le rabaisser, stimuler et soutenir également la vigueur du lien ou, au contraire, rigidifier la nature émotionnelle de son fonctionnement.

Il y a des dons qui sont exclusivement langagiers et qui remplissent une fonction de premier ordre : le récit, la narration, le partage relatif de son intimité, la demande d’écoute, en sont des exemples.

Le concept d’autonomie engendre aussi des équivoques

La séparation et l’autonomie sont depuis longtemps considérées par nombre de collègues comme un aboutissement de la formation de la personne. Quelques rares psychanalystes se sont demandés s’il ne s’agissait pas d’une façon limitée voire partiale d’envisager la maturité. Parmi ces derniers, le Britannique Fairbain (1952) a suggéré que l’indépendance pouvait signifier une séparation superficielle du lien à l’autre sans que l’attachement profond ait vraiment évolué : elle se manifeste par une rupture qui est assortie  d’un conflit sans fin, l’hostilité pouvant être encore vive, franche ou dissimulée. L’indépendance n’apparait ici que pour se cacher la dépendance, voire la perpétuer. Fairbain la désignait « indépendance immature ».

Chez nombre de personnes, on observe, à l’opposé, le développement d’une dépendance immature, notamment dans le lien fusionnel : avidité du contact et sentiment de ne pouvoir se passer de l’autre. Dans la famille, le don peut enfermer un enfant déjà dépendant.

Fairbain identifie également une dépendance mature, substantiellement différente de la dépendance immature. Elle implique la reconnaissance de ce que l’autre a signifié pour soi et de ce qu’il peut encore signifier.

La mise en perspective de cette dimension de la dépendance était ignorée au moment de l’ascension en force de la théorie de M. Mahler (1952). Bien des analystes Américains ne juraient que par sa théorie de la séparation/individuation. Le positionnement de Fairbain voyait dans la théorie de la relation d’objet une ouverture, voire une dissidence des théories se centrant sur la pulsion. Ce n’était pas encore la théorie du lien intersubjectif, mais cela en a représenté un jalon important ; sa conception apparaissait fondée et étayé sur des situations cliniques éclairantes et irrécusables.

M. Mahler (op. cit.) semble défendre une position individualiste, celle de l’homme qui serait capable de faire face sans encombre aux contingences de l’existence parce qu’il aurait acquis des attributs et des conditions suffisantes pour s’y adapter. Sans angoisse et sans états d’âme, l’homme « mature » ne souffrirait pas de solitude. Il encaisserait toutes les contrariétés de la vie sans se plaindre, et il ne se remettrait jamais en cause. Sous ces prémisses, il est bien vu de se montrer toujours de bonne humeur et de privilégier ses satisfactions personnelles ; en quelque sorte, un idéal viril. On ne devrait ainsi rien à personne, c’est « normal » de recevoir.

A l’opposé, ceux qui souffrent, craignent pour eux, pour leur avenir et celui des autres, ceux qui affichent leur dépendance et se montrent faibles, devraient être assimilés, toujours selon cette théorie, à des enfants ou peut-être à des femmes. J. Benjamin (1988) dénonce la mise en valeur sociale de l’idéal phallico-masculin, qui prône la rupture, la confrontation, au détriment de l’idéal maternel, qui incarne plutôt la réceptivité, le rapprochement, l’accueil de la détresse, la légitimité de la quête de tendresse, de paix, de soutien.

La mise en valeur des liens intersubjectifs a constitué un pas nouveau montrant que la dépendance est naturelle (Benjamin s’inscrit dans cette perspective). L’autonomie cesse d’être un aboutissement. La dépendance mature ne se manifeste pas forcément envers les personnes qui se sont occupées du sujet au début de sa vie, elle est déplacée sur d’autres, ce qui signifie avoir acquis la capacité de désinvestissement de ces liens premiers et une transformation de la nature de cette dépendance. L’idée de séparation est ici reformulée et d’une certaine façon démythifiée.

Si le sujet a pu conquérir la capacité de se détacher de l’autre, c’est le signe que sa relation avec lui a contribué à l’élargissement de ses compétences psychiques. Il saura quand cette dépendance sera nécessaire ; il cherchera autrui quand il ne sera pas capable d’accomplir quelque chose. S’admettre dépendant implique que l’on ait acquis des dispositions pour être indépendant tout en pouvant choisir ses relations. La dépendance mature suppose un attachement sélectif, partiel.

L’échange don/contre-don est un élément essentiel de la construction du lien intersubjectif. Le donateur s’identifie au besoin et au plaisir de l’autre ; il imagine ce que le don provoquera dans l’esprit de celui-ci et adapte même son don à cette anticipation imaginaire. Aussi absorbé qu’il soit par le destin de l’offre chez le récipiendaire, le donateur signe le don de son identité et de sa subjectivité. De même, le récipiendaire mobilise grandement sa propre subjectivité se disant que le donateur a su le comprendre ; il éprouve de la gratitude et a envie de le récompenser. La réflexion sur soi ainsi que celle sur l’autre est favorisée. La reconnaissance mutuelle se bâtit sur le don et le contre-don et, si elle est déjà établie, ces derniers la consolident.

Voici un exemple clinique sur les dérives de la générosité.

Armand, une illustration sur le don et la dette

Armand est venu me voir après « un choc » : sa maitresse lui a demandé d’avoir un enfant. Il a trois filles avec son épouse et ne comptait pas rompre avec celle-ci. Mais il a été déséquilibré par cette demande, qui créait une désorganisation dans l’ordre qu’il avait  aménagé. Alors il a tout avoué à sa femme, qui très affectée l’a prié de faire une analyse pour élucider son problème.

Quelques années après, la décision de divorce est prise non sans hésitation de la part d’Armand, et à la suite d’une période dominée par des allées et venues entre sa femme et sa maitresse. Il souhaite éviter que ses filles ne soient perturbées par la séparation de leurs parents ; elles ont longtemps ignoré l’existence de sa nouvelle compagne. Armand a proposé que les enfants vivent désormais en semaine alterné chez chacun des parents et a demandé de rester dans le domicile conjugal. Tout est pensé pour leur éviter « les effets d’une rupture ». La semaine où elles ne sont pas là, il habite chez lui avec sa compagne. Les enfants ne la croisent pas.

Il est par ailleurs un père attentif et généreux, qui n’hésite pas à leur offrir de somptueux cadeaux, des séjours à l’étranger, des cours et de nombreuses activités et formations en dehors de leur scolarité. Il reconnait détester les critiques et essaie d’être aimable et tolérant avec ses filles de même qu’avec ses amis, qui apprécient son tempérament avenant. Sa séduction lui sert de frein à une violence imaginée ou réelle et, au fond, il finit par l’admettre, c’est un moyen pour rester le meilleur. Mais il arrive un moment où cela n’est plus possible, alors il s’affole. Une des crises a éclaté après que son épouse ait menacé de révéler le secret sur ses résultats scolaires aux filles. « Si elles apprenaient que leur père était un cancre, comment auraient-elles envie de travailler en classe ? » m’explique-t-il.

Les filles ont fini par apprendre l’existence de la nouvelle compagne. Alors les reproches sont tombés en trombe. L’aînée l’a déstabilisé en lui avouant qu’elle avait compris qu’il comptait demeurer seul après le divorce et qu’ils « allaient rester ensemble tous les deux ». Il a dû constater que son absence de franchise et ses largesses ont contribué à créer un malentendu bien plus dangereux que le mal que pouvait produire la vérité sur sa double vie et les souffrances liées à la séparation. Bien des choses qu’il avait offertes, de ce fait, sont devenues des cadeaux empoisonnés.

Dans la tentative d’éviter à tout prix l’agressivité et la honte, la générosité d’Armand recelait de l’incestualité. Offusquées, les enfants se sont alors permis des menaces et des impertinences, ce qu’il n’avait jamais imaginé se produire un jour. Lui infliger de telles choses à lui, qui « avait été si prévenant et dévoué » ! Un épisode de son enfance nous ouvre des pistes sur son fonctionnement psychique.

Lors de ses 7 ans, ses parents se sont séparés, puis sa mère et lui sont partis habiter chez ses grands parents maternels. Un jour, sa mère a trouvé un nouveau partenaire, avec qui elle est partie s’installer dans un appartement. Armand a été placé en pension sans grande explication. Il se souvenait de son amertume et de sa souffrance. Dans la pension, il n’a pas dormi la première nuit pleurant et se disant qu’il était « foutu ». Quand le matin est arrivé, en sortant du dortoir pour aller au réfectoire, il a vu descendre par l’escalier une petite fille rousse de son âge. Il s’est dit : « Maintenant, je ne vais plus jamais pleurer d’avoir perdu ma maison, mais je vais

« draguer » cette fille : elle sera ma première conquête. » Cette  pensée l’a « guéri de sa tristesse ». Ainsi a-t-il décidé que sa vie amoureuse serait très animée.

Lien et reconnaissance

La théorie des liens intersubjectifs introduit une nouvelle réflexion, celle de la dépendance réciproque. Elle est directement liée à la reconnaissance mutuelle, un de ses piliers. (A. Honneth, 1992). Le lien reflète l’interfonctionnement entre deux personnes et leurs subjectivités. Cette approche souligne que chacun de nous est attaché à un autre, ce qui établit une réciprocité inconsciente : les fantasmes, affects, représentations de chaque membre du lien entrent en résonance ; ils s’articulent et se stimulent créant des représentations communes et partagées. Cela leur permet d’être ensemble, de fonder une relation à plus ou moins long terme et, en même temps, de se vivre séparés cultivant leurs différences.

Mais cette réciprocité se passe à bas bruit. Elle est spontanée, imperceptible. Reconnaître la différence d’autrui implique de se sentir proche de lui, solidaire de ses difficultés, partageant ses joies, s’égayant de ses réalisations et de ses succès.

Revenons à notre question initiale : pourquoi, en voulant favoriser l’émancipation des personnes, en leur offrant des outils pour y parvenir, n’obtient-on pas le résultat espéré ? Elles développent, au contraire, des attitudes manifestement dépendantes et serviles. Le soutien à l’indépendance, a-t-il stimulé l’appétit à dépendre ?

Je viens de parler de la reconnaissance de l’autre en tant que différent et singulier et dans son désir et son besoin d’être reconnu par lui. La reconnaissance mutuelle qui en résulte tendrait à favoriser que nous nous reconnaissions dans notre être et dans notre fonctionnement en élargissant notre subjectivité.

Mon idée est que les ratages du don sont en partie liés au problème de la reconnaissance chez ceux qui reçoivent du soutien. On n’a pas identifié ce dont ont besoin. S’ils adhèrent à des groupes où ils seront encore plus humiliés, c’est que l’humiliation a entravé leur processus de construction narcissique ; ils ne savent pas puiser dans l’estime de soi l’énergie pour apprécier la liberté en la préférant à la dépendance (Eiguer, 2008).

Je rappelle plus haut que le don de soi est la forme extrême de contredon. Certains peuvent sentir que les donneurs tirent du plaisir dans l’acte de donner, alors ils veulent offrir leur personne à des tiers qui aiment jouir pathologiquement dans l’asservissement des autres.

On peut m’objecter que l’envie du récipiendaire envers le donateur est un facteur important aussi. Je trouve que l’envie est aussi liée à une blessure narcissique, même qu’elle y prend racine. Mon objecteur pensera que donner à une personne envieuse est stérile, voué à l’échec. C’est vrai mais l’envie se cultive dans le jardin de la fragilité de l’estime de soi.

Conclusions

Afin que l’acte de donner soit libérateur pour le récipiendaire,

il serait préférable de stimuler l’émergence chez ce dernier de sa capacité à se débrouiller seul. Reconnaître chez autrui ses qualités est pour moi aussi ou plus important que donner. Si le don implique ignorer l’identité et la dignité du récipiendaire, on finit par effacer les virtualités du don.

Nous avons en résumé parlé de transmission, celle qui se fait entre un fort et un faible, un donneur et un récipiendaire, un ascendant et un descendant. En toute vraisemblance, l’indépendance ne se transmet ni en offrant ni en privant.

Si l’on donne, cela peut aider à devenir moins dépendant ou au contraire alimenter l’assujettissement au donneur ou, par déplacement, à d’autres.

Le récipiendaire cherche essentiellement qu’on lui signifie qu’il est capable d’être autonome, lui reconnaissant avoir des aptitudes et des compétences pour s’en donner les moyens.


Bibliographie

Benjamin J. (1988) Le lien d’amour, tr. fr. Paris, Métalié.

Eiguer A. (2008) Jamais moi sans toi, Paris, Dunod.

Honneth A. (1992) La lutte pour la reconnaissance, tr. fr. Paris, Cerf, 2000.

Levinas E. (1971) Totalité et infini, Le livre de poche, 1990.

Mahler M. (1952) La naissance psychologique de l’être humain.

Séparation et individuation, tr. fr. Payot, 1980.

Mauss M. (1925) Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF.

Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

AIPPF

ISSN 2105-1038