REVUE N° 18 | ANNE 2018 / 1

Deuil ou nostalgie, ou nostalgie et travail de deuil. À partir de l’expérience des thérapies psychanalytiques des couples

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Deuil ou nostalgie, ou nostalgie et travail de deuil.  À partir de l’expérience des thérapies psychanalytiques des couples

La nostalgie, contrairement au deuil, ne s’adresse pas à un Objet à jamais disparu, mais à un Objet partiel, idéalisé, inatteignable dans l’immédiat, souvent exprimé comme une atmosphère rappelant des expériences anciennes. Elle se vit dans une relation imaginaire qui renvoie à des satisfactions beaucoup plus archaïques de l’ordre de la toute-puissance infantile. Un travail psychique de nostalgie ne conduit pas à la disparition de cet Objet idéalisé, pérenne, mais plu- tôt à sa transformation.

Mots-clés: nostalgie, mal du pays, travail de deuil, imaginaire, idéalisation, travail de nostalgie, résurgence.


Mourning or nostalgia, or yearning and working on bereavement, on basis of experience in psychoanalytical couple’s therapy

 

Nostalgia, as opposed to mourning, does not address to an Object lost forever but to some part and idealized Object, unreachable on the moment, and often said to be sort of an atmosphere reminding of remote experiences. What is lived at that moment takes more place in an imagi- nary intercourse that deals with archaic satisfactions in the nature of the infant omnipotence. To work psychically at nostalgia does not lead to the vanishing of the idealized, everlasting Object, but to its transformation.

Keywords: nostalgia, home sickness, work of mourning, imaginary, idealization, work of nostalgia, reappearance.


Duelo o nostalgia, o Nostalgia y trabajo de duelo. A partir de la experiencia de terapias psicoanalíticas de pareja

 

La nostalgia, a diferencia del duelo, no está dirigida a un Objeto desaparecido para siempre, sino a un Objeto parcial, idealizado, no alcanzable en lo inmediato. La nostalgia a menudo se expresa como una atmósfera que recuerda antiguas experiencias y es vivenciada en una relación imaginaria que reenvía a satisfacciones mucho más arcaicas, del orden de la omnipotencia infantil. Un trabajo psíquico de nostalgia no lleva a la desaparición de este Objeto idealizado, permanente, sino más bien a su transformación.

 

Palabras clave: nostalgia, falta del país, trabajo de luto, imaginario, idealización, trabajo de la nostalgia, reaparición.


ARTICLE

Pourquoi ici une réflexion sur la place de la nostalgie à côté (ou parmi?) les processus de deuil et notamment ceux qui se vivent au sein des couples?

Deux raisons essentielles.

La première concerne l’usage de la notion de deuil aujourd’hui. Inutile d’insister sur l’extension de l’usage et donc de sens de ce terme “deuil”. De son sens originel de souffrance ou d’état consécutif à la perte d’un être cher, on est passé à un usage généralisé de l’expression “faire son deuil” de tout objet, et aussi de tout projet. On s’est ainsi rapproché sans le percevoir de la notion de nostalgie, dont les significations parfois confuses méritent alors clarification.

La seconde raison concerne l’importance donnée à la notion de travail de deuil, en psychanalyse individuelle ou en couple, favorisant la compréhension des phénomènes très importants de la structuration psychique du lien de couple au-delà de la période d’idéalisation initiale nécessaire.

Cependant ce “travail de deuil” est très complexe et prend des formes très variées qu’il importe d’analyser de plus près. En un premier temps distinguons, fût-ce brièvement, quelques notions voisines, deuil, dépression, mélancolie, avant de nous attacher davantage à celle de nostalgie.

La mélancolie, rappelle Freud, se caractérise par une dépression profondément douloureuse, par une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, avec perte de la capacité d’aimer et une inhibition de toute activité, mais aussi par la diminution du sentiment d’estime de soi avec auto-accusation et éventuellement des comportements auto-destructeurs. Le deuil doit en être rapproché, car il provoque aussi une perte de l’intérêt pour le monde extérieur, sauf en ce qui concerne le défunt, ainsi qu’une perte de la capacité de choisir un nouvel Objet d’amour: il présente ainsi les mêmes caractères, sauf précisément la perte du sentiment de l’estime de soi et exige un douloureux travail psychique, car il est introduit par la perte définitive par décès de l’être aimé. Mais, nous le savons par expérience, cet état est passager et son caractère douloureux s’atténuera jusqu’à disparaître, ce qui fait considérer le deuil comme un processus normal.

Comment saisir des nuances en ce travail psychique communément appelé travail de deuil?

Se produit d’abord une sorte de rébellion par quoi le Sujet nie la réalité même de la perte, ou la réduit en la faisant plus ou moins désinvestir; il tente de se maintenir dans l’illusion, sinon dans un délire (“ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, je le vois encore…”), par un processus psychotique de déni: il désinvestit la réalité comme pour maintenir le lien (et le plaisir associé). Mais chez le sujet normal s’impose l’épreuve de réalité. L’Objet d’amour est mort. Le “travail de deuil” est précisément ce qui consiste à faire accepter cette douloureuse réalité de la perte, aboutissant par de petits compromis à réduire ainsi peu à peu l’intensité de la douleur. En d’autres termes, le douloureux travail de deuil permet au Moi d’accepter peu à peu la dure réalité ou le “principe de réalité”, et par conséquent de rendre au Sujet sa liberté d’investir à nouveau, avec le temps, d’autres Objets. Mais ce travail de deuil exige beaucoup d’énergie, il absorbe le Moi entraînant inhibition et perte d’intérêt extérieur.

Le tableau clinique de la mélancolie est très voisin, bien que, souvent, il n’y ait pas de très importante perte d’objet dans la réalité: c’est une perception erronée, voire une conviction délirante. Par contre dans la réalité psychique, il y a quelque chose d’équivalent: il s’agit aussi d’une perte d’un objet “intériorisé”. Ce qui est problématique dans le travail de deuil, comme pour conserver le lien et éviter la perte, concerne précisément une identification narcissique à l’Objet perdu, une “incorporation” de l’Objet dans le Moi. Après Abraham, Freud a mis en évidence (dans “Deuil et mélancolie”, 1915) les processus psychiques constitutifs du “travail de deuil”, avec un repli narcissique et une régression de la libido entraînant une identification au disparu: une partie du Moi du Sujet devient l’Objet, ou, plutôt, l’Objet est “incorporé” et repris dans le Moi. L’identification narcissique avec l’Objet devient le1substitut de l’investissement d’amour. Ce processus est inhérent à tout deuil: «l’ombre de l’Objet tombe sur le Moi» (Freud, 1915, p. 158). Le travail de deuil doit donc aboutir au renoncement progressif de cette activité mentale de représentations liée au disparu, au profit d’une authentique intériorisation. Avec le temps, grâce à ce travail de deuil, le Moi élabore peu à peu la rupture et redistribue ses investissements, et le Sujet parvient à sauvegarder l’amour pour l’Objet en même temps que l’amour pour la vie.

Ici, la perspective kleinienne devient importante: la capacité de surmonter les deuils auxquels est confronté chaque sujet au cours de sa vie dépend pour Melanie Klein de la façon dont les premiers deuils de l’enfance ont été élaborés. L’enfant semble passer par des états comparables à ceux de l’adulte: le premier deuil apparaît lors du sevrage; l’enfant pleure le sein pour tout ce qu’il représente: bonté, sécurité, nourriture, etc. Ces épreuves de deuil deviennent des épreuves maturantes, à l’origine d’élans créateurs.

Notons déjà ici, dans cette nouvelle perspective, que le terme “deuil” englobe une signification plus large que celle désignant l’état causé par la mort d’un être aimé. Il s’agit essentiellement d’un renoncement; d’où les expressions “faire le deuil d’un projet, d’une idée, d’une illusion…”, qui élargissent le sens attribué initialement au mot deuil. Le processus du deuil consiste alors plutôt en un renoncement à une image idéalisée de soi-même qui comblait le narcissisme. Melanie Klein s’intéresse particulièrement au deuil des “Objets partiels”: leur définition est plus extensive, mais un aspect apparaît fondamental; il s’agit souvent de perte d’un objet idéal, c’est-à-dire idéalisé, notamment une qualité ou une capacité qu’on s’attribuait à soi-même, ou au partenaire. Et cette dimension est essentielle au travail avec les couples, puisque la clinique la plus courante des couples met en évidence, non pas le deuil stricto sensu lié au décès du partenaireObjet total, mais une série répétitive de deuils d’Objets partiels, représentés essentiellement par des qualités attribuées initialement au partenaire idéalisé, ou à soimême.

Et ces notions se rapprochent alors du discours contemporain le plus commun, lequel parle à tout propos de “faire le deuil”. S’agit-il toujours d’un véritable “deuil”, et d’un authentique “travail de deuil”? Question essentielle, car ce travail critique et en partie autocritique est essentiel à la progressive création du lien de couple: lente et parfois difficile construction, nécessaire à la vie de tout couple durable, et donc de toute famille. Or cette constitution du “lien” se fait peu à peu, certes dans le plaisir pour une part importante, mais aussi dans la peine, la douleur, et au prix d’un véritable “travail”, déclenché au départ par une ou de nombreuses déceptions, inévitables avec le temps. Faut-il assimiler ce lent travail créatif au travail de deuil stricto sensu, et même au travail de deuil d’Objets partiels de la perspective kleinienne? Ne faut-il pas, pour en saisir la spécificité, aborder cette progressive construction commune et interactive à partir d’autres concepts ou représentations, sans doute voisines mais cependant différentes des notions plus classiques du “travail de deuil”?

Il existe en effet un autre mode, voisin, de relation à un “objet disparu” et notamment à un objet très idéalisé: celui d’une “relation nostalgique à l’Objet”, laquelle s’accompagne d’ailleurs souvent d’une commémoration des souvenirs. Cette perspective rejoint précisément un autre concept, que Freud aussi a évoqué, ainsi que toute la littérature allemande, y compris quelques-uns de ses philosophes les plus représentatifs, comme Kant, Hegel, Husserl, etc.: celui de “nostalgie”.

Le travail psychique de deuil en couple et ses difficultés spécifiques

Avant d’aborder l’origine et la nature de ce concept, spécifions quelques aspects de ce qui a été décrit comme travail de deuil dans la pratique clinique des thérapies psychanalytiques en couple, ou plus précisément, ce qui différencie ce type de travail de deuil de celui des autres situations cliniques. Il ne se comprend qu’à partir de l’intensité initiale de la passion amoureuse dont la dimension fusionnelle première unit “l’Idéal du Moi” de chacun à l’Objet d’amour. Le travail d’individuation qui suit nécessairement cette phase plus ou moins longue impose une différenciation des idéaux individuels et une relative désidéalisation du couple, ou du “nous” en cours de constitution. Cette “crise” permet le réinvestissement des Objets extérieurs plus ou moins désinvestis initialement, processus comparable mais déjà distinct de celui du deuil.

Ce dit “travail de deuil” est rendu difficile, d’abord parce que l’Objet reste (habituellement) présent, longtemps globalement satisfaisant, et qu’il n’est pas désinvesti; difficile encore parce que le partenaire évolue parallèlement, et parce que le négatif de ce travail critique est entrecoupé de processus de ré-idéalisation qui renouvellent les bénéfices narcissiques. Le partenaire ne disparaît pas totalement même s’il prend quelque distance. Il s’agit surtout d’un travail portant sur des Objets psychiques partiels, c’est-àdire des potentialités ou des caractéristiques du partenaire, surtout celles qui avaient été les plus idéalisées. “Travail” difficile donc, d’autant plus qu’il faut y ajouter les effets de l’environnement et de la culture, lesquels favorisent en général la relation; soulignons en particulier, trop souvent négligée, la dimension festive, les commémorations et rituels en cours de constitution, auxquels participe l’environnement socio-familial qui en valorise la charge affective et émotionnelle. Au contraire, dans la résolution des problèmes du deuil authentique après décès, ces manifestations tendent à être gommées, aujourd’hui, dans le climat culturel en lequel nous vivons.

En effet, le contraste avec le deuil après décès est particulièrement accentué par la censure sociale contemporaine qui cache la mort ou en limite au maximum les signes et les commémorations dans un refus de sa dimension traumatisante. La mort, par une sorte de déni, devient un phénomène incompréhensible, quasi inadmissible, comme scandaleux et plus ou moins lié à une faute, donc source de culpabilité ou même de honte. De nombreuses études sociologiques soulignent ce phénomène par exemple “Anthologie de la mort” de Louis-Vincent Thomas, ou “L’Homme et la mort dans l’histoire” d’Edgar Morin. La croyance en la toute-puissance de la science et surtout aujourd’hui de la technique “efficace” sous-tend les rationalisations et met en cause jusqu’à la conception même de “mort naturelle”, sauf certaines morts spectaculaires devenues objets de fascination. Ainsi le groupe social ne sait plus symboliser la mort, au sens fort qui donne valeur et sens au “signe”; l’individu isolé est alors renvoyé à sa solitude quand il doit, seul, prendre en charge le travail de deuil, ouvrant ainsi des brèches à des dérives fantasmatiques ou délirantes chaotiques, où se glissent des processus de culpabilité que la culture contemporaine condamne ainsi à des formes pathologiques.

D’un autre côté, le lien de couple ne se construit pas du premier jour, il évolue, se transforme et se poursuit la vie durant. Il ne meurt pas même avec le couple[1]; il s’approfondit précisément à travers les crises ou subcrises des couples de longue durée, même lorsque ce lien devient un objet nostalgique: c’est alors la déception par rapport à l’idéalisation qui introduit ce type de travail de deuil, ou “de nostalgie”, et non pas la perte.

D’où l’intérêt d’une lecture plus approfondie du phénomène “nostalgie”, qui, bien qu’apparenté au classique “travail de deuil”, s’en différencie singulièrement.

Contexte historique et linguistique du concept de nostalgie

Le concept de nostalgie ne se comprend pas si on n’en saisit pas l’histoire, au-delà de sa figuration anecdotique. Le terme est récent. Il fait au départ parti du vocabulaire médical, au sein d’une psychopathologie qui s’ébauche à peine. Il semble que le terme ait été forgé au XVIII siècle par un psychiatre suisse, Hofer (1688), confronté aux manifestations dépressives et aux troubles du comportement des jeunes soldats suisses envoyés à l’étranger. C’est donc dans le cadre de la nosologie psychopathologique que le terme de nostalgie a été introduit, par comparaison, et par différence, avec celui de mélancolie. La nostalgie, écrit l’auteur, naît d’un dérèglement de l’imagination; comme dans la mélancolie, le malade ne peut s’intéresser à rien d’autre qu’à la cause de sa souffrance, cependant ici il ne s’agit que d’une “aspiration intense au retour” qui prend le caractère d’une idée fixe.

Ce contexte est significatif à plusieurs niveaux: d’abord en ce qu’il évoque un Objet psychique à travers une forte aspiration désirante, et souvent l’espoir de pouvoir le rejoindre à nouveau, en l’occurrence par le retour au pays.

On entend donc bien ici la proximité de la nostalgie avec le “mal du pays”, le Heimweh suivant l’expression des médecins de langue allemande qui s’y sont intéressés: les anecdotes le confirment, comme l’évoquent par exemple quelques mots de Jean-Jacques Rousseau (1959-1969), si proche lui-même de la Suisse: il raconte que l’air du “ranz des vaches” a été si chéri des Suisses qu’il a été défendu de le jouer dans leurs troupes, sous peine de mort, parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendaient, tant ce Kuhreihen excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays…!

C’est d’ailleurs dans un contexte très voisin que Kant (1964) lui-même a abordé le problème, mais dépassant alors la seule question du retour (nostos), pour souligner l’intensité de l’aspiration et son caractère à la fois illusoire et décevant. Il évoque de même ce que lui raconte un général expérimenté à propos des soldats pas seulement Suisses mais aussi Westphaliens et Poméraniens, saisis du mal du pays quand on les envoyait loin de chez eux. L’effet de nostalgie, comme le montre Kant, est provoqué par le retour des images de l’insouciance et de la vie agréable du temps de leur jeunesse, notamment en ces lieux où ils ont connu les premières joies de l’existence. Aucun traitement ne peut alors les soigner, disent les médecins, sauf le retour au pays!

Cependant, remarque Kant, revenus plus tard chez eux, ces jeunes gens sont très déçus dans leur attente, avec l’impression que tout s’est transformé: ils n’ont pas pu y ramener leur jeunesse, la croyance en a été trompeuse. Il s’agit donc d’une transformation psychique du sujet lui-même dont le patient ne se doutait pas; son rêve consistait seulement dans le retour en un temps passé, caractérisé par l’insouciance, c’est-à-dire la mise à l’écart des contraintes de la réalité, qui empêchent de revivre un état de bonheur. Mais, plus que de souvenirs, il s’agit essentiellement d’un travail de l’imagination entraînant des illusions allant jusqu’à la perte de la perception de la réalité.

Le contexte historique et culturel notamment linguistique de l’introduction de la notion de nostalgie apporte aussi une connotation très importante, du fait de sa naissance en langue allemande: le mot savant et médical mais forgé de nostalgia, d’origine grecque, évoque le retour (nostos) et la souffrance (alg), tandis que le mot allemand en lequel il a été traduit (Sehnsucht), évoque un désir ardent ou une aspiration douloureuse, peut-être plus proche de ce qui est appelé “langueur”, ou même aujourd’hui “désirance” en certaines traductions françaises récentes de Freud. En effet le terme allemand Sehnsucht a eu un très important succès; on peut dire qu’il a caractérisé toute la littérature allemande de l’époque romantique et même plus largement, à travers le Sturm und Drang. L’usage littéraire et poétique de la Sehnsucht a sans doute accentué cette connotation nouvelle, laquelle a ensuite été réintroduite en France où le mot Sehnsucht a été de nouveau retraduit en français par “nostalgie”. Un double sens, en somme, ou au moins une double connotation.

Inutile d’évoquer ici le grand nombre de poèmes allemands et plus tard français qui exploitent quelque chose de ce sentiment de nostalgie, lequel perd alors peu à peu sa définition médicale et psychopathologique, que pourtant Freud lui-même avait exploitée. Qui n’a chanté ou entendu chanter les fameux “Voyages d’hiver” de Schubert, où s’expriment avec émotion sous des formes diverses la plainte, la langueur, le rêve et le désir d’un éternel errant à la recherche douloureuse d’un amour à la fois éternel et jamais fixé, en quelque sorte hors du temps et de la réalité? Et on retrouve déjà quelque chose de cette atmosphère dans plusieurs opéras de Mozart (par exemple dans “Les noces de Figaro”) et puis tout au long du siècle: pensons au Chérubin, beaucoup plus amoureux de l’amour que d’une personne à aimer, etc.

Une “relation nostalgique à l’Objet”?

Ces connotations de la notion de nostalgie, entraînées par les productions littéraires, conduisent alors à en saisir davantage la dimension d’aspiration infinie, sans limite de temps et de réalité, en même temps que quelque chose d’un regret jamais tout à fait perdu, gardant donc la dimension d’une espérance. Inversement ces connotations s’éloignent de l’objet précis qui pourrait avoir été totalement perdu, comme dans la mélancolie ou le deuil. En tout cas, nostalgie évoquant davantage un “Objet partiel” idéalisé, on est passé d’un “objet” ou d’un “Objet psychique” à une sorte d’“atmosphère”, très profondément marquée par une idéalisation: en quelque sorte l’objet lui-même s’estompe, mais le désir et l’idéalisation n’en sont que plus appuyés.

C’est là d’abord que nous retrouvons notre clinique familière et le vécu des partenaires en mal d’amour qui se cherchent encore, tout en regrettant quelque chose de plus ou moins clair à travers les traces mnésiques ou imaginées de leur amour passé, dont ils espèrent encore une certaine forme de retour. Cela reste vrai même lorsque, plus tard, une stratégie conflictuelle au sein du couple pousse chacun à nier ou à méconnaître sa propre attente, dont la reconnaissance risquerait de manifester une dépendance dont l’amant-adversaire pourrait abuser. Cette forme de retour espéré, dont l’espérance cependant est niée, motive souvent une demande confuse de thérapie en couple. L’attitude la plus commune prend alors souvent la forme de reproches plus ou moins violents adressés au partenaire, et plus ou moins inscrits dans une réalité invérifiable; reproches qui ne sont souvent que l’expression malheureuse et imprécise d’un désir ou d’un projet qu’ils ne se permettent plus d’exprimer comme tels.

Souvent la plainte, la protestation, la revendication, l’accusation gardent cependant, bien cachée voire inconsciente, la trace d’une authentique nostalgie. Le risque de reconnaître un désir encore ardent, méconnu, ou nié, ou inconscient, semble imposer alors une forme voilée ou confuse et une expression souvent plus ambiguë qu’ambivalente. Un analyste inexpérimenté risquerait parfois de se laisser prendre et d’entendre seulement la violence des propos ou même des gestes, ou la description de “scènes” insupportables, sans déceler l’ambivalence sous-jacente du désir masqué par la prudence tactique de sa dénégation. L’évocation des moments-clés de la construction mythifiée ou onirique du couple, ou celle des illusions traduisant l’espérance initiale, permet alors souvent la perception par le thérapeute d’une relation plus complexe du couple, et en particulier une dimension de nostalgie transparaissant derrière le discours dénégateur conscient.

Plusieurs motifs peuvent souvent expliquer cette négation, voire ce déni ou plus simplement le refus de reconnaître qu’il leur reste un semblant d’espoir. Par exemple, dans cette phase exaspérée de conflit où ils se décident à consulter, chacun ne voit d’abord un progrès possible que dans un changement de l’attitude du partenaire insupportable et incompréhensible. Chacun tend alors à affirmer la solidité de sa propre position: le premier point consiste à nier toute espèce de dépendance évocatrice de soumission et, entre autres, toute forme de dépendance affective, y compris toute attente, voire à affirmer une indifférence dans l’espoir que l’autre cédera le premier. Les joutes savantes ne cacheront pas toujours à l’analyste la présence d’un quelque chose d’encore confus, quelque peu contradictoire, traduisant plus la “nostalgie” que le “décès” du couple. Les images, l’expression des fantasmes ou des rêves sont parfois un mode de dépassement de ces apparents blocages, tant de la relation que de la thérapie elle-même, à condition d’éviter que soit exprimé l’aveu ou la reconnaissance prématurée d’une attente, dont l’autre pourrait se servir pour mieux asseoir son emprise.

Dans beaucoup de situations thérapeutiques, la prise en compte d’une forme de nostalgie peut s’avérer utile à l’investissement du travail thérapeutique, à condition, donc, d’en éviter une reconnaissance officielle. Un des partenaires peut commencer par affirmer “qu’on n’y croit pas”, mais qu’ “on” peut encore reconnaître “un regret” appuyé sur un bon souvenir ancien, celui d’une époque plus heureuse de la relation. D’où l’intérêt de percevoir quelque chose d’un sentiment nostalgique et d’y saisir la trace d’un rapport à l’objet du désir qui n’est jamais totalement disparu, même si le thérapeute évite l’aveu précoce de cette “désirance” (ou Sehnsucht) risquant de conduire l’un ou l’autre des partenaires à la nier.

Le rapport à l’objet dans la nostalgie reste donc souvent ambigu, peut-être fragile, et sans doute convient-il de laisser persister cette ambiguïté. Dans le deuil par perte totale de l’autre, par exemple après le décès, le “travail de deuil” et le progrès correspondant devront, pour se réaliser, s’appuyer et se lire sur le retour dudit principe de réalité qui fera “reconnaître” à l’endeuillé ce qu’il “sait” en principe, c’est-à-dire la perte objective ou le décès. Le problème de la nostalgie est différent, et l’ambiguïté profitera souvent à l’espérance et donc à une certaine qualité du travail psychique. L’objet est peut-être inatteignable: il n’est jamais perdu. La nostalgie est un “état d’âme”, pour traduire ainsi l’expression allemande de Gemüt. Elle n’est pas supprimée par la perte d’une croyance; son expression n’est pas limitée non plus par le temps ou d’autres éléments de réalité[2]. Ce problème rejoint ici la réflexion de certains philosophes. Sans doute la comparaison initiale de la nostalgie avec la mélancolie n’est-elle pas suffisante. Jacobi (1912-1946), dans une même orientation de pensée que Kant et Fichte, affirme les limites de la raison devant ce sentiment d’infinitude absolue présent dans l’attente nostalgique, sur laquelle aucune rationalité n’a de pouvoir. La nostalgie évoque une “éternité” de l’objet, et c’est cette éternité qui garantit la pérennité de l’identité même du sujet, et sa valeur. D’une certaine manière la nostalgie, par la douleur et la tension, permettrait une sorte de pos- session de cet objet et par là même la constance et la pérennité du sentiment de l’identité du Sujet empreint de nostalgie.

Pourrions-nous parler alors d’un “travail de la nostalgie”, comparable et différent du “travail de deuil”.

Le prix à payer du “travail de deuil” est précisément, comme le formule Freud, cette souffrance, également présente ici dans le mot même de “nost-algie”?

De son côté Hegel (1939) exprime tout à la fois la force et la douleur de l’âme emplie de nostalgie sous la figure de la “conscience malheureuse” qui se présente comme une conscience dédoublée. Aspirant à un retour en soi-même, ou une “réconciliation”

(Versöhnung) avec soi, la conscience pressent bien un objet, celui-là même qui lui accordera sa singularité; mais cet objet ne cesse de s’enfuir à l’approche du geste qui veut le saisir et la conscience est alors abandonnée à sa quête douloureuse avec le sentiment de sa propre scission.

«Ce pur tâtonnement intérieur sans terme trouvera bien son objet», écrit Hegel (1939) dans la Phénoménologie de l’esprit, «mais cet objet… restera ainsi quelque chose d’étranger […] c’est le mouvement d’une nostalgie sans fin [unendliche Sehnsucht]…»[3] (p. 183).

Enfin Freud lui-même a utilisé ce terme de Sehnsucht très tôt dans son œuvre pour désigner une aspiration intense considérée comme provenant de satisfactions passées auxquelles les sujets n’ont pu totalement renoncer, par exemple satisfactions sexuelles prégénitales attachées aux zones érogènes infantiles que le sujet grandissant doit abandonner au bénéfice de la satisfaction génitale. Plus encore c’est la nostalgie de la toute-puissance narcissique infantile qui pousse le sujet à orienter son amour sur un modèle idéal, en quelque sorte substitutif, fantasmatiquement susceptible d’apporter précisément les confortations narcissiques nécessaires: dans une phase tout à fait archaïque où le sujet en devenir ne se sent pas encore complètement distinct de l’Objet total que constitue son environnement, une première forme de nostalgie le conduit à se créer bientôt un objet à l’image de ses premiers Objets d’amour, c’est-à-dire des figures qui ont prodigué le plaisir initial et les soins nécessaires. Pour dépasser ce premier narcissisme primaire global et anobjectal et donc se développer, le Moi engendre une aspiration intense pour rétablir les satisfactions plus évoluées de cet indispensable narcissisme. La nostalgie définit alors cette aspiration intense qui incite à régresser à des modes de satisfactions originaires, que les artistes ou les poètes, notamment les romantiques, ont décrit, entre autres, à travers le rêve d’une harmonie universelle.

Cependant toujours d’un point de vue psychanalytique, ce sont les “effets d’après-coup” qui “re-” construisent les souvenirs: ainsi la nostalgie n’apparaît pas directement comme résultat d’une privation effective, mais plutôt comme engendrée par la répétition des expériences satisfaisantes du passé – des expériences heureuses donc, et non celles douloureuses ou angoissantes de la perte. Loin de Freud, on retrouvera ici la trace de la conception de Kant: les retrouvailles avec l’objet de la représentation ne répondent pas tout à fait à l’aspiration nostalgique. Même lorsque se réalisent ces retrouvailles dans la réalité (le “retour au pays”), sources de satisfaction en présence de l’objet convoité, alors disparaît peut-être la nostalgie, ou le “mal du pays”, mais persiste cependant une angoisse (comme si en quelque sorte la libido n’était pas totalement investie dans la satisfaction attendue).

Les dimensions fantasmatiques sont plus larges que ce que peut apporter la réalité, et elles le restent quel que soit le degré d’adhésion à la réalité! Dans un tout autre champ et hors de toute influence psychanalytique, c’est aussi ce que révélait le mathématicien H. Poincaré (1902) lorsque, après une longue et précise démonstration mathématique rationnelle et vérifiée, il éprouvait une sorte de malaise accompagnant non plus un doute rationnel, mais une sorte d’incertitude quasi nostalgique en quête de la satisfaction espérée. Et cette insatisfaction comme l’insécurité de sa conviction conduisaient le savant à continuer, après sa démonstration confirmée, à se demander “pourquoi”, voire comment on pourrait intuitivement “ retrouver” ou presque deviner ce résultat. Une satisfaction, ou un plaisir connu et espéré manquait alors, que ne comblait pas la connaissance, et il lui fallait tenter de se persuader de ce qu’il avait découvert et prouvé. Savoir n’est pas croire, et les retrouvailles avec la réalité ne suppriment pas une sorte de malaise, de doute ou d’insécurité: Freud, de son côté notait aussi quelque chose de voisin chez le “petit Hans” (1909) déjà dans l’expérience de l’inquiétante étrangeté.

Un “travail de nostalgie”

L’assimilation de la nostalgie au deuil ou à la mélancolie, malgré leur parenté, est donc une erreur.

L’assimilation du “travail de nostalgie” au “travail de deuil” serait excessive, mais elle mérite comparaison. Il convient en effet d’employer cette notion de “travail de nostalgie” car, par la douleur qui l’accompagne, elle présente une parenté avec la douleur du travail de deuil. En outre, la nostalgie répond sans doute à ce qui a été défini, par Lagache notamment, comme “mécanisme de dégagement”?

Ce “mécanisme” psychique n’est pas au sens strict un mécanisme de défense: ceux-ci sont compulsifs, liés aux processus primaires, inconscients, automatiques, employés dans l’urgence pour éviter le déplaisir ou ce qui menace gravement le sujet ou son psychisme. Les mécanismes de dégagement sont plus élaborés et tendent, peu à peu, à développer au sein du Moi des capacités de réalisation: par exemple passage de la répétition agie et plus ou moins compulsive à la remémoration pensée et parlée, évolution des processus d’identification dans le sens d’un moindre déterminisme, prise de distance par rapport au vécu, ou plus largement substitution du contrôle à l’inhibition, et notamment ici, détachement de l’objet imaginaire. Ces processus de dégagement supposent une activité de la conscience (Moi-sujet) par rapport au Moi-objet, son objectivation, ce qui permet ce “dégagement”. Tel pourrait sans doute être compris le travail peut-être douloureux de la nostalgie. Ainsi comprise, dans cette perspective dynamique qui est la marque même de la pensée psychanalytique, la nostalgie ne serait pas seulement un “état”, mais la manifestation d’une lutte intérieure, une activité et une modalité provisoire de résolution de la privation. Ce qui rejoint un peu la conception de Heidegger, pour qui la nostalgie est un conflit entre deux mouvements inverses de sortie hors de soi et de rentrée en soi.

On trouvera bien sûr d’autres différences entre le mode de résolution temporaire de la privation propre à la nostalgie et celui qui, au contraire, caractérise le travail de deuil, dans lequel la liaison à l’objet doit se défaire complètement pour faire reconnaître au sujet la perte effective de son objet. Cette réa- lité, ou cette vérité, ou cette “effectivité” (Wirklichkeit), telle qu’elle est imposée et vécue dans le deuil, ne concerne pas la nostalgie; comme s’il y avait quelque chose d’irréalisable à propos de la nostalgie puisque, contrairement au travail de deuil elle ne détruit pas son Objet psychique. Freud a évoqué cet aspect à propos de ce qu’il a appelé “investissement nostalgique de l’Objet”, ou plus précisément Sehnsuchtsbesetzung des Objekts (“Psychologie des foules et analyse du moi”, 1921). La nostalgie travaille en effet avec la “réalité psychique”, celle des scénarios fantasmatiques; aussi pourrait-elle conduire à un renoncement partiel, mais au bénéfice d’un autre mode de satisfaction.

Cette dimension est importante: l’état nostalgique concerne une relation spécifique à un Objet partiel, nous l’avons mis en évidence. C’est un objet rattaché aux origines les plus profondes d’un être en devenir, lorsque cet être n’a pas encore tout à fait la perception de son existence, et donc pas d’accès à une conscience qui n’est pas encore développée; un être qui n’est pas encore Sujet, car pas encore en état de percevoir sa propre distinction avec ce qui n’est pas “Soi”, dans une sorte de “vécu” atemporel, anhistorique dans un univers non reconnu, non distinct et donc sans Objet défini.

Or c’est dans cet univers anobjectal ou à la rigueur fusionnel, que se construisent les premières impressions; et c’est grâce aux premières capacités psychiques qu’un premier dégagement deviendra possible, bien avant l’accès à une première représentation de Soi, et donc bien avant toute conscience. Or ces premières capacités mentales se développent sans confrontations réelles avec une expérience sensorielle trop immature, neurologiquement immature et non coordonnée. On peut les définir comme fantasmatiques, elles le sont et le resteront longtemps. Ce sont ces phénomènes encore obscurs qui semblent être l’expérience originelle sur laquelle s’appuie l’état nostalgique. Nous rejoignons ici leur définition classique d’Objets partiels, plutôt des “états” plus ou moins flous, comme une atmosphère référée à un passé fantasmatiquement coloré des brumes et des plaisirs protégés des enfances heureuses: celle du Heimweh des descriptions suisses et romantiques. Telle nous paraît se comprendre la nostalgie,

Sehnsucht autant que nostalgia.

Peut aussi se comprendre l’idée que, si la nostalgie implique un renoncement seulement partiel à cet Objet lui-même partiel, c’est que la création fantasmatique est atemporelle, née hors des catégories du temps, sinon éternelle, et qu’elle s’appuie volontiers sur une sorte de déni du temps ou une sorte de croyance hors du temps, comme en celle de retrouvailles jamais impossibles: dès lors si certaines satisfactions archaïques doivent être abandonnées, ce travail de la nostalgie peut conduire au déplacement de ces satisfactions au profit d’autres, à une période où le développement de l’individu pensant lui permet de nouvelles réalisations, et à une créativité prenant en compte cette fois une réalité objectivable ou rationnelle répondant aux exigences de la société.

Tels sont certains aspects essentiels de la nostalgie. C’est ainsi qu’on a évoqué son rapprochement avec la sublimation, notion fondamentale bien que mal délimitée de la pensée psychanalytique. Cela impliquerait qu’on puisse considérer la nostalgie comme facteur de transformation du but des énergies ou pulsions, comme il en est des autres manifestations de la sublimation qui, par définition, induisent une transformation des énergies libidinales, en faveur tant du développement psychique humain que de créations plus élaborées et plus largement de tout ce qui constitue le processus civilisationnel.

Quelles conséquences peut-on tirer d’une étude de la nostalgie?

Quelles conclusions peut-on tirer de cette réflexion sur la place qu’a la nostalgie tant dans le fonctionnement psychique de l’homme individu que de l’homme dans la société, et peut-être de la société humaine? La nostalgie est partout répandue, mais reste d’autant plus difficile à définir rigoureusement qu’elle renvoie à des expériences archaïques. Nombreuses sont les connotations et traductions différentes dans les diverses langues. Ainsi comprendre la nostalgie nécessite un abord pluriculturel, sans parler des expériences émotionnelles et affectives qui en permettent l’approche.

Une première conséquence concerne la clinique dont est sortie cette réflexion: d’abord la nécessité thérapeutique d’aider les partenaires en difficulté à saisir et à clarifier les émotions confuses qui les laissent trop souvent s’abandonner au caractère supposé irréversible ou désespéré de leur état. En effet, il y a toujours, pour chacun et pour chaque couple, la vie durant, à faire un certain travail de deuil, accompagnant une réflexion autocritique, voire auto-accusatrice de façon à tirer parti d’un échec. Mais en outre, à côté de cet authentique travail de deuil, il y a place pour un travail de reconstruction qui utilise notamment l’évocation, fût-elle nostalgique, des espoirs passés même dans l’échec, celle des utopies productrices des idéaux et des motivations qui leur ont été liées.

Pour une part au moins, par cette “reconnaissance de soi” introduite par un “travail de nostalgie”, se construit une résurgence des énergies enfermées, liées à des représentations fantasmatiques originées dans un lointain passé idéalisé, exprimées autrefois par des tentatives de réalisations souvent vaines. Ces utopies, ces représentations idéalisées, ou ces croyances ont été quelque temps moteurs de développement, tant pour chaque individu que pour chaque groupe, et notamment pour chaque couple ou chaque famille: elles ont besoin d’être critiquées, et surtout d’être transformées, mises à jour, mais pas nécessairement détruites; pas plus que l’Objet de la nostalgie, qui ne meurt pas comme l’Objet du processus de deuil, même si son destin est de rester “inatteignable”.

Comment faire saisir l’importance psychique et plus largement humaine de cette énergie présente dans la préhistoire de chacun, évoquée par la nostalgie, dans une culture uniquement orientée vers le court terme et l’apparence de l’efficacité? Ces idéaux personnels et aussi collectifs, dont la réalisation a peut-être échoué, gardent une force très vive s’ils sont un jour repris et orientés d’une nouvelle manière. De même, à travers l’histoire humaine, les grands idéaux collectifs ont peut-être été des illusions, ils ont peutêtre conduit à des échecs cinglants voire à des crimes, ils n’en ont pas moins été pour autant des signes et, plus que des signes, des efforts, témoins d’une forme d’espérance, trace elle-même d’une espérance nostalgique dont l’énergie peut être exploitée autrement, moyennant un certain “travail” d’élaboration. La nostalgie, avec la place de l’imaginaire et du passé qui la porte, a une proximité avec la construction des idéaux, qui sont euxmêmes expression d’une tentative et d’une volonté de vivre. La nostalgie n’est pas deuil d’un objet mort, elle ne détruit pas ses origines, même si le “travail de nostalgie” conduit à modifier les formes antérieures pour les transformer.

Plus largement, au-delà de son importance clinique, le sentiment nostalgique est fondamental pour comprendre les profondeurs de l’homme ou de l’esprit humain. C’est par l’émotion qui l’accompagne que l’homme qui tient à son identité humaine ose affronter les grandes questions sans réponse de son existence, celle de la mort bien sûr, plus encore celle de ses origines et celle de sa naissance, de sa construction individuelle comme de celle, collective, de l’humanité entière. Ces pensées ou leurs ébauches intuitives, pas toujours rationnelles, voire les fantasmes concernant le rapport de l’homme au cosmos dans son ensemble, que la nostalgie suscite, trouvent sans doute leur origine dans des expériences sensorielles non mémorisées. Dès lors, l’homme au cours de sa brève vie, fût-elle très “quotidienne”, ne pourra jamais s’absenter totalement de ces interrogations métaphysiques, sauf à se séparer d’une partie de soi-même. Une quelconque forme de nostalgie l’obligera un jour à ressentir quelque chose d’obscur né de ses profondeurs, même si, par méthode ou par idéologie, il s’efforce de “ne jamais penser” à ce qui le dépasse, ou à ce qui reste à ses yeux sans certitude rationnelle. Mais, sans se renier, l’homme peut-il renoncer à penser, même si l’origine de son mouvement de pensée s’origine en des expériences archaïques non mémorisées dont il ne porte aucune responsabilité, sauf celle de vivre son humanité?

Et une humanité civilisée, pourrait-elle survivre sans ses constructions de pensée, ses croyances, ses utopies, ses idéaux ou toutes autres formes de sublimation qu’évoque souvent la nostalgie? Sinon, comment faire face à ce “manque à être”, dont le prototype s’apparente au “mal du pays” qu’éprouvaient les jeunes soldats envoyés au loin et dont ils espéraient la guérison par le retour au pays.

Telle se dessine une dimension anthropologique, entrouverte par une réflexion portant à la fois sur ce phénomène que réalise la nostalgie ainsi que sur l’ambiguïté significative qu’elle comporte.


Bibliographie

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[1] Voir l’article “La croyance dans l’amour face au temps” de P. Duret (2007) dans Dialogue, 178.

[2] Là se laisse comprendre que le travail thérapeutique d’inspiration psychanalytique a parfois plus de proximité avec l’évocation poétique qu’avec l’expression plus précise de la rationalité entendue dans le sens étroit où cette dernière est souvent entendue aujourd’hui… Mais c’est une autre affaire!

[3] Cité par Marie-Claude Lambotte (2005) dans son article “Nostalgie” dans l’Encyclopédie Universalis.

Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

AIPPF

ISSN 2105-1038