REVUE N° 30 | ANÉE 2024 / 1
Résumé
Crime et famille
Le crime perpétré par un membre d’une famille provoque un traumatisme important dans son sein. D’autant que l’acte criminel vise, parfois, à tenter de remettre en travail psychique les effets d’un traumatisme familial transgénérationnel, d’un événement réel, ancien, qui n’a pu être élaboré psychiquement et intégré à l’histoire mythique familiale. La thérapie familiale psychanalytique, en prison, permettra à la famille d’intégrer l’événement criminel à son histoire et d’initier ou de poursuivre l’élaboration d’un traumatisme familial ancien d’essence transgénérationnel.
Mots-clés: crime, famille, prison, traumatisme transgénérationnel.
Resumen
Crimen y familia
El crimen cometido por un miembro de la familia provoca un traumatismo importante en su seno. Aún más, el crimen intenta a veces retrabajar psíquicamente los efectos de un traumatismo familiar trangeneracional, de un hecho real, antiguo, que no ha podido ser elaborado en la historia mítica familiar. La terapia familiar psicoanalítica, en la prisión, permitirá a la familia integrar el acontecimiento criminal a su historia e iniciar o continuar la elaboración de un traumatismo familiar antiguo de escencia transgeneracional.
Palabras claves: crimen, familia, cárcel, traumatismo transgeneracional.
Summary
Crime and family
The crime perpetrated by a member of a family causes a major traumatism in the heart of the family. This is especially true when the criminal act aims to reactivate the effects of the allow the family to integrate the criminal event in its history and initiate or continue the elaboration of the long-standing transgenerational traumatism.
Kewwords: crime, family, prison, transgenerational traumatism.
ARTICLE
Nombre de crimes sont perpétrés en familles, ils peuvent être passionnels ou issus de vieilles haines ou bien encore porter la marque de jalousies portées au paroxysme. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, il se conserve également, en famille, très longtemps. Cette vengeance se transmet parfois de génération en génération et ne peut s’assouvir que dans un acte violent et parfois définitif pour un des membres de la famille.
Mais, quelles que soient sa forme et sa victime, tout crime a un retentissement familial. Il parle à la famille et parle de la famille.
Le crime: une tentative de reprise par l’élaboration d’un traumatisme transgénérationnel
Certains crimes peuvent se comprendre et se représenter comme une tentative de reprise par l’élaboration de traumatismes transgénérationnels (Stéphanos, 1991). Le sujet tente par son acte criminel de remplir des blancs de la généalogie, de la mythologie familiale, de l’histoire familiale. Ces actes criminels sont, à notre sens, proches d’actes délirants, le délire étant entendu comme une tentative désespérée de remplir des blancs, des trous quant à l’origine (Aulagnier, 1975). Certains scénarii délirants seront mis en actes criminels. Ces actes “insensés” vont confronter la famille à ce qu’il y a de plus enfoui en elle, dans son histoire. Ils vont faire écho aux secrets de famille, à l’irreprésentable familial. C’est en ce sens que ces actes possèdent un caractère à la fois énigmatique et familier. Certaines familles nous diront que le passage à l’acte, pour surprenant qu’il fût, était attendu comme une sorte de fatalité. “Cela ne pouvait se terminer que comme cela.” Nous aurons même le sentiment que, malgré l’horreur du crime, celui-ci exerce une fonction de délivrance pour la famille, comme si la mise en scène de l’acte criminel venait représenter quelque chose de son histoire, apportait des images là où il n’y avait que du blanc.
C’est à travers le discours familial après-coup que nous pourrons appréhender la dimension transgénérationnelle du crime par la manière dont la famille tente elle aussi de trouver un sens à ce passage à l’acte. C’est donc dans un lieu spécifique d’écoute de la souffrance familiale (André-Fustier, Aubertel et Joubert, 1994) que pourront s’élaborer, se mettre en représentation les traces de ce traumatisme ou de ces traumatismes transgénérationnels. Cette élaboration après-coup ne peut être scindée des motions transférentielles qui s’exprimeront dans le cadre proposé (Savin, 1997). Corrélativement, le contre-transfert et l’inter-transfert (Kaës, 1982) nous renseigneront sur les représentations familiales en travail dans l’appareil psychique familial (Ruffiot, 1981).
La thérapie familiale psychanalytique en prison: un cadre permettant l’élaboration du traumatisme transgénérationnel
Les rencontres thérapeutiques familiales permettront à la famille l’élaboration de représentations sur l’irreprésentable de l’acte criminel perpétré par l’un de ses membres.
Le crime ainsi que l’incarcération d’un membre d’une famille font traumatisme pour celle-ci. Les capacités de fonctionnement de l’appareil psychique familial peuvent être, de ce fait, bloquées, mises en souffrance. L’enveloppe généalogique familiale (Granjon, 1987) ne peut plus jouer son rôle de pare-excitation. Elle ne peut plus assurer son rôle protecteur de l’appareil psychique familial. La fonction conteneur (Kaës, 1994) de l’appareil psychique familial est mise à mal. Ses capacités de contenance et d’élaboration des affects et représentations suscités par l’événement traumatique sont submergées. L’intégration de l’événement traumatique à la mythologie familiale, à l’histoire familiale est impossible. Pour faire face à cette impossible intégration, la famille doit donc mettre en place des stratégies adaptatives. Cet événement dramatique peut être dénié en totalité ou partiellement, il peut être sujet au mécanisme de clivage et devenir un secret. Ces mécanismes d’aménagement défensif seront d’autant plus massifs et contraignants pour la famille que les effets du traumatisme transgénérationnel “réveillé” par le passage à l’acte criminel seront importants. Plus ce traumatisme sera forclos, plus ses effets sur le dysfonctionnement de l’appareil psychique familial seront importants. Le but du travail thérapeutique sera alors de permettre la remise en mouvement des capacités de penser de la famille afin d’assouplir les modalités défensives requises face à l’irruption de l’événement dramatique ayant présidé à l’incarcération d’un parent. En termes d’économie du fonctionnement psychique familial, les aménagements défensifs utilisent d’importantes quantités d’énergie, énergie rendue indisponible pour autre chose. L’énergie libérée grâce à la thérapie pourra être utilisée à des fins créatrices. La famille pourra créer de nouveaux mythes qui constitueront la trame de l’histoire de la famille. Elle pourra, enfin, “mythifier” l’événement créateur du traumatisme transgénérationnel. Cet événement perdra sa froideur, sa violence de réalité pour être mis en lien avec l’ensemble de l’histoire familiale, histoire toujours mythique.
Nous sommes dans le droit fil du but que s’assigne toute prise en charge thérapeutique familiale d’orientation psychanalytique: permettre, à travers les mythes thérapeutiques qui se créent lors des rencontres familiales et en étayage sur eux, la remise en marche de la fonction mythopoïétique familiale (Ruffiot, 1980). La famille pourra retrouver ses capacités créatrices de mythes. Ceux-ci, à travers les rites, les légendes, donneront sens à l’histoire familiale et pourront être transmis aux générations suivantes. Le crime fait dorénavant partie de l’histoire de la famille, charge à elle de l’intégrer dans sa mythologie. Si ce travail ne peut s’effectuer, des non-dits, des secrets se mettront en place et feront le lit des modalités de la transmission transgénérationnelle, sans transformation psychique.
Crime et impensé généalogique, une situation clinique
Jacques est un jeune homme de 22 ans au moment des faits. Il est incarcéré pour deux crimes: deux tentatives d’assassinat sur des jeunes femmes. Ces tentatives ont été perpétrées avec un poignard. Jacques parle peu de ses crimes mais signale tout de même que la tension en lui était tellement importante et insupportable que l’idée de tuer quelqu’un s’est imposée comme seul moyen de la faire tomber. Les deux crimes sont espacés de quelques semaines.
Nous rencontrerons les parents de Jacques à la maison d’arrêt. Ces rencontres se dérouleront dans un premier temps hors de sa présence, à sa propre demande et à celle de ses parents. Le rythme des séances sera bihebdomadaire. Dès la première rencontre, nous signifions aux parents de Jacques que nous pourrons les rencontrer avec leur fils quand tous se sentiront prêts. Jacques est informé de ces rencontres et invité à y participer aux mêmes conditions.
Les rencontres thérapeutiques familiales se mettront en place et dureront deux ans et demi. Nous rencontrerons les parents seuls pendant deux ans puis Jacques et ses parents pendant les derniers six mois. Enfin les deux sœurs de Jacques et leurs époux se joindront aux dernières séances. La famille réunie pourra évoquer des épisodes de l’histoire familiale remis en lumière par les crimes de Jacques.
Nous évoquerons, maintenant, un moment-clé de la thérapie. Cette séance se situe peu de temps avant le procès. La fin de la séance est entièrement occupée par la question du procès. La mère dira: “Je ne voudrais pas être à la place des jurés car je serais très sévère. Je vous l’ai déjà dit, ma grand-mère maternelle et sa sœur ont été assassinées par un voyou.” Et elle ajoute avec beaucoup d’émotion: “Qui verrai-je dans le box des accusés?” Puis elle poursuit: “Ma mère en a beaucoup souffert. J’ai jamais entendu ma mère chanter. J’ai connu ce secret très tard, c’est ma cousine qui m’en a parlé. J’en ai parlé une fois à ma mère puis plus jamais, c’était trop dur. Ma mère en parlait indirectement en disant: ‘S’ils avaient vu dans leur famille quelqu’un de tué, on verrait si on lâcherait les criminels. C’est impardonnable et ça remue tout, ça a été destructible pour la famille’.” Arrêtons-nous quelques instants sur “je vous l’ai déjà dit”. Cette révélation ne nous avait jamais été faite, mes co-thérapeutes et moi-même en sommes certains. Pourtant la mère pense nous en avoir déjà parlé, mettant ainsi en évidence que cet épisode traumatique de l’histoire familiale était présent dans les séances depuis très longtemps, certainement depuis le début de la thérapie. Cette révélation dramatique, faite en fin d’entretien, a pour fonction de sidérer notre capacité de penser et d’exciter notre curiosité sur les circonstances de ce drame, afin de repousser la fin de la séance et la séparation. Pourtant j’arrêterai la séance comme prévu, ce qui me vaudra dans la post-séance la réprobation des co-thérapeutes, introduisant par là, dans l’intertransfert, une dimension conflictuelle non destructrice. Nous avons pu en parler sans que le lien thérapeutique nous unissant fût brisé. Cette mise en conflit peut nous laisser penser que cette dimension est maintenant disponible pour la famille. Nous avions demandé, comme nous le faisons habituellement au début de la thérapie, le dessin de l’arbre généalogique de la famille (Savin, 1998). Les parents ne l’apporteront que très tard, justement après cette séance de révélation du crime dont ont été victimes l’arrièregrand-mère et l’arrière-grand-tante de Jacques. Ces ancêtres figurent tout naturellement, à leur place, sur ce dessin symbolique.
Lorsque Jacques participera aux séances, il y arrivera lui aussi, avec le dessin de l’arbre généalogique de la famille. En effet, il s’intéresse beaucoup à la généalogie et a réalisé ce dessin en cellule après en avoir parlé avec son père au parloir. Lors de la première séance où Jacques et ses parents furent réunis, les deux dessins d’arbre généalogique furent confrontés. Bien sûr, sur celui de Jacques ne figuraient ni son arrière- grand-mère ni son arrière-grand-tante, il ne savait rien d’elles, dira-t-il. C’est alors que, tout naturellement, lui fut raconté par sa mère le crime dont elles furent victimes comme un épisode faisant partie de l’histoire familiale et susceptible de faire l’objet d’un récit, sans charge affective particulière. Jacques fut, certes, un peu surpris. Il prit alors un crayon et rajouta ces deux ancêtres sur le dessin de l’arbre généalogique qu’il avait apporté. Puis la discussion porta sur d’autres sujets.
En ce qui concerne cette situation clinique, cet épisode dramatique de la vie familiale du côté maternel ne peut être le seul déterminant des actes de Jacques. Nous ne sommes pas dans un système de causalité simple mais la complexité y règne. Au décours des séances, nous pourrons mettre en lumière comment, par ces actes, Jacques a aussi tenté de “marier” ses parents. Nous apprendrons, lors d’une séance, après le procès, qu’en plus d’avoir revêtu des vêtements militaires, Jacques avait rampé vers ses victimes pour les surprendre et les agresser avec le poignard de son père. Celui-ci dira: “C’était le nôtre, le mien” et il ajoutera que son fils avait pris son poignard depuis longtemps, à tel point qu’il le croyait perdu. Le père de Jacques était un homme dépressif depuis sa participation à la guerre d’Algérie où il a eu à faire des “choses horribles”. Il n’en a jamais parlé à personne, il n’en parlera pas plus en thérapie mais sa douleur morale est toujours très forte.
Cette vignette clinique montre comment les crimes de Jacques condensent des événements familiaux dans une tentative de liaison des deux lignées parentales. La mise en scène du crime, le choix de la ou des victimes sont à comprendre comme une tentative de remise en travail psychique des représentations transgénérationnelles (Eiguer, 1987). L’enfant auteur du crime tenterait par ce passage à l’acte de “marier” en lui-même ses parents. Le crime serait alors à entendre comme une tentative de réduction du “clivage vertical”, clivage entre les lignées (Penot, 1989).
Ces crimes obligent la famille à un travail de reconstruction et d’élaboration de sa mythologie. Travail ô combien difficile dans les circonstances dramatiques, traumatiques de ces passages à l’acte! La fonction mythopoïétique de l’appareil psychique familial est mise à mal. Sans un lieu et un temps d’écoute spécifiques, la sidération l’aurait emporté bloquant cette capacité mythopoïétique de la famille. C’est bien là le sens de l’instauration des thérapies familiales psychanalytiques en prison: permettre que, malgré la massivité du traumatisme induite par les crimes, la pensée puisse continuer à assurer son travail de symbolisation et laisse advenir des représentations face à l’irreprésentable, l’impensable du crime.
Le crime vient tenter de révéler le négatif de l’histoire familiale tout en le scellant peut-être à jamais. C’est ce paradoxe que nous tenterons de dénouer au cours des entretiens familiaux. L’acte criminel vient révéler d’une manière éclatante, fulgurante, des aspects cachés, voire secrets, de l’histoire familiale. Mais cette révélation dans l’excès fait traumatisme. Elle enfouit à jamais dans les ténèbres ce qu’elle veut mettre en lumière, comme rend aveugle la lumière d’un flash. Les entretiens familiaux permettront que cet aveuglement se peuple de figures ancestrales, de souvenirs et de mythes. Ces représentations favoriseront un dépassement du traumatisme produit par l’acte criminel, lui donneront un sens, l’intégreront à la mythologie et à l’histoire familiale.
Bibliographie
André-Fustier, F., Aubertel, F. et Joubert, C. (1994). Écouter la souffrance familiale.
Gruppo, 10, 28-40.
Aulagnier, P. (1975)/ La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé.
Paris: PUF, coll. Le fil rouge, 3e édition, 1986.
Eiguer, A. (1987). La parenté fantasmatique. Paris: Dunod, coll. Psychismes.
Granjon, E. (1987). Traces sans mémoire et liens généalogiques dans la constitution du groupe familial. Dialogue, 98, 10-15.
Kaës, R. (1982). L’intertransfert et l’interprétation dans le travail psychanalytique groupal. In R. Kaës et al., Le travail psychanalytique dans les groupes, 2, Les voies de l’élaboration. Paris: Dunod.
Kaës, R. (1994). La parole et le lien. Processus associatifs dans les groupes. Paris: Dunod.
Penot, B. (1989). Figures du déni. En deçà du négatif. Paris, Dunod.
Ruffiot, A. (1980). Fonction mythopoïétique de la famille. Mythe, fantasme, délire et leur genèse. Dialogue, 70, 3-19.
Ruffiot, A. et al. (1981). La thérapie familiale psychanalytique. Paris: Dunod.
Savin, B. (1997). Rencontrer les familles en prison. In F. André-Fustier et al.,
Parents/Famille/Institution. Approche groupale d’orientation psychanalytique (pp. 233-270). Lyon: Les publications du Centre de recherche sur les inadaptations, université Lumière-Lyon II.
Savin, B. (1998). L’écoute généalogique. Son importance diagnostique et thérapeutique en clinique individuelle, familiale et institutionnelle, thèse de doctorat en psychologie clinique et pathologique, université de Grenoble II, sous la direction de Monsieur le professeur André Ruffiot.
Stéphanos, S. (1991). Le traumatisme transgénérationnel. Psychothérapies, XI, 2, 8796.