REVUE N° 30 | ANÉE 2024 / 1

INTRODUCTION



Auteur : LONCAN Anne
Lenguaje : Anglais - Espagnol - Française
SECTIONS : - INTRODUCTION


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INTRODUCTION

Introduction au numéro “Couples et familles face à la loi et à la Justice”

Anne Loncan*

Quel que soit le pays concerné, il apparaît que la fréquence des recours à la Justice s’est amplifiée pour toutes sortes de raisons qui concernent aussi la vie des couples et des familles. Les crimes et délits, qui les confrontent à la loi, auraient également connu une accélération inédite. Enfin, de nouvelles dispositions légales sont prises selon des modalités proches dans divers pays. Cela nous oblige à réfléchir aux interférences de ces évolutions multiples avec la pratique psychanalytique de couple et de famille. Les problématiques qu’elles engendrent nous conduisent aux confins du champ de notre clinique habituelle et, de ce fait, à côtoyer d’autres professionnels pour un partenariat pluridisciplinaire.

Évolution de la législation et recours à la loi et/ou à la Justice

Un panorama des situations qui justifient la confrontation d’un couple ou d’une famille avec la loi et/ou avec la Justice est nécessaire. Depuis les dernières décennies, les changements sociaux et ceux de la législation sont considérables et il importe d’en apprécier les effets concernant le champ d’intervention qui est le nôtre. Des dispositions législatives nouvelles ont été prises à la fois sous la pression de minorités agissantes qui exigent des changements, comme la possibilité assouplie de ne pas conserver son genre de naissance, mais les lois nouvelles viennent aussi confirmer, en les officialisant, des pratiques devenues courantes, comme par exemple les unions

entre personnes du même sexe. L’aura de scandale diminue au fur et à mesure que les couples et familles sont légitimés dans des formes qui peu auparavant les faisaient vouer aux gémonies. L’augmentation de l’incidence des divorces et séparations a longtemps alimenté les prétoires, mais depuis 2017 le divorce par consentement mutuel peut être enregistré en France auprès d’un notaire, ce qui a considérablement délesté la Justice. Par voie de conséquence, l’INSEE[1] est désormais dans l’incapacité de dénombrer les divorces en France, puisque le ministère de la Justice n’en a plus le monopole.  

Rappelons qu’une des causes indiscutables du divorce reposait sur l’infidélité de l’un des époux. À compter de l’été 1940, le gouvernement de Vichy avait fait de l’infidélité “un crime qui corrompt la famille et tend à pervertir la nature, l’État et le corps social”. De 1939 à 1945, aucun divorce n’est comptabilisé par l’INSEE. Les magistrats se consacraient-ils à d’autres tâches ou les divorces avaient-ils chuté sous les effets conjugués de la guerre et de la répression pénale de l’adultère? À l’heure actuelle, le “constat d’adultère”, encore pratiqué, n’entraîne aucune sanction pénale, mais profite à celui des époux qui entend prendre l’avantage lors d’un divorce conflictuel, qui reste, lui, du ressort de la Justice.

On parlait autrefois avec commisération des enfants de divorcés, que leur situation exposait à une triste destinée, voire à la délinquance. Les études sérieuses ont montré que des perturbations éventuelles pouvaient préexister, étaient aussi fonction de l’âge et généralement transitoires. L’avenir de ces enfants est, comme pour tous les autres, grandement tributaire de l’environnement, qui n’entraîne pas nécessairement le vécu d’un traumatisme, en dépit des bouleversements subis. Car les effets des séparations diffèrent grandement selon la brutalité des événements et l’impact assumé, à la fois pour chaque parent et pour chaque enfant, la famille pouvant être fracturée ou simplement disjointe.

Quant aux couples illégitimes, regardés autrefois comme une association de dépravés, ou même de criminels (cf. les ordonnances de Vichy), leur proportion rejoint presque celle des couples légitimes et l’opprobre jeté sur eux et leur descendance semble avoir quasiment disparu.  

Dans le même temps, les mères célibataires, qui passaient pour des femmes faciles ou des malheureuses “séduites et abandonnées”, ne sont plus autant stigmatisées et si elles le sont, c’est en fonction de leur statut social: une femme ministre ne perdra nullement la considération du public, tandis qu’une jeune femme isolée dont la situation financière est précaire se verra refoulée dans les marges de la société. Il importe de souligner aussi que ces changements sont concomitants d’une libération de la parole, avec généralement le soutien de certains cercles. Ainsi, il y a un demisiècle, nul adolescent n’aurait osé évoquer une orientation sexuelle “contre nature”. S’il est plus facile d’en parler, l’incompréhension virant parfois à l’agressivité n’a pas

disparu et ce sont maintenant les agresseurs et harceleurs qui font l’objet de poursuites judiciaires. De même, il est devenu plus fréquent de dénoncer les actes d’inceste et les agressions sexuelles qui échappaient ordinairement à la loi.  

S’il est vain de poursuivre l’inventaire de tous les changements intervenus à propos des actes, comportements ou situations qui font intervenir la Justice, qu’il y ait ou non infraction à la loi, il n’en demeure pas moins que les couples et les familles peuvent être le théâtre de délits et de crimes, des plus sérieux aux plus véniels.

 Délinquance et criminalité au sein de la famille

 Lorsque l’éthique partagée est bafouée, la nature de la configuration familiale intervient peu dans la survenue des crimes ou des délits. Spoliations, violences conjugales, mauvais traitements infligés aux enfants pouvant aller jusqu’au meurtre: dans tous les cas, l’irruption de la puissance publique dans la vie des familles s’impose. Il est loisible de penser que ces interventions sont trop fréquentes ou qu’elles ne le sont pas assez; les croyances et convictions de chacun colorent différemment la qualification de ces situations.  

La violence et la destruction viennent aussi de l’extérieur. Il arrive que la famille soit une cible d’agression, volontaire ou non, que ce soit sur l’un des siens (par exemple, dans un règlement de comptes) ou sur elle dans son ensemble (incendie criminel, cambriolage, home jacking). Ce sont alors les instances de police ou de justice qui orientent les couples et familles en consultation. Tous les cas de figure ne seront pas examinés dans ce numéro, plus précisément orienté vers la démarche thérapeutique qui contribue au dévoilement des non-dits, à la métabolisation des troubles générés dans les liens et l’appareil psychique groupal familial.  

On verra que les articles se sont concentrés sur des problématiques intenses.

 Le numéro a été découpé en plusieurs chapitres.

 Dans le premier chapitre, intitulé Contrevenir à la loi ou en bénéficier, se rencontrent deux productions originales. Florian Houssier nous propose une étude théorico-clinique centrée sur le devenir de l’adolescent confronté à une emprise maternelle serrée qui se maintient aux dépens du courant tendre supposé prévaloir. Deux récits cliniques, l’un de consultations familiales et l’autre de thérapie familiale mettent en évidence les processus qui, inscrits dans un climat incestuel, inclinent ces jeunes gens vers la transgression de la loi.

La loi n’étant pas que restrictive et punitive, elle propose aussi les “greffes” d’enfant que réalise l’adoption. Depuis peu, de nouvelles dispositions légales ont institué en Italie des familles adoptives où l’enfant conserve des contacts avec sa famille d’origine (le plus souvent réduite à la mère). Un étayage psychologique et des démarches d’adaptation du cadre apparaissent alors nécessaires pour dégager l’enfant des conflits déchirants qui stérilisent sa vie psychique et affective. Maria-Grazia Fusacchia nous présente un cas illustratif de cette problématique et des aménagements techniques mis en œuvre.  

 Le chapitre Crime dans la famille rassemble trois articles sous sa bannière: l’article historique de Bernard Savin a été publié en 2001 dans Le Divan familial n°6. Cet auteur, muni d’une solide expérience du travail psychologique en milieu carcéral, y compris sur un mode familial, pose ainsi d’emblée la relation entre crime et famille, titre de son article: «…quelles que soient sa forme et sa victime, tout crime a un retentissement familial. Il parle à la famille et parle de la famille». L’hypothèse d’une reprise élaborative d’un traumatisme transgénérationnel y est examinée et alimentée par le cas d’une thérapie familiale conduite en prison.  

Suivent deux articles qui abordent la question de l’infanticide selon des angles de vue différents. Magali Ravit présente une revue des travaux majeurs sur le thème, en commençant par la réinterprétation du mythe de Médée. Elle différencie les meurtres d’enfants perpétrés très précocement, souvent en rapport avec la précarité et l’inexpérience de la mère, de ceux qui relèvent d’une pathologie mélancolique sousjacente, où le sacrifice de l’enfant servirait “de contre-investissement à la douleur aliénante”. Elle s’appuie pour cela sur deux situations cliniques rencontrées en milieu carcéral. De leur côté, Sonia Harrati et David Vavassori explorent les ressorts intrapsychiques de la dynamique meurtrière de l’enfant quand “le filicide vient réactualiser les aspects primitifs et indifférenciés du sujet ainsi que des traumas demeurés sous silence contaminant les liens conjugaux et intra-intrafamiliaux.”  

Le troisième chapitre du n°30 pose la question du “travail du psychanalyste de couple et de famille” face à des situations impliquant la Justice. Cet aspect a été abordé dans les articles précédents, mais il constitue le ressort principal de deux textes.  Le premier a pour auteur principal Roberto Losso, notre collègue argentin disparu récemment, auquel cette nouvelle publication rend hommage. Originellement paru dans la revue Interazioni (2012/2), cet article a été coécrit par Ana Packciarz Losso, épouse de Roberto. Les auteurs évoquent le contexte pluridisciplinaire dans lequel s’inscrit leur travail thérapeutique face aux conflits conjugaux ou familiaux insolubles, notamment les divorces “interminables” qui leur fournissent un exemple parfaitement illustratif.

Les collègues argentines Roberta Gorischnik, Gimena Falcone et Melina Nadal nous parlent de l’intérêt des interventions auprès des familles en butte à des procédures judiciaires, en soulignant la pertinence des pratiques de médiation inspirées par la psychanalyse du lien.

 

Pour compléter les travaux théorico-cliniques présentés par l’ensemble de ces articles,  une nouvelle rubrique a vu le jour, que nous avons intitulée “Clinique cinématographique”. Il s’agit d’y présenter des œuvres de cinéma, qu’elles soient récentes ou patrimoniales, et de les examiner en fonction du corpus théorique de la psychanalyse de couple et de famille. Nous ne proposons pas une critique du film, comme on en trouve dans la presse, encore moins une analyse filmique qui disséquerait la construction réalisée et les aspects techniques utilisés par l’auteur: les écoles de cinéma et leurs enseignants y pourvoient. Nous avons l’intention de mettre en évidence la pertinence de nos concepts en dehors des séances de thérapie, de réfléchir sur ces séquences qui nous présentent des tranches de vie virtuelles où apparaissent des aspects significatifs du fonctionnement psychique du couple ou de la famille.

Deux films récents en rapport avec la thématique du numéro sont examinés: Je verrai toujours vos visages est un docu-fiction de 2023. L’auteur, Jeanne Herry, met en scène la Justice restaurative, une modalité nouvelle de Justice dont la pratique a été encouragée depuis 2014 à l’échelle européenne. En France, elle a été expérimentée avant d’être officialisée par un décret d’application en 2017. Je propose une présentation de ce film qui souligne la rigueur des pratiques et la nature des effets de la Justice restaurative. C’est la compréhension réciproque entre auteurs d’infraction et victimes qui importe, au-delà ou en deçà de tout jugement. Deux situations très différentes sont présentées: d’une part, un petit groupe d’infracteurs face à des victimes de braquages en nombre égal et, d’autre part, un frère et une sœur séparés par l’inceste de l’aîné sur sa sœur plus jeune.  

Anatomie d’une chute, œuvre de fiction de 2023, réalisée par Justine Triet, fait l’objet d’une note réalisée par Margherita Rossi. Après la présentation de l’œuvre et des nombreuses récompenses qu’elle a obtenues, l’auteur suit le déroulement et la complexité du procès où l’épouse est accusée du meurtre de son mari, ce dernier ayant fait une chute mortelle dont le seul témoin est leur fils aveugle. Margherita Rossi s’interroge sur l’évolution d’un couple qui n’a pas su mûrir et transformer la part de chaos qui l’habite: «On peut alors émettre l’hypothèse que dans cette histoire la chute devient une métaphore de l’échec de ce troisième pôle représenté par le fils, mais aussi du lien de couple lui-même, dans sa fonction d’espace intermédiaire et créatif.»

Une brève note de lecture clôture ce numéro. Jean-Philippe Grynberg nous parle de Rozenn Le Berre et de son ouvrage Sur la crête qui relate des années d’expérience au sein d’un foyer de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), mettant en évidence la polyvalence des tâches et activités réalisées, ainsi que l’optique pluridisciplinaire qu’elles requièrent.

 In fine, ce numéro est nourri des parts sombres et obscures que nous rencontrons au sein des couples et des familles aux prises avec la Justice, que ce soit comme plaignants, comme accusés ou comme condamnés. Seul un échantillon réduit de ces confrontations et collaborations est ici présent, ce qui témoigne de la difficulté que représente cet abord et du courage de ceux et celles qui s’y lancent.


[*]Psychiatre, pédopsychiatre, psychanalyste de couple et de famille, membre et ancienne présidente de la SFTFP et du CTFP-GSO, membre de l’AIPCF. anne.loncan@gmail.com

[1] Institut National de la Statistique et des Études Économiques

Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la Famille

AIPPF

ISSN 2105-1038