REVIEW N° 24 | YEAR 2021 / 1
Summary
The use of Photolanguage© with vulnerable parents: rebuilding community alliances through the working through of traumatic family inheritance.
In our clinical experience with families or parents exposed to trauma associated with individual, intersubjective and trans-subjective violence, we note survival-based psychic functioning akin to those following breakdowns in family and community structures. The challenge is to come up with a specific approach to share and work through their traumatic experiences while rebuilding group and community alliances.
In this article, we propose to explore these issues through a research programme in a community setting: a Photolanguage© group instigated in a tribe in New Caledonia for young single Kanak mothers confronted with the customary requirement to give up their children. Inspired by the model of group and institutional psychic apparatus, we explore the associative processes in the treatment of crystallized traumatic suffering and emphasize the symbolic utility of reconnecting the subject with his or her cultural, collective and singular universe.
Our work is relevant to all those who work with patients who are challenged by cultural difference, who have been uprooted, and who have been violated by traumatic and cultural internalisations.
Keywords: group psychology model, Photolanguage©, community intervention, traumatic and cultural internalisations vulnerable parents, trans-subjective violence.
Résumé
L’utilisation du Photolangage© avec les parents vulnérables: renouer des alliances communautaires dans l’élaboration de la filiation traumatique
Dans notre travail clinique auprès des familles ou des parents confrontés à des souffrances traumatiques liées à des violences individuelles, intersubjectives et trans-subjectives, nous rencontrons des fonctionnements psychiques organisés sur le mode de la survivance liés à des démaillages des cadres familiaux et des métacadres communautaires. Nous devons inventer alors des dispositifs propres à ouvrir des voies d’élaboration des souffrances traumatiques mais aussi des situations de partage et de remaillage des valeurs et des rites susceptibles d’étayer une refondation des modes d’alliance des sujets par rapport à leurs groupes d’appartenance et à la mythopoïèse communautaire (ou tribale).
Dans cet article, nous vous proposons de questionner ces enjeux à travers une recherche/intervention en milieu communautaire: un groupe de Photolangage© initié dans une tribu en Nouvelle-Calédonie vers les jeunes mères célibataires kanak confrontées à la donation coutumière de leur enfant. En nous inspirant du modèle de l’appareil psychique groupal et institutionnel, nous explorons les processus associatifs dans le traitement des souffrances traumatiques cristallisées et nous mettons l’accent précisément sur l’utilité symbolique à réinscrire le sujet dans son univers culturel, collectif et singulier. Notre travail s’adresse à tous ceux qui s’occupent des patients confrontés à un métissage culturel et qui ont dû affronter des déracinements et se retrouvent livrés à la violence d’incorporats traumatiques et culturels.
Mots-clés: appareil psychique groupal, Photolangage© en milieu communautaire, incorporats traumatiques et culturels, parents vulnérables, violences trans-subjectives.
Resumen
La utilización del Photolangage© (Fotolenguaje) con parentalidades vulnerables: reconectando alianzas comunitarias en la elaboración de la filiación traumática
En nuestro trabajo clínico con familias o con padres expuestos a vínculos con sufrimientos traumáticos, con violencias individuales, intersubjetivas y transubjetivas, encontramos funcionamientos psíquicos organizados en el modo de la supervivencia vinculada a desmantelamientos de los marcos familiares y de los meta-marcos comunitarios. Tenemos que inventar entonces dispositivos capaces de abrir vías de elaboración de los sufrimientos traumáticos, pero también situaciones de intercambio y de reelaboración de los valores y de los ritos susceptibles de apoyar una refundación de los modos de alianza de los sujetos en relación con sus grupos de pertenencia y con la mitopoiesis comunitaria (o tribal).
En el artículo nos proponemos cuestionar esas problemáticas a través de una investigación/intervención en un medio comunitario: un grupo de fotolenguaje iniciado en una tribu de Nueva Caledonia con jóvenes del kanak, madres solteras que enfrentan la donación habitual de sus hijos. Inspirados en el modelo del aparato psíquico grupal e institucional, exploramos los procesos asociativos en el tratamiento de los sufrimientos traumáticos cristalizados y nos empeñamos precisamente en la utilidad simbólica de reinscribir al sujeto en su universo cultural, colectivo y singular. Nuestro trabajo se dirige a todos aquellos que tratan pacientes que se enfrentan al mestizaje cultural, que tuvieron que hacer frente al desarraigo y que se encuentran abandonados a la violencia de los incorporados traumáticos y culturales.
Palabras clave: aparato psíquico grupal, Photolangage© (Fotolenguaje) en medio comunitario, incorporados traumáticos y culturales, padres vulnerables, violencias transubjetivas.
ARTICLE
«Lorsque je parle de malêtre, je pense à ce qui ébranle les fondements de la vie psychique et de ses corrélats culturels: le malêtre met en cause la capacité d’être et d’exister» (Kaës, 2012, p. 257).
Dans cet ouvrage, Kaës revient sur les mutations qui ont ébranlé le monde dans la postmodernité ou l’hypermodernité, provoquant ce qu’il appelle “des processus sans sujet”, autrement dit la disparition progressive de «la reconnaissance par un autre ou plus d’un autre de ce que je suis, de ce qu’est l’autre et de ce que nous sommes» dans un maillage associant plusieurs formes de transmission (Kaës, 2012, p. 257). Ce processus conduit à la disparition du “répondant”, une forme de “défiance” qui se généralise, une tyrannie de l’instantané créant une panique face à l’urgence, l’ensemble de ces faits provoquant une “effraction traumatique répétée” – une forme de destructivité qui impacte les fondements du psychisme (Drieu, 2004a; Zanello et Drieu, 2009).
Ce trauma dit “primaire” se trouve redoublé lorsque ce malêtre se conjugue avec des violences traumatiques introduites par l’histoire des communautés, des familles et du sujet, comme en pays kanak dans les territoires outre-marins (Roussillon, 2012). Dans sa thèse sur les situations des “filles mères célibataires kanak” face à la donation coutumière de leur enfant, Albert Wamo montre combien ces jeunes femmes, dans leurs souffrances traumatiques, risquent d’être confrontées à ces figures de démaillage des métacadres ou des valeurs. Ces logiques de démaillage, comme nous pourrons le voir, s’exercent à différents niveaux impactant les fondements même des enveloppes, des étayages des psychés et des alliances en créant, parfois, des injonctions paradoxales. Ces dernières peuvent aussi se trouver renforcées par la perte d’étayage symbolique que constituent aujourd’hui les repères de vie en tribu lorsque ceux-ci entrent en contradiction avec ceux donnés par les croyances religieuses dans la vie familiale, les règles de la donation coutumière, parfois dérégulées, et entrant dans des formes d’antagonisme avec les principes de l’aide en protection de l’enfance. L’ensemble de ces tensions transsubjectives peuvent provoquer des souffrances identitaires, des fonctionnements de survivance suscités par la violence des incorporats traumatiques et culturels.
Dans cet article, nous voulons à la fois décrire plus avant ces logiques de démaillage qui vont instaurer du malêtre à partir de l’exemple des jeunes “filles mères kanak” et montrer comment l’élaboration de ce malêtre ne peut se construire que par l’intermédiaire de dispositifs avec médiations qui “prennent soin” de ces modalités de démaillage.
Une recherche/intervention en milieu communautaire sur les souffrances traumatiques des jeunes mamans kanak
Les services de l’aide sociale à l’enfance en Nouvelle-Calédonie ont pu relever un certain nombre d’observations montrant la grande souffrance des “jeunes filles mères kanak” qui ont dû procéder à la donation coutumière[1] de leurs enfants, un opérateur symbolique pourtant mis en avant dans le monde communautaire. Signe d’une souffrance sans nom, elles semblent se sentir déconnectées avec les valeurs culturelles de la société kanak et exilées de l’intérieur dans les tribus. Pour un certain nombre d’entre elles, elles ne peuvent plus s’inscrire dans la dynamique (ou le jeu) des assignations et les prescriptions coutumières. Elles ne se retrouvent plus dans leurs croyances avec l’idée centrale que les processus culturels mis en œuvre dans la donation coutumière ne participent plus à un remaillage des cadres lorsque la jeune mère ne peut, suite à des situations de vulnérabilité, s’occuper seule ou à l’aide des siens, de son enfant.
Commencée dans le cadre d’une recherche de thèse à propos de la fonction symbolique de la donation coutumière dans le parcours des jeunes “filles mères kanak”, l’étude s’est appuyée progressivement sur un dispositif d’action/recherche en milieu communautaire visant à proposer un traitement des vulnérabilités sousjacentes à la situation de ces jeunes mamans. Face à ces problématiques de souffrances prenant leurs origines dans différents espaces psychiques (intra- inter- et trans-subjectif), la question s’est posée de l’aménagement d’un dispositif permettant d’associer une dynamique groupale et celle d’une médiation, le Photolangage©, revisité dans ses aspects culturels, soit l’ajout de 37 photos.
Il va de soi que si l’entretien individuel référé au cadre analytique peut potentialiser l’associativité et, se faisant, libérer le sujet lorsqu’il est confronté à des tensions dues au poids du refoulement, nous nous retrouvons avec la nécessité d’inventer de nouveaux dispositifs de travail clinique quand nous rencontrons ces recouvrements traumatiques. Bien sûr, les psychothérapies familiales psychanalytiques ont pu nous inspirer davantage dans la conception d’un dispositif permettant un travail des places, des modes d’alliances, de l’histoire synchronique et diachronique des liens familiaux, en prenant appui sur ce que René Kaës a pu nommer “l’appareil psychique groupal ou familial”. Toutefois, le poids des traumas liés aux parcours, aux évènements personnels et culturels nous a obligés à travailler un dispositif spécifique à maillages multiples (la tribu/le groupe de jeunes mères/l’utilisation d’une médiation Photolangage© revisitée par la référence à la culture kanak). Nous avons dû penser la place de la culture kanak dans la conception même du dispositif de groupe, un dispositif s’étayant sur différents opérateurs culturels que nous pouvons retrouver au travail dans:
- le cadre matériel au centre de la tribu dans la maison commune;
- le cadre temporel (8 mois, 1 rencontre par mois, durée de deux heures);
- le cadre groupal dans un maillage en “poupées russes” (13 jeunes mamans célibataires appartenant à la même tribu du grand nord de la NouvelleCalédonie, 5 intervenants comprenant le chercheur psychologue, un psychologue de l’ASE, un médecin de la Protection Maternelle et Infantile, une puéricultrice et une auxiliaire de santé, originaire de la tribu, un groupe ouvert sur des participations ponctuelles des membres de la tribu);
- un cadre de jeu étayé par la référence à l’accueil en tribu (la coutume, le partage dans les interstices du groupe) et l’utilisation de la médiation Photolangage© que le chercheur psychologue a complété par des photos décrivant des scènes du monde kanak.
Qu’avons-nous observé quant aux différentes sources de vulnérabilité? Au départ, la vulnérabilité est liée à des douleurs d’enfance dans le passé de ces mères qui se rejouent à l’adolescence et rendent fragiles la maternité et l’établissement des premières interactions avec le bébé dans l’univers postnatal. Toutefois, dans l’univers communautaire, des contraintes paradoxales sont à l’œuvre dans la transmission des valeurs (ou métacadres culturels) modifiant, par exemple, le rapport aux idéaux, aux mythes, aux rites face aux évènements comme celui de la donation coutumière face à la jeune maman célibataire kanak.
Les souffrances du “malêtre” contemporain, des souffrances traumatiques en résonance avec le démaillage des bases de la psyché
En protection de l’enfance, la notion de “traumatismes relationnels précoces” vient aujourd’hui évoquer l’impact de recouvrements traumatiques, portant à la fois sur des évènements négatifs (inceste, abus) et des tensions dans les liens parents/enfants: attachement insécure, disqualification narcissique liée à des souffrances transgénérationnelles (Bonneville-Baruchel, 2015). Ces traumas vont causer de nombreux déficits sur le développement de l’enfant mais bien au-delà dans ses capacités de mentalisation, de subjectivation. Ces souffrances traumatiques ne tiennent pas compte des blessures liées aux incorporats traumatiques et culturels résultant des violences trans-subjectives qui vont impacter négativement la vie des communautés comme les projets des institutions.
De quoi rend compte cette notion de violences trans-subjectives? Chez Amati Sas, il s’agit souvent à l’origine de violences sociales qui vont avoir des effets traumatiques sur plusieurs générations dirigées sur la “trans-subjectivité” de chaque sujet et des ensembles: familles, institutions, communautés en modifiant ou détruisant les métacadres ou les valeurs communes de sécurité “communs et partagés” (Amati Sas, 2002; Kaës, 1989). Cette violence conduit chacun, les familles, les groupes et les communautés vers des formes d’aliénation, autrement dit des formes de mutations de la pensée, voire son pervertissement induit par les liens, l’emprise, sans que le sujet puisse en prendre conscience. Piera Aulagnier, en 1979, montrait combien la manipulation de la pensée et des affects peut conduire le sujet à une sorte d’incapacité critique, à des formes de suggestibilité importante qui vont provoquer des contraintes de dépendance, et ce dans un contexte de pseudonormalité et de banalisation de la corruption morale, voire du mal. Côté groupal et/ou communautaire, les violences politico-sociales (Waisbrot, 2003) sont toujours suivies par la corruption du sens moral dans une communauté.
Autrement dit, les souffrances traumatiques sont donc à situer, chez les sujets en mal-être identitaire, dans les trois espaces psychiques (intra- inter- et transsubjectif) qui vont se trouver condensés, littéralement ligaturés, des formes d’aliénation inélaborable dans la rencontre singulière, en psychothérapie individuelle. René Kaës (2015) situe le malêtre en situation de postmodernité à la croisée de l’espace interne singulier, celui du lien ou de l’intersubjectivité, et de celui ou de ceux des ensembles: famille, groupes, institutions, culture, communautés, ou du trans-subjectif.
Les psychanalystes sud-américains qui ont vécu à l’époque des dictatures (Bleger, 1967) en décrivent les conséquences sur un plan psychique, la mise en place à un niveau “intra- inter- et trans-psychique” d’une situation de survivance avec, au niveau des conflits internes, une régression dans l’ambiguïté (forte accommodation aux circonstances, vécus de perplexité et de confusion face à l’angoisse catastrophique). Dans le registre intersubjectif, les violences sociales vont provoquer une forme de banalisation du mal, d’indifférenciation, mettant en place une série de malentendus allant des relations équivoques à de fortes tensions traumatophiliques (victime se mettant en danger) jusqu’à des formes d’incestualité, voire jusqu’à la mise en place d’une économie mafieuse. L’espace trans-subjectif, c’est l’espace “commun et partagé” de la subjectivité de chacun, impliquant le partage de cadres concrets, codes, normes, rituels, règles culturelles qui doivent être source de confiance, un maillage qui permettra la refondation des modes d’alliance en situation de crise subjectale (évènements de vie, adolescence). Face à ces violences extrêmes, l’incertitude va, au contraire, provoquer de la méfiance, des angoisses de pertes, de démantèlement, poussant chacun dans la communauté au conformisme, à la résignation. Dans notre contexte de vie (consumérisme, postmodernité), d’autres formes de tensions sociales quotidiennes (par exemple, le chômage, la corruption institutionnelle, la communication des mass media) peuvent provoquer les mêmes effets à bas bruit, ce qui amènera des quiproquos, voire des injonctions paradoxales susceptibles de complexifier nos rencontres avec les familles et les parents. Cette situation de démaillage des métacadres culturels avec des sujets confrontés à des injonctions paradoxales entre tradition et modernité, ainsi qu’à des incorporats traumatiques, est particulièrement forte dans les univers outre marins.
Des souffrances intersubjectives et trans-subjectives à l’adolescence
Ces femmes affrontent également la transmission de certaines “formations endocryptiques” (figures de honte, fantômes, secrets de famille) liées à des phénomènes d’acculturation ou de génocides culturels amenant des conflits paradoxaux de valeurs et une forme de déracinement malgré la vivacité des métacadres culturels kanak (Abraham et Torok, 1978). Dans une perspective de recherche à l’adolescence de restauration des liens familiaux, elles vont s’éprouver comme beaucoup d’autres enfants souffrant d’insécurité d’attachement dans des “fonctionnements traumatophiliques”, ici par rapport à une maternité précoce (Drieu, 2004b).
On sait aujourd’hui que l’adolescence est un moment de réorganisation psychique, touchant à la fois la sexualité et le niveau pulsionnel, l’identité et, en toute fin, le registre des instances psychiques, avec la transformation des idéaux dans la construction des projets professionnels et de vie. D’abord centrés sur la dimension intrapsychique des processus de subjectivation, nous reconnaissons aujourd’hui que les processus d’adolescence se jouent d’abord et avant tout dans un travail intersubjectif croisant à la fois l’expérience des affiliations nouvelles (amitiés, relations amoureuses, groupes de pairs) et de la refondation des modes d’alliance au niveau de la filiation (étayage narcissique parental, distanciation et retrouvailles avec les parents, …). Souvent, ces jeunes mères kanak ont connu des situations traumatiques dans ce passage de la référence à la filiation vers de nouveaux modes affiliatifs.
Par la suite, à l’âge adulte, les processus de fin d’adolescence vont confronter les jeunes à la nécessité de trouver des ressources dans leur culture pour réenchanter leurs existences dans un contexte général de désenchantement propre à l’anomie culturelle sous-tendue par les effets négatifs de la postmodernité. La question sera encore plus sensible là où les adolescents sont confinés dans des conflits paradoxaux de valeurs (incorporats traumatiques) ou confrontés à l’éclatement des métacadres entre tradition et modernité comme dans les mondes outre-marins. Audelà des risques à l’adolescence, ces conduites bloquent les processus de subjectivation et les potentialités à élaborer l’expérience de l’adoption coutumière si l’arrivée de l’enfant aboutit à une donation. En Nouvelle-Calédonie, il en va ainsi pour les adolescentes filles mères kanak lorsqu’elles sont contraintes, dans leur maternité, d’affronter «des “incorporats culturels et traumatiques” aggravés par des facteurs culturels comme la perte des rites qui n’assurent plus les fonctions sociales visant à assurer le passage du statut formel pubertaire au statut conventionnel de l’adulte» (Wamo, 2019, p. 35).
Au-delà de l’adolescence, la grossesse puis la maternité deviennent des expériences privilégiées “de résurgence d’angoisses”, ce qui a certainement conduit Darchis (2016) à affirmer que l’univers de la périnatalité est un moment fort pour retrouver les peines et les tourments d’autrefois, mais aussi les drames de l’enfance, les secrets et les traumatismes enfouis. «Lorsque les retrouvailles avec l’héritage psychique sont difficiles, voire impossibles, ces souffrances sont susceptibles de se transmettre inconsciemment sous forme d’organisation défensive dans les générations suivantes» (Darchis, 2016, p. 45).
Dans la société kanak, comme nous le rappelle Albert Wamo (2019), «les rapports de parenté sont, comme tous les rapports sociaux, investis d’intérêts qui débordent le champ de la parenté». «Il s’agit aussi bien de rapports de coopération que de rapports de pouvoir et d’autorité et de rapport de force. Les valeurs dans l’organisation sont le respect, l’humilité, la solidarité, la fierté et le sens du devoir vis-à-vis des autres et de la terre (Chartes du peuple kanak, 2014)». «Ces rapports diffèrent entièrement s’ils sont leurs parents en ligne directe ou en ligne collatérale, leurs parents par alliance ou par adoption, etc. Dans une famille élargie, les fonctions sont, pour la plupart, divisibles et partageables et peuvent donc être redistribuées de façon très diverses, mais toujours selon des normes sociales et culturellement justifiées» (Wamo, 2019, p. 107). Cependant, les tensions dans les tribus, liées à la fois à la colonisation, avec l’univers des campements et de la religion, et à la mainmise du pouvoir économique aujourd’hui par les héritiers de la post-colonisation, ont contribué à déréguler les règles et les rites modelés dans la transmission orale. La donation coutumière d’un enfant de jeune maman célibataire kanak reste bien présente mais elle a perdu de sa portée symbolique dans la confrontation, de plus, aux services sociaux de l’aide à l’enfance.
Dans la donation coutumière aujourd’hui, il s’agit beaucoup moins de contribuer à la vie du clan, mais plutôt de trouver un compromis face à des traumatismes qui vont hanter d’abord le vécu d’une jeune mère, celui d’une famille, voire d’un clan lorsque nous considérons l’histoire de ces maternités adolescentes à l’échelle d’une tribu. Bien que, de tout temps, confrontée à la violence, la jeune fille mère kanak semblait autrefois bénéficier d’un statut social, la reconnaissance d’être “une mère porteuse qui avait pour rôle de fournir un enfant à une famille en voie d’extinction”. Boiguivie (citée par Wamo, 2019, p. 154) ajoute «qu’on appliquait toutes les mesures de protection utiles pour préparer au mieux la grossesse de la jeune mère célibataire». Poadja, grand chef du district de Poindah, toujours cité par Wamo (2019, p. 155) évoque l’idée que «l’enfantement est un élément de renforcement de la place de la jeune fille mère dans son clan. Dans un rapport bien sûr ambigu, la jeune mère est perçue par le groupe communautaire comme participant à l’élargissement de sa famille par la création d’autres règles de filiation. À ce titre, elle est considérée comme une “terre nourricière” et elle est placée automatiquement comme quelqu’un “d’important” dans la société». Aujourd’hui, ce statut s’est beaucoup précarisé, la maternité adolescente survient sur un terrain vulnérable (conflits identitaires, avec la famille, antécédents d’adoption, mauvaise intégration sociale dans le clan, échec scolaire, addictions…) et l’adoption coutumière viendrait plus tenter de “sauver” une situation d’instabilité, de précarité, avec forcément une fragilité de la fonction symbolique de ses rites. À cela s’ajoutent les incorporats culturels portés par l’éducation religieuse qui peuvent parfois s’opposer aux valeurs, aux règles ou aux repères des traditions kanak. Les naissances hors mariage amènent des bébés considérés comme illégitimes du point de vue du mariage. Ainsi, le bébé à naître sans un père désigné risque d’être exposé à l’adoption et ce, «même s’il y a refus de la mère de donner son enfant pour réparer les images parentales mises à mal dans cette expérience» (ibidem, p. 172). Cette expérience à potentiel traumatique, décrite par un chef de clan comme une malédiction, engendrerait de la culpabilité, de la honte, de la peur, de la perte de l’estime de soi, de confiance, chez les jeunes mères et des formes de stigmatisation dans la famille. En effet, du côté des familles, l’éducation religieuse (culture catholique) est venue renforcer le poids de la culpabilité et du déshonneur là où la médiation de la coutume pourrait enseigner la tolérance, ce qui risque de créer des conflits paradoxaux dans les valeurs ou le métacadre culturel kanak, contribuant à une forme d’anomie culturelle et sociétale.
Dès lors que nous pouvons situer la vulnérabilité spécifique de la jeune mère célibataire kanak comme une figure paradigmatique du malêtre kanak, comment pouvons-nous penser un mode d’intervention articulant les 3 sources traumatiques, à savoir, l’intra-inter-transpsychique?
Le dispositif: un groupe avec des jeunes mamans dans la maison commune et une médiation avec le Photolangage© revisité par la culture kanak afin de contenir, lier et élaborer les différentes sources de souffrance
Avant tout, nous voulons rappeler comment la prégnance de violences transsubjectives nous a obligés à travailler un dispositif de recherche/intervention spécifique à l’image des poupées russes (la tribu/le groupe de jeunes mères/l’utilisation d’une médiation Photolangage© revisitée par la référence à la culture kanak), une méthode de travail clinique s’étayant sur le modèle des trois espaces de réalité psychique décrits ailleurs par Kaës (2015). En effet, le dispositif peut trouver son inspiration dans les paroles de Kaës (2015, p. 85) «pas l’un sans l’autre, sans les alliances qui soutiennent leur lien, sans l’ensemble qui les contient et qu’ils construisent, qui les lie mutuellement et qui les identifie l’un par rapport à l’autre».
Pour compléter sur l’importance du travail clinique du vécu trans-subjectif des jeunes mamans, Wamo (2019, p. 192), en citant Bleger (1967), rappelle que «pour rentrer en interaction, il doit y avoir un arrière-fond commun de sociabilité qui, paradoxalement, intervient comme une non-individuation, un état de groupement à la base de tous les groupes, lieu de dépôt et d’immobilisation des parties non différenciées de la personnalité. La non-individuation pourrait se résumer à une interdépendance étroite entre deux ou plusieurs personnes qui se complètent pour conserver les besoins de leurs parties les plus immatures contrôlés, immobilisés et dans une certaine mesure satisfaits».
Afin d’élaborer ce fonds commun et aller vers un partage d’expérience, le dispositif de la médiation Photolangage© appliquée à ce groupe a donc fait l’objet d’un complément pour le matériel photographique, les photographies de la médiation Photolangage reflétant davantage le mode de vie occidental et non celui des tribus. 37 photos adaptées aux réalités culturelles (personnages, cérémonies, objets coutumiers, plantes, lieux, quotidien) ont été ajoutées aux 3 jeux de 48 photos de Bélisle (2010). La photographie est ici utilisée comme un “embrayeur des processus associatifs” et non pour son pouvoir esthétique (Kaës, 2005). Aussi, il ne s’agit pas de demander un avis sur une photographie, mais plutôt de faire le choix d’une ou plusieurs photographies (selon les cas) pour exprimer visuellement et verbalement, en les commentant, un vécu, un point de vue personnel qui ouvre l’espace à un “échange et à des scénarios partagés” (Joubert et Drieu, 2016).
Chaque séance de rencontre s’est déroulée avec les mêmes repères:
- un premier temps d’échanges informels consacrés à la coutume, à des échanges (rites, café mais aussi apports et dons/contre-dons de nourriture), aux retrouvailles étayant la sécurisation des partages;
- un deuxième temps consacré au dispositif de groupe avec Photolangage©;
- un troisième temps d’après-coup avec la possibilité de rencontres individuelles si demande.
Dans le déroulement du groupe, les participants sont placés en cercle, avec les photographies sur de grandes tables à côté, un univers d’échanges qui se retrouve dans la culture kanak. Nous avions pris soin de sélectionner, en fonction de la consigne choisie, une quarantaine de photographies concernant, pour moitié, l’univers culturel “métropolitain” et, pour l’autre moitié, l’univers culturel kanak. Le dispositif groupal avec Photolangage© s’est déroulé, comme habituellement, en 3 temps avec:
- une présentation sous forme d’exposition des photographies et choix visuel réalisé à partir de consigne;
- une présentation de la ou les photo(s) choisie(s) en s’étayant sur les modalités du choix et les propos des autres participants;
- un troisième temps plus consacré à l’écoute des résonances groupales, où pouvaient être restitués également des vécus des groupes, voire de la tribu où nous étions invités.
Les consignes ont été initiées surtout en faisant appel aux souvenirs d’adolescence, de famille, aux thématiques de la sexualité, de la maternité, de la parentalité et de la donation coutumière.
Avant d’explorer, sur un plan clinique, les effets de ce groupe, nous avons choisi de revenir sur les représentations des participants. Si le groupe a bien été accueilli dans un univers, celui d’une tribu plutôt réservée au départ sur le projet de travail, c’est parce que nous avons beaucoup partagé, en amont de cette expérience groupale, les repères sur ce groupe expérientiel et que le groupe d’intervenants professionnels était “conduit” par un praticien chercheur qui pouvait faire des liens avec cette culture dont il est issu et celle de l’aide sociale à l’enfance, avec l’environnement traditionnel et le postmoderne.
Si l’écoute flottante est liée à la posture professionnelle du “leader” (entre le respect et l’humilité des opérateurs culturels kanak et la rigueur de la méthode groupale psychanalytique), le fait de travailler avec un groupe d’intervenants venant de l’aide sociale à l’enfance a permis de maintenir le dispositif dans une dynamique de coconstruction ouvrant à la fois sur une écoute du savoir des “jeunes mamans”, et de la communauté, tout en restant critique sur les évènements imprévisibles comme les retards, les absences, les torsions des horaires, la participation imprévue d’un grand chef…
Comme le décrit Pinel (2016), le groupe de professionnels, s’il se donne un temps de travail clinique de reprise des matériaux clivés et fragmentés déposés dans le groupe et en chacun des intervenants, offre une scène de co-étayage et de co-pensée ouvrant sur la mise en perspective d’éprouvés et d’incorporats.
Les apports du groupe et du Photolangage© pour les participantes: analyse groupale et individuelle
En général, les consignes sont choisies avec les photos, en fonction des objectifs du groupe, plutôt dans une démarche de soutien aux représentations dans un groupe d’expression, ou davantage co-figurative pour une co-construction de la narrativité lorsque nous sommes dans la recherche de la mise en place d’un processus thérapeutique. Dans ce dernier cas, le processus thérapeutique se focalise surtout sur les liens entre conflits internes et intersubjectifs.
Toutefois, face à l’ampleur des incorporats traumatiques et culturels dans les souffrances des sujets, la recherche-action s’est focalisée davantage sur les processus trans-subjectifs. Dans la construction des consignes et le choix des photos à exposer, nous nous sommes centrés sur l’importance des métacadres culturels, pour que s’opèrent à la fois des retrouvailles et une restauration des liens avec ces opérateurs culturels afin que le groupe et les participantes puissent refonder la base d’alliances plus ouvertes au travail de subjectivation, voire d’intersubjectalisation (Drieu, 2006).
Dans cette perspective, le choix a été fait de travailler sur des opérateurs symboliques et culturels appartenant au monde kanak dans la réalisation des 37 photos comme les liens à la terre, le prénom kanak, la figure tutélaire de l’oncle maternel, la mythopoïèse autour de la femme procréatrice, les modalités de la donation coutumière, puis d’autres repères comme le statut particulier des filles mères célibataires dans le monde des tribus. Ces métacadres culturels se trouvent ritualisés par le fonctionnement de la coutume, «qui regroupe les gestes, les actes que les Kanaks font dans la vie à des occasions précises, comme la naissance, le mariage ou le décès», voire également l’adoption coutumière (Wamo, 2019, p. 60). Dans les différentes modalités de la coutume, chaque registre, en étant référé à un évènement, ou au lignage, ou à la famille, ou au clan, et parfois combinant plusieurs références, devient constitutif des “chemins d’alliance”, un processus qui régule les relations entre les membres aînés, cadets et benjamins (Bensa et Rivierre, 1982). Autrement dit, le groupe s’est mis au travail avec l’idée que la restauration symbolique de ces opérateurs culturels devait permettre de retrouver ces chemins d’alliance et, à travers eux, de nouvelles formes de liens, de pactes, dans le groupe et en dehors du groupe, avec la tribu, la famille, l’enfant qui avait fait l’objet de la donation coutumière.
C’est l’exemple d’une jeune mère de 22 ans, S., qui, lors de la quatrième séance où il était question de penser le “statut de fille mère célibataire” évoquera sa culpabilité, voire sa honte d’avoir donné naissance à un enfant en dehors du mariage. S. a choisi deux photos, celle d’une maman allaitant son bébé et celle d’une famille kanak réunie autour d’un repas au moment de la prière. À propos de la première photo, elle raconte en quelques mots la difficulté d’avoir eu un enfant non désiré, fruit de rencontres régulières avec un autre jeune de la tribu. Si elle évoque à peine l’existence de ce père, elle dira que cette liaison n’était pas connue de ses parents et que ceux-ci ont toujours considéré cet enfant comme “non fini, illégitime”, «Ça fait mal de se sentir jugée comme une mère indigne, alors que j’étais une adolescente joyeuse et attachée jusque-là à ma famille, je me suis enfermée chez moi (…)» dit-elle (Wamo, 2019, p. 250). Prise entre deux injonctions paradoxales, elle se sent une mauvaise mère car non reconnue par sa propre mère, et craint en même temps que son fils ne soit pas trop attaché à elle.
Elle ajoute que son fils, âgé de 4 ans, a un comportement difficile et que, quelquefois, il présente des troubles du sommeil. Si elle peut verbaliser sa souffrance vis-à-vis de ce qui s’est passé avec sa grossesse, elle voudrait aussi réparer ce drame en élevant de manière plus sereine son fils. Ce dernier vit avec elle à la tribu, il a du mal à se séparer de sa maman pour rejoindre l’école, il souffre aussi d’angoisses qui l’empêchent d’avoir des relations harmonieuses avec les autres. Sa mère ne sait pas quoi penser, quoi dire….
À propos de l’autre photo (famille kanak réunie autour d’un repas et la prière), S. nous dira que ce qui la frappe le plus, c’est manifestement le fait qu’elle soit mère elle-même d’un enfant non désiré et d’avoir vécu dans une famille religieuse. Elle raconte avoir caché sa grossesse à ses parents et semble ne pas prendre en compte les modifications psychiques qui ont pu avoir lieu avec sa maternité. N’ayant pas eu de projets par rapport à l’enfant, elle ne trouve rien à redire à ses parents quand ils considèrent leur petit-fils comme un enfant de la route. «C’est comme ça, dans la famille (…) mon enfant est exposé parce qu’il n’a pas de papa, c’est mal vu d’avoir un enfant en dehors du mariage chez nous» (ibidem, p. 252). Depuis, elle apparaît comme recluse dans le cercle familial, avançant en solitaire dans une situation de honte avec son père, plutôt replié, renfermé, sa mère, débordée par les tâches domestiques de la tribu.
À cette présentation, certains membres du groupe vont réagir en évoquant le fait que, dans la coutume kanak, la naissance, quel que soit le cas de figure, est au contraire sacrée. Une participante raconte qu’avant l’influence de la religion catholique, il existait, au sein des tribus, «des rituels liés au respect du ventre de la mère comme le massage ou encore le déploiement du taro, symbole féminin comme aliment pour favoriser la protection du fœtus. Elle évoquera que tout ce qui entoure la “gestation”, et surtout la naissance, était censé relever d’un secret dont les femmes, et notamment les mères, les tantes maternelles et les grands-mères, avaient la charge exclusive, et qu’elles se transmettaient de génération en génération» (ibidem, p. 253). D’autres représentations de la maternité fusent dans le groupe, laissant entendre que le Kanak, dans ses origines, percevait davantage la stérilité comme un malheur ou une punition par rapport à une faute collective. D’autres s’interrogent sur la place réservée au nouveau-né quand il y a, comme dans ce cas de figure, confrontation entre ces représentations d’une naissance comme sacrée dans la culture kanak et celles de la religion considérant la naissance hors mariage comme illégitime. Cette opposition dans les métacadres ou les valeurs risque d’induire des formes de paradoxalité et des contraintes de dépendance, rendant la jeune mère vulnérable et soumise à des modes d’alliance pervertis. Beaucoup de jeunes mères, comme S., se sont enfermées dans un pacte de silence.
«S. écoute tous les récits avec un vif intérêt. Elle semble très mal connaître la considération de la coutume qu’elle entend pour la première fois sur son statut de fille mère célibataire. À la fin de la séance, elle nous dit qu’elle est fière de savoir qu’elle a manifestement une place au sein de la famille en évoquant l’enfant comme un gage de richesse d’avenir» (ibidem, p. 255). Elle s’est retrouvée assignée à une place de jeune maman ayant donné la vie à un enfant “porte-la-honte” (Benghozi, 2010). Progressivement, le travail des résonances interfantasmatiques avec les autres participantes du groupe va lui permettre d’élaborer les parts d’ombre en héritage et, spécifiquement, la place faite à elle-même et à l’enfant dans cette assignation traumatique. Le fait que les autres participantes rappellent l’importance de la place de l’enfant dans la communauté kanak, un gage d’avenir, a permis à S. de renouer avec l’histoire des origines: son enfant, sa filiation, ce qui fera place progressivement à des paroles sur l’histoire de ses liens avec sa famille et dans la tribu.
D’autres configurations peuvent aussi exister, mettant en opposition les jeunes mères et les valeurs culturelles kanak, comme dans l’exemple de A qui n’avait pas donné de prénom kanak à son enfant, celui-ci étant un indice parmi d’autres que les jeunes mamans entendent bien le réseau des alliances qui l’unit à sa famille et à son clan.
A est une jeune mère kanak célibataire de 23 ans qui n’a jamais connu son père, mort de maladie peu de temps avant sa naissance. Elle a toujours habité avec ses frères et sœurs sur la terre de sa famille paternelle et elle nous signifie qu’elle a eu une enfance heureuse et joyeuse dans sa tribu qui l’a vu naître et grandir mais, par contre, une adolescence difficile confrontée à l’interruption de sa scolarité et l’arrivée d’un enfant. Comme S., elle s’est retrouvée subitement à faire face à la culpabilité, à la honte, les autres, de plus, la méprisant. Le travail groupal avec A. s’est surtout déroulé lors de la cinquième séance, avec la consigne suivante donnée aux participantes: choisissez une ou deux photos qui vous parlent par rapport à la signification de votre prénom et que vous présenterez au groupe.
A. a choisi deux photos, celle d’un jeune homme étendant une monnaie kanak et une autre avec un groupe d’enfants assis regardant une coutume d’ignames et de poissons posés à terre.
Après avoir parlé au groupe de son prénom kanak, elle nous a présenté le jeune homme sur la photo comme susceptible de lui rappeler son fils qui, lui, ne porte pas de prénom kanak.
Si elle ne relie pas directement ce manque de filiation symbolique dans les liens à son clan, nous disant qu’elle n’a pas d’inquiétude particulière pour trouver un prénom kanak même encore aujourd’hui à son fils, elle a évoqué beaucoup de questions sur la situation précaire de son fils.
Il est décrit comme un enfant turbulent et elle redoute qu’il ne lui arrive que des malheurs. À la tribu, il est perçu comme un “enfant de la route”, autrement dit qui ne serait pas “enraciné” quelque part sur une terre nourricière, une image importante dans le monde kanak.
À propos de la monnaie kanak, elle évoque la façon dont elle a pu se retrouver soumise à une adoption coutumière de son bébé in utero dans une forme d’arrangement familial entre sa mère et sa tante paternelle. Suite à ces discussions, sa tante a alors fait un geste coutumier : proposer une monnaie kanak pour lui demander de prendre son enfant en adoption, ce qu’elle a accepté comme une sorte de compromis avec sa famille pour se soulager de ce qu’elle ne pouvait envisager alors comme une faute. Perdue pour assumer seule sa maternité et le statut de mère célibataire, elle voyait dans cette coutume une façon de sortir de ce qu’elle pouvait considérer comme une impasse. Cependant, dans une sorte de vécu paradoxal, A. a ressenti cette annonce de donation coutumière comme une violence extrême faite à ses désirs. “(…) Je souhaitais garder mon enfant, la chair de ma chair”, nous a-telle dit. Elle se rangera tout de même du côté de sa mère pour fuir la tempête familiale. Car, comme elle nous explique: “(…) c’est pour faire taire les bouches qui parlent mauvais de moi, et mon enfant aura une place dans la famille (…)”. Visiblement, «la survenue de cette donation coutumière allait soulager les difficultés familiales du fait qu’elle produisait une place sociale à l’enfant né sans papa» (ibidem, p. 300).
Cependant, son histoire de donation coutumière ne s’arrêtera pas là. Lorsqu’elle a accouché, c’est le couple adoptant qui va rompre l’engagement de la donation coutumière, laissant A. perturbée et isolée dans sa détresse. Elle raconte ne pas avoir eu le courage de se révolter, d’arranger les choses, pour ne pas réveiller des conflits ou dénoncer des alliances. Elle a le sentiment d’avoir trahi sa mère en devenant “jeune mère célibataire”, elle a gardé le silence. «(…) Il ne faut rien secouer chez nous, surtout ce que les vieux ont fait (…) nous a-t-elle dit. Elle raconte éprouver une peur trop terrifiante de sa mère pour contester ses décisions. Elle la dépeint comme une femme autoritaire, tyrannique et agressive» (ibidem, p. 301).
À propos de l’autre photo (un groupe d’enfants assis regardant une coutume d’ignames et de poissons posés à terre), elle a pu évoquer davantage des liens entre l’insécurité et la violence de son fils avec ce problème identitaire, le fait de ne pas être reconnu par un prénom dans son clan comme elle-même et ses frère et sœurs. Elle se dit soulagée de voir, sur cette photo, «tous ces enfants assis ensemble, bien éduqués, ils font des choses bien et ils sont destinés à vivre heureux, parce qu’ils font la coutume, ils apprennent des choses importantes pour faire leur chemin d’homme, (…) je ne suis jamais arrivée jusque-là à comprendre les comportements violents de mon fils, ce qui lui arrive, il est habité par quelque chose de plus fort que lui qui l’empêche de bien être sage à la maison (…)» (ibidem, p. 301). À défaut d’être inscrit dans sa langue dans une filiation symbolique, de bénéficier d’un étayage culturel efficient pour lui donner une place dans le groupe, son fils ne peut se comporter que de manière étrange, ce qui la laisse elle-même désemparée. Là encore, dans le monde calédonien, le nom de famille est apparu avec l’administration coloniale, mais seul le prénom kanak qui a fait l’objet de gestes coutumiers inscrit l’enfant dans une généalogie groupale et communautaire.
Les autres participantes vont beaucoup prendre la parole dans cette séance, communiquant en résonance le poids symbolique du prénom kanak. Pour l’une d’entre elles, le prénom est souvent un prêt vu comme un rituel pour reconstituer des “chemins d’alliance” entre tribus, clans, ou familles. Celle qui porte le prénom devient alors une sorte de médiatrice afin d’ouvrir de nouveaux échanges, d’organiser de nouveaux pactes susceptibles de donner lieu à des mariages, des donations coutumières. Se rattachant d’abord à des chemins physiques, géographiques, le rituel du prénom est devenu davantage l’occasion de tisser des liens ou des alliances renouvelées. Dans d’autres cas, le prénom est plus porteur de liens de filiation, soit avec des objets de transmission (secrets, conflits, parcours), soit avec une figure d’un ancêtre qu’il s’agira de faire revivre. La force du prénom va alors dépendre des projections négatives ou positives. Une participante vient dire: «(…) mon prénom kanak signifie la rivière qui coule, et de cette position, les gens de ma famille font appel à moi pour recevoir une parole rassurante, j’ai l’impression que je leur fais beaucoup de bien (…) je les nourris de mes paroles comme la rivière avec son eau qui fait du bien aux gens, j’ai un don et une force qui est liée à mon prénom kanak (…)» (ibidem, p. 302). Nous pouvons penser le prêt du prénom kanak dans la référence à Pichon-Rivière (1969) qui envisage le prénom comme un processus de “porte-voix”, émergeant d’une double dimension, verticale (individuelle) et horizontale (groupale). Le rituel du prêt du prénom par un groupe ferait alors l’objet d’une forme de compromis autorisant une sorte d’expérience émotionnelle correctrice face aux craintes groupales de perte ou d’attaque lorsqu’une communauté est confrontée à la nouveauté.
À l’inverse, lorsqu’il n’existe pas de prénom dans la langue, certaines participantes vont évoquer la place des conflits: conflits familiaux face au poids de la généalogie, des figures d’ancêtres, conflits entre clans sur les mariages, conflits liés à des incorporats traumatiques paradoxaux entre la transmission venant de la culture kanak et celle venant de la religion.
Un enfant sans prénom en langue kanak, est un enfant qui est susceptible de ne pas recevoir d’initiation groupale à rentrer dans le monde des vivants, d’où l’interrogation de ceux ou celles qui n’ont pas reçu de prénom, celle d’être resté comme dans un autre monde, celui des invisibles chez les Kanaks, autrement dit le monde narcissique.
Ces échanges vont avoir, pour A, la force créatrice des résonances interfantasmatiques, la ramenant progressivement dans le jeu des alliances mais aussi dans une associativité lui permettant de lier l’absence du prénom de son fils à ses problèmes de comportement à l’école. Prise entre deux objets de transmission paradoxaux, celui d’être agréable à Dieu et à la plupart des membres de sa famille et celui de retrouver les fils de sa culture d’origine, elle prendra alors conscience de sa soumission à une forme de clivage. Quelques mois plus tard, dans une autre séance de groupe, A fait remarquer que les démarches pour trouver un prénom kanak pour son fils ont été bénéfiques pour eux deux. De plus, en remettant en circuit les rituels du prêt du prénom kanak, elle a entendu, pour la première fois, des souffrances passées quant à l’implication de sa famille dans les affaires religieuses, celle-ci se sentant en conflit avec la tradition.
Comme avec l’expérience des génocides, lorsqu’un descendant ne peut faire retour vers ses origines, il peut s’enfermer dans un processus mélancolique, faute de pouvoir s’approprier ses racines et de pouvoir vivre la créativité du transitionnel, cet espace Moi/non-Moi qui est à l’origine des processus d’identification entre une mère et une adolescente mais aussi des espaces collectifs en tribu suscités par les jeunes pour recréer des chemins d’alliance avec la famille, le clan (Drieu, 2010). L’exil de la terre nourricière avec l’expérience du cantonnement et les violences de la colonisation et de la décolonisation ont créé un chemin de non-retour vers les origines pour ces jeunes mères adolescentes kanak. Le dispositif de groupe avec Photolangage a permis que se renouent les fils d’une associativité groupale portant à la fois sur leur place dans les liens de filiation et dans leurs rapports à des incorporats traumatiques et culturels, fruits d’assignations toxiques relevant de la grande histoire de la colonisation.
Il y a nécessité alors de reconnaître ce besoin d’aller vers ces sujets dans leurs conditions d’existence et d’initier dans des formes de co-construction des dispositifs de groupe ouvert aux résonances plurisubjectives. Quels que soient les espaces dans lesquels nous intervenons, il sera nécessaire de travailler sur les conditions de ce qui fonde l’accueil, la figurabilité et la symbolisation des effets délétères de ces violences traumatiques. Dans la situation particulière de dispositif groupal en tribu, ce travail s’est trouvé formalisé par un lien fort avec les pratiques culturelles: accordage avec les chefs de tribus, les coutumes, les espaces de rencontres, recours aux objets culturels à travers la transformation des groupes de photos. Cette co-construction s’est trouvée aussi initiée dans les résonances entre les intervenants sollicités dans leurs différences culturelles, de pratiques à la fois avant la mise en place du dispositif, puis pendant et dans les inter-groupes. À la condition d’être soutenue par une écoute plurisubjective, cette polyphonie chez les intervenants a permis d’étayer également les paroles des jeunes mamans, le groupe, l’institution tribale régulant la portée symbolisante des interventions. Autrement dit, ce groupe s’est constitué ainsi dans un étayage multiple du travail de symbolisation à plusieurs niveaux d’intervention et dans plusieurs espaces psychiques intra- inter- et trans-subjectif.
Ce contexte de remaillage des liens en tribu est bien sûr spécifique à l’histoire de ces familles, de ces communautés en Nouvelle-Calédonie, aux problématiques liées à la grande histoire des départements ou territoires d’Outre-mer, marquées successivement par la colonisation, les missions protestantes et catholiques, ainsi qu’au siècle dernier, la décolonisation et ses effets d’anomie culturelle et de paradoxalité dans la fondation des liens étant encore à vif. Cependant, certaines sources de violences trans-subjectives subies par ces jeunes mères se trouvent présentes à vif ou à bas bruit dans le public que nous rencontrons dans nos consultations. Nous pensons, par exemple, aux jeunes adultes, anciens enfants placés, aux familles qui ont dû affronter la précarité sociale et psychique, le déracinement, des migrations, des séparations dans des ruptures sans retour.
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[1] Dans la tradition kanak, la donation coutumière n’est pas une simple adoption et peut être motivée par des enjeux stratégiques de liens et d’alliances entre clans afin d’entretenir des dynamiques sociales de solidarité.